Développement et sociétés

ANTHROPOLOGIE DE L’ART ET ESTHETIQUE

Ethiopiques numéro 39

Revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1984

 

Nouvelle Série volume II N°4

 

  1. E. Leach (1961) proposait naguère de « repenser l’anthropologie ». Un groupe d’anthropologues réunis autour de R. Needham (1971), conséquemment, entreprend de « repenser la parenté et le mariage ». Cette communication reprendra ce projet en le limitant à certains aspects de l’étude de l’art africain traditionnel. Needham prônait un recours explicite à la philosophie 1977. p. 17 et sv.) et en particulier à un thème des Recherches philosophiques de Wittgenstein dont les exégètes ont souligné l’importance : les prédicats ou termes de ressemblance familiale (FRP et FRT suivant l’usage de l’exégèse wittgensteinienne). Ainsi nous nous proposons d’utiliser ces notions pour examiner certains concepts dont l’anthropologie de l’art, en général, et l’étude des arts africains traditionnels, en particulier, peuvent difficilement faire l’économie.

Ce projet peut être introduit par une autre voie. L’ethnocentrisme est la faute toujours recommencée. Or la question de l’ethnocentrisme peut, à la suite de E. Durkheim et de P. Bourdieu (1973, p. 28 et 125-129), être posée en termes de prénotions ou anticipations. Depuis le Ménon de Platon, nous savons que toute recherche et toute connaissance sont impossibles sans préconnaissance ou une prénotion de leur objet. Mais lorsque l’objet de l’enquête appartient à une culture différente de la nôtre, la prénotion qui rend possible la recherche risque en même temps de la compromettre, parce que nous la prélevons dans notre propre culture. Mais si 1a nécessité même du recours aux prénotions engendre la permanence du risque d’ethnocentrisme) en contrepartie, un remède à l’ethnocentrisme peut être trouvé dans la critique de nos prénotions.

On pourrait nous opposer que les objets esthétiques ne courent pas ce risque, car ils se donnent immédiatement à nous, alors que ce risque naît du rôle médiateur des prénotions.

Mais on s’accorde aujourd’hui (E. Gombrich, 1960 ; R. Wollhein, 1968 ; N. Goodman, 1969, p. 7 et n.5) à rejeter cette conception de la relation esthétique : « une tradition persistante présente l’attitude esthétique comme une contemplation passive de l’immédiatement donné, comme une appréhension directe de ce qui se présente, pure de tout contamination conceptuelle, isolée de tous les échos du passé et de toutes les menaces et promesses du futur, exempte de tout esprit d’entreprise. Par des rites purificatoires de désengagement et de désinterprétation nous aurions à rechercher une vision primitive et non souillée du monde. Les fautes philosophiques et les absurdités esthétiques d’une telle conception ont à peine besoin d’être recensées… » (N. Goodman, 1972, p. 103). La relation esthétique mobilise un appareil anticipateur conceptuel et affectif oui, parce qu’il est culturellement déterminé, (M. .T. Herskovits, 1966), ne peut être soustrait à la critique.

Mais lorsqu’une telle critique des prénotions est entreprise, elle vise le plus souvent leur contenu de signification ; elle peut cependant s’orienter autrement et viser la forme logique même de ces concepts. Cette orientation n’est pas nouvelle en anthropologie de l’art : John Ladd (1975) traitant des « problèmes conceptuels relatifs à l’étude comparative de l’art », montrait qu’on ne peut ni ne doit requérir des définitions scientifiques rigoureuses des concepts d’art, d’artiste, d’esthétique, etc. C’est cette direction que nous prendrons avec les prédicats de ressemblance familiale.

 

