Culture et civilisations

PSYCHIATRIE MODERNE ET THERAPEUTIQUES TRADITIONNELLES

Ethiopiques numéro 2

Revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1975

L’intérêt actuel des Africains pour les thérapeutiques traditionnelles africaines procède d’une double motivation :

L’une d’ordre économique (inventaire et utilisation des ressources naturelles ou culturelles) ;

L’autre d’ordre psychologique ou politique (revendication ou affirmation d’une identité individuelle, culturelle ou politique, affirmation de sa ou de ses propres valeurs).

Cet intérêt est soutenu par les organismes internationaux et par les chercheurs occidentaux. Les motivations peuvent alors être différentes, selon les positions individuelles : aide ou participation au développement, curiosité, recherche théorique, enrichissement personnel…

Pour ce qui concerne la psychiatrie – et nous nous limiterons ici à la psychiatrie – il faut dénoncer un malentendu que l’énoncé du titre pourrait accréditer, malentendu qui est généralement très répandu ; c’est pour cela qu’il faut s’en expliquer.

Tout d’abord, qu’est-ce que la psychiatrie moderne ?

Il est difficile de donner une définition correspondant à la totalité des conceptions et des activités psychiatriques actuelles, même en se limitant à la psychiatrie des cultures occidentales. La diversité des écoles, voire l’opposition fondamentale des conceptions et partant des attitudes à l’égard de la maladie et du malade, conduirait à en décrire les différents aspects pour une définition exhaustive. Il sera suffisant de dire que l’un des aspects, considéré comme très moderne, en est l’aspect médical : c’est-à-dire que le psychiatre dans cette option devient un spécialiste médical, que la maladie mentale est une maladie du système nerveux, et que la thérapeutique est médicamenteuse (drogues, neuroleptiques, tranquillisants). Cette réduction de la folie à la maladie mentale, en privilégiant sa dimension biologique, l’ampute de sa signification individuelle et sociale. Et c’est en général ici que s’opère le malentendu qu’il faut dénoncer. La maladie mentale est guérie par le médicament. Les thérapeutes traditionnels, c’est-à-dire les guérisseurs, ont des recettes, des produits, généralement des plantes qui guériraient la maladie mentale. Autrement dit, par rapport à cette psychiatrie moderne biologique, le guérisseur se situe avec ses médicaments (garab en Wolof) qui sont peut-être efficaces, plus efficaces que les drogues occidentales. D’ou l’intérêt très précis de lui faire partager sa connaissance, livrer ses recettes ou ses secrets et cette déduction que tout le monde – c’est-à-dire les psychiatres – appliquant les mêmes recettes, pourra guérir.

L’histoire des dérivés de Rauwolfia Serpentina, « l’herbe aux fous », utilisés aux Indes depuis très longtemps, témoigne de la possibilité de trouver, parmi les plantes et les arbres, des extraits susceptibles d’avoir une action sur le système nerveux (sédative, stimulante, euphorisante, voire antipsychotique dans le sens donné à l’action des neuroleptiques). Ces dérivés ne sont pas utilisés aujourd’hui et la psychopharmacologie se développe à partir des produits synthétiques, dont l’action est plus facile à doser, à contrôler.

Le guérisseur, tous les guérisseurs, utilisent plus ou moins des produits végétaux : feuilles, écorce, racine, broyés, préparés en des mélanges plus ou moins complexes, administrés sous forme de poudres ou de décoctions qui seront plus souvent utilisées en ablutions. La plupart des guérisseurs que nous connaissons, sans aucune réticence, sont prêts à livrer leurs connaissances concernant l’abondante pharmacopée utilisée, au Sénégal ou ailleurs. Mais ils ajoutent : « la plante n’est rien par elle-même ». Elle n’est que le véhicule d’un pouvoir, le pouvoir d’agir sur les agresseurs qui ont provoqué la maladie. Sans ce pouvoir que possèdent les guérisseurs, et qu’ils transmettent rituellement à la plante à découvrir. Alors véhicule d’une mauvaise force,la plante peut être néfaste, se retourner contre le patient ou le guérisseur. Autrement dit, l’efficacité de la cure ne se situe pas au niveau biologique ; il n’y a pas de secrets matériels à découvrir. Il n’est pas utile, par un travail long et coûteux, d’explorer la vertu des plantes et des arbres pour l’utiliser sous des formes cliniquement contrôlables, voire même en infusion comme les « simples » de nos grands-mères. Les drogues synthétiques font mieux. La conclusion serait alors : « Les thérapeutiques traditionnelles ne peuvent rien apporter à la psychiatrie moderne » ; et le malentendu serait dissipé.

Mais la richesse des thérapies traditionnelles africaines se situe précisément ailleurs, à d’autres niveaux d’organisation ou de compréhension de la maladie mentale que le niveau biologique : niveaux psychologique, sociologique, mythique ou religieux. Le secret du guérisseur, c’est d’opérer à ces niveaux. Peut-on parler ici de psychiatrie moderne ? L’histoire de la folie dans le monde occidental montre bien que ces niveaux ont été tour à tour considérés ou rejetés. Aujourd’hui encore, selon les écoles, ils sont valorisés ou minimisés. L’aspect religieux a été depuis longtemps oublié.

Ce que nous proposons ici pour articuler les deux termes : psychiatrie moderne et thérapeutiques traditionnelles, c’est : d’une part, une comparaison schématique dans une perspective pratique entre la conception de la maladie mentale dans les cultures africaines et la culture occidentale, conception qui détermine l’action thérapeutique ou le comportement des autres à l’égard du fou ; d’autre part, une interprétation dynamique de la cure traditionnelle, en utilisant les concepts et les théories de la psychopathologie occidentale. La richesse de la psychiatrie traditionnelle, ses variations ethniques, son évolution passée et actuelle, ne permettent pas d’en maîtriser la substance pour un inventaire qui serait complet. Tout au plus peut-on, de cette substance, dégager l’essentiel ; ce qui nous est apparu essentiel avec la part de subjectivité liée à l’expérience individuelle.

