Francophonie culture et développement

PROPEDEUTIQUE A UNE ETUDE COMPAREE DES LITTERATURES NEGRE ET MAGHREBINE D’EXPRESSION FRANCAISE

Ethiopiques numéro 50-51

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série-2ème et 3ème trimestres 1988-volume 5 n°3-4

Propédeutique à une étude comparée des littératures nègre et maghrébine d’expression française [1]

Nées, l’une comme l’autre, du fait colonial et en réaction contre lui, la Littérature Nègre et la Littérature maghrébine d’expression française ne sont plus désormais considérées comme de simples excroissances exotiques de l’espace culturel métropolitain. Ont-elles pour autant conquis un véritable statut d’autonomie ? L’attribution récente de deux récompenses prestigieuses, le Prix Nobel de littérature à l’écrivain nigérian Wole Soyinka [2] et le Prix Goncourt au Marocain Tahar Ben Jelloun, tendraient à prouver qu’on s’oriente vers une reconnaissance effective de ces Littératures, mais, comme on le sait, bien des réticences demeurent encore, tant au niveau de la critique que du public.

Cette ambiguïté dans la réception n’est pas le seul dénominateur commun à ces deux littératures qui, outre le fait qu’elles sont d’expression française, offrent en plus sur le plan thématique un certain nombre de ressemblances aisément discernables. Il n’entre cependant pas dans notre propos de dresser ici un parallèle exhaustif de la Littérature Nègre et de la Littérature maghrébine, propos évidemment disproportionné dans le cadre de cette étude, mais plutôt de baliser à l’aide quelques remarques une réflexion commune à ces deux Littératures.

La première remarque qui s’impose concerne leurs conditions d’émergence et de développement, étroitement dépendantes, dans les deux cas, d’une situation de domination coloniale marquée par la violence institutionnelle et le mépris plus ou moins explicité à l’égard des cultures autochtones. Dans un premier temps, la Littérature Nègre comme la Littérature maghrébine revêtiront donc la forme d’un défi, dont Franz Fanon a lumineusement analysé le processus dans un chapitre magistral des Damnés de la terre [3], et dont une des conséquences est de conférer à ces premières manifestations littéraires le caractère marqué du reportage ethnographique. C’est vrai de L’enfant noir (1953) de Camara Laye, ce l’est aussi du Fils du pauvre (1953) de Mouloud Feraoun ou de La Grande maison (1952) de Mohammed Dib. Dans une seconde phase, également commune, le ton se durcit et le témoignage sur le passé et sur la richesse des traditions ancestrales cède la place au réquisitoire dressé contre le pouvoir colonial abusif. Littérature « engagée » qu’illustrent aussi bien Sembène Ousmane – Les Bouts de bois de Dieu (1960) – ou Ferdinand Oyono – (Une vie de boy et Le vieux nègre et la médaille (1956) – que Jean Sénac – Matinale de mon peuple 1961) – ou Mouloud Mammeri – Le sommeil du juste 1953).

Simultanément, ou parfois avec un léger décalage dans le temps, les acteurs et les témoins du drame colonial éprouvent l’angoisse du non-être et s’engagent dans une quête douloureuse de leur identité bafouée et brisée, à la recherche d’un hypothétique salut. Démarche éminemment poétique, descente aux enfers, exploration lyrique du malheur, cette entreprise débouche sur quelques-unes des œuvres les plus marquantes de cette génération, qu’il s’agisse du Cahier d’un retour au pays natal (1947) d’Aimé Césaire (que nous rattachons ici à notre propos dans la mesure où il participe étroitement de la genèse du mouvement de la Négritude), du Mauvais sang (1955) de Tchicaya U Tam ’Si, de l’extraordinaire Nedjma (1956) de Kateb Yacine, du Passé Simple (1954) de Driss Chraïbi ou de La statue de sel (1956) d’Albert Memmi.

Enfin, il n’est pas jusqu’au développement actuel des Littératures nègre et maghrébine qui n’offre quelques similitudes, puisque, au nord comme au sud du Sahara, nous voyons s’affirmer l’expression d’un désarroi et d’un désenchantement qui culminent dans des œuvres aussi fortes que Les Soleils des indépendances (1968) d’Amadou Kourouma, Le Devoir de violence (1968) de Yambo Ouologuem, La Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra ou Agadir ( 1967) et Le Déterreur (1973) de Mohammed Khair-Eddine.

