Développement et sociétés

LE SILENCE, ACTE ET LIEU DE COMMUNICATION

Ethiopiques numéro 39

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

Le sens commun s’est laissé piéger à l’idée que le silence est le degré zéro de la communication, sinon la communication intégrale. En effet de quelqu’un qui se tait on dit presque toujours qu’il garde le silence, comme si « garder le silence » veut dire la même chose, signifie le même état toujours et chez tous les silencieux. Comme si l’absence de manifestation d’expression est toujours identiquement et immédiatement opposable au discours ou au geste. Toutefois, si tant est qu’il faille, à force d’abstraction obstinée reconnaître l’éventuelle existence d’un silence authentiquement silencieux, d’un silence a-communicatif pur, nous ne pourrons objectivement taire le grand tumulte des silences que suscitent certaines de nos postures ou machinations quotidiennes.

De fait, pour autant que le silence s’avère souvent remarquable, objet d’attention, de conscience, chez soi et chez autrui, il cesse d’être silencieux et prend figure de parole ou de geste, se posant ainsi comme quelque manière d’expression. Nous nous demandons alors : comment garde-t-on le silence ? Ou plus prosaïquement, que dit-on quand on ne parle plus ? Et beaucoup de réponses de sourdre en nous pour suggérer que le silence peut être d’ignorance ou d’oubli, d’attente, de complicité ou de connivence, de respect ou soumission, de désaccord, de mépris, d’indifférence, d’agression…

Cette énumération pourrait être davantage étirée, tant est suffisamment riche notre quotidien, au risque de céder à la diversion par rapport a notre propos. En l’occurrence donc, le silence nous apparaît ostensiblement sous le signe d’un mode d’expression ; qui d’ailleurs en certains temps et lieux se présente purement et simplement comme un mode d’expression : ne continue-t-on pas encore aujourd’hui à tenir dans le cadre de cercles universitaires fermés, des séminaires de silence ? Sous ce rapport, nous nous trouvons en mesure d’inférer que garder le silence ne veut absolument rien dire, car le gardien du silence dit toujours relativement quelque chose. Et pour autant, apparaît manifestement la dérision, le néant que couve en l’occurrence le verbe « garder ». Et cela d’autant que celui qui ignore ou oublie suspend son silence, celui qui attend apprête son silence, le complice ou le connivent offre son silence, le respectueux ou le soumis réserve son silence, l’opposant arme son silence, le méprisant lâche son silence, l’agressif déclenche et tire son silence, l’indifférent méconnaît son silence.

Ainsi le silence différemment vécu et variablement distribué nous conduit à un degré plus élevé et plus riche du concept que nous nous en faisons habituellement ; à tel point que le silence comme tel, attitude vide et anonyme au prime abord, trouve désormais son contenu, son vrai signifié dans sa finalité profonde ou dans la motivation qui la suscite.

Ainsi légitime ou coupable, juste ou malveillant, le silence s’emploie « toujours » en quelque manière, à déployer un langage. Et loin d’être un néant ou une litote de pensée ou d’action, le silence se veut d’un statut plus profond et plus tutélaire que ledit où l’agi, pour autant justement que la pureté, la complétude et la suffisance de son vouloir-dire s’avèrent exclusives de tout trouble ou diversion éventuellement inhibiteur d’une profondeur de pensée ou d’une totalité d’état. Le mot ou le geste apparaît en l’occurrence comme incongru, voire indécent.

Il ne serait pas aisé, sans ce rapport de comprendre pourquoi les civilisations se sont très tôt entendues aux vertus cardinales du silence ; en ce que souvent tel rituel ou cérémonial silencieux se prête plus adéquatement à signifier l’intention publique, le sentiment collectif, que ne l’auraient fait mille mots ou mille gestes. Assurément, le silence reste suprême facteur d’unisson spirituel quand la parole cesse son tumulte et le geste son spectacle. L’épaisseur d’un silence peut en dire infiniment plus que la transparence d’un discours. Les Romains vivaient certains de leurs moments élevés avec une vénération du silence : ils utilisaient l’expression « linguis favere » – se taire – favoriser par des langues – pour prescrire le silence propice et nécessaire à leurs sacrifices religieux, circonstances absolues où la communion avec les dieux rejoignait la proscription de l’humaine parole.