Les représentations des maladies mentales

L’être humain est fragile, il est menacé. Il est plus fragile à- certaines époques de son existence, en particulier lorsqu’il change de statut social ; il est menacé par les autres ou par les esprits qui le guettent, surtout quand il est vulnérable. Sa force est celle du groupe, elle implique l’intégration sécurisante dans le groupe et l’obéissance – ou mieux le respect – des règles du groupe, de la loi sociale ou religieuse. Celui qui s’en écarte perd sa force, il peut être attaqué ou rappelé à l’ordre.

Cette situation confusément perçue, mais toujours vécue, s’articule avec une série de représentations de la maladie mentale. On pourrait aussi parler de modèles ou de théories explicatives plus que de croyances, terme à contenu péjoratif.

D’une façon générale, la maladie mentale n’est pas le résultat d’une situation qui implique l’individu dans son organisation personnelle, face à un événement ou un environnement qui opère sur cette organisation personnelle contraint à la maladie ou détermine une existence pathologique. L’environnement immédiat, historiquement déterminant de la personnalité de l’individu malade, n’est pas davantage concerne dans la genèse de la maladie.

La maladie vient d’ailleurs. Cet ailleurs peut être considéré comme le médiateur qui voile ce qui ne peut être directement révélé. Quels que soient les groupes ethniques ou les systèmes religieux, la maladie mentale est considérée comme étant le résultat d’une agression dirigée contre l’individu malade ou contre le groupe auquel il appartient. Les changements sociaux apportés par le modernisme ou les religions importées n’ont pas encore affecté sérieusement ce modèle primaire. Bien que parfois, ou même assez souvent, selon l’appartenance sociale, il ait fait appel à la notion vague de maladie due à une cause naturelle, il reste que les représentations définissant les modalités de l’agression sont toujours très actives, référence commune au malade, à l’entourage et aux guérisseurs.

Ces modalités peuvent schématiquement être réduites à deux : l’individu est agressé par un autre individu ou par un esprit, c’est-à-dire un être existant, pouvant se matérialiser, appartenant généralement à un système religieux.

Pour ce qui concerne les cultures sénégalaises, l’agression par un individu est mise en forme essentiellement selon deux systèmes : la sorcellerie-anthropophagie et le maraboutage. L’agression par les « esprits » fait référence soit aux religions traditionnelles africaines (c’est le cas du système Rab [1] dans les ethnies Lébou et Wolof) ; soit des religions importées (c’est le cas de l’agression par les Djinné [2] ou les Seytané [3] pour la religion islamique. Ces explications de la maladie mentale se retrouvent, sous des tonnes semblables, dans beaucoup de sociétés africaines, sinon dans la plupart ; les appellations peuvent changer, mais ce qui est important pour notre propos, c’est la Constance de la projection sur un agresseur désigné, reconnu par tous, de la cause de l’angoisse ou de la maladie.

Ces modèles de représentation de la maladie mentale lui donnent un sens et la situent dans l’ordre de la compréhension, par opposition à l’ordre de l’explication des modèles biologiques. Il s’en suit que le malade porteur de sens, est un individu qui est écouté et dont le message (la maladie) doit être décodé ou mis en forme dans le langage symbolique des systèmes de représentation, langage commun à tous les individus appartenant au même groupe social.

Les différentes classes de modèles traditionnels seront brièvement rappelées [4] :

L’agression par un être humain vivant, appartenant plus ou moins étroitement à la communauté du malade, se fait directement (sorcellerie-anthropophagie) ou par l’intermédiaire d’un médiateur qui utilise, par des procédés magiques, les forces profanes ou sacrées (maraboutage).

La Sorcellerie – anthropophagie (witchcraft) implique un sorcier (döm en Wolof), sorcier qui peut être n’importe qui, ne se différenciant par aucune caractéristique apparente des autres membres du groupe, et une victime, le malade. L’attaque par le sorcier- anthropophage est en général brutale, sidérante, visant la mort de la victime par dévoration symbolique. S’il n’y a pas mort, c’est la maladie mentale avec généralement charge anxieuse massive. Tous les individus peuvent être attaqués par les sorciers-anthropophages ; tous peuvent être sorciers-anthropophages, bien que le système ait plus ou moins tendance à se localiser en impliquant l’hérédité (les enfants de femmes-sorcières sont sorciers ; les enfants d’hommes-sorciers sont seulement voyants, c’est-à-dire peuvent voir ce que les autres ne voient pas et en particulier reconnaître les sorciers), ou en désignant comme sorciers les étrangers au groupe.

Lorsqu’un malade est reconnu, par la famille et le guérisseur, victime de l’attaque par le sorcier, le procédé curatif consiste à designer le sorcier pour lui faire lâcher sa proie. Lorsque le sorcier (d’abord soupçonné, puis désigné par un consensus impliquant malade, famille et guérisseur) avoue, la maladie cesse. L’aveu correspond au désir, de la part de l’agresseur désigné, de se soumettre à l’accord du groupe. L’agressivité est en quelque sorte expulsée de la communauté.

Le système maraboutage est plus complexe, moins archaïque. Entre l’agresseur et l’agressé, un médiateur est introduit : le marabout [5]. Ce qui est visé par le travail du marabout (ligueey en Wolof) à la demande d’un client, c’est l’obtention d’avantages au détriment d’un autre, éventuel compétiteur. L’autre, l’agressé, est diminué dans sa force physique, intellectuelle ou sexuelle, ou dans une des composantes de sa personnalité. Cette diminution peut aboutir à la maladie, en particulier à la maladie mentale qui peut prendre des formes très diverses, mais qui n’a pas généralement la brutalité et les manifestations violentes d’angoisse de l’attaque par les sorciers-anthropophages.