A partir de ces coïncidences chronologiques et thématiques, il serait donc tentant de penser que la Littérature maghrébine et la Littérature nègre offrent de nombreux points de convergence et sont donc justiciables d’un discours critique identique. La réalité est cependant plus nuancée, et à côté de convergences et d’identités notoires, à la fois thématiques et narratives, il est facile d’observer des divergences, voire des oppositions de l’une à l’autre de ces littératures. Dans l’impossibilité évidente d’en dresser le tableau comparatif exhaustif, nous avons donc choisi d’examiner ici quelques-unes des « figures » récurrentes, communes à ces deux littératures. Cinq « figures », à notre avis fondamentales, ont été retenues : la « figure » du père, la « figure » du pouvoir et de ses avatars, la « figure » de la femme, la « figure » de la folie et enfin, les exprimant et les résumant peut-être toutes, la « figure » d’une Parole qui apparaît, dans le contexte actuel, comme l’expression même du dérèglement.

A de très rares exceptions près (chez Oyono, notamment, où les personnages masculins sont plutôt maltraités) la figure du Père occupe dans la Littérature nègre une place privilégiée et apparaît le plus souvent comme celle d’un personnage admiré respecté et craint. Ainsi, dans L’Aventure ambiguë, Cheikh Hamidou Kane souligne-t-il à dessein la noblesse du père de Samba Diallo qu’il compare à un chevalier du Moyen-âge : « L’homme était grand… Les boubous qu’il portait étaient blancs et amples. On sentait sous ses vêtements une stature puissante mais sans empâtement. Les mains étaient grandes et fines tout à la fois. La tête, qu’on eût dit découpée dans du grès noir et brillant, achevait, par son port, de lui donner une posture hiératique ». Même admiration, teintée d’une vague inquiétude, chez Camara Laye qui présente le père de L’enfant noir comme un démiurge, en relation secrète avec les esprits du clan par l’intermédiaire du petit serpent noir, familier de la forge paternelle. Il peut cependant arriver que ce père soit déchu de ses prérogatives, voire humilié en présence des siens ; il n’en conserve pas moins aux yeux de l’écrivain africain, un prestige et une dignité qui lui permettent de triompher de toutes les épreuves, dût- il les payer du prix de sa vie. C’est en particulier le cas de Bakary, dans le très beau roman d’Olympe Bhêly­Quenum, Un piège sans fin, où l’on voit le père d’Ahouna, le héros, préférer le suicide à la honte de la chicotte administrée publiquement par les sbires du commandant blanc.

S’il occupe également une place importante dans l’imaginaire maghrébin, le père y subit par contre de bien curieux outrages. Objet, le plus souvent, d’une quête passionnée, il peut apparaître chez certains écrivains comme un personnage dérisoire, à la limite de l’absence. « Du jour où les Français sont entrés dans ce pays, remarque Kateb Yacine, plus aucune de nous n’a eu de vrai père. C’était lui qui avait pris sa place, c’était lui le maître. Et les pères n’ont pas été chez nous que des reproducteurs. Ils n’ont plus été que les violateurs et les engrosseurs de nos mères, et ce pays n’a plus été qu’un pays de bâtards ». Ainsi la quête du père est-elle le plus souvent vaine, car ou bien il est tout simplement absent, ou bien il a trahi. Aussi quand les fils se réveillent de la longue nuit coloniale, leur première victoire est-elle remportée sur les pères : les « pères » de Nedjma se réfugient à la mosquée, « garage de la mort lente », où Lakhdar vient les narguer. Souvent même, les fils ont appris à ignorer les pères et s’adressent directement à l’ancêtre-fondateur ; ils pourront ainsi s’inventer une identité mythique, revanche fictive de l’imaginaire sur une réalité insupportable. Comme le remarque Nedjma Tebbouche, « il (le fils) peut désormais se regarder comme un enfant trouvé ou adopté, auquel sa vraie famille, royale bien entendu, ou noble, ou puissante de quelque façon, se révélera un jour avec éclat pour le mettre enfin à son rang » [4].

Il est toutefois d’autres textes dans lesquels la figure paternelle emplit l’espace au point de l’investir et de le confisquer dans sa totalité. Tel paraît bien être le cas de La Répudiation, de Rachid Boudjedra, où il nous est dit : « Dans la ville les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putains, pour les rafraîchir. Chaleur… les hommes ont tous les droits entre autres, celui de répudier leurs femmes ». Ici, comme dans Le Passé simple de Driss Chraïbi la révolte des fils contre le père prend alors la forme d’un interminable règlement de comptes, alimenté de fantasmes sanguinaires ­ « Je vis que la nuque du Seigneur était devenue violette. Mon échine suintait froid. Je plongeai le poing dans ma poche. Je fermai sur mon couteau à cran d’arrêt » – et qui se résout dans La Répudiation par un véritable meurtre symbolique, puisque le héros, Rachid, finit par coucher avec Zoubida, la deuxième épouse de son père… Simple coïncidence ou écho littéraire, cette révolte contre le père monstrueux n’est d’ailleurs pas totalement absente de la littérature nègre ; ainsi, dans le roman de Williams Sassine, Le jeune homme de sable, le héros, Oumarou, finit lui aussi par partager le lit de sa marâtre !

