Culture, civilisation et développement

POLITIQUE ET STRATEGIE CULTURELLES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR

Ethiopiques 59

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1997

 

Senghor 90, Salve Magister

Hommage au Président Léopold Sédar Senghor

 

A l’Occasion de son 90e anniversaire

 

(Octobre 1996)

 

POLITIQUE ET STRATEGIE CULTURELLES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR

 

THEORIE ET PRATIQUE [1]

 

Au commencement, il y eut la traite négrière et la colonisation. Deux tragédies qui ont servi de fondement malsain à la rencontre Afrique-Occident.

Les vainqueurs, si l’on peut les nommer ainsi, ont dans les deux cas tiré de leur triste succès un sentiment de supériorité à l’égard des peuples et races assujettis.

C’est donc tout naturellement que l’Occident s’est évertué à imposer à l’Afrique un destin de vaincue, un temps immobile avec comme seule et unique perspective l’acquiescement éternel aux objectifs et valeurs des dominateurs. Des peuples entiers voyaient ainsi compromises, sinon tournées en dérison, toute possibilité et toute tentative de marquer de leur empreinte singulière leur propre histoire ou l’histoire de l’humanité.

Quand Léopold Sédar Senghor décida de lutter de toutes ses forces contre cette situation, son intuition fut que tout se jouerait au niveau de la culture, celle-ci étant à son sens :

« Une certaine façon propre à chaque peuple de sentir et de penser, de s’exprimer et d’agir (qui est) la symbiose des influences de la géographie et de l’histoire, de la race et de l’ethnie » [2].

De cette définition, il tire la conclusion que la marginalisation d’une culture quelle qu’elle fût, ferait courir à l’humanité tout entière le risque d’une infirmité. En effet, souligne-t-il, l’impérialisme culturel est la forme la plus pernicieuse du colonialisme en ce qu’il obscurcit la conscience. Il convient donc de conquérir :

« l’indépendance de l’esprit, l’indépendance culturelle » [3]

Résolution qui prouve que, pour lui le processus de marginalisation était réversible, pourvu qu’on le combattît et le combat de Léopold Sédar Senghor sera de restituer à la culture négro-africaine, partant à l’Afrique, sa place et son rôle essentiels dans l’histoire. Il a donc voulu contrecarrer ce que Théophile Obenga appellera plus tard :

«  la non historicité de l’Afrique décrite comme son sous-développement » [4].

Or, faire l’histoire, c’est :

« se concevoir à partir de possible propres aux civilisations africaines (dont l’ensemble constitue) une pulpe vivante d’idées, de croyances, d’ambitions, de thématisations inlassablement imaginées qui propulsent (…) le développement dans le temps et dans l’espace » [5].

Dans son combat le moyen essentiel dont s’est doté Senghor est l’idéologie de la négritude.

 

  1. LA NEGRITUDE, IDEOLOGIE A LA FOIS DE LA CONTRE-ACCULTURATION ET DE L’OUVERTURE A L’AUTRE

« (La) négritude senghorienne explique Claude Souffrant ; introduit entre le colonisé et le colonisateur un élément de différenciation, un ferment de contre-acculturation, un virus anti-assimilationniste » [6].

Cependant, la préservation de l’identité culturelle, à laquelle permet d’aboutir le « vaccin » de la négritude, n’est pas une fin en soi. Autrement elle n’aurait été que la résultante d’un racisme au rebours. Tout le contraire de ce que vise Senghor pour qui si la culture est d’abord enracinement, elle est aussi et « toujours déracinement, assimilation des valeurs étrangères ». Ici le terme d’assimilation doit être référé, au plan sémantique, à la célèbre phrase « assimiler et non se laisser assimiler ».

La négritude est donc à la fois retour à soi et ouverture à l’autre. Ce qui donne sa richesse, ou sa complexité, supplémentaire au champ ainsi balisé, c’est que, dans l’optique senghorienne la notion d’ouverture exprime également une démarche attendue de l’Occident prié de recevoir et respecter les cultures africaines.