  1. Le texte fondamental se trouve dans les Recherches philosophiques (1, §§ 65-77) (c.f. aussi Blue Book, p. 17-18). Etant donné un mot, – Wittgenstein prend « jeu » pour exemple, il lui correspond un concept et des choses particulières nommées et conçues. Wittgenstein oppose, à la façon traditionnelle de concevoir ces concepts, ce qu’il nomme les prédicats de ressemblance familiale. Pour formuler brièvement cette opposition, nous retiendrons les caractères suivants :
  2. a) Traditionnellement, on identifie les deux questions : que signifie le mot x ? et : qu’est-ce que x ? la réponse est une définition. A ces questions Wittgenstein substitue la question : dans quelles circonstances, dans quels contextes, emploie-t-on le mot x ?
  3. b) On exigeait de la réponse à la question : qu’est-ce que x ? qu’elle remplisse la conditions suivante : énoncer une propriété commune à tous les x particuliers ; cette condition était celle de l’universalité du concept. Or, selon Wittgenstein, lorsqu’il s’agit des jeux, ou d’objets relevant de l’éthique ou de l’esthétique, cette condition ne peut être remplie ; on ne peut découvrir une seule propriété commune à tous les jeux, par exemple. Comme il y a autre chose en cause que le seul mot, il faut découvrir autre chose qu’un concept commun.
  4. c) Le concept commun renvoie à une propriété commune a tous les particuliers qui sont ainsi unifiés et identifiés (cf. V, Goldschmidt, 1947, p. 40 ­ 44) ; il sont identiques en tant qu’ils possèdent cette même propriété et unifiés en tant qu’ils appartiennent à une même classe définie par cette propriété. Mais si tous les jeux sont bien unis sous le mot jeu, comme ils ne sont pas unis par une propriété commune, comment le sont-ils ? Par des prédicats de ressemblance familiale. Cette liaison peut être caractérisée par le diagramme suivant (R. Bambrough, 1966, p. 189) :

 

e             d             c              b             a

A             A             A             A             B

B             B             B             C             C

C             C             D             D             D

D             E             E              E             E

Dans ce diagramme, les majuscules désignent les propriétés caractérisant un objet et les minuscules à la fois ces divers objets particuliers relevant d’un même terme et la propriété qui leur manque (A manque à l’objet a, etc.) . Si aucune des propriétés n’est commune à tous les objets, chacun possède trois propriétés en commun avec son successeur dans la série, deux avec le successeur de son successeur, etc. , mais ce ne sont pas toujours les mêmes. L’unité de la série est assurée par sa continuité, c est-à dire de proche en proche, par des identités qui, dans la perspective de la logique traditionnelle, seraient tenues pour partielles et insuffisantes. A ces identités partielles convient mieux le nom de ressemblances familiales, en ce qu’elles groupent les particuliers comme les membres d’une famille, et non comme des éléments appartenant à un même ensemble. Wittgenstein souligne, au moyen d’un paradigme (Rech Phil.. § 67 ; Brown Book, p. 87), que la continuité de la série est assurée : chacune des fibres d’une corde n’a pas besoin de parcourir celle-ci en toute sa longueur pour qu’elle soit solide.

  1. d) Les concepts communs sont des concepts à frontières nettes : on doit pouvoir toujours décider si un particulier peut être subsumé sous un tel concept. Mais ceci n’est pas toujours possible et ne l’est pas dans les cas où les objets sont unis par ressemblance familiale. Si le vague est l’absence de frontières bien définies, tout FRP est vague ; ce qui ne veut pas dire que tout prédicat vague soit un FRP (Raggio, 1970, p. 210).
  2. e) A ces deux types de prédicats correspondent des types de classifications différents. Comme ce point touche directement nos préoccupations, nous nous y étendrons quelque peu.
  3. Ce que Mauss et Durkeim (1903) ont appelé les « formes primitives de classification » est l’objet d’un renouveau d’intérêt (V.W. Turner, 1972, p. 67). Cette question n’intéresse pas seulement l’étude de la pensée, mais aussi celle des arts des sociétés sans écriture J. Laude 1966 et 1973), ne serait-ce que parce que ces arts ne sont pas coupés de cette pensée. Il convient de distinguer plusieurs cas. D’abord l’enquête de terrain livre certaines de ces classifications : il s’agit alors de comprendre les démarches de pensée qui y sont à l’œuvre et de tenter de les utiliser pour classer les objets artisanaux qui ont bien entendu, la même origine ethnique. Mais nous sommes loin de disposer dans tous les cas de telles données et, en leur absence, il nous faut en utiliser ou en forger d’autres, car nous nous résignons difficilement à ne pas classer, un ordre imparfait ou inadéquat valant mieux pour nous que pas d’ordre du tout. Enfin, dans certaines circonstances, il est très probable qu’aucune enquête de terrain ne nous permettrait de recueillir des classifications autochtones. Celles-ci n’ont pas cours hors du groupe où elles sont observées ; d’un autre côte, nous regroupons constamment des objets ou d’autres éléments culturels en des ensembles qui n’ont ni signification ni réalité dans un groupe africain traditionnel. Tel est le cas de l’art africain, de l’art de l’ Afrique transsaharienne, et, a fortiori, de l’art de la Côte d’Ivoire, ces ensembles étant déterminés par notre géographie ou par la colonisation. Notons, en passant, que la question très actuelle, de la « philosophie africaine » soulève une difficulté de ce genre (Hountondji P.. 1976) : il ne semble pas que dans un tel emploi, « africain » ait eut un sens dans une culture traditionnelle, ni qu’il soit, pour des Africains occidentalisés ou des Occidentaux, un terme à frontières nettes. Cette remarque vaut aussi pour les classifications fondées sur des données historiques ou linguistiques (Bravmann, 1970). Nous sommes donc fréquemment conduits à forger des classifications que nous savons inadéquates. Mais toutes ne se valent pas et demeure la question de leur choix.