La thérapeutique traditionnelle consiste ici, non pas à découvrir l’agresseur, mais à défaire le travail du marabout, intermédiaire entre l’agresseur et l’agressé. Le malade s’adressera à un marabout, lequel peut seul diminuer l’action d’un autre marabout par des pratiques magiques, utilisant ou non les puissances religieuses.

L’agression par un esprit fait référence à la loi religieuse, reconnue comme loi du groupe.

Dans le système rab, l’agresseur est le rab, c’est-à-dire le garant de la loi et de la tradition, représentant à la fois l’ancêtre et l’esprit avec lequel l’ancêtre fondateur a fait alliance.

Les rapports entre le malade et le rab sont variables : les fonctions spatiales respectives vont de la persécution à distance jusqu’a la possession totale, c’est-à-dire la prise de possession par le rab du corps et de la personne du malade, en passant par des positions intermédiaires : vision intermittente du rab, proximité plus ou moins permanente, pénétration partielle, cohabitation dans le corps de la victime. Les modalités pathologiques sont aussi variables ; ce qui est visé par le rab n’est pas la destruction de 1’individu, la mise à mort physique, mais un malaise suffisant pour lui rappeler la loi. Le rab est mécontent, il se manifeste en persécutant ; les symptômes prennent volontiers une coloration somatique.

La thérapeutique consiste à rétablir, par des procédures symboliques plus ou moins complexes (dont le rite du Ndöp), l’accord entre la victime et le rab qui la tourmente. Cet accord aboutira, après définition du rab, c’est-à-dire après reconnaissance de son identité de lignage (rab de la lignée paternelle, rab de la lignée maternelle) à l’érection d’un autel qui consacrera de nouvelles relations. Par cet accord, restauré, l’individu déviant reconnaît son appartenance au groupe et à sa loi.

L’introduction des religions étrangères « révélées » a suscité d’autres interprétations de la maladie mentale. Ces interprétations sont plus ou moins conformes à ce que le « Livre » ou ses commentateurs peuvent en donner. Généralement, elles se colorent des représentations traditionnelles plus anciennes, qu’elles compliquent ou qui les compliquent. Il s’en suit des confusions ou des variations au gré de la pénétration, plus ou moins grande des religions importées. Les systèmes et les cures qu’ils impliquent sont moins structurés, moins logiquement organisés.

Pour ce qui concerne l’Islam, l’agresseur – djinné ou seytané – provoque électivement un état de sidération avec stupeur, désorientation dans le temps et dans l’espace, perte de la signification du monde et de sa propre identité. C’est aussi la perte du fit (mot Wolof qui signifie force vitale) qui s’échappe à la suite de la vision sidérante et de la peur qui l’accompagne. A la phase psychotique aigue succèdent des troubles plus ou moins durables. La cure consiste à rompre le lien entre la victime et l’agresseur par la médiation du marabout à fonction religieuse qui purifiera la victime en invoquant la parole du Coran.

Les références à la religion chrétienne sont très rares au Sénégal (islamisé à 90 %). Elles se rencontrent plus au Sud, en Côte d’Ivoire en particulier. Le modèle référence est encore plus vague ; il fait référence à Dieu et aux fautes commises contre les hommes ou la loi religieuse. L’individu est malade parce qu’il a commis une faute ; il est en quelque sorte responsabilisé ; c’est parce qu’il a fauté « en diable », c’est-à-dire poussé par le Démon qu’il est malade. Ce modèle comporte encore des éléments traditionnels, en particulier de sorcellerie-anthropophagie : le malade s’accuse d’avoir dévoré ou mangé « en diable » une série de personnes mortes. Mais ce qui est significatif par rapport aux autres systèmes de représentation, c’est l’introduction avec la religion chrétienne de la faute et de la culpabilité. La cure consiste habituellement en confessions publiques et prières sous l’exhortation du guérisseur, médiateur auprès de Dieu.

Le malade mental, la famille et la société

Les représentations traditionnelles de la maladie mentale donnent un sens à la maladie et ne culpabilisent ni le malade ni sa famille (exception faite des modèles introduits ou modifiés par le christianisme et qui, de ce fait, ne sont plus traditionnels).

Cette situation va déterminer la position du « fou » ou sa place dans la société.

Si le fou est porteur de sens, il sera écouté, son discours sera entendu pour être compris. La vérité, ou la connaissance, dont il est porteur, sera considérée et respectée. Il reste personne (ou sujet) à part entière, personne dont la valeur n’est pas diminuée par l’expérience qu’il est en train de vivre, c’est-à-dire l’expérience dite « pathologique » par le psychiatre. Dans la mesure où il est porteur d’un message transcendantal qui lui donne, par rapport à l’individu ordinaire, un surcroît de connaissance, il sera même valorisé.

Le premier point à souligner ici est la « communication » qui demeure entre le fou et le non fou. Il n’y a pas rupture entre la folie et ce qui n’est pas elle.

Cette communication a cessé depuis longtemps dans les cultures occidentales. La rupture entre la raison et la déraison a été consommée lorsque, dans l’histoire de la folie [6] entre le XVIe et le XVIIIe siècles, l’homme de raison a délégué vers la folie le médecin garant de l’ordre avec mission de restaurer, par la contrainte, la conformité, c’est-à-dire d’effacer les anomalies dont le fou était porteur. D’abord isolé puis enfermé, le fou deviendra le malade mental, à la fin du XIXe siècle. Le concept de maladie rassure le public, mais consacre la séparation. Le silence de cet échange entre la folie et la raison va permettre le déploiement du langage psychiatrique. La seule communication sera celle du fou et du psychiatre, personnage ambigu, non reconnu par le fou et mis à distance par la société. Communiquer comment, et avec qui ?