La politique et la stratégie culturelles du Président-Poète, c’est-à-dire, d’une part, les théories qui impulsent son action et, d’autre part, l’ensemble des projets conçus et réalisés pour atteindre ses objectifs, sont fondées sur cette dialectique de l’enracinement et de l’ouverture dans toutes ses significations enchevêtrées.

  1. S’ENRACINER DANS LES VALEURS DE LA NEGRITUDE

A propos du concept de l’enracinement quelques rappels historiques s’imposent. Le mouvement dit de la négritude a été lancé, dans les années 1930, avec la revue L’ETUDIANT NOIR, dirigée par Aimé Césaire, par des étudiants africains, antillais et guyanais. Les figures de proue du mouvement étaient, outre Césaire lui-même, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas.

Réponse à la situation coloniale, le mouvement de la négritude est né sous l’influence de la « Négro-Renaissance américaine », elle-même réplique au racisme qui était un avatar de la période de l’esclavage.

La Négro-renaissance était, l’on s’en souvient, animée par des poètes et intellectuels négro-américains tels que Alain Locke, W.E.B. Dubois, Countee Cullen, Claude Mac kay, Richard Wright et autre Langston Hughes.

L’objectif était de remonter aux sources de l’Afrique noire.

Si nous avons opéré ce bref rappel, c’est surtout, parce que les principaux animateurs des deux mouvements étaient des poètes engagés à penser et bâtir un monde nouveau. Ceci est encore plus vrai pour Senghor qui, poussant jusqu’au bout cette logique de Jean-Paul Sartre selon laquelle :

« à chaque époque, les circonstances de l’histoire élisent une nation, une race, une classe pour reprendre le flambeau en créant des situations qui ne peuvent s’exprimer ou se dépasser que par la poésie » [7] a construit toute sa politique et sa stratégie culturelles à partir de sa conception de la poésie.

La poésie négro-africaine, affirme Senghor, se caractérise par « un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ». Le rythme étant identifié comme des « répétitions qui ne se répètent pas ». Cette même définition ajoute-t-il est applicable à l’art, à la danse voire à l’architecture négro-africains.

Il s’agira donc pour lui d’illustrer et de défendre cette esthétique à travers une série de réalisations culturelles et artistiques.

Le premier Festival Mondial des Arts Nègres, organisé en Avril 1966, figure au nombre de ces réalisations. Les arts et la littérature, de l’Afrique pré et post-coloniale furent convoqués pour illustrer la richesse des civilisations noires dans le temps et dans l’espace. De même que les invariants culturels qui ramènent les différentes créations et expressions à un fonds commun. On doit au Festival mondial des arts nègres la construction du Musée dynamique conçue, d’abord, pour abriter un dialogue entre l’art traditionnel et l’art contemporain. Dialogue où se précisent les filiations, se dessinent les émancipations et, toujours, se donnent à voir et sentir l’émotion nègre à travers les « images analogiques, mélodieuses et rythmées ». Le Musée dynamique s’ouvrira par la suite aux créations occidentales. Singulièrement à celles qui étaient, ou semblaient, influencées par l’esthétique négro-africaine. Une manière de montrer, comme à l’occasion de l’exposition des oeuvres de Picasso, Manessier, Soulages…, « qu’il ne faut pas renverser les rôles car comme on le sait ce sont les artistes français qui ont imité l’art nègre » [8] et non pas le contraire.

S’ENRACINER DANS LES VALEURS DE LA NEGRITUDE

Autre réalisation, le Théâtre National Daniel Sorano ambitionne lui de révolutionner l’art dramatique contemporain et lui apportant le souffle vivifiant du théâtre négro-africain où se rencontrent et s’harmonisent la danse, le chant et la poésie. Il s’agit également de bâtir une sorte de « Comédie négro-africaine » qui, à l’image de la Comédie française pour la France, mettrait en scène et diffuserait dans le monde entier les grands classiques africains. Sans oublier de revisiter les grands classiques de l’Occident en les soumettant à l’esthétique négro-africaine.

