Francophonie culture et développement

LA FRANCOPHONIE, CE NOUVEAU NOM DE L’ESPERANCE

Ethiopiques numéro 50-51

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série-2ème et 3ème trimestres 1988 – volume 5 n°3-4

La Francophonie, ce nouveau nom de l’espérance [1]

Francophonie et développement

  1. L’état du monde

Je souhaiterais inviter tout d’abord à considérer notre monde tel qu’il est en cette fin de siècle, monde à la fois élargi et rétréci, divisé et lié. Elargi, par l’extension du champ de connaissances et par les découvertes qui nous permettent de scruter les plus fines particules d’énergie comme d’envoyer des hommes bien au-delà de la biosphère. Rétréci, par les communications qui mettent tous les peuples de la planète en contact immédiat, visuel, auditif ou physique, les uns avec les autres. Monde divisé par les désordres, les conflits, les affrontements ethniques, les rivalités historiques, économiques, religieuses, idéologiques. Mais monde lié également par ses besoins, ses craintes, ses aspirations.

Ce qui est aussi évident, mais moins souvent dit, c’est que les hommes qui vivent actuellement sur la terre ne sont pas contemporains et cela non seulement de région à région mais à l’intérieur d’un même pays. A l’endroit d’où part en Californie la navette Discovery, à Novosibirsk, Sibérie, d’où sont lancés les Soyouz, à Kourou, Guyane, d’où s’élève la fusée Ariane, on est en plein XXIe siècle, alors qu’en maintes parties de l’Afrique désertique ou profonde, de l’Asie centrale, ou de l’Amérique méridionale, vivent des populations dont les modes d’existence et de production appartiennent encore au Moyen Age, sinon même aux temps bibliques, voire à l’époque de la pierre taillée.

Ces disparités peuvent produire des situations pittoresques lorsque, par exemple, on voit, sur les aérodromes du Kenya, des Masaïs, les cheveux enduits d’argile rouge et vêtus seulement d’une étoffe nouée autour des reins, monter, la lance en main, dans un Boeing 757.

Mais les disparités et surtout l’inter­prétation des disparités produit aussi des effets dramatiques. La médecine des pays évolués a fait décroître de manière spectaculaire la mortalité in­antile, détresse des époques antérieures. Transplanté dans les populations à très faible niveau de vie et à forte nationalité, ce progrès, ce bienfait, conduit à une progression démographique qui engendre des tragédies. On ne meurt plus à la naissance ou au berceau ; on meurt enfant, on meurt adolescent, on meurt jeune adulte, de faim. Le scandale de notre siècle, c’est bien que l’homme soit capable d’envoyer des engins tourner autour de Mars ou de Jupiter, mais non pas de nourrir ses frères affamés. Et il semble bien que, quels que soient l’émotion qu’on en ait et les efforts réels que l’on accomplisse, il ne puisse y être remédié dans l’immédiat.

Or cela tout le monde le sait, ce qui est également un des traits de la modernité, de même que le moindre conflit, la moindre émeute, en quel­ues points du monde qu’ils se pro­uisent, sont connus instantanément et partout. Cela n’était pas le cas jadis et même naguère. Qu’Hannibal franchît les Alpes, ou César le Rubicon, cela n’avait aucun effet sur la Chine du Han, pas plus le renversement de la dynastie Song par les Mongols ne pouvait en avoir sur le Maghreb des Almohades. La bataille de Marignan ou de Poltava n’avait aucun retentissement au-delà de l’Europe. Les conséquences de Lépante ne touchaient que le bassin méditerranéen ; l’indépendance des Etats-Unis n’intéressait que deux continents et le nord ouest d’un troisième. Il fallait des destins fabuleux comme ceux d’Alexandre le Grand, de Gengis Khan ou de Napoléon pour que ces noms fissent le tour de l’univers, mais avec quels délais, et que leurs entreprises aient des effets généraux, mais combien différés.

Aujourd’hui la plus fugitive révolte, le plus petit soulèvement, au Soudan, aux Philippines, ou dans un Etat d’Amérique Latine, font aussitôt le ti­re des nouvelles partout sur la Terre. Tout changement de gouvernement, tout pronunciamento local, et où qu’il se produise, est immédiatement enregistré par les autres gouvernements qui ont à réagir en fonction de leurs intérêts propres ou de leurs principes. Trois jets de pierres sur des policiers mettent en émoi les opinions publiques qui se divisent aussitôt selon les clivages idéologiques, raciaux ou religieux. Et une grève des employés d’aéroport, à Londres, à Paris ou à Rome, désorganise tout le trafic aérien de la planète.

Autrement dit, et ceci est un fait capital, nous sommes la première génération de l’humanité qui ait à penser constamment le monde dans son ensemble.

Ce qui nous amène à regarder la situation géopolitique.

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, deux nations se sont élevées en puissance, deux nations géantes, les Etats-Unis et l’U.R.S.S., dont la force militaire et économique est prépondérante. Or elles vivent selon des systèmes politiques et sociaux fondamentalement opposés, mais qu’elles jugent chacune être des modèles pour toutes les autres. Si bien que le monde fut pendant plusieurs décennies partagé, et le reste encore, entre les pays qui tendaient peu ou prou, pour des raisons géographiques, historiques ou politiques, vers telle ou telle des deux supernations.

A côté d’elles existent d’autres géants, de moindre puissance, mais dont l’immensité territoriale et le nombre de la population pèsent lourdement dans les balances de notre univers : la Chine, les Indes, le Brésil.

Dans le même temps, une revendication générale d’indépendance, chez les peuples qui relevaient auparavant des anciens empires coloniaux européens, a amené la formation d’une quantité d’Etats nouveaux, parfois minuscules, et beaucoup fort démunis, mais tous ardents à affirmer une personnalité nationale.

Si bien que dans l’Organisation des Nations Unies, issue de vues généreuses mais peut-être un peu irréalistes, et surtout imprévoyantes, on en est arrivé à près de cent soixante participants et à cette situation aberrante où le Vanuatu a dans les votes le même poids que la Chine ou les Etats-Unis.