Dans les cultures africaines traditionnelles, le « fou » communique avec l’ensemble de la communauté par un langage entendu de tous. La psychiatrie traditionnelle n’est pas connaissance ésotérique, séparée de l’ensemble de la culture, réservée à quelques initiés. Malades, familles et sociétés, guérisseurs parlent le même langage, qui n’est pas le langage des abstractions, obstacle à la communication.

Dans les cultures occidentales, la rupture, l’absence de communication, isole le malade de façon radicale et permanente : rupture avec la famille et la société qui demandent la mise à distance et la protection contre le fou, rupture entre le malade et le médecin qui n’ont plus le même langage sinon celui de la contrainte du premier par le second.

Si l’une des premières conditions pour la guérison est la restauration d’un langage commun, et la possibilité pour le malade d’être écouté et compris, on devine les conséquences sur l’évolution de la maladie de situations aussi différentes.

Le malade (ou le fou) est toujours en position de victime. L’agression dont il est l’objet n’implique pas sa responsabilité. Elle intéresse l’ensemble de la famille ou la totalité du groupe. Il ne s’établit pas entre le malade et les autres (groupe familial) de réaction de fuite ou de rejet. Le malade demande une protection, une aide, une sécurisation que la famille s’empressera de lui fournir par la consultation et l’assistance du guérisseur. La reconnaissance de l’« autre » malade, en tant que personne, a pour conséquence la possibilité pour cet autre de se reconnaître malade, c’est-à-dire agresse, et d’accepter ce que la communauté et le guérisseur vont proposer pour l’aider. II y a consensus pour une action thérapeutique ; cet accord est une condition importante. Il est en effet difficile de « traiter » un malade sans son accord et sans l’accord du groupe.

Dans la culture occidentale, ces conditions thérapeutiques sont rarement obtenues. Le malade se sent confusément coupable et désigné comme tel par le regard des autres non malades. La famille fuit son malade, le cache ou veut l’ignorer, s’en débarrasse sur l’hôpital ou le psychiatre. Cette réaction habituelle a la valeur d’une défense contre une inculpation plus ou moins claire, mais toujours éprouvée. Le malade qui souvent ne se reconnaît pas malade est contraint, manipulé, sans qu’il lui soit demandé d’exprimer sa vérité ou son angoisse. Son discours est par définition insensé, ce qu’il dit ne peut être retenu comme base de dialogue pour la recherche d’un accord, premier temps du processus thérapeutique. De toute façon, il n’intéresse ni la famille, ni le groupe qui le renvoient à l’institution dépersonnalisée (l’asile) ou au personnage abstrait du psychiatre instaurant entre lui et son patient la barrière du discours scientifique, discours qui ne saurait être ni partagé ni entendu. Le processus de désacralisation ou d’aliénation ne peut que s’accentuer Le grand renforcement – qui isole le malade pour le soustraire au regard des autres – a pu prendre une autre forme avec la psychiatrie dite moderne. Mais le mouvement médicalisant, qui fait de la folie la maladie mentale, isole encore davantage le « malade », c’est-à-dire celui qui est porteur d’anormal ou de pathologique. De toute façon, la communication est rompue ; l’accusation formulée par la famille ou la société ne peut aboutir qu’à un renforcement de l’agressivité. Cette agressivité provoquée, justifie à son tour la conduite de protection de la société et de la famille qui, avec mauvaise foi et bonne conscience, prétendront aider le malade en le rejetant définitivement.

Les guérisseurs et les conditions de la cure

Les guérisseurs, quelles que soient là où les représentations sur lesquelles ils fondent leur action, ont une position bien définie dans l’ensemble du système social traditionnel. Ils sont reconnus par les autres comme porteurs de connaissance et de pouvoir, connaissance et pouvoir qu’il n’est pas question de contester.

La connaissance, ils l’ont acquise auprès de maîtres qui les ont formés pendant de longues années, au prix de sacrifices et de souffrances. Dans d’autres cas, c’est la maladie initiatique qui leur a permis d’accéder, toujours au prix de la souffrance, à cette vérité cachée que tout le monde porte en soi ; dévouement qui permettra la connaissance des autres.

Le pouvoir, ils le tiennent d’abord de cette connaissance, de la prise de conscience de leurs propres conflits, de leurs limites. Ils le tiennent aussi des forces transcendantes qu’ils sollicitent et dirigent pour le bénéfice du malade ou pour agresser un ennemi.

Les points importants qu’il faut souligner pour comprendre l’efficacité des guérisseurs sont les suivants :

Le guérisseur agit toujours à la demande du « client » malade, ou sa famille, ou mieux l’ensemble malade et famille. Cette demande est une première condition. Le guérisseur ne se déplace pas ; il ne va pas au-devant du client ; on vient le solliciter. La demande n’est pas faite par les Pouvoirs publics (police, justice, administration) mais par le malade lui-même et sa famille.