La Manufacture Nationale de Tapisserie devenue Manufactures Sénégalaises des Arts Décoratifs (M.S.A.D), qui transpose en tapisserie les oeuvres de plasticiens sénégalais, l’Ecole d’Architecture et d’Urbanisme, qui a pour vocation de former des architectes maîtrisant les subtilités du « parallélisme asymétrique » un répondant des « répétitions qui ne se répètent pas », l’Ecole Nationale des Arts, destinée à devenir le vivier d’institutions comme Sorano ou le Musée dynamique, les Nouvelles Editions Africaines qui se veulent un moyen de diffusion d’une littérature illustrant les canons nègres, sont à ranger parmi ces réalisations.

 

III. S’OUVRIR AU MONDE

On l’aura déjà compris. Encore une fois l’ouverture senghorienne se manifeste dès les projets de l’enracinement. Cette ouverture, de l’aveu même du Président-poète, vise à faire du Sénégal, de Dakar en particulier, le foyer ardent à la fois de la culture négro-africaine et du dialogue des cultures. Ce n’est donc pas hasard, pour parler comme Senghor, si le Musée Dynamique accueille, comme on vient de le voir, les Pablo Picasso et autre Pierre Soulages, tandis que l’Ecole des Arts s’ouvre aux formateurs français. Même la danse, avec Mudra Afrique, fondée par Maurice Béjart, fils du philosophe Gaston Berger, vise à provoquer une rencontre féconde entre le rythme négro-africain et la chorégraphie moderne.

Cependant, la conception senghorienne de l’ouverture se dessine également à travers son approche et sa pratique de la coopération internationale.

Ici aussi, priorité est donné à la culture. Convaincu qu’il :

« est nécessaire que les peuples partageant une même conception de leur avenir dans les domaines fondamentaux, notamment dans le domaine culturel, regroupent leurs efforts pour bâtir des oeuvres communes fondées sur des réalités nationales ou régionales » [9].

Senghor, après l’ère de « la négritude utilisée comme un marteau-pilon à frapper nos adversaires » [10] s’efforce de tirer le meilleur parti de l’héritage culturel colonial. Cet héritage culturel est utilisé comme donnée politique et stratégique dans la théorie des « cercles concentriques » ayant abouti à la création de plusieurs ensembles sous-régionaux. L’espérance était que la consolidation de ces ensembles et leur intégration graduelle constituerait les étapes marquantes de la solidarité et l’unité africaines. Ces ensembles que sont l’Organisation Commune Africaine et Malgache (O.C.A.M), la Communauté Economique de l’Afrique de l’Ouest (C.E.A.O) et, surtout, l’Institut Culturel Africain (I.C.A) ont été bâtis à partir de critères tels que la proximité géographique et l’utilisation d’une langue internationale commune : le français. Mais, rappelle encore Senghor, pour ce cas précis, il n’y a pas aucune contradiction entre l’enracinement dans ses propres valeurs et l’ouverture. Surtout si cette ouverture est porteuse à ses yeux de réalisations concrètes susceptibles de contribuer au progrès économique et social des états concernés et, partant, des peuples qui les composent.

Encore, faut-il privilégier des projets qui obligent l’Occident à reconnaître les civilisations négro-africaines, voire du Tiers-Monde, comme « différentes mais complémentaires ».

La coopération francophone lui a offert le meilleur cadre pour illustrer sa démarche.

Senghor, qui a été l’un des bâtisseurs de la Francophonie, définit celle-ci comme une communauté organique pour le développement des échanges culturels. Car, précise-t-il, si la « crise économique nous invite à ouvrir toutes grandes les portes du savoir pour y rechercher les voies qui conduisent vers le salut de nos peuples » [11], il s’agit, plus que jamais, de favoriser un égal accès de ces peuples aux acquis du progrès dans une situation d’interdépendance des cultures. Les institutions francophones dont, en réponse à l’exigence que voilà, il a favorisé l’émergence, sont connues : Agence de Coopération Culturelle et Technique (A.C.C.T), Association des Université Partiellement ou Entièrement de Langue Française (AUPELF), etc.

