Développement et sociétés

RADIO-TROTTOIR, LE DISCOURS DE L’INVERSION

Ethiopiques numéro 39

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

Introduction :

 

On ne le dira jamais assez : le « miracle » de ce siècle, c’est le « rétrécissement » de la planète grâce aux prodiges des moyens de plus en plus modernisés de communication. Or, plus ces moyens sont puissants plus ils engendrent des contradictions déroutantes. Nous ne parlons même pas, au niveau international, des monopoles égoïstes dans les circuits de l’information [1], cette réflexion-ci se limitant aux manifestations de la dynamique sociale.

Au niveau des groupes sociaux justement, ces contradictions s’expriment essentiellement par une intersubjectivité en stress, comme si ces moyens de communication en étaient arrivés à détruire le sens du contact interpersonnel. On assiste, en fin de compte, au sein de la société à des pressions centrifuges qui, une fois cristallisées en expression plus ou moins politique de contrepoids, tentent de reconstituer un espace idéologique où l’inversion du discours procède désormais d’une marginalisation volontaire et d’une construction mythologique d’ordre plus ou moins idyllique. Que l’on pense aux HIPPIES des années soixante et à cette musique « psychédélique » promotrice de « réconciliations » ultimes avec l’humanité profonde. Que l’on pense au succès des mouvements écologistes et à leur discours politique à la fois militant et nostalgique. Que l’on pense à ces formes de spiritualité fondamentales en quête de solidarité fraternelle sur les franges de la société…

Notre réflexion présente – celle, humble, d’un sémiologue du quotidien et non forcément d’un sociologue – se situe au creux de ces ruptures. Elle prend comme paradigme le phénomène de « Radio-trottoir » et tente de décrire les esquisses systémiques d’un discours éclaté, tout en camouflage et ce, dans l’ordre d’une circularité conditionnée.

  1. La loi du « Feedback »

René Girard parle de ces « ruptures » dans son ouvrage Les choses cachées depuis la fondation du monde, en s’appuyant sur la théorie du « double bind » de Gregory Bateson. Il note en substance :

  1. L’ordre informationnel s’instaure sur fond de désordre et peut toujours retourner au désordre ;
  2. Le principe du Feedback : « au lieu d’être linéaire, comme dans le déterminisme classique, la chaîne cybernétique est circulaire. L’événement a déclenche un événement b qui déclenche peut-être d’autres événements encore mais le dernier d’entre eux revient sur a et réagit sur lui. La chaîne cybernétique est boudée sur elle-même. Le Feedback est négatif si tous les écarts se produisent en sens inverse des écarts précédents et par conséquent les corrigent de façon à toujours maintenir le système en équilibre.

LE FEEDBACK EST POSITIF, EN REVANCHE, SI LES ECARTS SE PRODUISENT DANS LE MEME SENS ET NE CESSENT DE S’AMPLIFIER : LE SYSTEME ALORS TEND AU RUNA WAY OU A L’EMBALLEMENT QUI ABOUTIT A LA DISRUPTION COMPLETE ET A SA DESTRUCTION » [2].

 

  1. « Radio-trottoir »

Le phénomène de « Radio-trottoir », système d’information qui s’instaure justement dans une sorte d’anomie et dans l’impondérable, n’est pas propre à nos sociétés. Ailleurs il a pour noms « Télé-Gueule » ou « Téléphone arabe ». C’est le phénomène de la rumeur.

Déjà l’historien grec Thucydide (460-400 A C), racontant la peste d’Athènes, insiste sur la force de la rumeur : les puits avaient été empoisonnés (II. 48). Virgile, dans l’Enéide (IV, vers 173­188) décrit le personnage dangereux de la Fama, la Rumeur, messagère de l’erreur autant que de la vérité, le plus rapide de tous les fléaux, qui trouve sa force en se diffusant et en répandant la terreur.

Plus près de nous, récemment le célèbre chanteur-compositeur zaïrois Luambo Makiadi a défrayé la chronique en mettant pour ainsi dire au pilori, dans un disque à succès les « Tuba-Tuba » [3] (= les radoteurs), personnages fantomatiques mais colporteurs pernicieux de la calomnie publique.

« Radio-trottoir » est aujourd’hui, au sein des sociétés urbanisées, un système infernal d’informations parallèles, de bouche à oreilles, et généralement à circuit populaire (au niveau de l’« homme de la rue », d’où « radio-trottoir »).