Si cela peut, dans une assemblée, aller tant mal que bien, dans la réalité des faits les petits, et même les moyens, dépendent des plus grands. Ce qui a amené nombre d’Etats, anciens et nouveaux, à se rapprocher, aux fins de réduire ces disparités trop énormes et de former des espaces socio-économiques ou politico-culturels plus ou moins intégrés.

Le plus réussi, le plus puissant, le plus cohérent de ces espaces intégrés, encore que d’une croissance institutionnelle difficile, est sans conteste la Communauté Economique Européenne, laquelle compte désormais parmi les premiers partenaires planétaires, en tout cas du point de vue industriel et financier.

On a vu également se constituer diverses assemblées intercontinentales ou continentales, ou régionales, institutions parfois rapidement désunies, ou bien qui survivent avec plus ou moins de bonheur, et désignées par des sigles commençant ordinairement par l’initiale « 0 » : Organisation.

Or, un nouvel ensemble est apparu, qui s’il est le plus récent est peut-être le plus prometteur. Ce nouveau club des nations s’appelle la Francophonie.

  1. Qu’est-ce que la Francophonie ?

D’abord le nom. Il fut créé dans la deuxième partie du XIXe siècle par le géographe Onésime Reclus, frère d’Elisée, Elie, Armand et Paul Reclus, tous gens très savants qui eurent leur temps de célébrité. Ce mot a une consonance que peuvent blâmer les puristes, qui aiment que les vocables soient formés sur des racines linguistiques de même origine ; mais il est bien symbolique de la langue française qui s’est nourrie aux deux sources du latin et du grec.

Il signifiait et continue de signifier l’ensemble des peuples usagers du français.

Il commença de prendre un sens géopolitique lorsque Léopold Sédar Senghor, avec une prescience qui appartient aux esprits de vaste culture, en même temps qu’il demandait l’indépendance du Sénégal, demandait également au Général de Gaulle que soit constitué un ensemble organique qui maintiendrait les liens culturels et économiques entre la France et les peuples de son ancien Empire, et entre ces peuples eux-mêmes, un « commonwealth à la française », disait-il, ce que de Gaulle qui avait lui aussi le don et l’habitude de voir loin approuvait.

Pendant quinze ans, Senghor, soutenu dès le début par deux chefs d’Etat, le Tunisien Habib Bourguiba et le Nigérien Hamani Diori, travailla à ancrer l’idée. Le Président Pompidou, compagnon de jeunesse et d’études du Président Senghor, accomplit un premier pas en réunissant, quelques semaines avant sa fin tragiquement prématurée, les chefs d’Etat d’Afrique francophone. Et il avait également favorisé la création de l’A.C.C.T., l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, entre les pays francophones.

Vers la fin des années 70, avant d’abandonner le pouvoir ainsi qu’il l’avait décidé, Senghor lança les invitations à quarante-sept pays pour une conférence des ministres des Affaires étrangères, préalable à une conférence des chefs d’Etat, pour fonder cette communauté organique.

Le gouvernement français d’alors, encombré peut-être de complexes d’ancien colonisateur, ne s’y montra guère favorable. Des difficultés, nées de problèmes de représentation respective du Canada fédéral et du Québec, lui servit de prétexte à ce qui ressemblait bien à un refus. Senghor, qui n’avait aucun complexe d’ancien colonisé, estima que la Francophonie sans la France n’avait pas de sens, et il renonça avec tristesse mais sans découragement. Il savait que l’avenir, par la force des choses, lui donnerait raison.

C’est au Président François Mitterrand que revient le mérite d’avoir pris la décision de convoquer une « Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français » (c’est ainsi qu’elle s’appelle) qui se réunit à Versailles et à Paris en Février 1986. On a dit que cette réunion fut préparée un peu hâtivement. La rapidité ne sied pas aux grandes entreprises. L’important est qu’elles s’accomplissent. Et celle-là fut un succès. Le Canada et le Québec avaient résolu leurs problèmes internes, sachant bien qu’il fallait qu’ils le fissent. Quarante et un Etats étaient participants, représentés à des niveaux différents, mais ils étaient là, venus des cinq parties du monde. Ils appartenaient à des régimes fort différents : monarchies, républiques libérales ou autoritaires, démocraties marxistes. On entendit quelques belles diatribes qui avaient peu à faire avec la Francophonie ; mais on entendit beaucoup plus s’exprimer de grands espoirs, s’énoncer de grands programmes et de grands projets. Et surtout il régna un climat rare dans les conférences internationales, de satisfaction d’être ensemble. Satisfaction due au fait peut­être que l’on pouvait se parler sans traducteurs, au fait aussi que l’on prenait conscience d’aspirations communes. Satisfaction si grande en tout cas qu’il fut décidé qu’on se retrouverait, dans les plus courts délais possibles, à Québec.

Grâce aux efforts conjoints et accordés du gouvernement fédéral canadien et du gouvernement québécois, et nommément des deux premiers ministres, Bryan Mulroney et Pierre Bourassa, ce second « Sommet » fut un vrai succès, une tête de famille. Les programmes avaient été lancés, la réalisation des projets entrepris, projets qui touchaient à l’enseignement, au livre, à l’information, à la télévision, à l’agriculture et au développement en général, ce développement sur lequel nous reviendrons. Et, heureux une nouvelle fois d’être ensemble, les chefs d’Etat et de gouvernement résolurent de se retrouver non pas dans trois ans, non pas dans deux ans, mais dans dix-huit mois, le laps de temps minimum pour organiser une telle conférence.

Le troisième Sommet se tiendra en mai prochain, à Dakar. Après la France, la terre mère de la langue commune, après le Canada, la plus vieille terre d’expression française dans le nouveau monde, le Sénégal, la plus vieille terre d’expression française en Afrique. L’idée de Senghor va revenir au pays de Senghor.