On retrouve d’ailleurs ce thème de la haine du père dans un roman récent d’Abdelhak Serhane, Messaouda (1984). Dans ce récit, qui paraît fortement autobiographique, le narrateur nourrit également des fantasmes de meurtre à l’égard d’un père brutal, égoïste et libidineux dont il doit chaque matin, suprême humiliation, vider le pot de chambre…

 

Ce refus du père est lourd de conséquences dans la mesure où il conditionne chez les écrivains maghrébins l’ensemble de leurs rapports avec les pères, c’est-à-dire avec les traditions ancestrales et avec leur propre passé. Comme une obsession, comme un cauchemar les personnages de Nedjma butent sans cesse, à la manière des aveugles, sur l’imbroglio de leurs origines et sur leur identité douteuse. La tradition, souvent valorisée dans la Littérature nègre de la première génération, est ici vécue d’une manière fantasmatique, à la fois objet de fascination et repoussoir. Chédid, le héros iconoclaste du Mont des genêts (1962) de Mourad Bourboune, ironise sur l’Islam, « ce sous-produit dégénéré que nous ont inoculé quelques siècles de décadence », et à propos d’Agadir, Mohammed Khair-Eddine déclare sans ambages : « Il faut renier les ancêtres pour ce qu’ils n’ont pas fait. Ils ne se sont pas révoltés, ils ne se sont pas assez décarcassés pour préparer une nouvelle situation… Ils n’ont pas admis l’irrespect, ils ont cru qu’ils avaient toujours raison… » [5].

L’idée qui semble prévaloir est donc celle de la trahison des pères, tantôt accusés d’être morts intestats – « il fallait nous débrouiller, note le héros de La Répudiation, car en vérité il n’y avait ni legs, ni testament, ni parcours » – tantôt de confisquer à leur unique profit une culture ancestrale ; jalousement gardée. A ce titre, on peut d’ailleurs considérer que la séduction de Zoubida par Rachid constitue une amorce d’effraction de cette culture traditionnelle.

L’impossible identification du fils au père, féodal hypocrite et tyrannique, peut également s’expliquer par la confusion, fréquente dans les romans, entre les pères et les dirigeants politiques : le roman familial s’élargit aux dimensions d’un roman politique, dans lequel la figure du pouvoir apparaît centrale. Des œuvres comme Le Passé simple, Le Muezzin, de Mourad Bourboune, La Répudiation dénoncent ainsi sans ambages les dirigeants nationaux de cette « Algérie des illusions » que leurs auteurs prennent pour cible.

Est-il nécessaire de rappeler que dans la plupart des œuvres contemporaines produites en Afrique noire cette problématique du pouvoir est centrale, et que des romans comme Le Cercle des Tropiques(1972) d’Alioum Fantouré, La vie et demie (1979) de Sony Labou Tansi, Les crapaudsbrousse (1979) de Thierno Monénem­bo, Le Pleurer-rire (1982) d’Henri Lopès… pour nous borner à ces quelques exemples, s’élaborent tous autour de la figure mythique du potentat, « Messie-koï », « Guide providentiel », « grand timonier »… ou autre tyran mégalomane dont le grotesque le dispute à la cruauté.

Tous ces potentats dérisoires (et qui ne sont pas sans évoquer l’ogre des légendes) sont à l’origine, dans les deux littératures, d’une véritable déconstruction de l’espace et du temps, qui apparaissent, ainsi que nous l’avons déjà montré ici [6] comme l’une des caractéristiques des œuvres contemporaines. A l’espace carcéral des Soleils des indépendances ou du Cercle des Tropiques répondent, en écho, les inventaires moroses des héros de Boud­edra ou de Mourad Bourboune déambulant sans fin dans un espace citadin aux arabesques tentaculaires : « La rue rôde, la rue me poursuit » note Saïd Ramiz dans Le Muezzin, tandis que dans La Répudiation l’enfermement des femmes dans le gynécée n’est que la métaphore d’un enfermement plus général, celui du héros, traqué sans relâche par les MSC (les membres secrets du Clan) autrement dit la police politique, et au-delà de tout un peuple veuf d’une révolution mort-née. Mais le plus souvent, la topographie dérive vers des espaces limitrophes, des confins, comme cette improbable « cité vaincue par le soleil » dont nous parle W. Sassine dans Le Jeune homme de sable, voire se dissout dans le non-lieu, à la manière du village de Manama qui sert de cadre aux Mille et une années de la nostalgie, de Rachid Boudjedra, et dont le toponyme est la traduction arabe du mot « rê­ves »…

Dans un tel contexte, le temps lui­même hésite et trébuche, reflétant en cela les hésitations des écrivains maghrébins qui, à l’instar de l’homme arabe, apparaissent souvent partagés entre le poids d’un passé trop grandiose pour être facilement assumable, et un présent hébété. De cette situation une assez bonne illustration nous est donnée par le héros des Mille et une années de la nostalgie, Mohammed SNP ( c’est-à-dire « sans nom patronymique ») qui tenait désespérément de combler son manque initial d’identité par une quête éperdue des origines. L’effacement du nom propre condamne en effet Mohammed SNP à errer à travers l’histoire « dans la confusion des lieux, des gestes et des époques » à la poursuite d’un hypothétique ancêtre qui fut, peut-être, le célèbre savant et voyageur Ibn Khaldoun…

La même déréalisation du temps s’opère, on l’aura remarqué, dans le roman négro-africain contemporain, théâtre d’une véritable mise en question de tous les repères chronologiques, comme en témoigne éloquemment l’incipit du premier roman de Sony Labou Tansi, La vie et demie : « C’était l’année où Chaïdana avait eu quinze ans. Mais le temps. Le temps, est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par terre. C’était au temps où la terre était encore ronde, où la mer était la mer ­ où la forêt… Non ! la forêt ne compte pas, maintenant que le ciment armé habite les cervelles… ».

Tout se passe en effet comme si le recours au passé précolonial, abondamment sollicité par la Littérature nègre et par la Littérature maghrébine, n’était plus désormais opérationnel et n’engendrait qu’illusion, amertume ou frustration. Alors que dans les œuvres de Ferdinand Oyono ou de Mongo Bêti les mythologies traditionnelles sont encore opérantes (après ses déboires avec le Haut-Commissaire, Méka, le héros du Vieux nègre et la médaille, retrouve goût à la vie en partageant le vin de palme avec ses compagnons du village), alors encore qu’un romancier comme Mohammed Dib célèbre dans Qui se souvient de la mer l’enracinement de l’homme algérien dans les profondeurs du sous-sol géographique et mental, on voit aujourd’hui les écrivains hésiter ou se perdre dans le labyrinthe d’une quête devenue sans doute de plus en plus problématique.

Assez logiquement, ce discrédit qui s’attache au passé collectif n’épargne non plus le passé individuel des écrivains maghrébins, pour lesquels le monde de l’enfance, ou plus exactement de l’adolescence s’apparente le plus souvent à un univers de cauchemar. Dans un monde clos, peuplé de figures féminines plus ou moins frappées d’interdit, l’enfant se vit comme un « corps négatif » [7] qu’il voudrait vomir afin de s’en détacher à tout jamais. Etouffement, saccage, nausée, tels sont les mots qui jaillissent sous la plume de l’écrivain pour évoquer ce mauvais sang de l’enfance qui les empoisonne, et dont ils cherchent à se débarrasser par une fuite éperdue dans les paradis artificiels, l’exil ou l’érotisme.

La « figure » de la femme, réelle ou imaginée, constitue en effet l’un des pôles majeurs de l’imaginaire maghrébin et c’est peut-être ici qu’apparaît le mieux le hiatus avec la Littérature nègre. Non que les femmes en soient absentes, Dieu merci, puisqu’en qualité de mères, d’épouses ou de filles elles jouent à tous les niveaux de la fiction négro-africaine un rôle souvent déterminant. Citons simplement, pour faire vite, l’hommage lyrique de Léopold Senghor à la « Femme noire », le coup de chapeau de Sembène Ousmane aux épouses des grévistes dans Les Bouts de bois de Dieu, le portrait de la mère vénérée dans L’enfant noir, ou encore la silhouette fragile et désolée qu’évoque Abdoulaye Sadji dans Maïmouna…

Ces figures féminines jouent un rôle variable, mais qui se définit toujours en termes de réalité sociale et de plus ou moins grande participation à la vie du groupe. En revanche, dans l’univers de la Littérature maghrébine, la femme est exclue de la pratique sociale et se trouve de ce fait reléguée soit dans l’univers clos de la maison, soit dans celui du bordel, ou du fantasme obsessionnel. En général tout se passe à peu près bien pendant l’enfance proprement dite : « chez nous, remarque Kateb Yacine, l’enfance est un monde privilégié. Nous baignons dans un univers féminin. Les femmes ne sortant pas sont coupées du temps et racontent des histoires. Elles sont porteuses d’un monde enchanté, fermé aux hommes à partir de douze à treize ans » [8]. Mais une fois refermée définitivement la porte du jardin enchanté, l’adolescent se trouve brusquement livré aux démons du sexe qui, si l’on en juge par la plupart des témoignages, ne vont guère lui laisser de répit. L’érotisme occupe en effet une place importante dans les préoccupations des personnages du roman maghrébin, soit qu’il se traduise par l’inceste ou le commerce effréné des prostituées, soit qu’il hante le cerveau des intéressés de son cortège d’obsessions.

Rachid Boudjedra explique cette situation par l’existence au Maghreb d’un patriarcat polygame dont la conséquence est « une société castratrice à l’égard de ses fils, mais en même temps vouée à l’inceste » [9]. La débauche serait donc l’expression de la révolte contre le père. Opinion sans doute exacte, mais qui ne rend qu’imparfaitement compte, à notre avis, du sadisme et pour tout dire, du délire qui s’empare de certains personnages de Driss Chraïbi, de Mohammed Khair-Eddine ou de Boudjedra lui-même, pour lesquels la sexualité féminine paraît implacablement associée au sang versé : sang de la défloration ou du viol, sang des menstrues, sang de l’accouchement. Evoquant le bordel que fréquentent les adolescents d’Azrou, le Marocain Ab­dehak Serhane n’écrit-il d’ailleurs pas dans Messaouda « c’était le sous-sol troublant de mon enfance où j’avais découvert le cantique du sang et du sperme ».

Ce thème du délire d’origine sexuelle dans lequel basculent bon nombre de personnages du roman maghrébin contemporain ne doit pas être dissocié d’une quatrième « figure » dont nous avons souligné l’importance au début de cet article, la « figure » de la folie. Nous avons déjà relevé par ailleurs [10] l’importance et la récurrence dans le roman nègre de personnages mutilés, physiquement ou moralement, et nous aurions beau jeu à dénombrer ici les œuvres, de plus en plus nombreuses, mettant en scène des personnages évoluant aux confins de l’anormalité, ou carrément déments. La folie est en effet présente dans les œuvres récentes de Tchicaya, en particulier Les Méduses, de Sony Labou Tansi, d’Alioum Fantouré, etc…, elle donne son titre à un récit de Tahar Ben Jelloun, Moha le fou Moha le sage, et elle envahit littéralement l’espace du roman maghrébin contemporain sous des formes le plus souvent drolatiques. Ainsi, Azrou la ville où se situe l’action de Messaoudane comporte-t-elle, pour faire bonne mesure, deux « fous », Hammada Boutzargane et Moulay Tayeb, dit le Fakir, qui la nuit venue, se donnent rendez-vous sous les fenêtres du narrateur et font assaut d’anecdotes et de répliques, en un dévoilement et une véritable mise à nu de la ville et de ses agissements les moins avouables. Pour les habitants de Manama, le village imaginaire des Mille et une années de la nostalgie, livrés à une oisiveté chronique et incapables de « démêler la réalité de leur apparence », le temps se passe également en une succesion de marottes, allant de l’élevage des vers à soie dans l’entrejambe des femmes à l’organisation rituelle de combats de béliers agrémentés de sanglants paris. Il n’est pas interdit de penser que cette figure récurrente de la folie, commune aux deux littératures, est indissociable des multiples formes d’exclusion, de marginalisation et pour tout dire de zombification dont sont frappés les personnages de nombreux romans contemporains.

Reste à parler du difficile rapport de l’écrivain maghrébin avec la langue française dominée par la figure métaphorique de la « mémoire tatouée » [11]. Alors que beaucoup d’écrivains originaires d’Afrique noire ont pu donner, jusqu’à une date récente, le sentiment d’écrire le français « sans douleur », son usage par bon nombre de Maghrébins ressemble à un corps­à-corps haletant, pouvant aller jusqu’à la volonté délibérée de détruire le langage par la pratique d’un véritable terrorisme linguistique. Certains critiques, en particulier Jean Dejeux, estiment d’ailleurs que la Littérature maghrébine d’expression française ne pouvait qu’être une Littérature terroriste, c’est-à-dire une Littérature qui briserait, à tous les niveaux (syntaxique, phonétique, symbolique) la logique de la langue française. Par une sorte d’effraction systématique, il s’agirait en quelque sorte de subvertir la langue française, de piller le Dictionnaire de manière à s’approprier l’imaginaire de l’Autre. Poussée à l’extrême, cette attitude aboutit à l’œuvre fulgurante du Marocain Khair-Eddine, pour qui l’écriture en français est devenue à la fois une nécessité, une catharsis et un acte révolutionnaire.

Quand j’écris en français, confirme Abdelkébir Khatibi, ma langue « maternelle » se met en retrait ; elle s’écarte et « entre au harem. Qui parle alors ? Qui écrit ? En me relisant, je découvre que ma phrase (française) la plus achevée est un « rappel ». Le rappel d’un corps imprononçable, ni arabe ni français, ni mort ni vivant, ni homme ni femme : génération du texte. Topologie errante, schize, rêve androgyne, perte de l’identité – au seuil de la folie » [12].

L’écriture maghrébine apparaît en effet le plus souvent hantée par la révolte et par la violence : écriture paroxystique, traversée de fulgurances et de rituels barbares, qui montrent à quel point le matériau ethnographique de départ peut être transcendé et déréalisé par un imaginaire nourri des grands mythes fondamentaux de la terre ancestrale. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on a pu parler de « roman électro-choc » [13] à propos de l’œuvre romanesque de Boudjedra et qualifier « d’écriture-délire)) l’entreprise conjointe de Kateb Yacine et de Nabile Farès [14].

En définitive, on peut donc se demander si la « figure » centrale inscrite au cœur de la Parole littéraire maghrébine – et dans une moindre mesure de la Littérature nègre – n’est pas celle de l’hérésie. Evoquant son enfance, Khatibi confie dans La m­moire tatouée : « Il nous était interdit de nous torcher le cul avec du papier écrit en arabe. On le fait aujourd’hui avec le papier de l’autre, avec le texte de l’autre. Stade anal de la Littérature maghrébine ». Ce qu’une telle réflexion exprime dans sa brutalité et son caractère de provocation, c’est au fond l’idée que toute initiative pour transcrire l’imaginaire profond de son peuple dans une langue étrangère s’accompagne nécessairement d’une violation de tabous, dans laquelle le coupable puise la sombre jouissance des plaisirs défendus. Il y aurait en quelque sorte passage du sacré au profane, et cette profanation de la Parole (ou du Livre) par l’écriture laïque entraînerait une mutation radicale affectant non seulement sa modalité mais sa nature même.

Toutefois si cette transgression constitue l’une des lignes de force de la Littérature maghrébine, elle n’est pas pour autant totalement absente de la Littérature nègre, comme en témoigne le curieux roman de M.a M. Ngall, Giambatista Viko (significativement sous-titré « ou le viol du discours africain »), dans lequel on voit le héros condamné par un tribunal de vieux sages pour avoir tenté la greffe de l’oralité sur le discours romanesque occidental. Il y a quelques années, en effet, la Littérature nègre se caractérisait par une écriture plutôt conventionnelle : personnages aux contours précis, chronologie et espace dûment balisés, intrigue bien ficelée, choix d’une syntaxe qui demeurait dans ses grandes lignes fidèle au modèle scolaire. Les choses ont cependant commencé à changer à partir de 1968, avec la publication simultanée de deux romans qui ont renouvelé l’écriture et créé l’événement, Le Devoir de violence et Les Soleils des indépendances, suivis, onze ans plus tard le roman d’un jeune auteur encore inconnu, La vie et demie, véritable bombe dans le champ littéraire africain. La publication par Boudjedra en 1969 avait, d’une certaine manière, constitué aux yeux des lecteurs une ligne de fracture assez semblable, à condition toutefois de se souvenir que dès 1954, Le Passé simple de Driss Chraïbi avait provoqué le scandale.

Toujours est-il qu’aujourd’hui le clivage écriture négro-africaine / écriture maghrébine tend à s’estomper. Avec des œuvres comme L’Etat honteux, La Répudiation, Chaîne de Saïdou Bokoum, L’Ecart de Mudimbe, La Reproduction de Mpoyi Buatu, etc…, le lecteur doit composer avec une nouvelle technique narrative faite de ruptures, de collages et de télescopages. Technique volontiers provocatrice marquée par un goût prononcé pour le morbide, le scatologique, le scabreux, l’onirique et ne dédaignant pas à l’occasion le sacrilège ou le blasphème. On n’est plus très loin ici du registre de l’écriture carnavalesque si prisée des romans maghrébins et qui se définit à la fois par sa désinvolture, son attirance pour le burlesque, la farce, la parodie et par la place qu’y occupent le corps et ses humeurs. Se souvenir ici, par exemple, de la récurrence du mot « viande » dans toute l’œuvre de Sony Labou Tansi.

On est donc très loin désormais de cette « littérature d’instituteurs » qui a longtemps défini la production littéraire négro-africaine. Sans éprouver peut-être le même rapport passionnel que son compatriote maghrébin vis-à-vis de la langue française, l’écrivain africain se l’est, semble-t-il, définitivement appropriée et il s’en sert pour exprimer jusqu’à la nauséel’incohérenceet l’anarchie d’une société bâtarde. Il en résulte parfois une lisibilité problématique, dans la mesure où la parole narrative (ou poétique) aspire le lecteur dans un univers langagier particulièrement riche, à l’intérieur duquel chaque mot semble vouloir extorquer à celui qui le précède, dans une confrontation perpétuelle entre sens littéral et sens métaphorique, une valeur sémantique inaboutie.

Il reste, pour clore cette trop brève confrontation, à signaler un certain nombre de divergences qui, par delà les similitudes, témoignent de l’irréductibilité des Littératures nègre et maghrébine, et confèrent à chacune d’entre elles sa propre spécificité. J’en vois, pour ma part, au moins trois.

La première a trait à l’existence, particulièrement en Algérie, d’une littérature officielle, phénomène quasiment ignoré en Afrique noire. La seconde porte sur la volte-face linguistique d’un certain nombre d’écrivains maghrébins qui ont récemment abandonné le français au profit de l’arabe. Enfin, la troisième divergence trouve son origine dans l’importance accordée par la littérature maghrébine au problème de l’émigration, phénomène là encore très peu exploité par la littérature nègre.

C’est au lendemain de l’indépendance, arrachée dans les conditions que l’on sait, que s’est développée en Algérie une production littéraire étroitement contrôlée par le pouvoir politique. Dans le cadre d’un organisme d’édition nationalisé, la SNED (devenue aujourd’hui ENAL), des œuvres ont vu le jour qui répondait de toute évidence à un souci de légitimation du pouvoir, comme La Grotte éclatée, de Yamina Mechakara ou Les conquérants du parc rouge de Chabanne Ouahioune, pour nous limiter à ces deux exemples. Ces romans s’inscrivent dans le registre de la description scolaire et ils n’évitent ni les pièges du manichéisme, ni ceux d’un didactisme parfois pesant. Le critique Mustefa Lacheraf ne tient d’ailleurs pas un au­tre langage lorsqu’il constate que la veine du roman de guerre algérien aboutit à la perpétuation d’un « natio­nalisme anachronique et détourne les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société sur des bases concrètes, en dehors des mythes inhibiteurs et des épopées sans lendemain ». Si la mise sur orbite d’une semblable littérature sous tutelle a pu tenter des intellectuels d’Afrique noire inféodés aux pouvoirs en place, particulièrement dans le cadre de certaines associations d’écrivains, il faut bien reconnaître qu’il n’existe au sud du Sahara aucun phénomène d’édition comparable à celui de l’Algérie.

Pour ce qui est du second point, on pourrait formuler sensiblement la même remarque. En dépit des rodomontades et des incantations de certains cercles linguistiques, la littérature dans les langues africaines ne connaît pas – encore – de développement spectaculaire. Il en va différemment au Maghreb où, comme chacun sait, d’une part il existe un courant non négligeable de production en langue arabe, particulièrement dans le domaine poétique, et où, d’autre part, on assiste depuis quelques années à des reconversions d’écrivains contemporains à la langue arabe. Deux noms surgissent ici à l’esprit, celui de Kateb Yacine d’abord, qui, avec L’Homme aux sandales de caoutchouc, opta à partir de 1970 pour l’arabe dialectal, et plus récemment, celui de Rachid Boudjedra dont les deux derniers romans, Le Démantèlement et La Macération, publiés chez Denoël, sont accompagnés de la mention « traduit de l’arabe par l’auteur »….

A ma connaissance, je ne vois en Afrique noire que deux écrivains qui puissent être mis en parallèle, le Kenyan Ngugi wa Thiongo, qui depuis sa pièce de théâtre I will marry when I want (1977) écrit directement en kikuyu, sa langue maternelle, et le Camerounais Elolongué Epanya Yondo, l’un des premiers intellectuels africains à avoir produit dans sa langue vernaculaire.

Enfin, sur le dernier point, la thématique de l’émigration, il faut bien reconnaître que, à quelques exceptions près, comme le faisait naguère remarquer Bernard Magnier [15], le personnage de l’émigré est assez peu représenté dans la littérature nègre. Il en va tout autrement dans la Littérature maghrébine dont tout un pan est consacré à évoquer la souffrance et le désarroi des travailleurs immigrés confrontés au froid, à l’anonymat et à la xénophobie de nos sociétés occidentales. La liste des ouvrages qui leur sont consacrés serait longue, depuis Les Boucs (1955) de Driss Chraïbi, Mohammed, prends ta valise (1971) de Kateb Yacine, L’exil et le désarroi (1976) de Nabile Farès, La réclusion solitaire (1976) de Tahar Ben Jelloun, jusqu’au roman récent d’Akli Tadjer, Les A.N.I. de Tassili (1984), ou à Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975) de Rachid Boudjedra.

Il convient d’ajouter que depuis quelques années se développe en France un nouveau courant littéraire, celui d’une culture immigrée dont Jean-Louis Joubert propose sous le titre « Littérature immigrée ? « une très suggestive analyse dans le dernier numéro de la revue Diagonales [16]. L’auteur y confronte trois romans récents, Le Gône de Chaâba d’Azouz Begag, Georgette de Farida Belghoul et Journal : nationalité immigré(e) de Sakhinna Boukhedenna, trois œuvres qui nous proposent au demeurant une vision contrastée de la vie des « Beurs », allant de l’insertion réussie aux blocages inéluctables propres à toute société transplantée.

Au terme de ce parcours on peut affirmer que le bilan de santé de la Littérature nègre comme de la Littératu­re maghrébine d’expression française apparaît aujourd’hui très positif. Démentant les prédictions sinistres de certains Cassandre qui, tels Albert Memmi (pour une fois en défaut de perspicacité) prophétisaient, au lendemain de l’indépendance, l’extinction imminente de ces littératures nées du système colonial et destinées à périr avec lui, on voit en effet se développer et prospérer deux littératures jumelles qui s’emploient l’une comme l’autre à ébranler les tabous de la société et pour lesquelles le choix de la langue française, aussi conflictuel soit-il, permet à leurs auteurs de prendre cette distance à soi et à sa propre culture qu’engendre le recours, délibéré, aux mots de l’Autre.

Evoquant le destin du roman arabe contemporain dans un article récent [17] l’écrivain Salah Stétié écrit d’ailleurs à ce propos : « Il est le lieu de l’Autre par excellence, domaine d’étrangeté absolue, point d’insertion d’un orgueil sans limites dont l’Arabe, colonisé d’hier et colonisable d’aujourd’hui ou de demain, n’a connu, dans l’humiliation, que la terrible o­bre portée. Il y a dans la conscience de tout colonisé, de tout humilié, un vide que seule parviendra peut-être à combler une pratique égalisante des lieux, des notions, des concepts, des saveurs même qui firent et font, au plan de l’imaginaire blessé, la force du colonisateur. Il y a donc, pour s’en débarrasser, comme un pèlerinage à accomplir aux sources de cette force : aimantation qui n’est pas uniquement géographique, mais qui est aussi linguistique et culturelle ».

[1] Article paru dans la revue Notre Librairie, n° 95, janvier 89. Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

[2] Anglophone, certes, mais le prestige en rejaillit sur le continent africain tout entier.

[3] Il s’agit du chapitre intitulé « Sur la culture nationale ».

[4] Cité par C. Bonn, La Littérature algérienne et ses lecteurs. Naaman, 1974.

[5] Cité par Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française Naaman 1973.

[6] « Le roman africain dans tous ses états » ; Notre Librairie, N° 78, janvier-mars 1985.

[7] Titre d’un texte de Mohammed Khair-Eddine. Paris, Seuil ; 1968.

[8] Interview au Nouvel Observateur, en 1972. Cité par C. Bonn, op. cit.

[9] Cité par J. Dejeux ; op. cit. ;

[10] « Le roman africain dans tous ses états », op. cit. ;

[11] Titre d’un texte d’Abdelkebir Khatibi. Paris, 10/18, 1979. (II) La mémoire tatouée, op. cit.

[12] La mémoire tatouée, op. cit.

[13] C. Bachat, dans le N° spécial de la revue Europe consacré à la Littérature algérienne ; juillet-août 1976

[14] Antoine Raybaud ; Europe, op. scit.

[15] « Un thème absent : l’émigration » ; Notre Librairie, N° 68, janvier-avril 1983.

[16] Diagonales, Le Français dans le monde ; N° 7, juillet 1988.

[17] « Lecture arabe d’œuvres européennes » ; Oualili, Cahiers de l’ENS de Meknès. N°5/6,1986.