Notes de lecture

JEAN FONKOUE, CHEIKH ANTA DIOP, AU CARREFOUR DES HISTORIOGRAPHIES : UNE RELECTURE, PARIS, COLLECTION « ETUDES AFRICAINES », L’HARMATTAN, 2004

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

JEAN FONKOUE, Cheikh Anta Diop, au carrefour des historiographies : une relecture, collection « Etudes africaines », Paris, L’Harmattan, 2004, 85 p.

L’œuvre de Cheikh Anta Diop est, depuis plusieurs années, objet d’études. Aux quelque 70 titres répertoriés par Cheikh Mbacké Diop, (cf. Cheikh Anta Diop. L ’homme et l’œuvre, Paris, Présence africaine, 2003) vient s’ajouter l’étude de Jean Fonkoué. Celle-ci se veut, selon les mots de l’auteur, une relecture de la production scientifique de celui qui, depuis longtemps, est considéré comme le fondateur de l’Ecole africaine d’Egyptologie.

Dans l’introduction, qui est d’une concision remarquable, Jean Fonkoué fixe les cadres de sa réflexion. Le « Cheikh Anta Diopisme est-il un simple phénomène sociologique » ? Une autre formulation serait : Cheikh Anta Diop a-t-il produit une œuvre scientifique ou a-t-il simplement participé à l’élaboration des instruments (conjoncturels) de vie, des voies et moyens par lesquels les Africains et Afro-américains, ceux de couleur noire en particulier, qui ont subi et la traite négrière et le colonialisme, ont tenté et tentent d’assurer leurs productions et reproductions sociales ? Telle sont les questions de départ. Pour tenter de répondre à ces interrogations, Jean Fonkoué commence par exposer les problématiques formulées par C. A. Diop. Puis, il revisite l’argumentation des thèses. Chemin faisant, il tente, à travers la production de ceux qui réfléchissent dans le sillage de Diop, de détecter les continuités, les ruptures et les innovations.

Honnête, l’auteur rappelle le caractère encyclopédique de la production dont il veut cerner les contours comme pour dire qu’une compréhension exhaustive de cette œuvre requiert des spécialistes de différentes disciplines. A la manière des historiens, il commence par les étapes. Il s’agit d’esquisser une chronologie pour suivre les processus de formation et de maturation de la pensée de C. A Diop dont l’œuvre historique, philosophique et linguistique constitue la matière de sa réflexion.

Il commence par rappeler qu’au départ était un simple travail académique. Il s’agissait de soutenir une thèse et d’embrasser une carrière d’enseignant et/ou de chercheur. Mais, les découvertes se succédant, la loi des conséquences aidant (p. 10), le fruit du travail se révélait être une richesse à investir. Fonkoué met ici le doigt sur l’usage du savoir, de l’histoire en particulier. L’œuvre de Cheikh Anta est, selon Fonkoué citant Aboubacry M. Lam, un trésor (p. 66). De la découverte des usages de l’histoire, naquit l’engagement (p.10). A quoi sert l’accumulation des connaissances si elles ne s’investissent pas dans la vie de tous les jours ? En découvrant la fonctionnalité du discours historique, C.A Diop initie un combat. En fait, il s’est agi d’un combat contre les falsifications et manipulations (p.11) de l’histoire de l’humanité en général, des Noirs en particulier au nom des intérêts du système colonial (ibid.). Il fallait donc procéder à la critique du sens commun et de l’opinion. Telle est d’ailleurs l’une des étapes de l’élaboration du discours historique (cf. Galleramo N., « Histoire et usage public de l’histoire », in Diogène, n° 168, 1994, p. 87-107). Le discours de Diop est, comme tout discours historique, un ensemble de déconstructions et reconstitutions. C’est donc un travail d’historien et non une enquête d’ethnologue (cf. note 5, p.13). L’Egypte des pharaons a été la première réussite culturelle de l’humanité aux temps historiques. Elle a inventé les sciences et les arts, créé l’écriture. Si elle a marqué d’un sceau indélébile toutes les civilisations de l’Eurasie, c’est l’Afrique noire qui a gardé, le plus, les survivances. L’Occident qui est d’accord sur ce point, ne pouvait pas accepter, idéologies de la traite négrière et du colonialisme obligent, qu’elle fût l’œuvre de populations noires. Aussi, le discours qu’il a rédigé rend l’histoire de l’humanité incompréhensible. Le paradigme « diopiste » selon lequel l’ancienne Egypte était nègre rétablit la flèche du temps (M. Bernal et l’équipe constituée autour de I. Van Sertima y ont apporté une contribution majeure) et la lisibilité du temps historique de l’humanité (p. 16-17).

La thèse de l’Egypte nègre, rappelle J. Fonkoué, n’a pas été une invention de Diop (p.15-18) qui le reconnaît lui-même. Sa contribution réside dans le fait qu’il en a fait un concept opératoire pertinent, un fait de conscience (cf. Diop, C.A., Civilisation ou Barbarie, 1981, p.10). Sur la base de ce paradigme, Fonkoué rappelle que C. A Diop. a procédé à la lecture de l’histoire de l’humanité à partir des sources textuelles (cf. Nations nègres et culture ; L’Afrique noire précoloniale ; L’Unité culturelle de l’Afrique noire) puis sur la base de l’archéologie (cf. Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique) des sciences physico-chimiques ( cf. Physique nucléaire et chronologie absolue), de la linguistique (cf. Parenté génétique de l’égyptien ancien et des langues africaines) de l’anthropologie et de la biologie moléculaire (Civilisation ou Barbarie). Il aura été le fondateur de la linguistique historique africaine (domaine où excelle, avec une érudition rare, son disciple Th. Obenga). C.A. Diop a offert aux Africains les instruments leur permettant de bâtir un corps de sciences humaines. C’est là toute la finalité (les objectifs) de son œuvre.« L ’œuvre de Cheikh Anta Diop donne une vision si fermement argumentée qu’elle risque parfois de passer pour un travail orienté » (p.67). La prise en compte de la production de ceux qui travaillent dans le sillage de Diop (il les invite au passage à éviter les pièges de l’ethnologie) et les découvertes archéologiques qui s’accumulent (cf. celles faites, entre autres, par les archéologues américains comme Bruce Williams de l’Institut d’études orientales de l’université de Chicago et Fred Wendorf de la South methodist university de Dallas) amènent J. Fonkoué à dire, et à juste titre, que « Les faits qui viennent renforcer l’argumentation de la pensée de 1 ’œuvre sont vérifiables » (ibid.).

Devant cet état de faits, J. Fonkoué rappelle avec bonheur, dans sa conclusion ( p. 63-70), ce que fut et ce qu’est aujourd’hui la réaction des africanistes. Tout le temps que Diop était presque seul, cette réaction avait consisté en un concert du silence. L’échec étant consommé ( le colloque du Caire de 1974, entres autres, était passé par là), des africanistes qui ne sont ni historiens ni égyptologues se lancent dans une nouvelle entreprise. Elle consiste à inventer et à appliquer à Diop et à ceux qui approfondissent sa pensée le concept creux d’afrocentrisme. A partir de là, ils essaient de mener ce qui ne peut être qu’une tentative de diversion. « Et, puisque ceux que lesdits africanistes nomment les « afrocentristes » se soucient peu de leurs textes, préférant se consacrer à l’essentiel, c’est-à-dire établir la lisibilité du temps à partir du paradigme qui se dégage de 1 ’œuvre de Diop, nos africanistes se retrouvent dans un ghetto »

Cheikh Anta. Diop au carrefour des historiographies nous apparaît comme le fruit d’une réflexion puissante. C’est un texte qui a été bien mûri. Il y manque cependant une dimension que l’auteur a annoncée dans l’introduction. Il s’agit de l’impact de l’œuvre de C.A. Diop sur les enseignements en Afrique. Sur ce point, J. Fonkoué n’a pas cherché les programmes des lycées et collèges d’Afrique pour tenter une réponse. Ce sera peut-être l’objet de sa ou d’une de ses prochaines études. Il manque aussi dans ce texte une remise en cause de maints concepts qu’utilise C.A. Diop. Nombre d’entre eux proviennent de la littérature ethnologique. La pertinence de leur caractère opératoire pour rendre compte de l’évolution des sociétés africaines reste un problème entier. Pour dire que le renouvellement et l’approfondissement de la pensée de Diop C.A. passeront, entre autres, par un renouvellement des concepts. Après tout, la science est-elle autre chose qu’un langage bien fait ? Noam Chomsky avait rappelé que les mots racontent l ’Histoire et, de la manière dont ils la racontent, ils la façonnent.