Quand on écrira l’histoire de la Francophonie, deux noms y auront droit à mention particulière : celui de l’Ambassadeur de France Jacques Leprette, qui fut l’organisateur du Sommet de Paris et présida au « suivi » des travaux entre Paris et Québec, et l’Ambassadeur du Canada à Paris, aujourd’hui Secrétaire d’Etat du Canada, qui prépara le Sommet du Québec et prit la relève entre Québec et Dakar. Ces deux grands diplomates ont montré que dans les rapports entre les peuples et les Etats, le rôle de l’individu, du tempérament personnel, est primordial, et qu’il y faut une culture vaste, un sens délié des relations humaines et une autorité morale courtoise, mais sans faille.

Entité internationale de fait, qui n’est pas encore de droit mais qui forcément le deviendra, la Francophonie rassemble, si l’on fait le total de la population des pays qui la composent, quatre cents millions d’hommes. Tous ces hommes et ces femmes ne parlent pas uniquement le français et l’on estime actuellement à environ deux cents millions les « locuteurs » réels. Mais au rythme auquel s’accroît la démographie dans les pays dits du Tiers Monde, et la scolarisation s’y développant de pair, favorisée précisément par la coopération de tous ces peuples, on peut bien avancer que dans vingt ans il y aura entre quatre et cinq cents millions de vrais francophones dans une population globale à peu près double et imprégnée de francophonie. On appréciera, en termes économiques, l’importance de ce marché.

Les pays qui font partie du club sont soit de vieilles nations pour lesquelles le français est langue maternelle, la France au premier chef ; des pays dont le français est l’une des lan­gues maternelles et nationales, comme la Belgique ou la Suisse ; d’autres encore tel l’immense Zaïre – trente millions d’habitants aujourd’hui, soixante demain – ou bien la Côte d’Ivoire où le français est le tissu conjonctif entre plusieurs dizaines d’ethnies diverses parlant autant de langues, leur mode commun de communication avec l’extérieur. Pour d’autres encore, et tout spécialement ceux du Maghreb, ou encore l’Egypte qui a tenu à se joindre à la Francophonie, le français est une langue de culture qui, à côté de la langue nationale, est regardée et reconnue comme à la fois usuelle et favorisant l’installation dans la modernité.

De plus en plus, le français tend à deve­nir la langue des non-alignés.

Les pays de la Francophonie sont répartis sur cinq continents et sont baignés par quatre océans, puisque le Viêt-Nam et Madagascar y appartiennent. Ils sont géants ou minuscules, puisqu’on y compte le second pays du monde en superficie, le Canada, et d’autres aussi exigus que l’île Maurice, au milieu de l’Océan Indien, et la Dominique, au milieu de l’Atlantique.

Pour un grand nombre, l’usage de la langue française découle évidemment de cette étape de l’histoire qui s’appelle la colonisation. C’est ce que celle-ci a laissé de meilleur. Les luttes pour l’indépendance appartiennent désormais au souvenir des générations vieillissantes, et les générations nouvelles étant les plus nombreuses, les rhumatismes d’anciens colonisés et d’anciens colonisateurs sont en voie de guérison. Après tout, quel peuple au cours de son destin n’a-t-il pas été colonisé ? La France le fut par les Romains et elle n’a pas à s’en plaindre. Elle doit à Rome d’être ce qu’elle est. Il ne faut d’autre part pas méconnaître que ce n’est pas le colonialisme qui fut jamais facteur de sous-développement, mais le sous-développement qui créa les conditions du colonialisme, avec ses apports comme avec ses abus.

Cela dit, je citerai en exemple deux pays de la Francophonie, pour la part qu’ils y ont et l’attitude qu’ils y adoptent. Deux pays fort différents.

L’un est le Canada. Je l’ai cité à plusieurs reprises déjà et c’est bien justifié, car il fait preuve dans cette construction neuve d’un dynamisme remarquable.

Le Canada est le produit de deux colonisations adverses, la française et l’anglaise. Il est de longtemps indépendant et dispose de ressources naturelles énormes mises en valeur par une population peu nombreuse relativement à l’immensité du territoire : vingt-cinq millions d’âmes. Les francophones n’y sont majoritaires qu’au Québec, et partout ailleurs minoritaires, dans des proportions qui varient selon les provinces de 8 à 1,5 pour cent. Mais le français tend à devenir la langue commune de toutes les minorités immigrés : italiens, yougoslaves, sud-asiatiques. Le gouvernement s’est engagé dans une politique résolument bilinguistique, voyant là une affirmation de la personnalité nationale canadienne face à son puissant attractif voisin, les Etats-Unis, qui le bordent sur toute sa frontière méridionale. Ainsi a-t-il décidé que tous les services relevant de l’administration fédérale devaient pouvoir être fournis dans les deux langues. La province du Nouveau-Brunswick s’est déclarée officiellement bilingue. Et le puissant Ontario lui-même a pris une loi qui donne priorité aux deux langues dans ses administrations.

Un vaste mouvement s’est formé chez les anglophones en faveur de l’enseignement du français et une association s’est créée, forte aujourd’hui de centaines de milliers d’adhérents, « Canadian Parents for french », qui envoient leurs enfants dans des classes dites d’immersion où une partie des matières du programme sont enseignées en français. Ce sont les anglophones qui proclament que « the french fact is an integral part of Canada » , ajoutant que « to learn to live with people from aIl over the world in a spirit of understanding is a matter of survival ».

Le Canada appartient et au Commonwealth et à la Francophonie. Or, tout récemment, soixante-dix-huit députés anglophones au Parlement d’Ottawa ont décidé d’apprendre le français. N’est-ce pas la meilleure preuve de l’attachement national aux deux langues ?