 

Nous allons maintenant tenter de mettre en lumière une certaine parenté entre les classifications par séries correspondantes, étudiées par Mauss et Durkheim et qu’on retrouve, par exemple, chez les Dogons (M. Griaule, 1966, p. 210-211 et J. Laude, 1966, pp. 266-267), et les FRP, en considérant leur relation aux principes d’identité et de non­contradiction.

Nous prendrons appui sur cette parenté pour nous permettre de faire intervenir les FRP dans l’examen critique d’une classification intervenant dans une réponse récemment proposée à la question de l’authenticité.

  1. Au sujet des classifications par séries correspondantes. P.Bourdieu (1972, p. 217) écrit : « La pratique rituelle opère une abstraction incertaine qui fait entrer le même symbole dans des relations différentes par des aspects différents ou qui fait entrer des aspects différents du même référent dans le même rapport d’opposition : en d’autres termes, elle exclut la question socratique du rapport sous lequel le référent est appréhendé (forme, couleur, fonction, etc.), se dispensant par là de définir en chaque cas le principe de sélection de l’aspect retenu et, a fortiori, de s’obliger à s’en tenir continûment à ce principe ».

Si l’on transpose cette remarque des classifications par séries correspondantes aux prédicats à l’œuvre dans ces classifications, on retrouve l’un des caractères opposant les FRP aux concepts communs. D’un côté, l’unification du divers, par appartenance à une même classe, se fait au moyen d’un prédicat commun définissant cette classe en compréhension ; l’exigence d’identité est maintenue et l’on peut recenser tous les particuliers en visant cette propriété, en les considérant « sous le même rapport ». Les FRP, de l’autre côté, sont indifférents à cette exigence : les divers couples de particuliers voisins sont reliés par des propriétés qui diffèrent d’un couple à l’autre. Ainsi le cousin Jules ressemble au cousin Paul par la couleur des yeux et au cousin Pierre par la forme du menton (pour reprendre des déterminations citées par P. Bourdieu), mais Pierre et Paul peuvent ne se ressembler ni par la couleur des yeux, ni par la forme du menton ; ils se réunissent dans la même famille par deux ressemblances, différentes, à Jules. C’est ainsi la raison pour laquelle la ressemblance familiale, qui est symétrique et réflexive », n’est pas transitive, ce qui l’empêche de constituer des classes d’équivalence et d’être utilisée comme relation de base d’une définition par abstraction » (Raggio, 1970.p. 203). La formule de P. Bourdieu « le rapport sous lequel » le référent est appréhendé, n’est rien d’autre qu’une clause du principe de non-contradiction ; on la trouve pour la première fois, assortie de sa justification, dans un passage de la République (IV, 436 c – e) de Platon et elle est présupposée par la définition socratique. L’indifférence à cette clause est donc indifférence au principe de non-contradiction.

Cette parenté entre séries correspondantes et FRP n’est sans doute pas fortuite, s’il est vrai que, d’une part, la pensée « sauvage » n’est pas l’apanage exclusif des « primitifs », mais aussi et encore notre fait, et que, d’autre part, avec les FRP en particulier, Wittgenstein entreprend une « analyse du langage ordinaire » (G. Granger 1973, p. 998). Car par quel autre langage que l’ordinaire serait véhiculée notre pensée sauvage ?