Les peuples asiatiques, plus que tout autre, ont érigé le silence comme la forme majeure de la communication et de l’élévation spirituelle, au mépris de la parole trop terrestre et trop besogneuse pour participer de la contemplation pure. _ A travers l’esprit Zen le bouddhisme, par delà ses frontières de naissance, se place aujourd’hui à l’avant garde de la pensée planétaire, aux côtés d’autres courants et doctrines souvent non hostiles à l’intention de se ressourcer substantiellement dans le Zen-même. Cette forme de pensée métalogique, transdiscursive nous enseigne que la philosophie éternelle chez l’homme, hormis ses quêtes en questions utilitaires, réside dans l’aptitude de s’abstraire du monde terrestre, de sa propre masse corporelle, afin d’accéder à cette paix de l’âme retrouvant ainsi un milieu d’origine et son lieu non déchu et non déchéant d’évolution.

En Afrique traditionnelle, la parole, le geste, le discours alloplastique en général apparaît comme signe d’échange, indice de présence, de manifestation d’une vie communautaire et commerciale ; signe et indice qui deviennent parfaitement disfonctionnels quand entrent en jeu les grandes valeurs culturelles et civilisantes comme l’attention religieuse, le respect de la hiérarchie, la retenue décente et décisive du jugement, tout ce qui, en un mot, empêche l’homme de s’ériger comme individu – par opposition à la société et à l’ordre social, – comme sujet apte et voué à dire ce qu’il pense ou ressent, porteur, promoteur et défenseur d’un cogito indécent, souvent sécrété et subverti à la fois par une absence ou une insuffisance d’appartenance intégrale à la collectivité. Le silence en Afrique n’est donc pas silence d’ignorance hurluberlue, de timidité, de manque d’opinion ou de neutralité complice, mais valeur sociale d’existence privilégiant plus ce qui (se) tait pour bâtir que ce qui (s’) agite pour détruire, plus ce qui favorise la communication des esprits que ce qui désunit ou la subvertit.

L’Occident cependant, non moins imprégné d’une certaine philosophie du silence, a privilégié la parole comme mode de manifestation du savoir du pouvoir et surtout comme manière d’expression de la subjectivité, de ce que pense ou ressent le « je ». Et ce n’est pas par hasard qu’au sortir de l’obscurantisme féodo-médiéval et par dépit à l’égard des archaïsmes de la pensée scolastique, Descartes a assigné à la nouvelle philosophie, à la pensée naissante, son statut et sa méthode, à travers deux affirmations historiquement décisives.

– « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »

– « Je pense, donc je suis »

L’absence de hasard dans le surgissement ponctuel de cette nouvelle tournure de la pensée réside dans le fait de l’émergence contemporaine d’une nouvelle conception du rapport de l’homme au monde, la naissance d’une technologie hautement prométhéenne dont la vocation et le projet se ramènent à la seule et exclusive transformation, humanisation de la nature. Ce moment historique de l’Occident reste décisif dans sa culture et sa civilisation, si l’on sait que la désacralisation rationnelle de la nature et la démythologisation des cosmogonies engendrent un nouvel ordre d’humanisation, sécrète un nouveau type d’homme, celui du « bon sens », de la raison, de la subjectivité comme source, valeur et critère de vérité. De fait, pour l’Occident, la parole se présente et procède sur le mode d’un flambeau tourné vers les ténèbres extérieures, destiné à poser, à imposer un mode humain réglé sur les concepts, les limites, les possibilités, aspirations et clauses de la seule raison.

Sous ce rapport, la problématique de l’existence d’une philosophie africaine pourrait planter des jalons de développement à partir de cette dualité du silence perçu comme sous-discours ou pleine parole, par rapport au fait « philosophie ». De n’avoir pas parlé, peut-on conclure à une absence de pensée ?

Par ce qui précède, nous nous faisons progressivement à l’idée que par delà les tumultes et les clameurs de notre existence quotidienne, le silence vient donc conforter et varier le langage humain en lui assignant un statut plus élevé que la parole ou le geste.

A travers ce silence nous notons une adhésion du sujet à son mutisme, à sa retenue. Il y a donc pleine conscience et visée du silence.