Cette demande est cohérente, en ce sens que malade et famille sont « en accord » pour faire appel au guérisseur. Cet accord est le premier temps de la cure ; il est le résultat du dialogue entre le malade et le groupe familial. Quelque chose d’insolite a troublé la cohésion du groupe familial, un de ses membres a été attaqué. Par qui ? Est-ce la rencontre d’un Seytané, d’un Djinné ; est-ce un maraboutage, une attaque par les sorciers-anthropophages ? A partir de cette première interrogation, le consensus va s’établir et aboutir à la consultation, c’est-à-dire au choix du guérisseur. Le guérisseur va écouter ce qui lui est apporté : le troubles du malade, les premières mises en forme qui désignent un agresseur possible, la demande de la famille qui est de confirmer ou d’infirmer cette ébauche de diagnostic, pour ensuite procéder au rituel de la cure. Il va confronter ces premières données, déjà partagées entre le malade et sa famille, avec son expérience personnelle, sa propre vision de l’affaire, compte tenu de sa connaissance des autres, et du cadre socio-culturel à travers lequel le trouble initial pourra être transmuté.

L’habileté et la sagesse du guérisseur sont dans la perception et la réalisation de cet accord entre les trois parties : malade, famille, guérisseur et ce dont il est porteur qui est aussi référence à une loi. Cet accord demande du temps : suppositions, tâtonnements, ajustements par lesquels s’expriment les différentes positions des intéressés, témoins de conflits qu’il ne faut pas dévoiler clairement. Le résultat en est la mise en forme du trouble initial dans une représentation acceptée par tous. Le diagnostic sera une quasi-certitude, puisqu’il y a accord de tous. L’affaire est désormais connue : c’est un rab, un seytané, un döm ou un maraboutage. Mais si le guérisseur n’est pas particulièrement compétent pour cette affaire, il aura encore la sagesse d’adresser son malade à un de ses collègues ; s’il n’a pas assez de temps pour réaliser l’accord préalable au succès de toute cure, il aura aussi la sagesse de faire appel à d’autres guérisseurs.

Le déploiement de la cure ne va pas intéresser directement le malade. Ce sur quoi va porter l’action du guérisseur est ailleurs. Il ne s’agit pas de modifier le malade, mais de s’attaquer à l’agresseur qu’il faut démasquer obliger à lâcher sa proie (döm), dont il faut annuler l’action néfaste (marabout), avec lequel il faut concilier le malade (rab). Que la manipulation et la contrainte ne portent pas sur le malade lui-même, c’est là un fait important. Ainsi est préservée depuis le début et tout au long de la cure la liberté du malade, cette liberté nécessaire au changement, à la créativité (se créer autre), à la guérison.

Ces quelques points suffisent à situer le guérisseur dans une position très différente de celle du psychiatre. La demande adressée au psychiatre n’est jamais cohérente, en ce sens qu’elle n’est pas partagée. Qu’en est-il de cette demande ? Qui parie, au nom de qui ? Famille, malade, société ont chacun leur langage ; le plus souvent la société (Pouvoirs publics et bis) et la famille présentent au nom du malade une demande qui n’est jamais la sienne. Il y a contradiction là où il y avait accord.

Le psychiatre, gardien de l’ordre social, est aussi celui qui va centrer une action sur le malade qui ne la lui demande pas. Cette action est privative de liberté, contrainte, manipulation. Serviteur de la société, le psychiatre ne peut que difficilement être serviteur du malade. En niant le malade dans sa vérité, il ne peut que détruire sa créativité. Son intervention thérapeutique interdit ou limite le processus qui pourrait s’engager si le malade était d’abord reconnu dans sa personne.

A n’en pas douter, l’avantage est au guérisseur !

Les conditions mêmes de la cure traditionnelle facilitent au maximum le processus thérapeutique. Quelles qu’en soient les modalités, la cure traditionnelle met en jeu une densité et une diversité d’échanges qui mobilisent l’affectivité dans des relations nouvelles et permettent une réorganisation de l’individu au sein du groupe. Représentations et mythes partagés et vécus par tous, attitude du guérisseur, accord entre les participants (guérisseur, famille, malade), actualisation des ancêtres à travers les rituels symboliques, font du champ de la cure un lieu de régression et de progression, de reconstruction et de réadaptation, de créativité permanente, pour une maturation plus grande qui est le terme ou le but de toute thérapeutique psychiatrique.

Il est difficile, pour celui qui n’appartient pas aux mêmes modèles culturels, d’évaluer ou de mesurer, en analysant ce qui est vécu par les uns et les autres, le rôle de chacun, l’effet sur le malade. A découper l’ensemble du champ sans y repérer les structures déterminantes parce que non perceptibles pour l’étranger, on risque d’en manquer l’essentiel. Ce qui peut en être saisi est ce que l’observateur, avec ses propres modèles, en perçoit du dehors. Cette approche, bien qu’insuffisante, peut cependant permettre quelques comparaisons.

Une première constatation est la participation des autres à l’action thérapeutique ; les autres, c’est le continuum qui, au-delà de l’individu concerné, s’étend au groupe familial, au village et, par-delà les vivants, aux ancêtres et aux esprits gardiens de la tradition et de la loi. Dans le rituel thérapeutique du Ndöp c’est, avec la famille et le groupe des Ndöpkat (soignants initiés), la totalité du village ou du quartier qui participe à l’ensemble de la cure, est présent aux chants et aux danses qui en marquent l’achèvement. Devant le village des guérisseurs traditionnels, le malade et sa famille sont accueillis par l’ensemble de la population avec laquelle ils partagent, pour un temps plus ou moins long, la même existence quotidienne. Des guérisseurs reçoivent malade et famille de malade dans leur propre concession, vivent, mangent, donnent et prient avec eux.

Nous sommes très loin des conditions de la cure psychiatrique de type occidental qui isole le malade dans le champ de la relation duelle (psychiatre- patient) ou dans les murs de l’asile.

Une deuxième évidence, c’est la non différenciation du malade. Même lorsque, dans le déroulement de la cure, une action paraît centrée sur lui, même lorsque pour l’empêcher de fuir on le contient dans des conditions qui pourraient paraître inhumaines, il reste qu’il est toujours et vécu comme personne, et en tant que personne identique à une autre personne. La différenciation raison-déraison, normal-pathologique n’intervient pas pour altérer la relation fondamentale entre le malade et les autres. Autrement dit, les autres ne posent pas sur le « fou » ce regard qui l’obligera à rester fou.

