Philosophie

IDEOLOGIES ET ESPACES DES ECHANGES

Ethiopiques n° 64-65 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2e semestres 2000

Idéologies et espaces des échanges [1]

Les quelques réflexions proposées dans cette étude partent d’un postulat : il y a primauté absolue de l’espèce et de ses représentations sur toutes les autres données et représentations du réel. Ce caractère absolu conduit l’Homme non seulement à organiser l’espace physique, mais aussi à juxtaposer à celui-ci des espaces socialisés, culturalisés, qui constituent en définitive l’ensemble de ses stratégies de communication [2]. Car communiquer est une fonction vitale et un verbe qui se conjugue à toutes les personnes et à tous les temps.

Michel Serres a écrit : « Communiquer c’est voyager, traduire, échanger : passer au site de l’Autre, assumer sa parole comme version moins subversive que transverse, faire commerce réciproque d’objets gagés… Voici Hermès Dieu des chemins et des carrefours, des messages et des marchands ». [3]

Cette définition est parfaitement adéquate au thème de ce séminaire de la même manière qu’elle est appropriée à une réflexion sur les rapports existant entre les idéologies préislamique et islamique avec l’organisation de l’espace et des échanges en Afrique Occidentale.

Il se trouve en effet qu’en Afrique occidentale, ces idéologies ont eu une part non négligeable dans les stratégies de communication au triple sens indiqué ci-dessus par la citation.

L’hypothèse à contrôler ici est que sont respectivement isomorphes : d’une part valeur foncière des espaces traditionnels « finis », « fermés » et idéologies préislamiques ; et d’autre part valeur marchande née des échanges à longue distance (espace ouvert, indéterminé) et idéologie islamique.

Successivement : nous identifierons d’abord ces espaces, nous décrirons ensuite à grands traits l’isomorphie espace/idéologie dans les deux cas indiqués plus haut, et nous nous interrogerons pour finir sur la spécificité de ces superstructures idéologiques par rapport à l’économie dans des formations sociales données.

Toutefois cette étude sera volontairement très générale dans ses analyses, notre souci étant moins de faire œuvre d’historien que de décrire des mécanismes généraux.

I – IDENTIFICATION DES ESPACES PRIMITIVEMENT HÉTÉROGÈNES ET DÉCONNECTÉS

Pour ce qui est de l’Afrique de l’Ouest et au Sud du Sahara, il ne fait de doute pour personne qu’une grande part de l’histoire de cette région du continent est d’abord due à un déterminisme physique et géographique où quatre types d’espace sont distribués : le Sahel, la Savane, la forêt (avec une zone préforestière de très grande importance) et la côte Atlantique (pour son ouverture à l’Europe en particulier) .

– Leurs spécificités géoclimatiques expliquent dans une large mesure la nature de la division internationale du travail en matière d’échange entre le XIe et le XIXe siècle.

– Tout le monde sait en gros que ce système consistait à transporter le sel gemme du Sahara (ou le sel marin de la Côte occidentale) vers la savane et la forêt et à prendre la cola produite dans la zone forestière pour la porter vers la savane et le Sahel, à mettre sur le marché les esclaves et la poudre d’or près des côtes occidentales (ou sur les rivages du Sahara) pour obtenir en échange des objets manufacturés, des armes, des biens de prestige (comme les tissus), toutes choses dont les aristocraties installées dans des pouvoirs locaux à l’intérieur de cette vaste zone faisaient une consommation de plus en plus grande.

– A ce propos, il est remarquable que les principaux réseaux qui se sont succédés dans le temps, se soient toujours adaptés à ces distributions et configurations spatiales, qu’il s’agisse des réseaux européens du 16e siècle, des réseaux arabes transahariens du Moyen-Age ou des réseaux Jula de la période précoloniale et coloniale.

Ce trait fondamental de comportement renforce l’idée que l’espace agit sur les conduites des hommes et des groupes, qu’il contribue à « forger » leur conscience et les représentations qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres.

II- IDÉOLOGIES PRÉlSIAMIQUE ET ISLAMIQUE

En considérant dans le cadre de cette étude, les religions dans leur nature d’idéologie, nous voulons nous intéresser non pas aux raisons métaphysiques des croyances qui leur correspondent, mais à leur fonction sociale spécifique d’instrument au service d’intérêts de groupes. Ces idéologies fonctionnent alors comme des lois de « reconnaissance » entre membres d’un même groupe ayant les mêmes intérêts.