 

  1. L’analyse de Mulumba Kinkiey

Notre compatriote zaïrois Mulumba-Kinkiey qui a analysé le phénomène dans ses aspects de MASS MEDIA écrit notamment : « Radio-trottoir » c’est ce type de rumeurs constantes mais renouvelées, s’intéressant à tous les aspects de la vie quotidienne et qui peuvent, à elles seules, remplir chaque jour les colonnes entières d’un journal (…) [« Radio-trottoir »] apparaît comme un ensemble de rumeurs potentiellement authentiques, circulant au sein de la société, rejetées plus ou moins par le système mass-médiatique établi (…) » [4].

Deux constatations ont retenu l’attention de l’auteur, à savoir : 1) la permanence de la communication interpersonnelle, de bouche à oreille, comme une nostalgie du principe de la communaucratie qui s’effiloche et comme une solution à une offre marchande (l’information) coûteuse ; 2) une sorte de discours parallèle (et parfois contradictoire) par rapport aux schémas officiels discours émanant des micro-sociétés urbaines périphériques. L’auteur signale par ailleurs une étude par panels réalisée en 1978 à Kinshasa par le Centre français d’études des communications de masse. L’enquête est intéressante dans la mesure où elle arrive à déterminer les centres d’intérêt du public ; et qui concernent essentiellement la survie économique.

  1. L’impact de « Radio-trottoir »

Quatre ordres d’idées concourent à solidifier l’impact de « Radio- trottoir » :

4.1. Son système d’information est véritablement un système de communication par le contact interindividuel ;

4.2 . Le caractère impersonnel des « diffuseurs » et le caractère immédiatement non-vérifiable de la teneur de la diffusion donnent un contenu mythologisant (et donc « sensationnel ») au message, et renforce paradoxalement son impact dans la conscience collective spontanée ;

4.3. Du point de vue formel, la « boursouflure » anecdotique (et dramatico-littéraire) des faits attire la curiosité, et donc multiplie les auditeurs-diffuseurs ;

4.4. Par rapport aux « sources », une sorte d’exploitation massmédiatique « hors-circuit », pour ne pas dire en « court-circuit », par rapport au schéma établi, pas toujours « complet », ni rapide.

  1. Les perspectives du sémiologue

Finalement le sémiologue, décrypteur du quotidien, s’attachera à deux niveaux de « lecture » critique :

1) au niveau poétique, (au sens de la construction, de la création mythologique et littéraire) ;

2) au niveau politique (au sens de rapports de contact ou de force, de situation et des manifestations spécifiques. dans le temps et l’espace, de la psychologie sociale).

5.1. Les mécanismes de la construction mythologique

Il s’agit d’analyser ici les manifestations de ruptures dans la circulation de l’information, et principalement les déviations parodiques ou satiriques.

Il s’agit également d’analyser le parallélogramme des « versions » de l’événement : les rumeurs (si diverses !) par rapport au fait (avec sa structure plus ou moins objective, et de référence) et par rapport à la « version officielle » (par une « reconstitution » qui élabore ses propres mécanismes mythologiques aussi). C’est alors seulement que l’on pourra déceler la signification des distorsions d’interprétation, délibérées ou non, dans le génie populaire et le traitement littéraire des mythèmes. C’est alors que l’on pourra également déceler les ressources tout poétiques accordées à la dramatisation de l’événement ainsi que certaines dérives sémantiques que cela entraîne. LE geste littéraire devient, par l’effet multiplicateur des variations, des relais – et simplement par fantaisie – UNE véritable geste épique, ainsi que tente de l’expliquer l’exemple suivant :

  1. a) à Kinsuka [5]/ à 18 heures/ un pêcheur / a été dévoré / par un crocodile
  2. b) au fleuve / à 6 heures / un pêcheur / a été dévoré/ par un crocodile
  3. c) au fleuve/ tôt le matin / un pauvre villageois / a été dévoré / par un croco
  4. d) au fleuve /tôt le matin / un villageois pauvre /a été enlevé / par un croco
  5. e) au fleuve/ tôt le matin/ un villageois pauvre/ a été séduit/ par une mamiwata.

Ces cinq versions appellent les commentaires suivants :

– au plan paradigmatique, les pivôts des dérives sémantiques se situent :

1) au niveau du malentendu (ici au sens étymologique comme au figuré) avec la confusion horaire 18 h. – 6 h., confusion fréquente dans le langage courant et qui est en fait la vraie charnière de toutes les autres « aberrations » ;

2) au niveau de la métasémie (la position variable du qualificatif « pauvre » lui donne une tournure semantique et affective spécifique par rapport à « villageois » ; au niveau de la substitution paradigmatique le crocodile devient la « mamiwata », « Kinsuka » devient « un fleuve », etc., de par le phénomène du glissement analogique).

– au plan syntagmatique, le support de la mythologie collective rétablit des connexions significatives entre les paradigmes comme :

Tôt Matin—–> Pauvre—–> Séduit——> Mamiwata.

