Littérature

AMINATA SOW FALL ET JEAN-MARIE ADIAFFI OU LES VICISSITUDES DE L’IDENTITE CULTURELLE DANS L’ESPACE PUBLIC AFRICAIN

Ethiopiques n°88.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2012.

Espaces publics africains, crises et mutations

AMINATA SOW FALL ET JEAN-MARIE ADIAFFI OU LES VICISSITUDES DE L’IDENTITE CULTURELLE DANS L’ESPACE PUBLIC AFRICAIN

L’espace public, réalité polymorphe, peut être défini sur les plans social, urbain, juridique, culturel et architectural [2]. Cependant, quelle que soit l’acception choisie, il demeure un lieu « d’appropriation individuelle et collective, [de] circulation, de croisements et de rencontres [3] » où se déroulent des faits d’importance variable. Par conséquent, l’identité culturelle, composée « d’un ensemble d’items correspondant à la manière de penser, de sentir […] [4] » s’y vit et s’y pratique. C’est pourquoi, dans le roman africain qui reproduit cet espace et met en scène ses acteurs, la problématique de l’identité se pose avec beaucoup d’acuité car celle-ci passe par un certain nombre de vicissitudes. Pour des raisons qu’il faudra élucider, l’édifice qu’elle symbolise se lézarde et se déconstruit. D’autre part, à cette entreprise de démolition s’opposent tous ceux qui veulent réhabiliter les valeurs africaines. Pourront-ils reconstruire l’édifice ? Est-il possible de conserver ne varietur une identité culturelle, concept dynamique par essence ? Sauvera-t-on ce qui peut encore l’être tout en constatant d’inéluctables déperditions ? Quel impact ces déperditions auront-elles sur l’africanité des individus et des peuples concernés ?

Pour répondre à toutes ces questions, nous nous appuierons sur deux ouvrages de la prose romanesque d’Afrique noire : La carte d’identité de l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi et L’appel des arènes de la Sénégalaise Aminata Sow Fall [5].

  1. L’IDENTITÉ DÉCONSTRUITE : DÉSHUMANISATION ET RESTRUCTURATION DE L’ESPACE

La culture apparaissant comme l’apanage de l’humanité, la théorie de la table rase est sous-tendue par la volonté de faire des Africains des animaux dangereux, à exploiter sans merci, mais aussi à parquer dans des territoires rigoureusement délimités, d’où la partition de l’espace public.

Ainsi, Mélédouman, prince héritier du royaume de Bettié, est humilié devant sa famille, arrêté, déshabillé, menotté puis enchaîné, sans aucune forme d’explication. Devenu aveugle à cause de ces sévices ordonnés par le commandant Lapine, alias Kakatika (le choc des occlusives gutturales et dentales suggère la cruauté du personnage), il sort de prison pour aller à la quête de sa carte d’identité [6]. La violence qui règne dans le contexte colonial a été notée par plusieurs écrivains dont Aimé Césaire [7] et Jean-Paul Sartre : « La violence coloniale ne se donne pas seulement pour but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser » [8].

Mais la violence n’est pas physique, uniquement. Verbale, elle atteint aussi la spiritualité des populations autochtones. Par exemple, les Noirs sont traités de « sauvages », de « primitifs » [9]. Et le Père Joseph, dans un discours où les types de phrases et le registre vulgaire, voire ordurier, traduisent une rage débridée, voue aux gémonies la religion traditionnelle des Bettié [10]. Quand un tel torrent d’injures sourd de la bouche d’un ecclésiastique, l’indigène reste pantois. Au surplus, cette virulence exacerbée, on la retrouve dans les propos et les attitudes du couple Ndiogou-Diatou, zélateur du mode de vie occidental.

Pour le mari, la lutte, sport traditionnel, manquant de douceur et de raffinement, abrutit celui qui la pratique [11], alors que M. Niang, le professeur, y voit une « esthétique de la forme, de la couleur et des sons, magnifiée par le courage et la force en mouvement » [12]. Plus tard, voulant extirper de l’esprit de Nalla les histoires jadis racontées par Mame Fari, le père lui offre un recueil de contes occidentaux où les protagonistes sont Blanche Neige, Merlin L’Enchanteur, Le Petit Poucet [13]. Or, la lecture de ces contes ne pourra jamais restituer l’atmosphère de l’oralité :

« Dans la vie traditionnelle africaine, le conte jouait (joue encore) un rôle essentiel. Prononcé selon les rituels plus ou moins fixés, à la veillée, toujours après le coucher du soleil, le conte réalise autour du conteur l’union d’une communauté. Il est à la fois l’instrument de la formation intellectuelle et morale des enfants et le moyen de régulation sociale, car le déguisement de la fiction permet de laisser affleurer certaines tensions ou d’orienter les attitudes sociales » [14].

Quant à la femme, elle méprise les gens de son village natal et ses voisins de Louga car ses références sont européennes :

« Diatou mit le plus grand soin à se métamorphoser. Elle se soumit à la torture d’apprivoiser ses cordes vocales et de les polir. Elle apprit à régler sa démarche et ses gestes sur la vitesse de l’Occident » [15].

Revenue d’Europe, elle veut vivre dans une communauté en ignorant les canons esthétiques et les critères axiologiques de celle-ci. Dès lors, elle alterne mini-jupes et pantalons qui mettent en exergue des « fesses en forme de calebasse ». Ses « cheveux coupés », ainsi que les cigarettes qu’elle fume sous le regard ahuri des villageois, attirent l’attention sur elle [16].

Quand sa mère dénonce sa « mise indécente », elle parle de progrès et de liberté [17]. Assignée devant le conseil des anciens, elle profère une parole terrible : « Je ne vous appartiens pas […]. Personne n’est mon tuteur » [18]. Et le patriarche Madiodio de répliquer : « Le diable sera ton tuteur » [19].

Le colonisateur a toujours réaménagé l’espace pour vivre dans les meilleurs endroits, loin du colonisé considéré comme un pestiféré :

« Bettié est constituée de deux quartiers principaux […], le quartier européen et le quartier indigène. Les deux quartiers se tournent le dos pour éviter de se regarder dans les yeux, rendus farouches par deux volontés opposées : volonté de puissance, rêve de domination, folie des grandeurs et des sommets. Rêve de gloire, vertige des cimes d’une part, et d’autre part volonté de libération du cauchemar, de l’enfer des abîmes et des marécages » [20].

Cette division binaire revêt une signification sociale, politique et économique. A ce propos, on se souvient du Tanga des « bâtiments administratifs » opposé au Tanga des « bas-fonds [21] ». Par ailleurs, la conformité de ces descriptions romanesques à la réalité est manifeste :

« Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu […] de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l’apartheid en Afrique du Sud » [22].

A Louga, Diatou juge les enfants de son quartier « grossiers, mal habillés, vulgaires […] sales, sans éducation et débraillés » [23]. Ces garçons, compagnons de Nalla, qui les reçoit chez lui, seront chassés, sans ménagement, par Diatou [24]. Et les voisins réagiront promptement : copieusement insultée, la sage-femme fera l’objet d’un « boycott général » [25]. A partir de ce moment, on assiste à une nouvelle bipartition de l’espace public physique et mental qui n’oppose plus les colonisés et les colonisateurs, mais les indigènes enracinés dans leur culture et les « évolués » culturellement métamorphosés.

Le cas de Diatou est, à cet égard, exemplaire. Elle traite les femmes du quartier de « sous-développées » et d’« incultes » [26] qu’elle ne saurait fréquenter. A leur tour, celles-ci l’excluront de leur espace avant de la désigner comme une « mangeuse d’âme ». A cause de cette réputation d’anthropophage, qu’elle léguera à sa descendance, la maternité sera désertée par les femmes et Diatou proposera à son mari de quitter la ville de Louga [27]. On peut donc appliquer à la mère de Nalla ce que Mouhamadou Kane dit de Méka, le personnage de Ferdinand Oyono : « Les tentatives […] de se démarquer des siens, d’occulter son identité culturelle, ont été légitimement sanctionnées par la souffrance, l’humiliation et la solitude » [28].

En définitive, les Occidentaux et les Africains acquis à leur cause disposent de plusieurs moyens pour déconstruire l’espace public multidimensionnel : la violence physique et / ou verbale, les préjugés dévalorisants, les attitudes provocantes et l’inoculation, par le biais de l’école, de l’individualisme. Quelquefois, des indigènes, méprisés par leurs frères acculturés, ont violemment réagi en rejetant ces derniers hors de leur sphère géographique et culturelle. Mais la meilleure réaction doit être la recomposition de l’espace disloqué.

  1. LA RECONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ CULTURELLE : LE PASSÉ REVISITÉ

Pour reconstruire l’identité culturelle, il faut en avoir une idée précise, retrouver les matériaux antérieurs et les agencer suivant les normes autrefois codifiées. Il importe donc d’étudier les conditions de réalisation de cette triple exigence, compte tenu d’un certain nombre de critères définitoires et d’éléments constitutifs à hiérarchiser.

Dans l’ouvrage de Jean-Marie Adiaffi, l’intrigue repose sur un fait apparemment prosaïque. Si l’on rétablit l’ordre chronologique des événements subverti par le narrateur, un garde ramasse la carte d’identité de Mélédouman, croit y déceler des « ratures » [29], preuves d’une falsification manifeste, et s’en réfère à son supérieur hiérarchique. Ce dernier, cyniquement, convoque Mélédouman et le met en demeure de présenter, sous huitaine, la pièce perdue. Il s’agit là d’une grande crise car le commandant de cercle, usurpateur de l’espace, est en même temps le gardien de l’ordre public qui impose, pour des raisons de sécurité, l’identification de tous les membres de la société.

Auteur d’un discours sémantiquement redondant, le fonctionnaire colonial, pour compliquer la tâche au prince héritier, exige de lui des éléments qui font double emploi et qui ne se trouvent pas d’ordinaire sur ce genre de document [30]. Après avoir contesté la notion même de carte d’identité, Mélédouman se définit par une scarification portée sur une joue, par le ciel, la terre, la faune, le sang, la famille, l’histoire, le soleil, la population, etc. [31].

Puis, les étapes de la quête correspondent aux jours de la semaine sacrée des Bettié. Ainsi apparaît une écriture journalistique morcelée, celle de la quotidienneté. Sur le plan de l’énonciation, la première personne du singulier n’est utilisée que pour faire des exhortations à Ebah Ya (la petite-fille du héros qui l’accompagne), relater les déambulations du protagoniste ou transposer les dialogues [32]. Par la suite, on passe de la narration à l’analyse et au commentaire par le recensement de divers aspects de la culture traditionnelle : l’art, la religion, la médecine, etc.

Comme on le voit, ces données ne réfèrent pas à l’individualité de Mélédouman, mais à une identité collectivement assumée parce que le narrateur veut réfuter la théorie de la table rase. Donc, pour reprendre les termes de Paul Ricœur, il ne s’agit ni de l’identité idem ou « mêmeté » (Mélédouman est-il identique à lui-même à travers le temps ?), ni de l’identité ipse ou ipséité (assemblage de souvenirs personnels à organiser en vue de déboucher sur une unité cohérente) [33]. Ce que le héros recherche pour pouvoir l’exposer avec fierté correspond à l’êthos grec dans son sens le plus large, celui des us et coutumes d’une société.

Cependant, en ce qui concerne l’identité culturelle, un « recensement systématique de tous les traits objectifs » [34] est impossible. Et, si l’on sélectionne, on s’installe déjà dans l’arbitraire et on nie la mouvance inhérente à ce concept [35]. D’autre part, l’identité culturelle ne se réduisant pas à la somme des éléments qui sont censés la composer, il faut se demander « quel rôle peut jouer une notion dont aucune définition claire ne peut être donnée, dont toute analyse aboutit davantage à une critique de l’identité culturelle qu’à son affirmation pure et simple » [36].

Ces problèmes ardus, Mélédouman ne les pose pas. Pour lui, la quête de l’identité collective est avant tout une activité mémorielle. Evidemment, cet effort de remémoration présuppose une « identité perdue, volée, violée » [37] durant « le long sommeil de l’oubli » [38], en même temps qu’il justifie les métaphores filées de l’arbre, du fleuve, du temps, l’évocation des ancêtres et des pharaons [39]. Il faut en effet redécouvrir les racines et les radicelles, remonter jusqu’à la source, maîtriser la « science du temps primordial » pour accéder au « grand secret celé de l’identité » [40]. A une étape de son parcours heuristique, Mélédouman, dont le nom signifie « je n’ai pas de nom », ou, plus exactement, « on a falsifié mon nom » [41] rencontre sa « veuve ». Celle-ci, l’ayant cru mort depuis longtemps, apprend au « revenant » le nom de son successeur : Mikrodouman soit, littéralement en langue bettié, « j’ai un nom » [42]. Symboliquement, la résurrection du héros préfigure la renaissance de la culture africaine dont Mikrodouman, issue de la nouvelle génération, sera la figure emblématique.

Dans L’appel des arènes aussi, la structure du récit est mise au service de la signification globale de l’œuvre. Certes, le narrateur principal relate l’histoire de Nalla. Ce jeune garçon de douze ans, subjugué par la lutte et, de manière générale, par la culture traditionnelle, a vécu, pendant quatre ans, dans le village de sa grand-mère, alors que ses parents étaient en Europe. De retour au pays natal, le couple, culturellement aliéné, s’évertue à tuer en lui toute forme d’africanité, tandis que d’autres personnages l’aident à demeurer lui-même.

Comme l’oralité est une des marques distinctives de nos civilisations, le macro-récit comporte de nombreux récits oraux enchâssés, ayant chacun pour thème un des aspects de la culture que Nalla ne cesse de revendiquer [43]. Le récit sur l’exode rural [44] prend les allures d’une mise en abyme dans la mesure où, racontant l’abandon de la campagne, réceptacle de la tradition, il est partie intégrante d’un récit enchâssant qui montre le combat acharné que se livrent les partisans et les contempteurs de la tradition.

Donc la fiction principale se trouve « enlisée », non par des excursus descriptifs ou commentatifs, mais par des « récits-satellites ». Toutefois, ceux-ci jouent « le rôle d’un révélateur » en ce sens qu’ils répètent et condensent le macro-récit qui les contient et « en cette condensation, les dispositifs répercutés ont tendance à prendre une netteté schématique » [45].

Sur un autre plan, le récit comprend de nombreuses analepses. Certaines d’entre elles sont internes et complétives [46], par exemple l’évocation nostalgique de la vie chez Mame Fari par Nalla [47]. D’autres sont internes et hétérodiégétiques comme les passages où Malaw raconte à Nalla la mort héroïque d’André, la fondation du village de Diaminar Lo, l’histoire de Siga Ndiaye liée à la complainte du ruisseau [48]. Par toutes ces analepses, les narrateurs essaient de ressusciter les valeurs africaines pour le jeune Nalla, comme Mélédouman essaie de les faire revivre afin de les utiliser dans son entreprise de réfutation des thèses colonialistes.

Il est paradoxal que ce dernier, qui jour après jour, sous la conduite de sa petite-fille, tente de rassembler les pièces d’un puzzle identitaire, soit un aveugle muni d’un miroir. Est-ce à dire que l’opacité au monde physique immédiat confère un avantage compensatoire : la clairvoyance pour les affaires ayant trait au passé ou au monde métaphysique ? Ici la cécité n’est pas un obstacle à la quête car la carte d’identité n’étant qu’« un simple papier » [49], la véritable identité coïncide avec celle de la communauté. Et on peut la découvrir, même les yeux bandés. Quant au motif du miroir, il peut révéler un penchant narcissique qui amène le personnage à contester la formule cartésienne pour dire son propre cogito : « Je me mire donc j’existe » [50]. Seulement le personnage admire non pas sa propre image, mais son patrimoine culturel. Cette contemplation étant plus spirituelle que physique, il « se déleste de son précieux miroir », à la fin de sa quête.

En résumé, la démarche de Mélédouman est argumentative. Pour mettre un terme à l’arrogance du colonisateur, perturbateur de l’espace public, il scrute le passé de son peuple pour montrer les richesses culturelles susceptibles de contrecarrer la déliquescence des valeurs africaines. Les personnages d’Aminata Sow Fall, poursuivant la formation traditionnelle de Nalla commencée par Mame Fari, mettent en chantier le même projet. En effet, soucieux de prémunir le garçon contre le dessèchement et la mort consécutifs à la perte des racines [51], ils dispensent un enseignement englobant plusieurs « modules » : la lutte, les chants et les danses, les contes et les légendes, les mythes de fondation et les récits étiologiques, l’initiation et les forces invisibles [52]. Mais, de part et d’autre, ces tentatives de ressourcement ne seront pas totalement couronnées de succès.

  1. LES DÉPERDITIONS DE L’IDENTITÉ CULTURELLE : LE DÉCLIN DE L’ESPRIT COMMUNAUTAIRE

Les partisans des valeurs traditionnelles, qu’ils ont conservées au tréfonds d’eux-mêmes, veulent revenir à un âge d’or où celles-ci étaient, dans leur pureté originelle, partagées par l’ensemble du groupe social. Mais cela est-il possible ? Si l’on passe en revue les items non exhaustivement énumérés qui la composent, force est de constater que la reconstitution de l’identité culturelle souffre d’un certain nombre de déperditions. En effet, le dépérissement de l’esprit communautaire a engendré l’effritement de la cohésion sociale tributaire de la circoncision-initiation, de la religion et de la langue.

Dans l’ouvrage de Jean-Marie Adiaffi, le personnage narrateur ne met pas en scène des jeunes gens qui subissent l’épreuve de la circoncision, prélude à l’initiation. Cependant, avant les pérégrinations que nécessite la recherche de sa carte d’identité, il parle du garde « floco », l’auxiliaire incirconcis du commandant, en procédant à une reformulation où abondent les qualificatifs infamants. Donc, cela signifie, a contrario, que dans l’espace public concerné, l’homme circoncis jouit d’une grande considération parce que porteur d’une marque identifiante [53].

Mame Fari raconte, de façon sommaire (pouvait-il en être autrement, une grande partie du rite se déroulant hors la présence des femmes ?), l’initiation de son fis aîné avant de promettre à son petit-fils Nalla (le narrataire) une fête grandiose lorsque celui-ci entrera, à son tour, dans la « case de l’homme » [54]. Seulement les parents de l’enfant ont fait le vide autour d’eux [55], comme la plupart des acculturés que décrit Mouhamadou Kane :

« Aux rapports anciens a été substitué un pragmatisme qui se détourne de l’identité, prétend en faire naître une nouvelle […]. Cette tentative légitime l’effondrement du système traditionnel ou sa déliquescence et donne libre cours à l’individualisme, à l’égoïsme, à la volonté de puissance et à l’arbitraire » [56].

Grande fut la déception de Nalla lorsque Ndiogou et Diatou brisèrent ses rêves de gloire et d’héroïsme :

« Pour moi, il n’y a pas eu de case de l’homme. Je voulais bien, mais cela ne s’est pas passé pour moi comme pour les autres garçons…

Je me retrouvais le lendemain dans une salle d’hôpital, froide à vous donner la chair de poule. Un monsieur à blouse blanche me fit une piqûre pour m’empêcher de sentir la douleur… » [57].

Si l’on se réfère à d’autres ouvrages, on mesure mieux le désenchantement de Nalla et le gauchissement de ce rite. En effet, l’événement n’est pas pris en charge par la communauté. Il n’y a pas eu de réjouissances ni avant ni après l’épreuve. Peut-on seulement parler d’épreuve ? Le garçon qui n’a ressenti aucune douleur était face à un être anonyme et non devant un opérateur « purificateur » ayant obtenu l’onction de la société [58]. Un seul individu a subi l’opération, en dehors de sa classe d’âge. Par conséquent, le fils de Ndiogou ne pourra pas compter, en toutes circonstances, sur des camarades de promotion unis par des liens très solides de fraternité, d’assistance mutuelle, de parenté à plaisanterie [59]. D’autre part, il n’a reçu aucune initiation au savoir ésotérique des hommes de la tradition et n’a appris ni le métier des armes, ni l’art de la chasse [60].

La religion traditionnelle est aussi présente dans le roman de Jean-Marie Adiaffi, comme en témoigne Mélédouman, le héros itinérant, qui évoque le bois sacré, ses fétiches et ses masques [61]. Mais, dans l’espace public que se disputent les Bettié et les colonisateurs, l’animisme entre en conflit avec le christianisme incarné par le Père Joseph. Ce dernier, propagateur d’une foi décrétée universelle, brûle, tel un pyromane, les fétiches. Quant aux belles statuettes, il les collectionne pour décorer son salon ironiquement appelé le « bois sacré urbain ». De surcroît, l’ecclésiastique, qui ignore les vertus de tolérance et de compréhension, est soupçonné d’entretenir une contrebande florissante des œuvres d’art ainsi arrachées « aux mains païennes des génies forestiers » [62].

Cette désacralisation à des fins mercantiles, Ablé, la gardienne de l’île sacrée, la punira en une mémorable opération de représailles. A son tour, elle pillera l’église, emportant le Christ, la Vierge et les saints, laissant le missionnaire en proie à une « transe médiumnique » [63]. Toutefois, la revanche d’Ablé ne signifie pas le sauvetage de la religion traditionnelle ni le retour à un statu quo ante. En effet, s’il y a d’un côté l’église et de l’autre le bois sacré, si les usurpateurs réussissent à convertir des indigènes à leur religion, c’est un pan de la civilisation traditionnelle qui risque de s’effondrer, à la grande joie du colonisateur qui mène aussi le combat sur le terrain linguistique.

Pour entrer de plain-pied dans l’univers culturel de l’occupant, il faut fréquenter l’école qu’il a implantée dans l’espace public et parler, de préférence sans accent, la langue qu’on y enseigne. C’est pourquoi les parents de Nalla, formés à l’occidentale, ont engagé un précepteur qui inflige à l’enfant des leçons de grammaire, pendant que la pensée de ce dernier s’envole vers les arènes [64].

Ayant rencontré un élève encombré du « collier de honte que l’on faisait porter aux enfants des écoles qui s’étaient rendus coupables d’avoir parlé dans leur langue maternelle » [65], Mélédouman pose la question suivante : « En quoi est-ce un crime de parler sa propre langue [66] ? » Et, quand monsieur Adé vante la beauté et la richesse de la langue française, en traitant les langues africaines de patois et de dialectes, le protagoniste réplique : « […] toutes les langues sont belles pour ceux qui les parlent, pour ceux dont c’est le moyen de communication » [67]. A l’issue de ce dialogue à visée argumentative et polémique, Mélédouman semble avoir pris le dessus sur le maître d’école. Mais personne ne peut nier la situation de diglossie préjudiciable à nos idiomes et, par voie de conséquence à notre être culturel et spirituel : « La langue maternelle reste le support fondamental de l’identité dans la mesure où elle structure non seulement le sujet individuel […] jusque dans son inconscient […] mais aussi le sujet collectif » [68].

Il est curieux que la réhabilitation des parlers africains ne s’accompagne pas d’audacieuses innovations langagières. Certes, dans La carte d’identité, les noms des jours sont traduits en français et mis entre parenthèses [69]. Cependant, la langue utilisée demeure le français soutenu qui n’est pas « habité » par la langue maternelle du scripteur. Le texte d’Aminata Sow Fall contient de nombreuses expressions africaines expliquées dans des notes infrapaginales, beaucoup d’ethnotextes et des wolofismes [70], sans aucune volonté d’africaniser le français. Ainsi donc, chez l’Ivoirien comme chez la Sénégalaise, il n’y a pas de « bilangue comme intervalle de jouissance entre l’idiome maternel et la langue étrangère » [71].

L’étude des aspects fondamentaux de la tradition que sont l’initiation, la religion et la langue montre que celles-ci tendent à perdre leur suprématie car l’ambition hégémonique de l’usurpateur n’épargne aucun secteur.

CONCLUSION

Les usurpateurs de l’espace public ont voulu y façonner, à leur image, un nouveau type d’homme, en détruisant un à un les aspects fondamentaux de la culture traditionnelle. Pour ce faire, divers procédés ont été utilisés : la compartimentation manichéenne du territoire urbain, la violence aveugle, la diffusion insidieuse de préjugés racistes. En outre, certains Africains comme Diatou, Ndiogou ou l’instituteur Adé, ont renié leurs origines en répétant, tel un écho, les stéréotypes déshonorants à propos de leurs congénères.

Cette identité déconstruite, d’autres personnages ont tenté de la reconstruire par l’exhumation du passé et la réappropriation des espaces jadis confisqués. C’est dire que cette reconquête n’est souvent qu’une évocation nostalgique d’un monde à jamais révolu : de nombreuses valeurs culturelles sont tombées en déshérence quand elles n’ont pas été vidées de leur substance. Il en est ainsi de la circoncision-initiation, des relations individu-société et de la transmission du patrimoine oral.

La circoncision, rite de passage faisant de l’individu un être majeur, digne et respecté, selon Mélédouman, se déroule, pour Nalla, sous anesthésie, dans la solitude, sans l’inculcation des valeurs cardinales, sans l’initiation au savoir ésotérique. Dans les rapports entre la société et l’individu, ce dernier, obéissant à la logique du capitalisme, prend le pas sur le groupe en prônant une identité non plus ethnique, familiale ou généalogique (Mélédouman), mais strictement personnelle (Diatou et Ndiogou). La transmission du patrimoine oral est victime des assauts conjugués de l’école, qu’il faudra concilier avec la tradition [72], et de l’urbanisation accélérée. Là où elle existe, elle n’est plus ritualisée, confiée à un prestataire attitré, véritable homme-orchestre qui, par son verbe, assure la cohésion du groupe social, instruit et divertit en même temps.

En fin de compte, il paraît difficile de revenir à une culture authentiquement africaine. Celle-ci, sans avoir subi d’irrémédiables falsifications, a été, comme la carte d’identité de Mélédouman, altérée par « l’effet de la pluie » [73]. Cette pluie, métaphoriquement, désigne la politique de l’assimilation et ses résurgences à l’ère des indépendances. Le beau temps reviendra-t-il après la pluie ?

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

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Ouvrages littéraires

Ouvrages critiques

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GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

RICARDOU, Jean, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1978.

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Thèse

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Articles

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GONTARD, Marc, « Les littératures francophones : une littérature du dehors ? », in Philippe Forest et Michelle Szkilink (dir.), Théorie des marges littéraires, s. I., Editions Cécile Défaut, coll. « Horizons comparatistes », Université de Nantes, 2005, p. 151-163.

KANE, Mouhamadou, « Le thème de l’identité culturelle et ses variations dans le roman africain francophone », in revue Ethiopiques, nouvelle série – 3e trimestre 1985 – volume III, n°3, p. 10-22.

Préface

SARTRE, Jean-Paul, Préface à Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1987, p. 5-22.

Webographie

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[1] FASTEF / Université Ch. A. Diop de Dakar, Sénégal.

[2] Voir WEIL, Sylvie, « L’espace public, approche juridique, historique, sociale et culturelle », in http :www. voirie pour tous. développement durable.

[3] Ibid., p. 18.

[4] ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, « Identité culturelle et stéréotype ou le stéréotype de l’identité culturelle », in Revue Recherche Pédagogie et Culture, n° 62, avril-mai-juin, 1983, p. 72.

[5] ADIAFFI, Jean-Marie, La carte d’identité, Paris, Hatier, 1980 ; FALL, Aminata Sow, L’appel des arènes, Dakar, NEA, 1980.

[6] ADIAFFI, Jean-Marie, op. cit., p. 3, 6, 7, 8 ; p. 59 – 60, 71.

[7] CESAIRE, Aimé, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 16-20.

[8] SARTRE, Jean-Paul, préface au livre de Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 1987, p. 11.

[9] ADIAFFI, Jean-Marie, op. cit., p. 21.

[10] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 92-93.

[11] FALL, Aminata Sow, p. 66, p. 108.

[12] Ibid., p. 66.

[13] Ibid., p. 75.

[14] JOUBERT, J.-L., Les littératures francophones depuis 1945, Paris, Bordas, 1986, p. 47, cité par Massamba GUEYE, Du conte traditionnel au conte moderne. Permanences et variations stylistiques et thématiques, thèse de doctorat, Dakar, UCAD, 2010, t. 1, p. 219.

[15] FALL, Aminata Sow, op. cit., p. 88.

[16] Ibid., p. 121.

[17] Ibid., p. 122.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 37.

[20] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 17.

[21] BOTO, Eza, Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 20.

[22] FANON, Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1970, p. 7.

[23] FALL, Aminata Sow, p. 38.

[24] Ibid., p. 61.

[25] Ibid.

[26] Ibid., p. 63.

[27] Ibid., p. 64, 99, 100, 119-120.

[28] KANE, Mouhamadou, « Le thème de l’identité culturelle et ses variations dans le roman africain francophone », in Ethiopiques, nouvelle série, 3e trimestre 1985, v. III, n° 3, p. 19 ; OYONO, Ferdinand, Le vieux nègre et la médaille, Paris, Julliard, 1956.

 

[29] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 152.

[30] Ibid., p. 27-28.

[31] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 28-30.

[32] Ibid., p. 92 – 97, 121-123, 155-156.

[33] RICŒUR, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140-149. Voir aussi Philippe GASPARINI, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, 2004, p. 339-340.

[34] ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, article cité, p. 72.

[35] Ibid.

[36] ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, p. 73.

[37] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 68.

[38] Ibid., p. 68.

[39] Ibid., p. 39-40, 66-68.

[40] Ibid., p. 68.

[41] Ibid., p. 3.

[42] Ibid., p. 123.

[43] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 52, 70 -73, 74, 76 -77, 91-93.

[44] Ibid., p. 125-127.

[45] RICARDOU, Jean, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, 1978, p. 50, p. 124.

[46] GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 91-92.

[47] FALL, Aminata Sow, p. 58 -59, 76- 77, 79 -80, 106-107.

[48] Ibid., p. 52, 70-74.

[49] ADIAFFI, Jean-Marie, op. cit., p. 29.

[50] Ibid., p. 126.

[51] FALL, Aminata Sow, p. 67.

[52] ADIAFFI, Jean-Marie, voir notamment p. 70-73, 93-97, 112 -113.

[53] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 28.

[54] FALL, Aminata Sow, p. 76-77.

[55] Ibid., p. 87-89, 115-116.

[56] KANE, Mouhamadou, article cité, p. 23.

[57] FALL, Aminata Sow, p. 76, p. 79.

[58] DIABATE, Massa Makan, Comme une piqûre de guêpe, Paris, Présence Africaine, 1980, p. 45.

[59] BA, Amadou Hampâté, Amkoulel, Paris, Actes Sud, 1991, p. 227 ; DIOP, Birago, Les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Paris, Présence Africaine, 1961, p. 30 ; Massa Makan DIABATE, op. cit., 138.

[60] Ibid., p. 146.]. En raison de ces nombreuses déperditions, on peut se demander si Nalla sera un jour considéré comme un citoyen majeur par les tenants de la tradition.

Le thème de la religion ne figure pas, de manière explicite, au centre des préoccupations des narrateurs successifs de L’appel des arènes. Néanmoins, on constate que certaines de leurs pratiques relèvent de l’animisme ancestral, sans aucune altération consécutive à l’avènement des religions révélées. Ainsi, André voue un culte à son totem et le lutteur Malaw, dont Nalla est le « garçon-fétiche », fait une offrande à ses aïeux, au pied du baobab sacré, avant de prendre contact avec « les forces invisibles de l’air et de l’eau »[[FALL, Aminata Sow, p. 40, 69, 112.

[61] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 83 – 84.

[62] Ibid., p. 83 – 86.

[63] Ibid., p. 86-87.

[64] FALL, Aminata Sow, p. 9, p. 88.

[65] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 99.

[66] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 100.

[67] Ibid., p. 104.

[68] GONTARD, Marc, « Les littératures francophones : une littérature du dehors ? », in FOREST, Philippe et SZKILINK, Michelle (dir.), Théorie des marges littéraires, s. l., Editions Cécile Défaut, 2005, p. 155.

[69] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 71 et passim.

[70] FALL, Aminata Sow, p. 14 et passim.

[71] GONTARD, Marc, article cité, p. 161.

[72] FALL, Aminata Sow, p. 144.

[73] ADIAFFI, Jean-Marie, p. 152.