Néanmoins tous les silences ne sont pas intentionnels, conscients ou visés pour eux-mêmes, à des fins plus adéquates ou plus expressives de communication. Il s’agit ici du silence en tant qu’il correspond à un non-dit, à un mutisme tapi derrière le geste ou le discours, sans pour autant s’avérer évidemment transparent ; perceptible au sujet lui-même. La perception de ce silence, la mise à nu de sa signification correspond à l’effort de dévoilement d’un non-dit, souvent indicible ou ineffable, tissé et focalisé dans les sentiments les plus secrets et les plus intimes de celui qui parle ou s’exprime. Donc il ne s’agit point ici du silence comme réalité voulue et consciente, souhaitée et visée, ayant intentionnalité manifeste et subtile de parole, de geste, d’attitude ou d’état ; il s’agit plutôt du mutisme sous-jacent, corrélatif et intimement solidaire à l’exprimé ; mutisme ignoré, occulté par le désir inavoué mais essentiel de paraître, d’apparaître autrement, désir lui-même souvent ignorant de l’être-en-réalité qui le fonde et le détermine.

Ce silence inconscient, plus que celui du tu, du suspendu, du caché, apparaît au fond comme silence du refoulé, de l’irréalisé, de l’oublié. Cette forme du taire signifie donc un silence actif, subrepticement tonitruant, animé du ramdam secret et indéchiffrable de nos pulsions, velléités, désirs, passions et tendances, tuf, substance et viatique du moi profond.

La linguistique, la psychologie, l’herméneutique en général ont tôt fait de soupçonner, derrière les apparences de comportements et langages humains, la présence, ou mieux, la persistance de tout un buisson affectif et cognitif, univers secret, arrière-boutique non livrée parce que moralement non livrable. Secrète, euphorique et complaisante ignorance nous éloignant de notre moi profond, ce monstre dans notre miroir que volontiers nous sublimons et dont nous nous détournons de la pensée par l’exutoire moins médusant du langage, de la mimique routinière commune et des schèmes de représentations institutionnels.

Ainsi la profondeur de la communication que suscite et alimente ce silence-complaisance-ignorance se situe dans la possibilité offerte à autrui de transpercevoir la personnalité profonde du sujet parlant ou agissant, de reconduire plus authentiquement et de réaliser plus pleinement le dialogue ; en opérant une véritable catabase vers le lieu d’où l’autre articule et vit réellement son discours. Car à proprement parler, on ne dialogue pas avec des chaînes discursives ou des architectures conceptuelles, mais plutôt avec une personne et sa personnalité, c’est-à-dire avec l’ensemble des vraies déterminations souterraines qui – fondent sa conduite, ses comportements et idées.

Les sentiments inavoués poussent très souvent les hommes à mettre habilement le langage banalisé au service d’une dissimulation mal intentionnée de leur nature profonde, leurs intimes motivations. Dans l’antiquité déjà, la rhétorique était l’art des sophistes et Protagoras ne cachait pas que « l’homme est la mesure de toutes choses » ; ce qui pour lui était une manière ouvertement, agressivement déclarée de dire que la quête de la vérité en tant que telle s’avère dérisoire et que reste seulement et authentiquement vrai ce que pense et sent le sujet. Plus critiques que Socrate détracteur principal des sophistes, Marx, Nietzsche et Freud, que Ricœur a très adéquatement nommés les maîtres du soupçon, ont chacun à leur façon prouvé l’inconsistance et souvent l’inanité du discours exhibé, par rapport a toute profondeur et toute pureté de ce qu’on n’a pas voulu livrer au grand jour. D’une manière générale, notre appartenance économique et sociale, notre volonté de puissance sur ce qui nous entoure, ou la veille têtue de nos pulsions refoulées, constituent pour la vie, en tant que celles-ci se veut toujours plus vivante, une solide raison pour faire de notre fin fond l’habitacle de la persistance aveugle et la signature indélébile d’un monde trop à nous (et à nous seuls), pour se laisser exhiber rendre vulnérable à travers le langage commun. Parler, ce n’est donc pas forcément communiquer, surtout quand la parole apparaît comme démonstration oratoire ou rhétorique, ou quand la parole se propose de parler justement pour n’avoir pas à parler. Ainsi dans la perspective d’une réelle étiologie et d’une éthique de la communication, la pensée dans sa vocation critique et heuristique doit mettre tous les moyens en œuvre pour élucider et mettre au grand jour les réalités secrètes et premières de l’humanité, en dépit des embages, oripeaux et déguisements qui pendant longtemps ont institué le contingent et l’essentiel en valeur ou cadre de vie. Religion, idéologie, culture, morale, politique, droit, relations humaines, bref tout ce dans quoi se tissent nos représentations habituelles, devient sujet à caution dans leur rapport à la critique, depuis que l’homme s’est laissé soumettre à un sondage plus radical – au sens biologique du terme – de sa nature et signification originelles. De surcroît, la biologie aujourd’hui, dans le sens d’un renforcement des courants critiques : et révolutionnaires comme la psychanalyse et le marxisme, présente ces performances convaincantes et expose des résultats positifs contribuant à clarifier, assainir la communication entre individus, à partir d’une revalorisation cognitive du capital générique de l’individu : certains troubles de comportement sont aujourd’hui aussitôt imputable à la structure des gènes du sujet. Ce qui impulse du sens et de l’envergure au concept qu’habituellement nous nous sommes fait de la communication. Ici en effet, intervient le phénomène de la psychopathologie qui requiert une franchise et une fluidité de la relation médecin – patient.