Senghor était parfaitement conscient que l’expression même de « Francophonie » pouvait être interprétée comme manifestation du néocolonialisme. Aussi s’est-il empressé de se faire le chantre de l’enracinement de tous les « peuples francophones » dans leur humus culturel, comme préalable à leur ouverture les uns aux autres.

A cet égard, proclame-t-il, la francophonie se fera dans le cadre du respect du pluralisme linguistique car « la langue est l’expression la plus haute et la plus authentique de l’identité culturelle » [12].

 

CONCLUSION

Nous allons conclure, toujours pour nous exprimer comme Senghor. L’enracinement et l’ouverture ont servi de fondements à la politique et à la stratégie culturelles de Senghor. Ils lui ont servi de balises théoriques et pratiques pour essayer de juguler la marginalisation programmée de l’Afrique. A partir du Sénégal, rampe de lancement, il a tenté d’apporter sa pierre à l’édification d’un monde d’authenticités harmonisées, c’est-à-dire de tolérance et de brassage. Un monde où les notions de complémentarité, de paix, d’égalité – et non d’identité – des cultures, répondraient aux notions « d’images analogiques, mélodieuses et rythmées » de sa poétique.

Son oeuvre peut-elle être jugée positivement ?

Cette question relève d’un autre débat, car notre propos n’était pas de soumettre la démarche senghorienne à une analyse critique, il était simplement de la restituer – assez superficiellement, je vous le concède -, dans ses constances et ses obsessions.

Notons simplement que la préoccupation principale de Senghor a toujours été, comme il l’a dit lui-même de :

« léguer aux jeunes générations, en même temps que notre foi en l’Afrique, qui est notre raison de vivre, les conditions qui feront notre peuple présent au rendez-vous du donner et du recevoir, au carrefour où se bâtira la civilisation de l’universel » [13].

Il appartient donc aux nouvelles générations de faire le bilan des échecs et des réussites, de poser leurs propres repères vers le carrefour prophétisé, par dessus tout de conserver comme le viatique le plus précieux, ce qu’expriment en profondeur les concepts d’enracinement et d’ouverture, je veux dire, le respect mutuel entre les peuples et la liberté.

 

[1] Intervention au Colloque organisé par l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar à l’occasion du 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghoor (le 10 octobre 1996)

 

[2] Léopold Sédar Senghor, Paroles, Dakar NEA, 1975

 

[3] Léopold Sédar Senghor : Paroles, Dakar, les NEAS, 1975

 

[4] Théophile Obenga « Culture et intégration africaine : les fondements culturels du panafricanisme » in Aires culturelles et création littéraire (collectif) Dakar, les NEAS, 1991

 

[5] Théophile Obenga « Culture et intégration africaine : les fondements culturels du panafricanisme » in Aires culturelles et création littéraire (collectif) Dakar, les NEAS, 1991

 

[6] Claude Souffrant « L’éclatement de la négritude sous le choc du développement » in Hommage à Léopold Sédar Senghor, Paris Présence Africaine 1976.

 

[7] Jean-Paul Sartre, « Orphée noir » préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF ; 1972

 

[8] Léopold Sédar Senghor : « Négritude et civilisation de l’Universel » communication au colloque de Miami sur la négritude, Février 1987.

 

[9] Léoplod Sédar Senghor : « Negritude et civilisation de l’Universel » communication au colloque de Miami sur la négritude, Fevrier 1987

 

[10] Léopold Sédar Senghor « Réponse à Aimé Césaire » in Hommage à Léopold Sédar Senghor (collectif) Paris, Présence Africaine, 1976

 

[11] Léopold Sédar Senghor : « La communauté organique pour le développement des échanges culturels ». Communication à la VIIème Conférence franco-africaine. Nice, Mai 1980. Texte polycopié.

 

[12] Léopold Sédar Senghor : « La communauté organique pour le développement des échanges culturels ». Communication à la VIIème Conférence franco-africaine. Nice, Mai 1980. Texte polycopié.

 

[13] Léopold Sédar Senghor : Allocution prononcée à la cérémonie de lancement de l’ouvrage l’Afrique en lutte du Général Olouségoune Obasanjo, Juin 1988

 

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