Dans le domaine qui nous occupe, il n’y a pas de correspondance terme à terme entre, d’une part, les espaces identifiés plus haut (Sahel, Savane, Forêt, Côte) et telle ou telle idéologie religieuse. En fait, chacun de ces espaces a été, à des degrés divers, traversé par des idéologies religieuses préislamiques et islamiques, la forêt seule méritant sans doute de faire l’objet d’une plus grande prudence dans une telle analyse.

Il y a toutefois quelques lignes de forces qu’il est possible de brosser à grands traits : constater et admettre :

– L’antériorité d’idéologies religieuses préislamiques à nombreuses variantes que nous appellerons « religions de terroir » ;

– La coexistence déjà ancienne (XIe siècle) des idéologies préislamiques et islamiques (le préislamique est plus le fait d’une tendance, d’une attitude que celui d’une périodisation qui distinguerait sur le mode temporel, l’avant et l’après) ;

– le caractère superficiel de l’islam politique des Etats précoloniaux, (celui des pouvoirs centraux) ;

– Le caractère minoritaire des tenants de l’idéologie islamique (avant l’émergence des empires théocratiques du XIXe siècle) ;

– La prééminence des tenants de l’idéologie islamique en matière de communication entendue au triple sens indiqué par la définition de Michel Serres. _ Il faut après cela préciser et souligner que s’il n’y a pas correspondance terme à terme entre tel de ces espaces (Sahel, Savane, Forêt, Côte) et telle de ces idéologies, par contre il y a isomorphie entre la nature de l’idéologie et la possibilité ou non de connecter des espaces initialement hétérogènes, complémentaires, etc…

Ce qui revient à dire que nous devons parvenir à la conclusion selon laquelle la conscience spatiale est coexistensive à la conscience idéologique pour ce qui est de l’organisation des échanges dans l’Afrique de l’Ouest entre le XIe et le XIXe siècles.

Vérifions sommairement cette isomorphie.

 

III – ISOMORPHIE ENTRE CONSCIENCE IDÉOLOGIQUE ET ORGANISATION DE L’ESPACE ET DES ÉCHANGES

  1. A) Idéologies préislamiques et communication

Encore une fois la communication est entendue au triple sens de « voyager’, « traduire », « échanger ».

– L’espace dominé par les idéologies préislamiques est d’abord constitué par la Terre à la fois comme élément cosmique et comme valeur foncière et qui fait à ce double titre l’objet de cultes. Ici l’appropriation de la terre ou son usage passent par des justifications d’ordre religieux.

– En conséquence, la notion de Terroir prend dans ce contexte un relief particulier en tant que marque d’une délimitation spatiale hétérogène à d’autres, possédant ses divinités propres et fonctionnant comme un « monde » qui se suffit plus ou moins à lui-même.

Remarque : une abondante littérature ethnographique atteste de l’existence d’une conception de l’universel qui s’arrête aux limites du terroir, ce qui constitue un trait de comportement humain qui se rencontre dans toutes les civilisations à un moment donné de leur histoire.

C’est l’application à une échelle plus vaste de la règle qui préside au niveau local à la distinction entre le connu et l’inconnu, la brousse et la cité ou le village, le même et l’Autre, etc… D’où l’importance et le rôle des interdits (religieux en particulier).

– L’importance des marchés locaux atteste de l’existence d’un rapport assez net entre représentation de l’espace et organisation des échanges. De nombreux auteurs (Cf. : Person par exemple) ont souligné le fait que pour toute une partie de l’Afrique Noire, en particulier en zone forestière, le phénomène du marché était inconnu avant l’ère coloniale. Par contre, là où il a existé, intégré au système traditionnel, il s’accompagne de quelques facteurs remarquables :

– Le marché local est le reflet de l’économie de subsistance, c’est-à-dire celle d’un « monde » plus ou moins fermé sur lui-même et qui se contente en gros de redistribuer ce qui est localement produit.

– Un autre facteur important est constitué par le caractère religieux du marché : son emplacement, l’aire qui le délimite d’une part, le fait, d’autre part, qu’il soit placé sous l’autorité d’un personnage traditionnel (désigné par le maître de la terre dans beaucoup de cas) lequel en plus du travail de contrôle du « mouvement des prix », a la responsabilité d’un culte destiné aux esprits du marché, culte qui serait sans doute superflu, si la mythologie n’établissait un rapport de nécessaire harmonie entre ce point de l’espace contrôlé, avec d’autres espaces placés sous la même autorité à la fois temporelle et spirituelle.