Nous savons tout jusqu’à quel point la biologie, égérie incontestée de notre vie affective et cognitive, reste d’un secours à la psychanalyse, et la sociologie dans leur intention commune à toutes trois d’instruire le drame du patient par la percée du profond silence qu’il manifeste, lequel silence, sous peine de trop en révéler s’il n’était pas, demeure imputable à quelque ordre ou autorité de censure ou répression résultant d’un compromis commode entre ou bien le patient et l’entourage, ou bien le patient et lui-même. Nous assistons là à une nécessité d’interpénétration cognitive et affective de l’analyste et du malade pour qu’au-delà des discours de fuite, de dissimulation ou de simulation chez le patient, il soit possible au traitant d’avoir un accès immédiat à la facture réelle du discours ou comportement pathologique. Ainsi par souci de profondeur et d’adéquation, cette relation d’intériorité nécessaire au psychanalyste par rapport à son patient se transpose et s’impose comme norme, critère du dialogue authentique dans le rapport de deux interlocuteurs quelconques, deux agents de communication confrontés, afin que les données du débat soient complètes, totales et plus heuristiques.

Finalement il y a comme, de part et d’autre, une préoccupation ardente à descendre dans le syndrome de fond d’où l’autre parle afin de pouvoir mieux maîtriser le discours adverse et en neutraliser les effets « négatifs ». Il y a donc là incontestablement l’installation secrète d’un type de relation psychopathologique entre communicants, lequel rapport veille plus férocement socle, au terreau des discours croisés qu’à la forme extérieure du signifiant ; lequel signifiant, rappelons ­ le, n’est forcément pas toujours, conscient de ce à quoi il renvoie réellement. Car les vrais mobiles de ce qui est considéré par nous-mêmes comme notre subjectivité affirmative plongent la conscience lucide dans un état profond et euphorique de dormance, afin d’être plus opérationnels dans leur nature et vocation à imposer l’unité profonde ou la profondeur unitaire du sujet.

A ce propos, il nous paraît opportun d’évoquer en l’occurrence le chapitre de l’ETRE et le NEANT qui traite la mauvaise foi comme attitude ambiguë apparemment, dans sa perception extérieure, mais univoque et franche au fond, dans son vécu.

En effet pour SARTRE, quand la foi se veut vraiment mauvaise, elle s’ignore se le voulant ; et à l’instar de la conscience qui dort, coupée de l’univers de la veille, la mauvaise foi ne peut rien comprendre ou voir d’autre que ce qu’elle veut et accepte, peut et reconnaît.