Dans la culture occidentale, le thérapeute, quelle que soit sa formation, reste prisonnier de sa propre culture qui lui a appris la différence irréductible entre le malade et le non malade. Lorsque se manifestent les premiers symptômes de la folie, la famille et la société instaurent la séparation définitive.

Un autre aspect important de la cure, c’est la place faite au corps : corps du malade, corps du thérapeute, corps des autres. La relation ne s’engage pas seulement à travers le discours ou le rituel ; elle est vécue par le corps dans une gamme très différenciée de rapprochements ou de participation collective : du maternage avec caresses, massages, ablutions du rituel, aux danses du guérisseur et de la foule rythmée par les tambours. Le corps, ce grand oublié des thérapeutiques occidentales, garde ici sa place naturelle qui est aussi le fondement de lien interhumain. Reconnaître le corps de l’autre, l’aider à se reconnaître et se reconstruire, parce qu’on a reconnu et accepte le sien, c’est ouvrir une voie thérapeutique qui peut être fondamentale. Pour ce oui concerne le rapport au corps, l’Occidental a le choix entre le corps cadavre morcelé ou anatomique du médecin (palper un organe, mobiliser une articulation) ou le corps objet sexuel, tabou ou dangereux. Le corps n’est pas perçu en tant que lieu de la personne, possibilité de relation. Il reste interdit au dialogue, même lorsqu’il parle le langage de l’hystérique.

Il reste, et nous n’avons pas la prétention d’être exhaustif, une autre dimension encore plus opératoire : celle du sacré. Aucune thérapeutique n’est conçue et pratiquée dans la participation ou la présence des esprits : esprits des ancêtres, esprits des religions traditionnelles, manifestations diverses du sacré et du transcendantal sous la forme mineure ou dégradée de la magie. Tout rituel renvoie au mythe qui, tant qu’il reste actif, participe à l’organisation de la personne, fonde l’ordre ou la loi, assure la cohésion sociale. Le sacrifice en reste la pierre angulaire ; sa signification fondamentale, qui est l’expulsion de l’agressivité hors du groupe, éclaire la dynamique de la cure.

La culture occidentale scientifique a relégué les pratiques magiques dans les musées de l’obscurantisme et chasse la religion hors la médecine. Les mythes des temps présents ne renvoient guère au sacré. Il reste que l’homme de tous les temps et de toutes les époques est aussi un homme religieux. Oublier cette dimension, même si la culture technique l’a considérablement atrophiée chez l’homme moderne, c’est méconnaître une vérité anthropologique élémentaire.

Dans la mesure où le malade mental intéresse la totalité de l’homme dans ses diverses modalités d’existence (biologique, psychologique, sociologique, religieuse), la cure traditionnelle, plus que les techniques occidentales, est en mesure de lui répondre. Elle a aussi le souci de cette totalité.

La confrontation qui vient d’être esquissée entre thérapie traditionnelle et psychiatrie « moderne » pourrait s’arrêter là. Les oppositions soulignées justifient une mise en question, ou tout au moins une interrogation de notre propre connaissance, et de son adéquation au but qu’elle est censée viser : la guérison et la prévention des maladies mentales. C’est peut-être là le principal bénéfice.

Mais il est possible de rechercher, par delà le code culturel, des vérités plus profondes, qu’il s’agisse de la genèse ou de la cure des maladies mentales. Cette recherche nous introduira à ce que peut signifier pour l’avenir la perte d’une certaine sagesse ou savoir traditionnels.

Les représentations (ou modèles) les plus significatives sont celles sécrétées par la culture, avant l’introduction de religions révélées (Islam et Christianisme), dépouillées des contaminations culturelles occidentales. Elles se réduisent à deux, pour les ethnies qui nous concernent, deux articulées en un système qui reflète la double animation de l’homme : l’amour au sens de la recherche et de l’accord avec l’autre (éros et ses formes socialisées) ; l’agressivité qui vise à la diminution ou la destruction de l’autre. La loi, l’ordre religieux ou social, acceptés ou refusés, représentent le troisième terme qui régule ou module ces deux forces pour la cohésion et la pérennité du groupe.

La maladie est le résultat d’un conflit, actuel ou réactualisé. Ce conflit se situe dans l’enfance ; il est la conséquence de relations difficiles entre l’enfant et son milieu, c’est-à-dire sa famille, plus précisément sa mère ou son père qui représente la loi. Plus tard, il pourra être réactive, ressurgir à l’occasion de situations signifiantes, c’est-à-dire mettant en jeu le même type de rapports.

Le conflit, c’est le désir de détruire l’autre (la mère ou le père ou le substitut symbolique), désir qui naît de la dépendance ou de la soumission (de la dépendance maternelle, de la soumission à l’ordre paternel). Mais l’agressivité qui en résulte ne peut s’exprimer sans angoisse ; détruire l’autre est impossible : il est source de vie, de sécurisation et de protection. Le détruire, c’est aussi se détruire et c’est engager la violence dans un combat inégal : l’autre (père ou mère) est plus fort. La défense contre l’angoisse, née de l’agressivité impossible à assumer, organise les symptômes névrotiques ou psychotiques, la fuite hors de la réalité, retarde la maturation (c’est-à-dire l’accès a l’état d’adulte), entraîne des régressions. Le conflit est une dimension obligatoire de l’existence ; dans la mesure où il réactive les potentialités névrotiques ou psychotiques inscrites dans l’organisation : la maladie éclate.