Remarque : l’institution et le développement du commerce à longue distance n’affecteront pas d’ailleurs de manière notable la nature des marchés locaux. D’une manière générale ces marchés reçoivent à une faible échelle des produits qui sont davantage des biens de consommation acquis sur la base du troc. Par contre, les grandes transactions qui mettent en mouvement de grandes quantités de marchandises sur les nombreux et complexes circuits d’échange ont leur théâtre ailleurs que sur ces marchés locaux ; ce qui renforce l’idée d’un certain conservatisme dont ils ne se départissent pas et avec eux l’environnement social qui les a créés.

– La nature du pouvoir local traditionnel constitue également un trait significatif de l’isomorphie entre conscience spatiale et conscience religieuse.

Il est remarquable que même avec l’émergence de nouvelles idéologies religieuses, le pouvoir traditionnel se soit presque toujours maintenu et en rapport étroit avec la religion du terroir. Il est en effet bien connu que la fonction politique des souverains trouvait sa justification la plus tenace dans le fait qu’ils étaient aussi responsables des cultes, de la fécondité de la terre et par conséquent de l’équilibre cosmique aux limites du terroir dont ils ont la charge.

Comme on le voit, en appréhendant le problème des échanges en Afrique de l’Ouest, sous l’angle des rapports entre conscience spatiale et conscience idéologique, il apparaît que les idéologies préislamiques qui ont présidé à l’organisation d’une partie de tels échanges, offrent de l’Afrique du Sahel à la forêt et à la côte atlantique, l’image d’un ensemble d’espaces bornés, hétérogènes, contrôlés par des pouvoirs locaux traditionnels qui trouvent leur justification dans autant d’idéologies religieuses locales, exclusives les unes des autres et inopérantes en dehors du champ des mythologies qui les ont créées

  1. B) Idéologie islamique et communication

Il n’est pas inutile de répéter que « communication » s’entend ici au triple sens de « voyager’, « traduire », « échanger » et que ce que nous tentons de vérifier c’est la question de l’isomorphie entre conscience spatiale et conscience idéologique.

Dans le Tome 1 de son Samori, Yves Person écrit : « L’association étroite du commerce à longue distance et de l’Islam est caractéristique du monde des savanes qui s’oppose ainsi une fois de plus aux pays du Golfe de Guinée ».

En d’autres termes, avec le même décor, les mêmes espaces physiques, les mêmes populations, surgissent et se constituent une nouvelle perception de l’espace et une nouvelle conception des idées qui doivent régler des rapports avec cet espace.

Avec les échanges à longue distance dont la très grande ancienneté est attestée, ce qui apparaît aux agents de tels échanges, c’est l’existence ou la possibilité de créer un espace ouvert et relativement homogène bien qu’ayant à connecter des espaces écologiquement différents et possédant des « objets gagés » complémentaires (le sel gemme en zone aride, le sel marin de la Côte, la cola en zone sylvestre et dans les pays de la savane).

Il faut ajouter qu’une telle perception de l’espace, et l’organisation qu’elle implique ont besoin d’un adjuvant essentiel au plan de la motivation et de l’efficacité : l’éclosion d’une nouvelle conscience idéologique.

Considérons quelques aspects prépondérants de cette isomorphie entre espace des échanges à longue distance et idéologie islamique :

– Un des traits les plus caractéristiques est justement constitué par la liaison étroite entre urbanisation et islamisation. A des époques différentes, la capitale du Ghana, puis d’autres cités historiques : Tombouctou, Djénné, Kankan, etc…, sont connues pour être à la fois des carrefours importants dans les échanges à longue distance, et de grands foyers culturels islamiques. L’urbanisation est déjà sous toutes les latitudes un facteur de refonte des habitudes et de conversion des mentalités par rapport à certaines traditions culturelles. Lorsque par-dessus le marché cette urbanisation est due en grande partie à l’installation de pouvoirs convertis à une nouvelle idéologie religieuse, et qu’au surplus celle-ci s’impose comme un élément dynamique pour l’apport de biens de consommation et l’accroissement du prestige des hommes « capitaux », il ne fait pas de doute qu’une telle conjonction de facteurs produit nécessairement un nouveau type de conscience, du moins chez ceux qui en « tirent les ficelles ».

– Le balisage de l’espace de parcours des échanges à longue distance s’est révélé être dans ce contexte une technique et un moyen efficace pour asseoir ce système d’échange et pour créer réellement un nouvel espace et de nouveaux rapports avec des espaces antérieurement hétérogènes.

Baliser un espace suppose qu’on veuille l’orienter d’abord, le maîtriser ensuite et surtout. C’est ce qui explique l’existence de ces étapes ou relais nombreux et précis sur des routes commerciales dont l’orientation est en rapport étroit avec les objets à échanger, leur lieu de production et leur destination finale ; à telle enseigne que même l’irruption du commerce atlantique et la suprématie de l’économie européenne laissent en gros intacte l’orientation de ces routes commerciales pour des raisons évidentes de stratégie.