Pour suggérer l’utilité de telles remarques sur les procédures de pensée, nous rappellerons la question posée par Roy Sieher (1973. p. 425) : étant donné, d’une part, « un type d’individu particulier chez les Gola qui est immédiatement reconnaissable dans les termes de notre conception de l’artiste » et, d’autre part, des sociétés dans lesquelles l’esthétique et ou les artistes et même l’art, tels qu’on les définirait en termes occidentaux sembleraient ne pas exister… pouvons – nous établir une continuité de l’art au non­art (et concurremment de l’artiste au non-artiste, de l’esthétique à la non-esthétique) à l’intérieur de laquelle nous pourrions, mettre à sa place chaque société à mesure qu’elle est étudiée » ?

  1. La question de l’authenticité a récemment fait l’objet d’une discussion importante, lancée par J. Cornet (1975), dans la revue African Arts. La contribution de F. Willett (1976) nous retiendra particulièrement, car tout se passe comme si cet auteur tendait à construire une classification au moyen de FRP, mais y tendait seulement, aucune référence n’étant faite à Wittgenstein et la construction logique demeurant incomplètement thématisée.

D’entrée de jeu, F. Willett pose la question de l’authenticité en termes de classification ; il récuse la « dichotomie… entre authentique et faux » qui lui paraît une « simplification grossière », car « nous sommes face à un continu plutôt qu’à une dichotomie. On peut tenter de découper ce continu en catégories séparées, mais on trouve toujours une chose qui ne rentre pas tout à fait dans les catégories qu’on a établies » (p. 8).

A cette dichotomie,l’auteur substitue une série de 9 catégories, dont la première caractérise l’authenticité indiscutable et la dernière le faux indubitable. Cette série passe ainsi de l’authentique au non-authentique, comme, dans la question de R. Sieber, on passe de l’art au non-art ; dans les termes de la logique aristotélicienne, elle nous fait sortir du genre initial vers un autre genre. Mais on ne peut diagnostiquer une telle sortie hors du genre que si les catégories sont constituées par des concepts communs ou génériques à frontières nettes.

Or les données empiriques sont rebelles à des concepts nettement délimités. En réalité, on ne peut découvrir de frontière nette, ni entre les catégories extrêmes, ni, ayant introduit des médiations entre ces extrêmes, entre deux intermédiaires voisins, puisqu’on trouve toujours une chose à la place où passerait la frontière, ce qui interdit de tracer la frontière autrement que par coup de force et requiert l’élaboration d’un nouveau terme médiateur. C’est pourquoi la dichotomie authentique ­faux n’est qu’une « grossière simplification » ; elle est doublement inadéquate, appliquant des concepts discontinus à une réalité continue, – or le continu est moins simple que Je discontinu, et ne retenant que les extrêmes d’une série, comme si les intermédiaires n’existaient pas. Suivant cette ligne de pensée, les concepts qui constituent la série doivent être aussi peu discontinus que possible : « toutes les classes d’un système classificatoire passent invariablement les unes dans les autres » (p. 8).

Passant de ces remarques générales à l’art africain, F. Willett propose la série suivante qui comprend neuf termes que numérotons :

« Les œuvres (I) les plus évidemment authentiques, sur lesquelles tout le monde s’accorderait, sont celles qui sont faites par un Africain, afin d’être utilisées par son propre peuple et ont été ainsi utilisées. Cette catégorie peut cependant être subdivisée, parce que les pièces ainsi faites et utilisées peuvent être d’une qualité esthétique supérieure (Ia), moyenne (Ib) ou inférieure (Ic). Un peu plus bas sur l’échelle se place (II) une œuvre faite par un Africain pour être utilisée par son propre peuple, mais achetée, avant l’usage, par un étranger. Vient ensuite (III) une sculpture faite par un Africain dans le style traditionnel de son propre peuple pour être vendue à un étranger ; ensuite (IV), faite par un Africain dans le style traditionnel sur commande d’un étranger puis (V) une sculpture faite par un Africain, qui est une pauvre imitation du style traditionnel de son propre peuple. Pour la vente à un étranger : (VI) faite par un Africain dans le style d’un autre peuple africain (quoiqu’elle puisse être bien faite) pour la vente à un étranger ; (VII) faite dans le style d’un autre peuple africain, mais mal faite, pour la vente à un étranger ; (VIII) faite par un Africain, dans un style non-traditionnel, pour la vente à un étranger ; finalement (IX) nous avons les œuvres faites par un étranger, c’est-à-dire par un non Africain, pour la vente à d’autres non-Africains, mais se faisant passer pour africaines ; celles-ci, à l’autre extrémité du continu, sont des faux indiscutables » (p. 8).