Autre exemple : le Maroc, l’une des rares nations d’Afrique, au sens propre du terme, qui possède une haute culture et des traditions millénaires qui lui sont propres, pays de foi islamique profonde, mais d’un Islam tolérant et sage, et forcément attaché à la langue arabe puisque c’est la langue du livre sacré ; mais pays également désireux d’affirmer la place que la géographie lui donne à la croisée des mers et des continents. Son souverain, le roi Hassan II, descendant du Prophète et Commandeur des Croyants, ne déclarait-il pas l’autre année que « celui qui ne parle qu’une langue est comme un analphabète » ? Et l’été dernier, remettant les prix du Concours général qu’il a institué, à l’instar du nôtre, entre tous les collèges, il disait aux lauréats : « Le fait que je parle la langue française – et j’aurais aimé parler d’autres langues ­ne signifie pas que je suis encore sous le protectorat des Français… Assumant, selon la volonté de Dieu, la responsabilité de présider aux destinées du Maroc, à la veille du prochain siècle, je vous affirme que le futur ne peut être fondé uniquement sur l’arabe ». Et il insistait avec rigueur pour que les deux langues fussent parfaitement enseignées.

Conscient que les compétitions sportives sont infiniment favorables à la communication, à la compréhension et à l’émulation entre les peuples, le Maroc accueillera l’an prochain les premiers jeux francophones.

Je gage qu’on verra partout d’autres initiatives se multiplier.

« Commonwealth à la française », disait Senghor naguère ; et en effet, parmi les ensembles internationaux, la Francophonie n’est guère comparable qu’au Commonwealth. Mais avec cette différence que ce dernier est essentiellement un prolongement symbolique de l’histoire alors que la Francophonie est le produit d’un dynamisme culturel. Et je me plais à dire que si le Commonwealth a une souveraine théorique : la reine d’Angleterre, la Francophonie a, elle aussi une souveraine, mais non physique, abstraite, et qui constitue son principe unificateur : la langue française, une reine qui ne rend pas la justice mais la justesse.

III. La langue française

Quelles sont les caractéristiques et les vertus de cette langue qui est devenue le lien entre tant de peuples divers ?

Née d’une mère romaine et d’un père grec, elle est fortement structurée, précise, exacte. Elle participe de la rigueur latine et de la subtilité athénienne. Elle possède une variété syntaxique qui permet de traduire toutes les nuances de la pensée. Elle ne devient floue ou indécise que si elle a été mal enseignée à celui qui l’emploie. Car même l’incertitude en français se traduit avec netteté.

Nous devons reconnaître à d’autres langues, comme l’allemand ou le russe, de favoriser davantage l’expression poétique ou l’exploration des franges fameuses de la conscience. D’autres, comme l’italienne, sont plus musicales, le portugais est plus suave, l’espagnol plus sonore, plus martial. L’arabe est incantatoire. L’anglais a des capacités de raccourci et de brièveté qui le recommandent aux usages du voyage, du commerce ou de l’information :

Le français, lui, est la langue de la définition ; il convient avant tout aux formulations de l’éthique et du droit, à la rédaction des conventions, des contrats, des traités.

Ce n’est pas seulement à cause de la place qu’occupait la France aux XVIIIe siècle que le français fut si longtemps la langue de toutes les cours d’Europe, mais en raison de ses vertus propres qui en firent la langue diplomatique par excellence.

Langue précise, donc langue honnête ; français et franchise sont mots de la même famille.

Certes, la langue française peut être employée pour servir des desseins tortueux, ou pour édicter des mesures injustes. Mais c’est une langue foncièrement loyale, et de ce fait la langue de la liberté, puisque la liberté est fondée sur la clarté des rapports humains, sur le respect de lois bien établies et sur une bonne ordonnance générale, toutes choses qui sont consubstantielles à la langue de Montesquieu.

Quand je défends, quand nous dé­fendons la langue française, son em­ploi et son enseignement, ce n’est pas par un chauvinisme étroit, mais parce que nous sommes convaincus qu’elle n’a pas fini de rendre des services à l’humanité.

Ce faisant, nous n’attaquons pas non plus l’anglais qui est l’autre langue universelle de la liberté. Le français est issu d’un pays de droit écrit, l’anglais d’un pays de droit coutumier ; le premier est tourné vers la généralité, l’autre vers le particulier et l’individuel. Les deux sont complémentaires. Ce sont deux langues alliées, qui doivent l’une et l’autre, et je dirais même l’une par l’autre, protéger ce qui les fait ce qu’elles sont.

La dégradation de la langue de Gibbon, de Macaulay, de Kipling, de Churchill, nous inquiète tout autant que la dégradation de la nôtre propre. Ce contre quoi nous nous élevons, c’est contre une tendance qui, du fait de la puissance économique des Etats­Unis, amènerait à faire de l’anglo-américain la seule langue universelle. L’uniformité est détestable pour la culture ; la diversité est la condition même de la civilisation. L’uniformité conduit à l’entropie. L’anglo-américain, devenu seul vecteur des communications internationales, qui ne tarderait pas d’ailleurs à se fractionner en une quantité d’anglo-sabirs, ne constituerait plus cet indispensable capital de mémoire, et de mémoire diversifiée, que sont les grandes langues.

Que le français ait connu une régression dans le monde depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, c’est une évidence. Mais que cette régression soit arrêtée, c’est une certitude, et la Francophonie en est la preuve.

Trop de diplomates, de fonctionnaires, d’hommes d’affaires français montrent encore une inclination fâcheuse dans les négociations internationales, à abandonner le français pour utiliser un anglais qu’ils sont loin de toujours posséder parfaitement. Mais c’est là un péché dont ils commencent à se corriger. Ils sont d’ailleurs rappelés à l’ordre par les partenaires francophones, beaucoup plus exigeants sur ce point que les Français eux-mêmes.