Ainsi chaque individu, sans l’avoir cherché, entretient avec soi-même ce rapport de mauvaise foi de sommeil complaisant sur sa profonde personnalité afin d’être plus supportable et à soi-même et aux autres. Des voix mystérieuses sourdent dans le tréfonds de chacun comme des appels secrets et lointains que nous font ces éternels moments de l’histoire tant évoqués par A. Malraux dans les Voix du silence. En effet Malraux y chante la grandeur et la prestance pondérale de ces gigantesques œuvres que l’Art a lentement et minutieusement façonnées dans la patience et l’opiniâtreté du temps, lesquelles œuvres constituent le capital décisif de la fondation des grandes civilisations l’âme et le viatique des peuples-repères. Ces sédimentations séculaires perçues, en majuscules comme substance des civilisations correspond, à ce qui en filigrane constitue chez l’individu la nappe de fond des déterminations inapparentes constitutives de sa vraie personnalité. Les civilisations sont de gigantesques individus avec des phantasmes de colosses ; et l’individu comme entité ontogénétique s’ancre dans un univers de phantasmes sur mesure, pour se spécifier, se typifier comme unité, unicité et univocité. Les peuples et les individus répondent et correspondent toujours en quelque manière à ces voix intérieures qui appellent même si elles ne sont pas toujours perçues dans leur présence ou leur activité. Ce qui signifie que les hommes et les peuples peuvent prendre des initiatives et des directions, poser des actes et adopter des comportements, tout en ne réalisant pas le lien de causalité que leur action entretient avec les mobiles secrets qui mettent en garde, arraisonnent ou autorisent, impulsent ou entravent, brident ou débrident.

A ce point d’avancée de notre argumentation, il nous semble être permis d’espérer que le silence foyer thématique d’une fécondité considérable, nous a quand même suffisamment livré d’arcanes pour être cerné et défini adéquatement.

Néanmoins, à y regarder de plus près, nous nous rendons compte que, imbus de méthodes d’approches pragmatico-empiriques, nous n’avons jusqu’ici instruit qu’un silence de type expérimental, temporellement inscrit et actif dans le passé et le présent de l’être du monde. Monde : concept labile, réalité incontournable, essence sans cesse nourrie de sa propre délégation, sa propre différence. Jamais de monde de hic et nunc mais toujours un monde pour. Assurément des voix appellent encore, et toujours, plus silencieuses et plus autoritaires que celles dont nous soupçonnons l’emprise et le diktat sur nous, notre, passé ou notre présent. Ce silence au-dessus de tout soupçon, c’est le mutisme angoissant de l’avenir, la réserve glacée et glaçante du monde qui obnubile son autre mondanité, la prochaine et les suivantes faces-phases de son développement.

En effet, voués au bavardage quotidien et journel, nous théorisons la trame des événements au fil du temps, et nous nous lançons à la recherche du sens. Le fait que nous utilisons une même langue, avec ses mêmes mots, ses mêmes schèmes et catégories, sa même grammaire, nous organise, nous règle et nous ajuste sur un vaste niveau moyen d’existence qui n’est pas sans rappeler la fameuse termitière de Nietzsche, à laquelle l’humanité semble inexorablement vouée. Ce caractère moyen, nivelé de l’existence est d’autant nécessaire à notre survie qu’il secrète une chaleur et une convivialité telles qu’elles nous laissent l’impression d’avoir un univers à nous, des cadres de vie et des valeurs propres.

Toutefois, pour précises et circonstanciées que paraissent nos morphologies, nos syntaxes et nos représentations, pour commodes et constructives que s’avèrent nos habitudes socio-linguistiques, il n’en demeure pas moins que ce qui est dit, écrit ou gesticulé nous plonge inconsciemment dans un lacis inextricable de malentendus, de quiproquo, dans ce que Heidegger a savamment nommé l’équivoque.

L’équivoque est justement le signifié de fond de notre langage quotidien en tant qu’il est apte à laquer nos pseudo-communications et nos moignons de compromis sous la coupe seyante d’une morphologie et d’une syntaxe cohérentes, harmonieuses. Assurément, nous utilisons les mêmes mots sans dire la même chose : nous disons les mêmes choses sans éprouver les mêmes sentiments ; nous nourrissons les mêmes sentiments sans avoir les mêmes sensations, et ainsi de suite, jusqu’à ce que chacun se retrouve avec son identité individuelle primitive de sensation de perception et cognition, devant la parfaite et abrupte inanité du langage avec son tumulte. Et le philosophe de surgir comme une « plante rare » en ce qu’il dit et nomme un monde nouveau, ponctuel dans son surgissement et éternel dans son déploiement. Et pour tardif que soit l’envol de la silhouette de Minerve, il y a du grand et du sublime qu’elle se lève quand même pour contourner, détourner ou ajourner de manière décisive ce même dans lequel nous nous débattons toujours pareillement, l’esprit de notre existence quotidienne, la médiocrité du sens sécrétant une sclérose du monde ; le monde, cet intime lit de Procuste où nous aimons à coucher avec la démesure, l’énorme, l’inconcevable ou l’absurde afin d’enfanter le calme et le tranquille, le rassurant et le vivable.