On peut accepter ces idées très générales et ce schéma très simple pour interpréter la signification des deux représentations polaires et pour apprécier l’adéquation des cures traditionnelles.

Ces deux représentations sont d’une part la sorcellerie-anthropophagie et d’autre part, le système Rab.

La sorcellerie – anthropophagie est une mise en forme de l’agressivité interhumaine, l’expression primitive de cette agressivité par la dévoration symbolique de l’autre. Contre cette agressivité qui risque de le détruire et qu’il reconnaît, le groupe social ou familial organise un système de défense. Il ne s’agit pas de nier cette agressivité qui fait partie de l’essence même de l’homme ; la reconnaître est une première condition pour s’en défendre. Que tout au long de l’existence, elle soit ritualisée ou socialisée, que les techniques traditionnelles de maternage, en atténuant la composante narcissique et sado-masochiste en diminue le taux, il reste qu’elle est toujours présente, prompte à se manifester.

Il est difficile, comme pour toute croyance, mythe, modèle ancien, d’en définir la genèse. Des références sont faciles : le cannibalisme rituel, aujourd’hui disparu ; l’agressivité orale, tendance ou manifestation première qui surgit dans la relation mère-enfant. Dévorer pour détruire, mettre à mort, supprimer l’autre-ennemi, l’incorporer est aussi un moyen de renforcer sa propre existence.

L’utilisation du système déborde la pathologie mentale. Toute mort peut être attribuée à un acte de sorcellerie : elle est vécue comme diminution de la force du groupe pour un profit individuel. L’individu est l’ennemi du groupe. Il faut arrêter l’acte de violence qui risque de détruire le groupe. Le coupable doit être connu, contraint à l’aveu. L’aveu n’entraîne pas le châtiment : le coupable n’est plus dangereux puisqu’il est connu. Il peut être mis à l’écart, chasse hors la communauté, ou traité et guéri de sa sorcellerie. Que se passe-t-il sur le plan du réel concret dans l’attaque par le sorcier-anthropophage ? Certainement rien. Tout se déroule et se vit dans l’imaginaire ou le symbolique qui véhiculent et métabolisent les tendances agressives destructrices. L’aveu pour expulser le danger, comment comprendre cette absence de rétorsion si ce n’est par le souci de mettre fin à la violence par un acte public, collectif, ritualisé. Le système permet aussi à l’agressivité de se déployer dans l’imaginaire et de se résoudre dans le symbolique.

Qu’exprime le malade attaqué par les sorciers ? L’angoisse, née d’un conflit inconscient, est la « matière première » à laquelle le consensus, impliquant malade, famille, guérisseur, donnera forme. Il y a transmutation du conflit inconscient et de l’angoisse qu’il engendre non pas en un discours individuel qui serait folie, mais en un discours symbolique collectif. Autrement dit, le modèle déviant, celui de l’aliéné, que pourrait proposer le malade est évité ; la récupération par les modèles collectifs est immédiate.

Cette opération ne peut se comprendre que par les mécanismes projectifs et le désir de voiler l’agressivité inconsciente du sujet malade. D’une part, c’est le discours du sujet : « l’agresseur, ce n’est pas moi, c’est l’autre », symbolisé dans le discours collectif par le sorcier-anthropophage ; d’autre part, il n’est pas utile de faire prendre conscience au malade de sa propre agressivité. De toute façon, le rituel d’expulsion évacuera l’agressivité à l’extérieur, d’abord chez le sorcier (victime émissaire), puis hors du sorcier par le rejet symbolique de la substance de sorcellerie lors de la cure entreprise alors chez le sorcier.

Le système Rab s’oppose au précédent en tant qu’il introduit un troisième terme dans le rapport des personnes ou pourrait se manifester l’agressivité : ce terme, c’est la loi. Le Rab incarne l’alliance de l’ancêtre et de Dieu et symbolise l’ordre qui fut à l’origine la conséquence de cette alliance. Les hommes vivent de cette alliance et de cet ordre ; plus simplement, ils doivent se conformer à la tradition. Le déviant, quel qu’il soit, met le groupe en danger. Il se dresse contre le groupe, propose d’autres modèles d’existence, introduit une menace dans la cohésion. Il suscite aussi l’agressivité. Le groupe se défend contre le déviant. Il ne se défend pas par les procédés habituels à la culture occidentale : rejet qui place le déviant en situation d’aliéné, ou médicalisation qui le soumet aux contraintes dites « thérapeutiques » pour effacer les anomalies. La récupération va se faire, ici, par le biais de la médiation du rituel d’alliance réactualisé dans une procédure sacrée (rite du Ndöp). Le problème est plus clairement posé. Si l’individu est malade, c’est qu’il n’obéit pas à la tradition, c’est-à-dire à la loi du groupe. Mais le conflit qui surgit en l’individu parce qu’il s’oppose au groupe (à l’ancêtre, au père), ne peut être assumé ou surmonté ; il s’en suit une méconnaissance, un rejet hors la conscience et l’angoisse qui en résulte ouvre les voies névrotiques ou psychotiques. Dans le rituel qui va restaurer l’alliance entre l’individu et son rab que se passe-t-il en réalité qui aboutit à la guérison ?

Les différentes phases rappellent curieusement une évolution ramassée de la trajectoire humaine : naissance, séparation avec autonomisation, relation possible (alliance) parce que chacun a reconnu l’autre dans son identité. On a pu y voir aussi bien un rite de séparation, d’identification, de mort et de renaissance, que de réintégration, de mort individuelle et de renaissance au groupe par l’acceptation de l’alliance et de la loi. Le caractère religieux voile ici la signification profonde du sacrifice qui a aussi pour fonction l’expulsion de l’agressivité née de la contradiction entre l’individu et le groupe régi par la loi du père.