Quand on sait, de par la mythologie, que Mamiwata, sirène et reine des eaux (mi-femme, mi-poisson) a les attributs de la discrétion (d’où « tôt matin »), de la générosité envoûtante et possessive (d’où « séduit » et l’ambivalence sémantique de « pauvre ») l’on comprend les connotations implicites que ces connexions évoquent.

A ce sujet d’ailleurs, il y aurait beaucoup à dire sur l’évolution et les prédicats de la mythologie populaire à l’intérieur des espaces urbanisés, par définition désaxés. L’on pourra peut-être savoir pour, quoi à Kinshasa par exemple les rumeurs persistantes sur « Mundele Mwinda » ou « Mundele Ngulu » (des sorciers blancs qui à l’époque coloniale, auraient transformé, grâce à une torche maléfique, les noctambules nègres en… cochons) ont correspondu avec l’installation dans les années 50 de l’éclairage public. Ou l’insistance des récits sur le personnage légendaire de Kinshasa, propriétaire présumé (et donc usurpé) de ce territoire qui porte aujourd’hui son nom mais dont les habitants auraient vécu longtemps dans la terreur de son ombre nostalgique et prédatrice… [6]. Il existe à ce propos toute une littérature populaire que le talent de l’écrivain Lomami-Tshibamba a consignée dans une écriture française ingénue et fantasmagorique [7]. Là encore les critiques littéraires n’ont pas suffisamment rendu compte de tous les artifices mythologiques qui soutiennent fondamentalement le discours merveilleux (et émerveillé ! ) de ce genre d’écrivain (d’où la difficulté de classer, dans les perspectives de la littérature française, certains récits de cette veine).

L’on voit comment ce premier volet de questions sur les mécanismes de la construction mythologique appelle nécessairement d’autres sémiotiques connexes, pour une lecture plus exhaustive [8].

5.2 Les mécanismes de la communication

Toutes les approches critiques précédentes resteront indigentes si elles ne situent exactement, avec le sociologue, le point de retour de l’acte de la communication entrevue comme un aller ­ retour constant et enrichissant. En clair il s’agit de détecter les véritables embrayeurs du pouvoir cybernétique (qui donne le ton ?) et les « récepteurs » c’est-à-dire la dynamique de l’opinion publique. Les vraies questions sont celles-ci : quel est l’espace politique de l’opinion publique ? (ses besoins et aspirations sont-ils exprimés ou non ? Si oui, comment ?). Comment les sondages cernent-ils l’impondérable et justifient-ils les prises de position ? Comment créer le contact pour réduire les distorsions ? Autant de questions de type idéologique qui réclament de la part du sociologue une étude beaucoup plus approfondie qu’on ne le fait.

  1. La mathématique de la rumeur

Dans un terrain aussi mouvant que celui de la rumeur publique, c’est un véritable défi qui est lancé au sémiologue et au sociologue sommés d’objectiver le phénomène et d’élaborer les théorèmes inexpugnables. Les études des Anglo-saxons sur les phénomènes de masse et de l’opinion publique sont à ce titre fort intéressantes.

A propos de la rumeur publique Stoetzel nous propose deux types d’approches il signale qu’au stade actuel, les recherches, plus qu’au contenu de la rumeur, s’attachent principalement aux aspects formels : à l’altération du message et à l’allure de la diffusion [9]. Le médecin anglais Penrose [10] par exemple, en prenant à la lettre l’expression de « contagion mentale » , a cherché à retrouver dans le phénomène de la diffusion des « versions », les différentes phases classiques des épidémies.

Dodd [11]lui, s’est illustré par de nombreuses expériences sur le terrain. Il se propose une théorie générale de l’action sociale « exprimable mathématiquement, et susceptible de fonder des prédictions quantitatives ». Entreprise ambitieuse que de cerner l’impondérable, que de contrôler les expériences (nécessairement dangereuses !) sur terrain concernant la propagation.. .

Quant à l’allure de la diffusion analysée par Dodd, elle donne les formules mathématiques auxquelles s’ajoutent les données numériques recueillies. « La diffusion D, explique-t-il, étant définie comme la proportion des individus atteints par le message, on voit qu’elle est proportionnelle au logarithme du nombre P de la copulation où la rumeur a été diffusée (à taux de stimulation constant par tête d’habitant) :

D = a log. P ;

elle varie aussi avec le logarithme de l’intensité de la situation S (mesurée par le nombre de tracts par tête d’habitant) :

 

Δ D = b log. 8

_________

D

Si on exprime la diffusion par le nombre I des interractions produites au cours de la transmission, on trouve que la diffusion est une fonction harmonique de la distance L entre la source des rumeurs et le lieu de la réception :

 

c

I =—– [12]

Lm > >

 

Conclusion

L’on aura compris comment le phénomène de « Radio-trottoir » a cessé d’être lui-même objet de…rumeur pour devenir une véritable question scientifique, une interpellation. Elle pose, en fin compte, le problème des espaces d’expression et de contact.

Il faut se féliciter que nos jeunes pays s’enrichissent de moyens d’informations modernes et efficaces. Il faudrait que ces moyens d’informations soient à la portée de tous (géographiquement, économiquement culturellement) et donc deviennent des moyens de communication : non pas des usines à fabriquer des idées seulement mais surtout des lieux de « rencontre », de « palabre », de participation. Il faudrait que ces moyens soient accordés, intégrés à une idée précise du développement de la société, ainsi que le souligne Wilbur Schramm : « … pour provoquer une transformation, il vaut mieux connaître la culture que l’on désire modifier. Dans les pays qui ont le plus d’expérience dans l’utilisation des moyens d’information au service du développement économique et social, on parle moins de « moyens » que de « campagnes » ou de « systèmes ».

Il est en effet reconnu que les grandes batailles pour le développement sont des batailles continues dont les résultats sont moins l’effet d’un seul message ou d’un seul moyen que d’une succession de messages connexes et d’un ensemble de moyens.

Les campagnes visant à moderniser une partie d’une société devront presque invariablement utiliser la communication personnelle aussi bien que les moyens d’information, et chaque fois que possible, chercher à atteindre le public par plusieurs moyens d’information » [13].

L’on aura compris enfin que « Radio-trottoir », derrière le magma de la mythologie populaire, déroule les utopies et les rêves collectifs

 

[1] On sait que l’un des chevaux de bataille de l’actuel Directeur Général de l’UNESCO, c’est l’Ordre Mondial de l’Information, ce qui lui a valu des reproches sévères de la part d’une Super-puissance l’accusant publiquement entre autres erreurs, de tendances par trop « tiers-mondiste ».

Lire à ce propos Jeune Afrique, les numéros 1202, 1207, 1212 ou Le Point, numéros 590, 604 (ici, les réponses de H. Lopès, Directeur Général-Adjoint)

 

[2] René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 316-317.

 

[3] Du verbe Kinkongo – tuba = parler, causer. Le répétitif substantif est péjoratif.

 

[4] Mulumba Kin-Kiey, « La revanche des opprimés » dans : Afrique, Londres, 1981.

 

[5] Banlieue de Kinshasa, située sur les bords du fleuve, à l’endroit où les rapides sont le plus impétueux ; avec en plus une plage où le sable fin grince et « chante » sous les pieds. Autant de prétextes à toutes sortes de légendes…

 

[6] L’histoire de la ville est bègue à propos de ce « patriarche ». Cela n’a pas empêché les émeutiers des fameux troubles anti-colonialistes de janvier 1959 à Kinshasa de reconnaître son fantôme escorté de… nains !

 

[7] Lire Lomami – Tshibamba, Ngando et autres récits, Présence Africaine et Editions Lokolé, 1982.

 

[8] Par exemple nous rappelions dans l’article « Le phénomène de la mode à Kinshasa » dans Zaïre – Afrique, n° 177, sept. 1983, comment pour attirer une clientèle grégaire et avide de sensationnel, le système de la mode féminine à Kinshasa non seulement défiait délibérément les circuits modernes de la publicité radio-télévisée en empruntant les formes artisanales (mais combien efficaces !) de la publicité de bouche à oreille, mais surtout distillait un discours poétique envoûtant : d’où des noms de pagnes qui portent des rêves comme « Super de Paris », « Mon mari est capable », « Liso ya pite » (Regard Lubrique), etc., et qui font chavirer les cœurs des consommatrices et… la bourse des ménages !

 

[9] Jean Stoetzel, La psychologie sociale Paris, Flammarion, 1963, p. 250-253.

 

[10] L. S. Pentorse, On the objective study of crowd beharior. London, Lewis 1952.

 

[11] S. Dodd, « Testing message diffusion in controlled experiments  » in : Amer-Soc – Review, 1953, pp. 410-416.

 

[12] Cité par Stoetzel, p. 253 ; de toutes ces formules, note l’auteur, les coefficients a, b, c, et aussi l’exposant m sont des paramètres relatifs au cas particulier étudié et déterminables empiriquement.

 

[13] Milbur Schramm, L’information et le développement national, Nouveaux Horizons, 1973, p. 137

 

-ANTHROPOLOGIE DE L’ART ET ESTHETIQUE

-LE SILENCE, ACTE ET LIEU DE COMMUNICATION