  1. Cette classification est mi-empirique, mi-systématique. Elle entend manifestement respecter la richesse et la continuité des faits et se garder de les simplifier ; elle combine, d’autre part, un nombre défini de caractères, sans pourtant constituer une combinatoire systématique et complète. Car toutes les combinaisons possibles des caractères retenus ne sont pas mentionnées. Soit, par exemple, le masque tshifwebe des Songye. J. Cornet (1975, p. 55) nous apprend que « sur le conseil d’un commerçant européen aux goûts éclairés, un atelier local s’est établi il y a vingt ou trente ans, qui commence à accentuer encore davantage les volumes caractéristiques des masques, donnant ainsi naissance à une catégorie entièrement nouvelle… L’étroite similitude des techniques de sculpture, la beauté presque infaillible des proportions la décoration uniformément vieillie, le perçage soigneux des trous pour le collier de fibres (ou parfois même l’absence de tels trous) tout désigne un centre commercial unique dont l’intention commerciale est hors de doute. Néanmoins ce nouveau type de masque a laissé sa marque sur les mesures authentiques de la société tshifwebe ».

Aucun de ces deux types n’entre exactement dans l’une des catégories de F. Willett ; davantage : on ne peut même les placer entre deux catégories voisines ; tout se passe comme s’ils court-circuitaient la série hiérarchique. Le type commercial est apparenté à la fois au type IV, de F. Willett, étant fait par un Africain, dans un style quasi traditionnel sur commande (et suggestion) d’un étranger induisant des innovations traditionnelles par l’esprit et l’aspect, de sorte que le produit était destiné à se faire passer pour traditionnel et y est parvenu. Mais où placer le type authentique ayant subi l’influence du précédent : il semble proche à la fois des deux extrêmes de la série de Willett.

De tels exemples montrent en même temps le bien-fondé des intentions de F. Willett et les lacunes de leur réalisation, – lacunes qu’un développement du caractère combinatoire de la série pourrait au moins partiellement combler.

Considérons de plus près la constitution de cette série. Un certain nombre de caractères sont posés. Le premier terme de la série les possède tous ; ils disparaissent un à un, et chaque fois, un caractère nouveau remplace celui qui disparaît. Tous les caractères initiaux disparaissant, le dernier terme de la série n’a plus aucun caractère commun avec le premier ; mais comme ils ne disparaissent qu’un à un, la continuité est assurée de proche en proche. Cet emploi place ces caractères du côté des FRP.

Quels sont maintenant ces caractères initiaux et comment sont-ils remplacés ?

Ils concernent : 1°) le producteur, 2°) le commanditaire, 3°) l’usager, 4°) l’usage, 5°) un rapport entre le producteur et l’usage : au moment de la production, le producteur prend l’usage pour fin, c’est-à-dire conçoit à l’avance la fonction de l’objet ; 6°) un rapport entre le produit et l’usage : l’objet est bien produit en vue d’un usage possible, mais il peut ou non être effectivement utilisé comme prévu ; on distingue ainsi usage prévu ou possible et usage effectif ou réel ; 7°) un rapport entre l’usage et la forme : produire l’objet en vue de tel usage c’est lui donner une forme adaptée à cet usage, une forme fonctionnelle ; comme l’usage, cette forme fonctionnelle est traditionnelle et constitue un style. Mais elle est plus ou moins bien adaptée, d’où le caractère de conformité au style traditionnel.

Il est clair que tous ces caractères n’expriment pas autre chose qu’une conception fonctionnaliste de l’art, ce qui est le premier présupposé de cette classification.