Nous voyons là jusqu’à quel point une attention sérieuse peut nous montrer les tufs voilés de la réalité que nous nommons monde. Et même si le langage avait une vérité de sens, de signification et de valeur dans le monde, il y aurait tort à se complaire trop hâtivement de cette connivence avec la réalité qui alimente et entretient notre convivialité de natifs et de résidents insouciants. Car un coup de sonde plus sagace nous révèle que nos litanies rassurantes, nos habitudes, principes, valeurs et institutions ne constituent pas l’authentique mondanéité du monde, la substance séminale de l’existence et du cours des choses. Aussurément, l’événementialité est infiniment plus complexe et plus énigmatique. Car plus d’attention à l’être même du monde nous conduit à un plus grand, plus total et plus muet silence, la retenue du monde même comme réserve jalouse de surprises, d’éventualités, de promesses.

En effet, pour riche, diversifié et animé que paraisse notre monde de tous les jours, il n’est en réalité qu’un pseudo-monde, par opposition a son autre aspect voilé, obnubilé, constituant la face néant de l’être ; néant non nul ou non inopérationnel mais seulement non encore actuel virtuel comme possible. Nos désarrois et inquiétudes face au temps, à l’avenir surtout, restent imputables ; ce profond silence du monde qui aujourd’hui de demain ne fait rien savoir, encore moins voir, et dont la prochaine livraison fait toujours l’objet d’appréhension, d’angoisse.

En vérité, c’est le temps qui est non seulement le lieu et le lien du dévoilement de l’être, mais aussi le lieu de son sens et de sa totalisation. Etre et temps se répondent et correspondent aussi longtemps que celui-ci trouvera son unique sens et rôle dans le port, le support de celui-là, et aussi longtemps que celui-là, s’effectuera dans la trame de celui-ci.

Le procès du monde s’effectue en effet sur le double registre du manifesté et du voilé, le temps étant le seul pourvoyeur et le seul témoin de la totalité mondaine. C’est pourquoi faute d’emprise sur le monde comme tout, nous nous accrochons à la sublime interrogation qui ne nous lâche ni ne nous lasse, celle de demander les déterminations et les apprêts de cet énigmatique – parce qu’incontournable – silence du monde. Lao Tseu s’est très tôt entendu au mystère de ce silence qu’il a, non sans génie, pris pour le grand néant d’où partent et où retournent toutes choses, ce lieu anté et post-mondain d’où s’expliquent et se définissent toutes choses.

Si donc le discours nous enjoint de demeurer dans le monde, de nous enraciner dans la terre, seule l’écoute détachée, le silence attentif peut nous permettre de scruter et d’instruire ce mutisme mystérieux du monde, et par delà cette (re) trouvaille de communier dans l’absolue connaissance de nous-mêmes et de l’univers. Dès lors ayant pris sur nous de déposer notre vieux nom d’« homme » et nous nommer (et oser nous regarder comme) « mortels », nous apprendrons à être moins bavards et plus attentifs, à écouter les rumeurs de ce grand silence qui circule dans le monde et la nature, et que Lao Tseu prenait pour la mère-même de l’univers. Là, et là seulement nous nous répartirons du langage, cette tunique de Nessus qui nous empêche d’inspirer en profondeur l’éther de la communion de l’unisson absolu des esprits qui nous fait communiquer dans l’Un.

A nous enjoindre au respect de ce silence oraculaire en nous soustrayant au bavardage et à l’équivoque, à nous élever à la sublimité de cette méta-communication en suspendant tous les langages, nous communions suprêmement au sein du logos originel, qui nomme et dicte toutes choses, qui diffuse le sens et fait l’Etre être.