Le seul domaine sur lequel la régression n’est pas endiguée, c’est le domaine scientifique, et encore pas dans toutes les sciences. En mathématiques et en histoire, à cause de la qualité de nos savants et de leurs travaux, le français conserve son audience. C’est en physique, en biologie, en médecine qu’il y a faiblesse. Les causes de ce phénomène sont connues. Elles ont été décrites notamment par mon confrère le Professeur Jean Bernard, qui a indiqué les remèdes. Ceux­ci existent, ils dépendent de la volonté politique et des moyens matériels

A l’égard de tant de peuples qui accomplissent leur développement en français et ne disposent actuellement que de cette langue pour acquérir le savoir et communiquer avec le monde, ce serait à la fois une faute et une erreur que de prendre une attitude de renoncement.

  1. L’Académie française et la Francophonie

Quel rôle joue l’Académie française dans cet ensemble francophone où se trouvent impliqués tant de pays, de gouvernements, d’institutions et d’organismes nationaux ou internationaux ?

L’Académie a un peu plus de trois cent cinquante ans. Elle fut fondée par le Cardinal de Richelieu qui lui conféra un très haut rang dans l’Etat en lui assignant pour tâche de « donner des règles certaines à notre langue et la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Cela figure dans nos premiers règlements qui sont de 1635 et qui nous gouvernent toujours.

Que ce soit en France qu’ait surgi l’idée de créer une magistrature du langage et que cette magistrature se soit maintenue à travers vents et marées de l’histoire, prouve assez combien les Français attachent de valeur à leur langue et lui vouent d’attachement, même quand ils la malmènent un peu.

Première institution démocratique créée sous la monarchie, dernière institution royale sous la République, l’Académie continue de remplir son office.

Le Duc de Lévis-Mirepoix, avec lequel j’ai longtemps siégé, disait de l’Académie française qu’elle était la seule institution qui justifiait la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », puisque tous ses membres étaient égaux, qu’ils étaient totalement libres de leurs choix comme de leur assiduité, et qu’une réelle fraternité existait entre eux, ce dont, pour ma part, après vingt-deux ans de maison, je puis témoigner.

Nous accomplissons notre tâche d’abord par l’établissement du Dictionnaire, dont la lenteur est proverbiale ; mais elle l’était déjà au XVIIe siècle, puisque la première édition ne parut qu’au bout de soixante ans.

La neuvième, qui est publiée par fascicules annuels, comme le fut la première, et à raison d’environ trois mille mots par livraison, sera achevée, si Dieu le veut, à la fin du siècle. Elle comprendra dix mille mots nouveaux, autant d’extensions de sens, et la plupart des définitions auront été refaites, pour être mises en accord avec l’état des connaissances.

L’Académie est composée « d’auteurs » – ce terme aussi est dans nos règlements – ce qui ne désigne pas seulement des littérateurs de profession, mais aussi des savants, des médecins, des diplomates, des religieux, des philosophes, des historiens, des ethnologues, des hommes d’Etat, tous hommes ayant produit des écrits notoires. Car il faut rassembler des gens ayant des formations, des activités et des expériences fort diverses pour définir justement le sens des mots. Il semble que quarante soit un bon chiffre pour que soient représentés tous les tempéraments, toutes les disciplines et toutes les tendances intellectuelles et politiques.

Naturellement nos choix sont toujours discutés par l’opinion ! Naturellement il est reproché à l’Académie de n’avoir pas élu Balzac, qui était couvert de dettes, Stendhal, qui était pratiquement inconnu, Maupassant ou Proust, qui moururent trop jeunes, Malraux ou Anouilh, qui repoussèrent toutes les avances qu’on leur fit. Mais nul ne lui reproche d’avoir Corneille et Racine, Montesquieu et Voltaire, Chateaubriand et Lamartine, Victor Hugo et Louis Pasteur. Naturellement nous sommes raillés, mais cela aussi dure depuis le XVIIe siècle. On n’a jamais fait tomber un monument en crachant dessus.

Le Dictionnaire de l’Académie n’est ni encyclopédique, ni historique, ni même étymologique, ce que pour ma part je regrette. Il dit l’usage, le bon usage, en constatant l’évolution du langage et en s’efforçant de le maintenir danslesbonnesvoies, de telle façon que cette évolution s’accomplisse conformément à ce qu’on appelle « le génie de la langue ».

Oh ! Nous n’avons pas la prétention d’empêcher nos contemporains d’écrire et de parler de manière fautive. Mais au moins nous indiquons la faute, nous signalons le péché. Libre à chacun ensuite de le commettre, mais en sachant qu’il pèche.

Je ne pense pas exagéré d’avancer que si une personne qui possède bien le français peut lire tous les ouvrages classiques parus depuis le temps de Boileau ou de La Bruyère sans avoir à recourir à un glossaire, c’est à l’Académie qu’elle le doit. Et si le français a, moins que d’autres langues, que ce soit le grec, le hongrois ou le japonais, souffert de la crise qui a atteint en ce siècle toutes les langues maternelles, cela est dû aussi à l’existence de l’Académie.

Celle-ci pouvait-elle se désintéresser de la Francophonie ? A l’évidence pas, si nous entendions rester fidèles à notre mission.

Répondant à l’appel que lui adressa le Président de la République, lors de la célébration du 350e anniversaire de la Compagnie en 1985, l’Académie a créé, à côté de la Commission du Dictionnaire, une deuxième Commission permanente, celle de la Francophonie.

Un Grand Prix de la Francophonie fut fondé, grâce à l’initiative et à la générosité du gouvernement canadien, générosité aussitôt relayée par le gouvernement français et son ministre des finances d’alors. Son montant est pour l’instant de quatre cent mille francs. Le premier lauréat fut un poète et dramaturge libanais, Georges Schéhadé, le second, un érudit japonais, analyste de Pascal, le Professeur Yoichi Maeda. Le troisième est un poète et homme d’Etat malgache, Jacques Rabemananjara.

L’Académie française était présente au Sommet de Paris ; elle fut représentée par Léopold Sédar Senghor et moi-même au Sommet de Québec ; elle le sera à Dakar.

Elle prépare une liste de mots conservés ou créés dans diverses régions de la Francophonie : Belgique, Suisse, Québec, Sénégal, etc., qui sont d’usage local et qu’elle recommandera comme pouvant être d’usage général.

