Littérature

SENGHOR, L’ÉTAT, LA PENSEE ET LA POESIE Une stratégie de « dé-classement » dans le champ littéraire

Ethiopiques n°88.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2012.

Espaces publics africains, crises et mutations

SENGHOR, L’ÉTAT, LA PENSEE ET LA POESIE Une stratégie de « dé-classement » dans le champ littéraire

Proposer une « autre » manière d’analyser et de comprendre le texte senghorien, puis le rôle et la place de son auteur dans l’espace littéraire africain, revient à re-définir la littérature africaine, suivant ses contours institutionnels et systémiques. Plus précisément, cela revient à voir comment à travers un usage subrepticement stratégique de l’intertextualité, de l’interdisciplinarité, de l’interdiscursivité et de l’interculturalité « le poète-président-penseur » est parvenu non seulement à faire entrer l’Afrique et sa littérature dans la vaste mythologie internationale de « la civilisation de l’universel » et, par le fait même, à se positionner, lui-même, comme un classique, in-déclassable de ce qu’il est convenu d’appeler dorénavant « le champ littéraire africain » [2]. Il s’agit donc ici de distinguer les différents textes et /ou les types de discours, voire les entités textuelles et « socio textuelles » qui ont pu conférer son capital à ce classique des littératures africaines.

Quelle lecture peut-on alors conférer au rapport existant, dans l’élaboration du texte senghorien, entre discours politique, pensée épistémologique, pratique intellectuelle et mise en forme poétique ? D’un point de vue sociologique, quel est l’impact de cette réalité interrelationnelle sur une possible délimitation des frontières institutionnelles de la littérature africaine dans son rapport aux champs dominants, et dans sa relation aux domaines socio-symboliques voisins ?

Postulons une adéquation entre l’œuvre dans la singularité de sa textualité et l’appréhension structurale de l’auteur, correspondant à ses dispositions et prises de positions dans l’espace mondial de production, dans les relations qu’il entretient avec d’autres auteurs et leurs textes. Le corpus senghorien sera donc abordé suivant le principe du « tout réel (textuel) est relationnel ». Dès lors, l’écriture du sujet, le sujet de l’écriture, la production du discours, la police de l’institution, l’adhésion à l’œuvre pourront intégrer le paradigme textuel.

Dans le cas senghorien, on parlera de stratégie du/dans le champ littéraire en mettant en situation interrelationnelle les entités littérature/politique, littérature/sciences de l’homme, littérature/pratique intellectuelle.

  1. LES RÈGLES DE L’ART : SENGHOR ET LE CHAMP LITTERAIRE

S’il fallait valider l’idée reçue et bien ancrée selon laquelle « le moi » serait absolument absent des productions culturelles (précisément littéraires) africaines, alors, le caractère « collectif » de l’œuvre senghorienne relèverait plus de la volonté de l’écrivain de faire entrer l’Afrique (tout en se faisant accepter lui-même) dans la police discursive du moment.

Le sens du projet senghorien réside donc essentiellement dans la participation de l’Afrique et des Africains à ce qu’il appelle « la civilisation de l’universel » [3] que l’on peut traduire par le terme valéryen de « marché des biens symboliques » [4]. Ce marché peut-être, tour à tour, « la république mondiale des lettres » [5], dans le cas d’une Afrique « sans écriture » et donc sans pratique littéraire ; « le concert des nations politiques du monde », dans le cas d’une Afrique ayant subi les expériences de l’esclavage, de la colonisation et en lutte pour l’acquisition de son indépendance ; « la communauté intellectuelle » [6], c’est-à-dire l’internationale mythologie de la pensée universelle, dans le cas d’une Afrique à peine « scolarisée » donc dénuée de tout corps de lettrés.

La production senghorienne se situe, manifestement, dans un contexte où plusieurs forces sont en jeu dans les champs politiques, intellectuels et littéraires de l’Afrique et du monde.

Dès lors, sa stratégie va consister à instaurer, d’une part, une intrusion, en sens inversé, de l’Afrique dans la sphère dominante du champ culturel international en reprenant à son compte les catégories produites par ce champ. D’autre part, il en viendra à user d’un « branchement » [7], au sens qu’a proposé Amselle, en créant une indistinction entre la pratique de la littérature et les autres institutions du social. Aussi entretiendra-t-il, avec bonne conscience, une parfaite confusion entre littérature et politique, littérature et pensée philosophique, ethnologique et/ou anthropologique, littérature et pratique intellectuelle, le tout servant en définitive à instaurer une réflexion autour de la littérature africaine comme système et institution, elle-même définissant à la fois le statut de l’écrivain, la langue d’écriture et les conditions de la circulation et de réception de la littérature africaine, voire, en fin de compte, la recevabilité du texte africain.

  1. LITTERATURE ET POLITIQUE

La période la plus propice à cette étroite interférence entre littérature et politique relève d’une part de la présence de l’Afrique dans le champ politique français entre 1940 et 1950 et d’autre part de la présence de la littérature dans le champ politique africain à partir des indépendances de 1960.

Dans le premier cas, ainsi que l’a montré l’histoire sociale de Katharina Städtler [8], le corpus littéraire africain de cette époque a dû se soumettre à des stratégies pour sa reconnaissance et son intégration dans les champs littéraires dominants, suivant la situation politique d’avant, pendant et après la guerre de 1939-1945 dans laquelle étaient aussi engagés des écrivains dont Senghor, Damas, Birago Diop.

Avant la guerre, l’élite coloniale africaine, représentée par des étudiants, prit position en métropole, surtout à Paris, considérée alors comme « une ville littéraire » ou « une capitale littéraire » [9]. Ces étudiants africains et antillais, parmi lesquels figure L. S. Senghor, entreprirent de mettre sur pied une série de revues au contenu littéraire mais à forte connotation politique (extraits de poèmes, essais engagés). Il y avait par exemple Légitime défense (1932), La revue du monde noir (1931-1932), Présence Africaine (1947). Ils militèrent surtout au sein des associations syndicales comme la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) ou, encore, sympathisèrent avec des partis politiques à dominante idéologique anticolonialiste comme le parti communiste français.

Au cours des années de guerre, l’activité littéraire, loin de s’estomper, se poursuivit par d’autres moyens du fait des conditions des productions du moment.

Damas, par exemple, mobilisé à Paris en septembre 1939 dans l’infanterie coloniale, puis démobilisé en août 1940, travailla à radio vichy, ensuite dans la presse comme contrôleur dans la censure ou il rencontra Birago Diop en 1942.

Quant à Senghor, selon le compte rendu de sa « vie militaire » par Chevrier [10], il aurait été fait prisonnier de guerre et aurait vécu « en communautés de souffrances avec des paysans et des ouvriers français traqués par la peur, le froid et le découragement » [11].

En outre, dans son camp de prisonnier le Fronstalag 230 à Poitiers, Senghor, en compagnie des prisonniers africains, tirailleurs venus directement de l’Afrique pour combattre, apprit la tradition orale de leurs pays d’origine et participa aux « veillées de contes ». Ses textes, parus en 1939-1942, portent les traces de cette période carcérale marquée notamment par les relations politiques et littéraires [12] tissées dans les tranchées et les prisons.

Enfin, après la guerre, l’inféodation du champ politique au champ littéraire devint plus visible quand cette génération d’écrivains se retrouva, pour certains, au parlement ou au sénat français à exercer des responsabilités politiques.

Autrement dit, entre 1940-1950, le député sénégalais L.S. Senghor, à l’instar des Antillais Césaire et Damas, du Malgache J. Rabemanajara, et du sénateur Alioune Diop, de par sa double position dans les champs littéraire et politique travailla, d’une part, à la suppression de l’indigénat et de l’assimilation juridique des habitants des colonies, et d’autre part, à une affirmation et une reconnaissance d’un champ littéraire africain, c’est-à-dire l’intégration dans le grand champ de la culture de l’Africain et de la culture africaine.

Dans le second cas, l’on peut noter, comme nous l’avons déjà mentionné, une forte présence de la littérature dans le champ politique, notamment avec la mise en place des nouveaux pouvoirs à partir des indépendances de 1960, par les Africains eux-mêmes. L’on observe donc à cette époque, comme entre 1940 et 1947, que de nombreux écrivains furent élus ou nommés à des postes politiques de premier plan. En Afrique occidentale française, par exemple, L. S. Senghor devint le « poète-président ou le président-poète ». En Côte d’Ivoire, un ministère de la culture fut créé expressément pour Bernard B. Dadié, Ide Oumarou devint, quant à lui, secrétaire général de L’OUA, et Cheikh Hamidou Kane, pour ne citer que ces quelques exemples, entame une carrière diplomatique pour son pays.

Mais la face la plus visible de cette intersection entre littérature et politique concerne la transposition du concept de négritude par Senghor dans le champ politique.

Nous ne reviendrons pas sur l’aspect largement dénoncé par certains intellectuels africains comme Adotovi et Towa [13] portant sur la tentative d’endoctrinement et de contrôle des masses à des fins politiques par l’homme d’État.

Très brièvement, à partir d’un décentrement discursif dont il a le seul secret, il se permettra de définir quelques traits et caractères de la littérature négro-africaine en conformité avec son approche de ce qu’il appelle « le socialisme africain » [14]. Il s’agit ici d’assigner un rôle populaire (au sens gréco-latin populus) pour signifier que, comme tous les arts négro-africains, la littérature africaine s’enracine dans « le peuple » existe pour « le peuple » et sert « le peuple ». Il y a ici une « prolétarisation » à tout prix de la littérature africaine dans le sens d’une idéologie militante marxiste, empruntée à l’école de Francfort.

De même, toujours dans cette perspective, certains thèmes littéraires africains relèveraient plus du « naturel » que du « sociologique » ou de « l’historique ». Il s’agit, par exemple, du thème de l’anticolonialisme pour lequel il affirme : « J’ai découvert, non sans joie, en 1945, que les poètes sérères avaient pendant l’occupation, composé des chants de résistance contre le nazisme et en l’honneur des alliés, les Russes y compris » [15].

Enfin, confondant qualités morales (humanisme), artistiques c’est-à-dire littéraires (réalisme) et idéologie politique marxiste revue et corrigée au gré de ses propres visées (Adotevi parlera de « socialisme distant » [16] pour le socialisme version Senghor), le chef d’État et poète propose un portrait de l’écrivain africain et donne une idée précise et immuable de l’œuvre que ce dernier devait produire. Ainsi, l’œuvre littéraire africaine doit-elle, selon lui,

cultiver les veines traditionnelles de la négritude : la fidélité, la loyauté, le courage, la bonté, la joie de vivre, la quête de Dieu, l’amour des ancêtres. Des anciens et des humbles, l’amour du sol, de la plante et de l’animal, l’amour de la femme notre compagnon [17].

Quant à l’écrivain, il doit d’abord s’adresser au peuple, étendre la culture nègre africaine tout en se gardant de se laisser influencer par les abstractions et le naturalisme de l’Europe, en sachant surtout qu’en Afrique : « L’art et la littérature sont des techniques sociales comme la culture des champs et l’artisanat » [18] et que le caractère de cette pratique est surtout humain en ce qu’elle sert à faire

participer le peuple à la vie collective de la cité. Non (…) pour satisfaire ses besoins animaux mais (…) pour le faire vivre par l’esprit et le cœur : par l’âme ? Il s’agit de faire communier les hommes (…) avec les forces vitales des autres hommes et à travers celle-ci avec des forces cosmiques de l’univers dont la réalité se manifeste aujourd’hui aux savants de l’Occident. Il s’agit en un mot de transformer notre vie spirituelle en l’intégrant dans la vie sociale pour la faire plus intense parce que plus humaine, accordée à notre monde [19].

Nous ne dirons pas comme Adotovi que ce point de vue senghorien est « une imposture » [20] destinée à voiler les faiblesses de l’action politique de l’homme, surtout à « mystifier (en) mettant au garage la révolte » [21].

Disons plutôt avec Romuald Fonkoua qu’il s’agit bien là d’une des stratégies discursives senghoriennes : « L’appropriation par la légitimité de la position discursive, la légitimité de son appartenance aux cercles marxistes lui permet de détourner, à son profit, les écrits marxistes » [22]. Elle lui permet surtout de confondre esthétique littéraire et programme politique, au point de proclamer implicitement « socialisme africain » une littérature africaine dont les caractères dégagés par lui-même sont, objectivement, à l’antipode de la vision marxiste.

  1. LITTERATURE ET SCIENCES DE L’HOMME

À côté des aspects idéologiques et militants, privilégiant le fait d’accepter et d’assumer une identité reniée ou rejetée, les écrits et/ou les discours senghoriens sont aussi, en grande partie, ceux qui conjuguent littérature et ethnologie et/ou anthropologie, littérature et philosophie. Pour le montrer rappelons très brièvement quelques moments définitionnels d’une catégorie comme « la négritude ».

En effet, en la situant dans le contexte des discours scientifiques du XVIIIe siècle, XIXe et XXe siècle, notamment, avec tour à tour, la philosophie des Lumières, le scientisme et l’évolutionnisme de la fin de cette époque, le romantisme et plus tard une discipline ethnologique, ou anthropologique dans sa version anglo-saxonne, ou encore l’africanisme, à laquelle on pourrait ajouter la phénoménologie, il apparaît que la négritude a toujours exprimé une certaine conception de l’essence, de l’être ou de la substance. Elle a visiblement conjugué psychologisme de la perception, génétisme des sens et philosophie de l’émotion, c’est-à-dire en définitive une production discursive plaçant « l’âme noire » au centre de ses préoccupations. Comme l’a si bien montré Pius N’Gandu NKashama [23], les éléments d’une définition de l’âme nègre, c’est-à-dire, la problématique de la perception des sens et de l’émotion du nègre demeure presque invariable dans toutes les étapes discursives et définitionnelles de la notion de négritude telle qu’elle fut proposée par Césaire, poursuivie et développée par Senghor selon ses affinités avec certains spécialistes des sciences de l’homme.

Il y a ainsi un premier moment au cours duquel la négritude devait servir à assumer les « valeurs et civilisations du monde noir », en vue de permettre au nègre de s’actualiser et de féconder avec les autres dans le cadre d’une civilisation de « l’universel ».

Les arguments de cette négritude sont précisément d’ordre ethnologiques selon les questions de l’époque soulevées par Léo Frobenius, Maurice Delafosse, Robert Delavignette et tous ceux qu’on appelle « les techniciens des sauvages » inspirés par Laude, Delange, Cornet, Fagg …

La lecture de Tempels par Senghor peut constituer un deuxième moment important de l’aventure de la négritude et par conséquent du jeu littéraire de Senghor.

L’auteur de La philosophie bantoue est à l’origine de l’argument de « la force vitale » si chère au discours senghorien. C’est ainsi que de 1947 à 1969, dans la plupart des conférences et colloques auxquels il prend part, le nègre sera situé dans un « univers de force » dans lequel ce dernier vivrait en « participation ».

Le troisième moment intervient avec l’avènement des études présentées par les Griaule (Marcel avec Dieu d’eau, et Geneviève Calame-Griaule avec La parole chez les dogons).

Ces études définissent en substance le nègre comme un « homme de la nature », un homme de la perception et des sens :

On l’a dit souvent, le nègre est l’homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. C’est un sensuel (…) Il est d’abord sons, odeurs, rythmes, formes et couleurs [24].

 

On peut ajouter à ces moments du discours senghorien, situé dans le réseau des sciences dominantes du moment, une autre étape ayant trait à ce que NKashama appelle « la conscience phénoménologique » [25]. Celle-ci prend sa source chez le phénoménologue allemand Husserl, se poursuit en France avec Merleau-Ponty et Sartre, et se prolonge encore en Allemagne avec Eugen Fink.

Mais pour bien comprendre l’enjeu de ces différentes affinités, il faut les concevoir comme la tentation senghorienne de constituer une « science africaine » dominée par la poésie et reconnue par les sciences européennes dominantes.

C’est pourquoi, si on analyse la longue liste des savants [26] prestigieux qui constituent son « cercle » et dont les sciences sont pour lui des références indispensables, on notera Louis Leakey, Pierre Teilhard de Chardin, Louis Balout, Yves Coppens, Clark Howell …

Pour autant, on n’y verra pas figurer Cheikh Anta Diop, encore moins d’autres égyptologues, d’abord parce que la science historique de Ch. Anta Diop manquerait de poésie, mais également parce qu’elle situe l’Égypte avant l’Afrique noire du point de vue de la chronologie des civilisations.

Pour rester bref, on retiendra que le sens de l’aspect « scientifique » du discours littéraire senghorien réside dans le but pour lui de constituer « une critique africaine » partie prenante des disciplines des sciences humaines. La fin ultime de cette entreprise peut certainement viser la constitution d’un « corps de lettrés africains » reconnus et acceptés par les autres « corps » existants, notamment « les corps dominants ».

Mais, elle laisse aussi apparaître en filigrane l’avènement d’un « corps d’intellectuels » en Afrique noire.

  1. LITTERATURE ET PRATIQUE INTELLECTUELLE

Les affinités intellectuelles de Senghor participent de façon fort remarquable à sa production littéraire. Cela se dessine surtout à partir de 1945, où Senghor, comme la plupart de ses pairs, inscrit son projet littéraire dans le contexte mondial d’une avant-garde du XXe siècle, marquée par le mouvement surréaliste d’André Breton et la lutte contre le fascisme ou le nazisme. Il se rapproche alors davantage de certaines figures intellectuelles comme Emmanuel Mounier et J.P. Sartre.

Le premier (1905-1950), agrégé de philosophie en 1928 à Louis-le-Grand et devant siéger plus tard au comité de soutien de Présence Africaine avec Senghor, entreprend délibérément un voyage en Afrique noire en 1947 afin de mieux connaître les conditions de vie des Africains, comme il le raconte dans l’Éveil de l’Afrique noire (1948).

Le second écrit « Orphée noire » en guise de préface à l’anthologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, créant ainsi les conditions d’une réception particulière de cette œuvre. En outre, il ouvre les colonnes de sa revue Les temps modernes (1945) aux écrits des Africains dont Senghor particulièrement.

Il y a également la revue Esprit fondé par Mounier, indépendante, catholique et libérale, qui reçoit les premiers articles de Senghor (le tout premier s’intitule « Défense de l’Afrique noire » numéro de juillet 1945), participant ainsi à la reconnaissance et l’intégration de l’écrivain-intellectuel africain.

On peut enfin avec Fonkoua [27] donner un autre aperçu de la vie intellectuelle du poète sénégalais à travers le passage de ce dernier en hypokhâgne à Louis-le-Grand où il a fait ses études entre 1928 et 1931. Les profits rattachés à cet espace tenant précisément lieu des cercles institutionnels qui s’y rattachent, et des réseaux intellectuels qui s’y sont constitués.

Ainsi si l’on se réfère aux témoignages et interprétations de certains biographes [28] du poète-intellectuel, il apparaît que des influences intellectuelles comme celles de T. de Chardin ou de Bergson par exemple, ainsi que le poids de l’école normale supérieure Louis-le-Grand dans la production du savoir en France, en Europe et même dans les colonies peut servir à mieux saisir la personnalité de l’écrivain, à mieux situer et bien comprendre son discours, malgré bien entendu quelques images pas forcément reluisantes livrées par P. Nizan, Pierre Bertaux ou Senghor lui-même, lesquels traduisent respectivement leurs témoignages à propos de cette école par des mots ou expressions comme « prison » [29], espace de fabrication de « machines intellectuelles turbo-compressées » [30] ou lieu de « discipline napoléonienne » [31].

CONCLUSION

Cette réflexion aura permis, au moins, de montrer que les trois figures – poète – homme d’État – penseur – que s’est octroyées un des plus grands classiques de l’histoire des littératures francophone et africaine doivent être analysées avec méthode.

Dans la perspective du champ littéraire, il apparaît visiblement que le corpus senghorien, son œuvre et son discours mériteraient une approche plus sociologique que logique : À l’évidence, ce personnage n’a pas œuvré à bâtir de lui l’image d’un « héros » des nations africaines, encore moins d’un « aliéné » ayant trahi des causes africaines selon les exigences de son action politique. On retiendra, objectivement de lui, l’image d’un « nomothète », c’est-à-dire à l’origine d’un « nomos » spécifique dans le champ littéraire africain, selon le statut que Bourdieu conférait à Flaubert et Baudelaire dans le cas du champ littéraire français du XIXe siècle. Il est alors un « classique » des littératures africaines, pas seulement du fait de sa date d’entrée dans le champ, mais aussi et surtout, grâce à sa stratégie de positionnement, articulée en grande partie autour de la manipulation des frontières, qu’elles soient du réseau institutionnel, du dialogue épistémologique ou de la négociation des polices discursives. Nous nommons cet ensemble relationnel, intertextualité, interculturalité, interdisciplinarité et interdiscurusivité.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Université de Cocody, Côte d’Ivoire

[2] Voir N’GORAN, David K., Le champ littéraire africain, essai pour une théorie, Préface de Bernard Mouralis, Paris, L’harmattan, 2009.

[3] Voir SENGHOR, L.S. au colloque sur la négritude (Dakar, avril 1971), Actes du colloque, Paris, Présence africaine, 1972.

[4] Voir d’abord GOETHE et l’idée de « weltiteratur » (GOETHE, J.W. Von, Lettre à Carlyle, 1827) ; Ensuite VALERY, Paul, La liberté de l’esprit sur le regard du monde actuel, 1939.

[5] L’idée de « république mondiale des lettres » a certainement engendré celle de ‘’Weltiteratur’’. Elle semble d’abord avoir été proposée par ÉRASME de Rotterdam au XVIe siècle, reprise par GOETHE au XIXe siècle et VALERY au XXe siècle avant d’être théorisée par Pascale CASANOVA dans La république mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.

[6] Nous le proposons.

[7] En référence au titre d’AMSELLE, Jean-Loup, Branchement, anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

[8] KATHARINA, Städtler avec FONKOUA, Romuald et HALEN, Pierre, in Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001.

[9] CASANOVA, Pascale, La république mondiale des lettres, op. cit., p. 41.

[10] CHEVRIER, Jacques, Littérature nègre, Paris, A. Colin, 1984, p.76. Voir également VALLIANT, Janet G., Black, French and African, A life of L.S. Senghor, Cambridge, London, Harvard university press, p. 166-167.

[11] CHEVRIER, Jacques, op. cit.

[12] Ethiopiques, par exemple, porte certaines de ces traces à travers la mention « Au gouverneur Eboué » dédié « à Henri et Robert Eboué », fils du gouverneur Félix Eboué, rencontrés pendant la captivité. Il y a aussi les textes portant la mention « Stalag 230 ». Voir Œuvres poétiques, Paris, Seuil, 1930, nouvelle éd., p.173-174.

[13] Voir ADOTEVI, Stanislas, Négritude et négrologue, Paris, Le castor astral, rééd. 1998 ; TOWA, Marcien, « négritude ou servitude », in Courrier de l’UNESCO, avril 1965, p. 229 ; également MARIELLA, Villasante Cervello, « La négritude : une forme de racisme héritée de la colonisation française ? Réflexions sur l’idéologie négro-africaine en Mauritanie », in Le livre noir du colonialisme (sous la direction de Marc Ferro), Paris, Robert Laffont, 2003, p. 726-761.

[14] SENGHOR, L. S., Liberté II, Nation et voie africaine du socialisme, Paris, Seuil, 1979 ; Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels, Dakar, NEA, 1976.

[15] Ibid., p. 192.

[16] ADOTEVI, Stanislas, op. cit., p. 114.

[17] SENGHOR, op. cit, p. 194-195.

[18] Ibid., p. 150.

[19] Ibid., p. 190-191.

[20] ADOTEVI, op. cit.

[21] Ibid.

[22] FONKOUA, B. Romuald, « L’Afrique en Khâgne, contribution à une étude des stratégies senghoriennes du discours dans le champ littéraire francophone », in Présence Africaine n°154, 1995, p. 165-166.

 

[23] NKASHAMA, Pius N’Gandu, Négritude et poétique, une lecture de l’œuvre critique de L. S. Senghor, Paris, L’Harmattan, 1992

[24] SENGHOR, L. S., « Esthétique négro-africaine », in Diogène n°16 octobre 1956, p. 43-61.

[25] NKASHAMA, op.cit., p. 13 et 19.

[26] Voir encore FONKOUA, B. Romuald, op. cit., p. 151 ; voir aussi SENGHOR, Ce que je crois, négritude, francité et civilisation de l’universel, Paris, Grasset, 1988.

[27] FONKOUA, B. Romuald, op. cit.

[28] GUIBERT, A., L.S. Senghor, Paris, Seghers, 1969 ; SOREL, J., Senghor, l’émotion et la raison, Saint-Maur, Sepia, 1993.

[29] NIZAN, Paul, Aden Arabie, Paris, Seuil, 1987 (Nvlle éd.), p 63.

[30] BERTAUX, Pierre, « Amitiés normaliennes », in Commentaire n°28-29, Hivers 1985 ; également STRINELLI, J-F., Génération intellectuelle, Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux guerre, Paris, PUF / Quadrige, 1994, p. 17.

[31] SENGHOR, Liberté I, Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1963, p. 312-314.

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