Or, ce présupposé est commun à tous les termes de la série : le faux parfait a encore une fonction et une forme fonctionnelle : sa forme est même doublement fonctionnelle, expression de la duplicité du bon faux : elle imite la forme fonctionnelle authentique et elle sera d’autant mieux vendable que cette imitation sera plus efficacement trompeuse. Ainsi se réintroduit un caractère commun. Or, il n’est pas sûr que ce présupposé soit recevable. Nous nous contenterons d’un argument. La théorie fonctionnaliste de l’art prend ici une forme plus proche de notre façon de concevoir le fonctionnalisme que du fonctionnalisme traditionnel. La série de Willett est hiérarchique : or, c’est le caractère africain du producteur qui disparaît le dernier, qui résiste donc le plus longtemps, recevant ainsi, bien qu’implicitement, une valeur prépondérante. De même, ce sont deux caractères affectant la production (producteur africain et intention de produire pour un usage interne au groupe) qui suffisent à assurer la seconde place à un objet. Or , c’est sous sa forme moderne que la théorie fonctionnaliste de l’art, sans doute sous l’influence des théories modernes de la création, privilégie la production aux dépens de l’usage et de l’usager.

La substitution des caractères nouveaux aux caractères initiaux se fait en trois temps, par triades. Le producteur et l’usager sont successivement des autochtones, des membres d’un autre groupe africain, des non-africains. F. Willett utilise ainsi des trichotomies et non des dichotomies, dans la ligne de pensée qui lui fait condamner la dichotomie du faux et de l’authentique. Mais ce n’est qu’en apparence, car ces trichotamies sont en réalité constituées de deux dichotomies dont la seconde est subordonnée à la première. On peut en effet les formuler comme suit : africain ou non-africain et africain autochtone ou non autochtone. Or, les deux dichotomies sont aussi tranchées et nettes qu’il est possible, puisqu’elles sont des alternatives strictes entre un concept et sa négation. On décèle donc l’intervention de classes ou de concepts dont les frontières communes ne sauraient être plus nettes.

De plus ces triades, elles aussi sont hiérarchiques. Ce gui est intégralement autochtone l’emporte sur ce qui ne l’est pas intégralement. Se révèle ici un second présupposé : la conception de l’art africain comme l’art tribal qui soulève au moins deux difficultés. D’abord la distinction tranchée entre styles tribaux semble impliquer que le concept de tribu soit un concept à frontières nettes ; il n’est pas impossible qu’on ait au contraire affaire à un FRP. Ensuite l’aspect hiérarchique des triades revient à valoriser ce qui est intra-tribal et dévaloriser ce qui est inter-tribal. Or, l’ouvrage de R. Brawmann, Frontières ouvertes (1973), s’oppose à une telle dévalorisation ; les frontières sont ouvertes, entre les tribus, entre les styles. Mais si les frontières ne sont ni fermées, ni nettes, entre les tribus, entre les styles, entre les classes d’objets, peut-on encore leur appliquer des concepts à frontières nettes. Comme le premier, ce second présupposé agit donc dans un sens opposé à l’intention déclarée du classificateur.

  1. Pour finir, il n’est pas dénué d’intérêt de remarquer que la méthodologie de l’histoire rejoint ici celle de l’anthropologie. Prenant pour exemple les termes de « révolution » et de « ville », P. Veyne (1971) écrit : « le concept n’a pas de limites précises… la « révolution », la « ville » est faite de toutes les villes et de toutes les révolutions déjà connues et attend de nos expériences futures un enrichissement auquel elle demeure définitivement ouverte »(p. 162). Et encore : « on ne se sert de certains caractères qu’autant qu’ils suffisent à la distinction, mais de nouvelles observations en feront disparaître quelques-uns et en ajouteront d’autres, de telle sorte que le concept n’est jamais renfermé dans des limites sûres » (p. 163). Bien que P. Veyne, dans ce contexte, ne cite pas Wittgenstein, tout se passe comme s’il illustrait le thème des FRP. Une telle convergence entre histoire et anthropologie n’est pas fortuite : pour certains historiens et anthropologues, et non des moindres, il n ’y a pas de différence radicale entre les deux disciplines.

En résumé, les FRP sont capables de nous aider à rectifier au moins une part de l’appareil conceptuel dont nous ne pouvons nous passer et, dans certains cas, de mieux lutter contre l’ethnocentrisme. Nous avons souligné nos emprunts, dans l’intention de gagner en solidité ce que nous perdions en originalité. L’ apport pourra paraître mince, mais, nous dit encore Wittgenstein, « il est difficile de ne dévier qu’un peu d’un vieux système de pensée » (cité par R. Needham, 1977, p. 19).

TRAVAUX CITES

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