C’est au sein de l’Académie qu’a été choisi le nouveau Ministre de la Francophonie – est-il d’autres pays qui ont un ministre de la langue ? – l’historien Alain Decaux, qui s’acquitte de sa mission avec autant d’ardeur que de sagesse et de succès.

L’Académie française, avec l’aide du mécène italien Giovanni Agnelli, fort soucieux de l’avenir des langues latines, a pu faire avancer le projet d’une Université de langue française à Alexandrie d’Egypte.

Et je ne parlerai pas des voyages que plusieurs d’entre nous accomplissent chaque année pour le service de la cause francophone.

Si la langue française est la souveraine immatérielle que je disais, les Académiciens français en sont tout à la fois les gardiens et les messagers.

  1. Le Développement

Au cours de cet exposé, j’ai évoqué à plusieurs reprises, le développement, qui est la grande affaire de cette fin de siècle.

En quoi la Francophonie peut-elle favoriser le développement ; en quoi lui est-elle liée ?

D’abord, il faut bien se mettre d’accord sur le sens des mots.

Développement ne veut pas dire civilisation.

Il y a des peuples de haute civilisation, possédant une réelle culture, une poésie très élaborée, des arts très séduisants, des traditions très respectables, et qui sont sous-développés.

Le développement concerne les équipements qui peuvent permettre une production suffisante et un niveau de vie convenable, plaçant tous les peuples dans une relative parité avec les pays industrialisés.

Je me méfie des clichés journalistiques qui s’installent jusque dans le langage diplomatique, comme l’expression « Nord-Sud » – problèmes nord-sud, dialogue nord-sud – qui semble inférer que toute la misère est au Sud et toute l’opulence au Nord. Au nord de quoi ? Cela n’est jamais précisé.

Récemment, pendant une session de l’Académie du Royaume du Maroc, un expert nippon nous expliquait avec humeur que le Japon en cinquante ans, était passé du Sud au Nord sans changer de latitude.

 

La vraie, la seule réponse au problème du sous-développement est l’accès à l’autosuffisance vivrière et industrielle.

Un pays n’est vraiment indépendant que s’il peut assurer sa subsistance, et il ne sert à rien de disposer d’une voix à l’O.N.U. si l’on est forcé de s’endetter ou de mendier pour se nourrir. Il existe un seuil de production au-dessous duquel il n’y a pas d’indépendance nationale, et un nombre de calories par liberté individuelle ni même de conscience de cette liberté.

Le développement consiste dans l’acquisition des équipements nécessaires pour accéder à l’autosuffisance d’abord, puis à la prospérité, par l’exportation et l’échange des surplus de production. A méconnaître cette loi, des situations malheureuses se sont installées.

La Côte d’Ivoire – pays où, par parenthèses, on s’exprime dans un excellent français – a pratiqué les monocultures du cacao et du café, que son climat et la nature de son sous-sol favorisaient. Cela pouvait convenir dans le vaste ensemble de l’ancien Empire français, où s’était établi par la force des choses tout un système d’échanges et de soutiens. Depuis l’indépendance, la Côte d’Ivoire, qui doit importer presque tous ses biens de première nécessité, est soumise aux cours du cacao et du café sur les Bourses de New York et de Londres, cours qui se sont effondrés, ou qu’on a poussé à l’effondrement, mettant ce pays dans une situation de déficit constant et périlleux. Aussi, le Président Houphouët­ Boigny n’hésite-t-il pas à dire qu’il se trouve aux prises avec un néocolonialisme financier bien plus dur et égoïste que ne l’était l’ancien colonialisme impérial, et dont il ne tire aucune compensation culturelle ou formatrice.

Car il ne suffit pas d’avoir des machines ; il faut savoir s’en servir et mieux encore savoir les construire, et aussi savoir gérer les entreprises.

Le développement a deux volets indispensablement articulés : équipement matériel et équipement mental.

En 1976, j’avais l’occasion d’aborder ces questions avec feu le Shah d’Iran, auquel je faisais respectueusement remarquer qu’il pratiquait le développement vertical, important et implantant usines, hôtels, hôpitaux, mais que le développement horizontal, c’est-à-dire la formation des individus, ne paraissait pas suivre, puisqu’il fallait importer aussi le personnel soignant, les maîtres d’hôtel et les ingénieurs. Le Shah me répondit qu’il n’avait dans son sol que trente ans de pétrole, et qu’il lui fallait en ces trente ans réaliser tout l’équipement industriel du pays. Deux ans après, il était renversé.

L’Algérie paraît avoir mutatis mutandis commis la même erreur en se fondant trop sur ses gisements d’hydrocarbures et en privilégiant trop les implantations industrielles, délaissant les cultures céréalières qui depuis les temps de l’Empire romain faisaient de l’Algérie un immense grenier. Ajoutons à cela les partis pris de l’économie collectiviste et autoritaire qui, supprimant la propriété individuelle et le profit, produit partout où elle s’exerce des résultats catastrophiques, et nous avons l’explication des événements tragiques auxquels nous avons assisté avec angoisse et douleur.

La Francophonie, cette communauté solidaire comme nous nous plaisons à le répéter, va pouvoir accélérer la fourniture, aux pays en développement qu’elle compte en son sein, des équipements matériels dont ils ont besoin, mais également des équipements mentaux. Elle va contribuer à rompre, grâce au sentiment de partenariat, les replis sur soi-même qui ont pu amener certains peuples à refuser les schémas qui ont réussi chez les autres.

Elle va permettre une circulation des maîtres, des étudiants, des chercheurs, des techniciens, des spécialistes entre quarante et un Etats et peut-être quarante-cinq demain.

Le biologiste de Rabat, qui s’est formé à Paris, pourra aller au Niger enseigner la lutte contre les maladies africaines.

La maîtrise de l’eau étant l’un des aspects fondamentaux du développement, l’hydrologiste français formera des ingénieurs qui pourront lutter contre la sécheresse au Sahel. Le technicien canadien aidera à la mise en place des systèmes de communication et d’informatique, cependant que le Guinéen, le Comorien pourra aller auprès du gestionnaire belge s’instruire du bon fonctionnement des entreprises et que l’universitaire sénégalais ira dispenser ici et là l’enseignement des mathématiques ou des littératures africaines. Les nouvelles techniques agricoles, celles qui permettent de quintupler le rendement du blé à l’hectare, seront apportées par ceux qui en ont l’expérience, chez ceux qui ont avantage à s’en munir. Echanges, enseignement, renseignements, dénombrement des besoins : tout cela qui se faisait déjà, mais partiellement et empiriquement, va pouvoir s’accomplir généralement et institutionnellement.

Ainsi la Francophonie non seulement constituera un ensemble politique équilibrant, mais aussi une voie d’élévation du niveau de vie de maints peuples actuellement démunis.

Or l’élévation du niveau de vie est le seul moyen, bien plus sûr que tous les procédés contraceptifs, de freiner la dramatique croissance de la démographie.

Moins d’enfants promis à mourir de faim, et plus d’hommes et de femmes promis à une vie décente. Tel est l’appel auquel la Francophonie répond pour les peuples qui partagent l’usage du français.

C’est pourquoi, paraphrasant le Pape Paul VI qui avait naguère désigné, dans l’encyclique Populorum progressio, le développement comme « le nouveau nom de la paix », nous osons dire de la Francophonie qu’elle est un nouveau nom de l’espérance.dessus.

Le Dictionnaire de l’Académie n’est ni encyclopédique, ni historique, ni même étymologique, ce que pour ma part je regrette. Il dit l’usage, le bon usage, en constatant l’évolution du langage et en s’efforçant de le mainte­nir dans les bonnes voies, de telle façon que cette évolution s’accomplisse conformément à ce qu’on appelle « le génie de la langue ».

Oh ! Nous n’avons pas la prétention d’empêcher nos contemporains d’écri­re et de parler de manière fautive. Mais au moins nous indiquons la fau­te, nous signalons le péché. Libre à chacun ensuite de le commettre, mais en sachant qu’il pèche.

Je ne pense pas exagéré d’avancer que si une personne qui possède bien le français peut lire tous les ouvrages classiques parus depuis le temps de Boileau ou de La Bruyère sans avoir à recourir à un glossaire, c’est à l’Aca­démie qu’elle le doit. Et si le français a, moins que d’autres langues, que ce soit le grec, le hongrois ou le japonais, souffert de la crise qui a atteint en ce siècle toutes les langues maternelles, cela est dû aussi à l’existence de l’Académie.

Celle-ci pouvait-elle se désintéres­ser de la Francophonie ? A l’évidence pas, si nous entendions rester fidèles à notre mission.

Répondant à l’appel que lui adressa le Président de la République, lors de la célébration du 350e anniversaire de la Compagnie en 1985, l’Académie a créé, à côté de la Commission du Dic­tionnaire, une deuxième Commission permanente, celle de la Francophonie.

Un Grand Prix de la Francophonie fut fondé, grâce à l’initiative et à la générosité du gouvernement canadien, générosité aussitôt relayée par le gou­vernement français et son ministre des finances d’alors. Son montant est pour l’instant de quatre cent mille francs. Le premier lauréat fut un poète et dramaturge libanais, Georges Schéha­dé, le second, un érudit japonais, ana­lyste de Pascal, le Professeur Yoichi Maeda. Le troisième est un poète et homme d’Etat malgache, Jacques Ra­bemananjara.

L’Académie française était présente au Sommet de Paris ; elle fut représentée par Léopold Sédar Senghor et moi-même au Sommet de Québec ; elle le sera à Dakar.

Elle prépare une liste de mots conservés ou créés dans diverses ré­gions de la Francophonie : Belgique, Suisse, Québec, Sénégal, etc., qui sont d’usage local et qu’elle recom­mandera comme pouvant être d’usage général.

C’est au sein de l’Académie qu’a été choisi le nouveau Ministre de la Fran­cophonie – est-il d’autres pays qui ont un ministre de la langue ? – l’historien Alain Decaux, qui s’acquitte de sa mission avec autant d’ardeur que de sagesse et de succès.

L’Académie française, avec l’aide du mécène italien Giovanni Agnelli, fort soucieux de l’avenir des langues latines, a pu faire avancer le projet d’une Université de langue française à Alexandrie d’Egypte.

Et je ne parlerai pas des voyages que plusieurs d’entre nous accomplis­sent chaque année pour le service de la cause francophone.

Si la langue française est la souve­raine immatérielle que je disais, les Académiciens français en sont tout à la fois les gardiens et les messagers.

  1. Le Développement

Au cours de cet exposé, j’ai évoqué à plusieurs reprises, le développement, qui est la grande affaire de cette fin de siècle.

En quoi la Francophonie peut-elle favoriser le développement ; en quoi lui est-elle liée ?

D’abord, il faut bien se mettre d’ac­cord sur le sens des mots.

Développement ne veut pas dire ci­vilisation.

Il y a des peuples de haute civilisa­tion, possédant une réelle culture, une poésie très élaborée, des arts très sé­duisants, des traditions très respecta­bles, et qui sont sous-développés.

Le développement concerne les équipements qui peuvent permettre une production suffisante et un ni­veau de vie convenable, plaçant tous les peuples dans une relative parité avec les pays industrialisés.

Je me méfie des clichés journalisti­ques qui s’installent jusque dans le langage diplomatique, comme l’ex­pression « Nord-Sud » – problèmes nord-sud, dialogue nord-sud – qui semble inférer que toute la misère est au Sud et toute l’opulence au Nord. Au nord de quoi ? Cela n’est jamais précisé.

Récemment, pendant une session de l’Académie du Royaume du Maroc, un expert nippon nous expliquait avec humeur que le Japon en cin­quante ans, était passé du Sud au Nord sans changer de latitude.

La vraie, la seule réponse au problè­me du sous-développement est l’accès à l’autosuffisance vivrière et indus­trielle.

 

Un pays n’est vraiment indépen­dant que s’il peut assurer sa subsistan­ce, et il ne sert à rien de disposer d’une voix à l’O.N.U. si l’on est forcé de s’endetter ou de mendier pour se nour­rir. Il existe un seuil de production au-dessous duquel il n’y a pas d’indé­pendance nationale, et un nombre de calories par liberté individuelle ni même de conscience de cette liberté.

Le développement consiste dans l’acquisition des équipements néces­saires pour accéder à l’autosuffisance d’abord, puis à la prospérité, par l’ex­portation et l’échange des surplus de production. A méconnaître cette loi, des situations malheureuses se sont installées.

La Côte d’Ivoire – pays où, par pa­renthèses, on s’exprime dans un excel­lent français – a pratiqué les monocul­tures du cacao et du café, que son cli­mat et la nature de son sous-sol favo­risaient. Cela pouvait convenir dans le vaste ensemble de l’ancien Empire français, où s’était établi par la force des choses tout un système d’échanges et de soutiens. Depuis l’indépendance, la Côte d’Ivoire, qui doit importer presque tous ses biens de première né­cessité, est soumise aux cours du ca­cao et du café sur les Bourses de New York et de Londres, cours qui se sont effondrés, ou qu’on a poussé à l’effon­drement, mettant ce pays dans une si­tuation de déficit constant et péril­leux. Aussi, le Président Houphouët­ Boigny n’hésite-t-il pas à dire qu’il se trouve aux prises avec un néocolonia­lisme financier bien plus dur et égoïs­te que ne l’était l’ancien colonialisme impérial, et dont il ne tire aucune compensation culturelle ou formatrice.

Car il ne suffit pas d’avoir des ma­chines ; il faut savoir s’en servir et mieux encore savoir les construire, et aussi savoir gérer les entreprises.

Le développement a deux volets in­dispensablement articulés : équipement matériel et équipement mental.

En 1976, j’avais l’occasion d’abor­der ces questions avec feu le Shah d’Iran, auquel je faisais respectueuse­ment remarquer qu’il pratiquait le développement vertical, important et implantant usines, hôtels, hôpitaux, mais que le développement horizon­tal, c’est-à-dire la formation des indi­vidus, ne paraissait pas suivre, puis­qu’il fallait importer aussi le person­nel soignant, les maîtres d’hôtel et les ingénieurs. Le Shah me répondit qu’il n’avait dans son sol que trente ans de pétrole, et qu’il lui fallait en ces trente ans réaliser tout l’équipement indus­triel du pays. Deux ans après, il était renversé.

L’Algérie paraît avoir mutatis mu­tandis commis la même erreur en se fondant trop sur ses gisements d’hy­drocarbures et en privilégiant trop les implantations industrielles, délaissant les cultures céréalières qui depuis les temps de l’Empire romain faisaient de l’Algérie un immense grenier. Ajou­tons à cela les partis pris de l’écono­mie collectiviste et autoritaire qui, supprimant la propriété individuelle et le profit, produit partout où elle s’exerce des résultats catastrophiques, et nous avons l’explication des événe­ments tragiques auxquels nous avons assisté avec angoisse et douleur.

La Francophonie, cette communau­té solidaire comme nous nous plaisons à le répéter, va pouvoir accélérer la fourniture, aux pays en développe­ment qu’elle compte en son sein, des équipements matériels dont ils ont be­soin, mais également des équipements mentaux. Elle va contribuer à rompre, grâce au sentiment de partenariat, les replis sur soi-même qui ont pu ame­ner certains peuples à refuser les sché­mas qui ont réussi chez les autres.

Elle va permettre une circulation des maîtres, des étudiants, des cher­cheurs, des techniciens, des spécialis­tes entre quarante et un Etats et peut-être quarante-cinq demain.

Le biologiste de Rabat, qui s’est for­mé à Paris, pourra aller au Niger enseigner la lutte contre les maladies africaines.

La maîtrise de l’eau étant l’un des aspects fondamentaux du développe­ment, l’hydrologiste français formera des ingénieurs qui pourront lutter contre la sécheresse au Sahel. Le tech­nicien canadien aidera à la mise en place des systèmes de communication et d’informatique, cependant que le Guinéen, le Comorien pourra aller auprès du gestionnaire belge s’instrui­re du bon fonctionnement des entre­prises et que l’universitaire sénégalais ira dispenser ici et là l’enseignement des mathématiques ou des littératures africaines. Les nouvelles techniques agricoles, celles qui permettent de quintupler le rendement du blé à l’hectare, seront apportées par ceux qui en ont l’expérience, chez ceux qui ont avantage à s’en munir. Echanges, enseignement, renseignements, dénombrement des besoins : tout cela qui se faisait déjà, mais partiellement et empiriquement, va pouvoir s’ac­complir généralement et institution­nellement.

Ainsi la Francophonie non seule­ment constituera un ensemble politi­que équilibrant, mais aussi une voie d’élévation du niveau de vie de maints peuples actuellement démunis.

Or l’élévation du niveau de vie est le seul moyen, bien plus sûr que tous les procédés contraceptifs, de freiner la dramatique croissance de la démo­graphie.

Moins d’enfants promis à mourir de faim, et plus d’hommes et de femmes promis à une vie décente. Tel est l’ap­pel auquel la Francophonie répond pour les peuples qui partagent l’usage du français.

C’est pourquoi, paraphrasant le Pape Paul VI qui avait naguère dé­signé, dans l’encyclique Populorum progressio, le développement comme « le nouveau nom de la paix », nous osons dire de la Francophonie qu’elle est un nouveau nom de l’espérance.

[1] Conférence prononcée à l’Académie diplomatique de Vienne le 1O octobre 1988.