Les conséquences d’une telle domination de l’espace global des échanges à longue distance sont nombreuses et importantes. Créations de fonctions et de statuts nouveaux : ceux du colporteur et du diatigué (hôte et intermédiaire local) en particulier, personnages-clé sans lesquels le système n’est pas viable, transformations sociales de villages en centres d’échanges, où entre autres des relations matrimoniales inimaginables à des périodes antérieures et dans d’autres conditions deviennent possibles.

La constitution d’une chaîne d’informateurs de centre en centre, sur le cours des prix des marchandises, à l’approche des caravanes, maillon fondamental pour un système dont le principe consiste à acheter à bas prix pour revendre plus cher, etc…

Tout cela constitue une sorte de « milieu », de champ qui vient se superposer à un espace physique et à un espace social traditionnels demeurés les mêmes.

– Les manifestations de la nouvelle conscience idéologique liée à la maîtrise d’un tel réseau d’échange sont également nombreuses et importantes.

– En plus d’une nouvelle perception et conscience spatiales (en particulier un moindre attachement à un terroir, le négociant vit, s’adapte et s’épanouit là où le mènent ses affaires et là où celles-ci sont florissantes), l’existence de ce nouvel espace des échanges a une conséquence notable sur l’organisation d’un grand nombre de marchés locaux : par exemple l’introduction de la semaine de 7 jours (Islam) a comme conséquence le fait que le vendredi, jour particulier de prières des musulmans soit aussi le jour où certains marchés n’ouvrent pas, etc…

– La manifestation la plus significative est certainement le fait de la constitution d’un groupe minoritaire dans un environnement dont la majorité est restée attachée à l’idéologie préislamique, groupe minoritaire qui a cependant une claire conscience de sa position : porteur d’une idéologie à laquelle ils sont convertis (en l’occurrence l’Islam), les membres de ce groupe ne tardent pas à s’apercevoir que leur nouvelle idéologie est un facteur nécessaire à la constitution et au maintien du nouvel espace des échanges dont ils sont assurés du contrôle ; qu’en outre, la conjonction du facteur idéologique et du facteur économique est une garantie de leur hégémonie en tant que groupe.

Aussi les Kooroko à Bamako, les Soninké du Gajaaga ainsi que les Jahaanké en Sénégambie pour ne citer que quelques exemples, tous représentés par certains auteurs sous le nom générique de Julaa, voient-ils en l’idéologie que constitue l’Islam, ce que nous appelions plus haut leur « loi de reconnaissance » en tant que membres d’un groupe ayant les mêmes intérêts par rapport à d’autres groupes.

Nous sommes donc fondés à dire qu’il y a congruence entre islamisation et commerce à longue distance en ce que le dynamisme de la communication entendue au triple sens indiqué au début de cette étude (voyage, traduction, échange) trouve son explication dans la conjonction entre la constitution d’un nouvel espace qui transcende relativement les particularismes locaux et l’émergence d’une conscience idéologique qui est le moyen de ne plus faire des idéologies religieuses des terroirs des obstacles à un autre type d’échange.

Il y a dans la loi, dans la théologie et dans le droit musulman un nouveau type d’universalité qui transforme tous les négociants en partenaires égaux ou équivalents et les différents points de ce nouvel espace d’échange, en espaces homogènes et interchangeables même si à la base du besoin de les connecter se trouve le fait qu’ils produisent des objets complémentaires, ou plutôt à cause de cela.

CONCLUSION

Plus que sur l’isomorphie entre conscience idéologique et organisation de l’espace des échanges dont il a été question tout au long de cette étude, et en des termes volontairement généraux, c’est sur la nature de la coexistence entre deux modèles, deux patrons idéologiques que je voudrais insister dans cette conclusion.

Pour aller vite disons que ce qui s’est trouvé être en jeu entre le XIe et le XIXe siècle dans la partie de l’Afrique que nous avons considérée, c’est à un moment donné une situation de rapports de force entre deux types d’universalisme : celui porté par les idéologies préislamiques avec son champ borné d’échanges de reconnaissance ; celui porté par l’idéologie islamique avec sa nouvelle conscience spatiale qui est en même temps une nouvelle conscience sociale. La coexistence, pacifique ou conflictuelle, de ces deux modèles d’universalité a fait naître une situation dont les contradictions n’ont pu trouver en leur propre sein de solution de dépassement et cela pourrait expliquer au moins en partie le devenir de l’Afrique au moment de sa conquête et après.

Fixons quelques idées de cette hypothèse qui, il faut le préciser tout de suite, ne saurait à elle seule épuiser la question tant les facteurs, les instances, la nature des formations sociales en présence sont imbriqués et complexes. Mais c’est précisément en rapport avec le thème de ce séminaire et pour mettre en lumière l’aspect particulier sous lequel cette étude l’a abordé qu’il semble indispensable de mettre en relief quelques-uns des éléments nécessaires à la compréhension de l’hypothèse avancée.

Il y a d’abord le fait partout remarqué même quand au cours du XIXe siècle des Etats théocratiques pratiquant la Jihaad se constituent, qu’un réel partage des pouvoirs temporels et spirituels s’instaure entre les tenants de l’Islam et son pendant économique d’une part, les tenants des religions et pouvoirs ancestraux et leurs privilèges traditionnels d’autre part. Ici ou là, ce partage peut se révéler inégal dans des conditions et des proportions variables sans jamais remettre non plus en question les termes exacts de la double isomorphie établie plus haut.

S’ajoute à cela le fait que, partout minoritaires, surtout dans la période de consolidation de leur avènement en tant que groupe et même dans celles où ils conduisent avec succès des révolutions, les tenants de l’idéologie islamique, plus soucieux d’efficacité économique que de théologie, entretiennent avec cette nouvelle religion des rapports superficiels qui les empêchent de l’affiner de de l’affûter comme un véritable instrument idéo-moteur au service d’un ordre ou d’une classe.

L’extrême plasticité dont cette idéologie semblait être capable, en ne se référant presque jamais à aucune orthodoxie religieuse orientale, ce qui lui permettait en revanche d’être disposée à réaliser d’heureux syncrétismes avec les religions des terroirs, cette extrême plasticité donc manquera presque toujours du ferment idéologique dont une force de changement a le plus besoin : être une instance suffisamment consciente d’elle-même au point de prendre en charge et d’organiser toutes les autres instances de la réalité sociale.

Il est par conséquent probable, à côté de tous les autres facteurs qui peuvent entrer en ligne de compte, que si la conquête de l’Afrique a été aussi massivement possible, c’est qu’à l’opposé de la situation que nous venons de décrire, l’idéologie conquérante européenne était autrement plus conséquente. Elle bénéficiait non seulement d’une nouvelle conscience spatiale de l’Occident, mais aussi de la suprématie et de la convergence de tous les moyens au service du capitalisme à son stade de domination du monde.

Une telle idéologie dotée d’un « back-ground » culturel, scientifique, technologique, politique, n’a pas trouvé en face d’elle au moment de la conquête un répondant à sa hauteur : aussi le choc se conclut-il à son avantage.

C’est dire par conséquent que si selon toute probabilité chacune de ces idéologies était subordonnée à des intérêts économiques correspondant à ce qu’elles avaient à défendre respectivement, le cas précis de cette sorte de « dyarchie spécifique » qu’est la coexistence en Afrique de l’Ouest du XIe au XIXe siècle de deux modèles idéologiques « faibles » est une occasion de réfléchir sur un aspect spécifique de l’idéologie : il s’agit de deux modèles idéologiques faibles parce que partageant et organisant des espaces différents avec des objectifs différents, elles finissent par se neutraliser mutuellement, aucune d’entre elles n’étant capable de mobiliser de façon décisive le tissu social en vue de changements décisifs.

Les idéologies préislamiques trouvent leur grande faiblesse dans leur articulation à une économie de subsistance et à un certain degré de conservatisme que même l’injection à doses variables de biens de prestige apportés par le commerce à longue distance consommés par les aristocraties et quelques privilégiés, ne parviennent pas à ébranler réellement. L’idéologie islamique entée sur un système économique d’échanges à longue distance qui n’est pas à proprement parler un mode de production au sens que la théorie marxiste confère à ce concept, souffre de ne pouvoir soumettre à une même logique et une même dynamique toutes les instances de la formation sociale contemporaine.

C’est pour toutes ces raisons qu’une réflexion poussée sur la relative « spécificité » des idéologies religieuses dans le contexte des formations sociales qui les contiennent demeure une tâche encore à mener et il nous semble que l’étude des idéologies préislamiques et islamiques en rapport avec l’organisation de l’espace et des échanges en constitue un des révélateurs possibles.

[1] Article publié dans la revue sénégalaise de philosophie n° 4. Juillet-Décembre 1984.

[2] Séminaire organisé par le département d’Histoire en Juin 1984 sur le thème : organisation et espace des échanges en AO. au XIe siècle.

[3] La communication, Hermès I, Ed. Minuit. Paris 1969, p. 10.

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