Il n’est pas utile de reprendre les autres représentations pour les lire, plus ou moins clairement avec les concepts utilisés dans la psychiatrie moderne. Notre propos était de montrer ce que pouvait cacher, à l’aide de deux exemples, des superstitions jugées sans intérêt, condamnées au nom d’un modernisme scientifique c’est-à-dire d’en approcher la signification et la fonction sociale.

Les sociétés évoluent. Le modernisme n’introduit pas seulement de nouveaux systèmes de production pour le plus grand profit du plus grand nombre. Les nouveaux systèmes de valeur modifient profondément l’organisation individuelle, les liens interpersonnels, les structures sociales.

Produire, produire davantage, thésauriser, consommer davantage. C’est augmenter la richesse peut-être pour la mieux répartir. C’est aussi considérer l’individu dans la mesure où il est capable de produire, de produire davantage. C’est faire surtout crédit à la science qui permet une meilleure maîtrise des sources d’énergie, à la technique qui multiplie les moyens et le taux de production. Il n’est pas sûr que dans cette mutation du système des valeurs, tout soit bénéfique. L’individu est condamné à la solitude et à la compétition. Le groupe familial éclate et n’assure plus ses fonctions d’entraide et de sécurisation. Les traditions s’affaiblissent et ne supportent plus cette continuité tranquille entre les générations. Morcellement du temps, morcellement du continuum éducatif et du réseau de relations qui, sans emprisonner l’homme, le vouait au groupe, par delà les ancêtres, aux esprits et aux dieux. Surgissement de l’agressivité préparée par les façons nouvelles de materner et d’éduquer, favorisé par la disparition des mécanismes régulateurs… Autant de conditions favorisant l’angoisse et ses conséquences. Qu’en advient-il du fou et des guérisseurs ?

Les modèles dits scientifiques de la maladie mentale remplacent les croyances traditionnelles. On ne sait plus très bien à quoi est due la maladie mentale. La référence à un Dieu lointain « C’est Dieu qui l’a voulu comme ça » ou à un événement naturel « C’est comme ça » n’implique plus personne. Qui est concerné par le malade ? La famille veut s’en débarrasser ; les Pouvoirs publics nettoient les rues. Il reste pour le fou, rejeté par tous, l’hôpital psychiatrique et le psychiatre pour cautionner la folie ou en partager la misère. Ce n’est pas la colonisation de la folie, mais la conséquence de la fascination qu’exerce encore et pour longtemps les sociétés de consommation, quelles qu’en soient les couleurs politiques.

Les nouvelles conditions d’existence augmentent le nombre de malades mentaux ; l’attitude nouvelle de la société les condamne à rester malades, à ne jamais guérir. Les sociétés africaines connaissent maintenant la « schizophrénie » dont le taux ne pourra que croître avec le développement technique.

Le psychiatre remplacera le guérisseur. C’est peut-être cette impossibilité de coexister qui caractérise leur relation. Porteur de valeurs sociales différentes dont ils sont les témoins, peuvent-ils s’entendre, se comprendre et coopérer ? L’interprétation dans un langage psychiatrique moderne des modèles qui fondent l’action du guérisseur ne conduit pas pour autant à une attitude et un comportement qui pourraient freiner la production, le rejet et la condamnation du malade mental. Ce qui sera demande au psychiatre, c’est de protéger la société contre le malade ; de réduire la folie au silence. Si ce silence pouvait être obtenu à l’aide de quelques recettes arrachées à la pharmacopée des guérisseurs, l’intérêt dont nous parlions au début serait justifié. Nous avons dénoncé ce malentendu.

Que reste-t-il à conquérir ?

Un mode d’existence qui disparaît et dont les guérisseurs sont le témoignage. Leur pouvoir s’affaiblit au fur et à mesure que s’affaiblissent les mythes, les rites et les valeurs qu’ils organisaient et supportaient. La psychiatrie sera bientôt moderne en Afrique, malgré la résistance de quelques combattants isolés qui s’inspirent encore, non de recettes, mais de la sagesse et de la connaissance des guérisseurs.

 

[1] Le Rab symbolise à la fois l’ancêtre et l’esprit, possesseur du lieu où s’est installé l’ancêtre fondateur et avec lequel il a été fait alliance. Cette alliance est un contrat toujours en vigueur, périodiquement actualisé par des rites : c’est la cérémonie du Ndöp. De cette alliance sont nés les Rab qui doublent les personnes, les rappelant à l’ordre lorsqu’elles s’écartent de la loi.

[2] Djinné : esprit neutre, mais dont la rencontre peut être dangereuse sans certaines préparations, précautions ou protections. Le Djinné peut être un allié, donner sa force ou sa connaissance. Il peut être un ennemi ou un agresseur, utiliser sa force ou sa connaissance contre un individu ou un guérisseur.

[3] Seytané : symbolise les mauvaises forces, correspond approximativement à Satan. Le Seytané est toujours maléfique.

[4] A. Zempléni. L’interprétation et la thérapie traditionnelles du désordre mental chez les Wolof et les Lébou (Sénégal). Thèse de Doctorat de 3e cycle en Psychologie, Paris, 543 p.

[5] Le marabout est un personnage à valences multiples. Le terme désigne aussi bien un chef de confrérie musulmane, sans vocation de guérisseur, qu’un guérisseur dont l’appartenance à l’Islam est plus ou moins lâche. Dans ce dernier cas, le marabout se rapprocherait davantage du « féticheur » des sociétés non islamisées. Entre les deux significations, il y a place pour des activités mixtes, le même personnage assumant à la fois des fonctions religieuses (de direction ou d’enseignement) et des fonctions thérapeutiques.

[6] M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique.