Notes de lecture

RENE HENANE, LES JARDINS D’AIME CESAIRE, L’HARMATTAN, 2003

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

René HENANE, Les jardins d’Aimé Césaire, L’Harmattan, 2003 [1]

L’œuvre poétique d’Aimé Césaire, réputée hermétique, a suscité généralement des exégèses-occultation, simples rabattements du texte sur ses noyaux thématiques ou au contraire son écrasement sous des appareillages critiques complexes, au fond, deux modalités symétriques d’« évitement ».L’ouvrage de René Hénane, auteur déjà fortement apprécié au sein du cénacle des connaisseurs césairiens, fait heureusement exception : il ne s’évade pas des textes mais les pénètre afin de les éclairer de l’intérieur. Cette étude se présente en promenades dans les jardins césairiens, c’est-à-dire en autant de parcours ordonnés de lecture qui mettent en évidence l’imaginaire césairien en procédant au déchiffrement des réseaux signifiants de son univers poétique.

La démarche exigeante de René Hénane, mêlant une grande érudition à une perception très intime du texte qui ne repousse pas l’émotion, encore moins l’enthousiasme, cette démarche donc entre en sympathie avec chaque fragment du texte poétique jusqu’à ce que celui-ci impose sa méthode d’approche, son rythme d’accompagnement, le tempo de ses rêveries, le choix du vocabulaire critique. Hénane investit tous les éléments de la critique disponible, tant .il est nécessaire, pour réfléchir au poème, même en ce que celui-ci peut avoir de plus immédiat, de plus brutal, de s’adosser aux travaux des différents analystes du littéraire, mais au rebours de tous ces spécialistes des sciences humaines qui n’atteignent que du mort, du descriptif : des schémas de fonctionnement, il va droit au texte, retrouve la pulsion même de l’écriture, son énergie, sa cohérence mystérieuse et profonde, bref « le réseau organisé des obsessions » de son auteur.

Cette entreprise de déchiffrement se concentre en priorité sur ces « puzzles métaphoriques », effet combiné d’une poétique du mot rare et d’un jeu stylistique raffiné qui laisse libre cours aux métaphores- complexes, filées, génératrices d’images en fondu enchaîné avec des plans en surimpression. C’est là que la flamboyante érudition de Hénane donne toute sa mesure : des textes supposés connus se découvrent sous un autre jour, acquièrent des significations nouvelles, alors que d’autres jusque-là irréductiblement énigmatiques, livrent enfin leurs secrets.

C’est une belle et émouvante expérience que de plonger avec Hénane dans ces explorations étymologiques, jamais closes sur elles-mêmes, mais toujours inscrites dans un courant continu de significations (phonétique, rythmique, etc.). Il ne cesse de mener le jeu, tour à tour étymologiste, « confident du mot », biologiste, en un mot, passeur de textes qui prend le temps de contrôler, de vérifier, de comparer, loin des urgences et des à-peu-près. Sa force est de ne jamais surplomber l’œuvre poétique.

Le texte critique s’écrit en même temps que celui dont il parle, en épouse les attirances magnétiques, découvre les mouvements et les niveaux de perception que les lectures antérieures avaient ignorés, initie le lecteur à ces savantes constructions.

Avec un indéniable talent didactique, Hénane, qui a la flamme des pédagogues inspirés, projette une lumière intense sur les aspects majeurs de la création césairienne (le merveilleux, l’Histoire, la nostalgie, l’onirisme, le dialogue créateur du poète avec le peintre Wilfredo LAM), développant à l’occasion des explications lumineuses qui sont des modèles de commentaire de texte.

L’extrême pertinence de ces remarques appelait forcément un prolongement [2]. Cet homme de la ressource, dont les lectures cumulatives disent le passage du temps autant que l’ambiguïté des mots et que les multiples interprétations de la réalité, parvient à conjuguer les ressources de son invention critique et l’empathie avec les plus subtiles inflexions du monde césairien. Il introduit le lecteur en ce creuset où s’éprouvent les sensations, en ce lieu où les matériaux divers sont soumis à une transmutation poétique.

Cette obsession de déchiffrement, cette volonté de débusquer le sens en suivant mot à mot ce qui se joue sur la scène poétique devenue terrain d’aventures ne détruit ni la beauté ni le mystère du texte poétique mais au contraire aiguise la perspicacité lectorale. Croisant une foule de regards savants, Hénane s’applique à décrypter les mots qui permettent de lire l’univers césairien. L’explication toujours limpide, bien que savante, dénotant une curiosité toujours en éveil mais sans jargon ni pédanterie, il ouvre tout un territoire de recherches dont il dessine fermement les avenues.

Hénane ne se contente pas d’ajouter un volume de plus aux études césairiennes, il ne traduit pas non plus Césaire, mais, aux antipodes de la critique de mode, il offre ses découvertes, ses émerveillements, composant un bouquet de ses enchantements, permettant au lecteur de mieux s’approprier le texte. L’ouvrage se donne à appréhender comme une succession de perles, de merveilles alignées les unes au bout des autres, et quiconque se donne le loisir de le feuilleter, de le parcourir, voire de le butiner, entre instantanément dans un état d’intense jubilation.

Ce chef-d’œuvre critique d’un essayiste émérite qui n’abdique jamais l’obligation d’interpréter parce qu’il situe la fonction critique à un niveau éthique, écrit dans une langue accessible au non-spécialiste tout en étant à la pointe de la recherche, fait figure d’ouvrage de référence et d’indispensable de la bibliothèque à côté et à l’image des ouvrages devenus classiques de Lilyan Kesteloot. Son auteur mérite d’ores et déjà le titre de « prince des césairiens ».

[1] HENANE a déjà publié Aimé Césaire. Le chant blessé. Biologie et poétique, Editions Jean Michel Place, 1999.

[2] HENANE a publié depuis deux ouvrages de grande facture : Glossaire des termes rares dans l’œuvre de Césaire, Editions Jean Michel Place, 2004 ; Césaire et Lautréamont. Bestiaire et métaphore, L’Harmattan, 2005.