Critique d’art

PLASTIQUE AFRICAINE ET SITUATIONS CONFLICTUELLES CONTEMPORAINES : INTERACTION ET DISTANCIATION

Ethiopiques n°71.

Littérature, philosophie, art et conflits

2ème semestre 2003

Généralement, lorsqu’on s’interroge sur la problématique des conflits contemporains, ce sont les Politiques qui sont interpellés, notamment dans leurs incapacités à apporter aux peuples les réponses qu’exige une vie commune, harmonieuse et solidaire. Parfois, ce sont des Tenants du Spirituel qui sont présentés comme principaux fauteurs de turbulences sociales et culturelles lorsqu’ils mettent des masses en mouvement dans un fanatisme aveugle ravageant tout sur son passage.

Rarement, les artistes sont désignés dans les causes, dans la gestion et dans les conséquences des conflits. Parce qu’on suppose, à tort le plus souvent, qu’ils n’ont rien à faire dans la marche de la cité et qu’ils ne sont préoccupés que de rêve et d’expression de fantasmes. Et l’on oublie ainsi d’où viennent les Hymnes des Nations et d’où proviennent les Chants de guerre. Et l’on ignore que s’il y a un domaine de l’activité humaine qui est au cœur des faits et gestes de chaque société, c’est bien la création artistique.

Qu’on imagine simplement des habitations humaines sans effort architectural. A quoi ressembleraient également les intérieurs de nos demeures, les habits que nous portons sans choix décoratif ? Savons-nous ce qui relève la beauté d’un visage de femme, ce qui rend altier un corps ?

Pour dire que l’examen de la plastique africaine à la lumière des situations conflictuelles dans l’Afrique contemporaine signifie, d’abord, poser l’équation des repères identitaires de la création artistique et des créateurs dans le continent noir. C’est chercher, par exemple, à comprendre pourquoi des artistes bien identifiés au Congo Brazzaville offrent des œuvres marquées par la guerre cruelle qui opposa les troupes de Pascal Lissouba à celles de Denis Sassou Nguesso. Ou essayer d’expliquer pourquoi d’autres créateurs dans ce même pays sont restés indifférents aux effroyables conséquences de cette guerre dans leur vie quotidienne.

De telles interrogations peuvent concerner chaque pays africain, avec bien sûr des niveaux différents dans la perception des conflits. Ainsi au Sénégal, lorsque le gouvernement issu de l’alternance politique des élections présidentielles de 2000 parle de « majorité d’idées » nécessaire à l’avènement d’un Sénégal émergent, des artistes se situent dans une perspective autre : mettre à nu les tares sociales et politiques pour que l’opinion puisse mieux mesurer la part de responsabilité des politiques dans les turbulences en cours.

Parce que là, les conflits désignent toutes les formes d’agression culturelle, de mépris et d’humiliation dont sont victimes les valeurs de civilisation locales. Elles ont noms : hégémonisme de l’american way of life, programmes extravertis des TV, hypocrisie et roublardise au quotidien et orientation inadaptée de l’Ecole. Il s’agira donc de comprendre pour qui les artistes créent et en quoi leurs œuvres entrent le plus souvent en conflit avec les intérêts des gouvernants.

L’examen de la plastique africaine en zone de conflits, c’est ensuite le regard porté sur les convergences thématiques, techniques et contextuelles. Quelle place occupent dans les œuvres les formes et les contenus de guerres ? Interaction de la créativité et des conflits ? Distanciation ? La guerre est-elle source de mutations dans les disciplines artistiques ?

  1. L’AFRIQUE ARTISTIQUE DANS SES ZONES DE CONFLITS

Il faut le dire, les conflits en Afrique ne datent pas de maintenant. Comme dans n’importe quelle société, il y a eu des guerres de conquête entre Etats, entre Empires et des conflits de toutes sortes au sein de ces mêmes Etats et de ces empires. A chaque fois la création artistique a été interpellée tantôt pour insuffler courage à un peuple en difficulté, tantôt pour chanter la force du vainqueur. On se rappelle comment les guerriers zoulous faisaient sculpter leurs armes de guerre dans le sens des stratégies du corps à corps dictées par leur Chef Chaka. Il y a aussi tout ce patrimoine immatériel qui survit dans les solos de kora ou de xalam (guitare traditionnelle wolof) pour rythmer les épopées du Mandingue, du Cayor ou du Djolof (Sénégal).

Puis il y a eu le découpage factice de l’Afrique, qui fut une autre guerre terrible faite aux Africains par l’administration coloniale qui bouleversa ainsi les fondements culturels du continent et imposa les seules formes d’art africain dignes de reconnaissance. On connaît la suite : pillage systématique des ressources culturelles africaines et établissement d’une hiérarchie de civilisations où les Nègres n’avaient pas de place. Le bon art africain était ainsi fait de caricature des us et coutumes locales ou d’éloge en direction de ceux qui ont bien voulu apporter la civilisation.

Les artistes et intellectuels du monde noir définirent autrement à Paris puis à Rome en 1956 et 1959 les contenus et les formes de ce que devait être réellement l’art des Noirs face au monde. Mais l’histoire prit une direction différente. Le micro nationalisme fit que les Etats s’arc-boutèrent sur des parcelles ridicules dites de souveraineté et s’enfermèrent dans des chauvinismes atroces. L’Organisation de l’Unité Africaine cautionna tout cela pour avoir légitimé dès le départ le dépeçage de l’Afrique à travers la formule « d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation ». La mandinguité artistique ou l’art bantu firent place à de multitudes modes dits artistiques dont certains n’avaient rien de commun avec la créativité.

Ces repères suffisent pour dire que les rapports entre l’art et les formes de conflits ont toujours existé, parfois opportunistes et intéressés, parfois contradictoires. Si les intellectuels noirs n’ont jamais caché leur option pour un art au service de la réhabilitation des valeurs de civilisation du monde noir, l’administration coloniale, sous prétexte de mission civilisatrice, dictait aux Africains l’art qu’ils devaient faire et qui devait confirmer que les cultures noires sont celles de barbares et de sanguinaires. L’orientation et la production artistique de l’Ecole Normale William Ponty, notamment sous Charles Béart, sont éloquentes à ce propos.

Aujourd’hui, il est possible de lire les marques de l’identité de l’Afrique artistique en situation de conflits en deux grandes directions : celle dans laquelle des artistes sont embarqués dans une guerre violente qui secoue leur pays et celle qui met face à face des artistes à des formes nouvelles de guerre toutes aussi nocives pour les populations.

1.1. Artistes en conflits

Les événements cruels vécus récemment par la Côte-d’Ivoire coupée alors en deux avec plusieurs centaines de milliers de personnes sur les routes de l’exil, par la faute d’une politique aveugle et sectaire dite « ivoirité », pareille à toutes les idéologies xénophobes sources de désastres pour la stabilité intérieure et même pour l’existence physique intégrale d’un territoire, seraient intéressants à examiner ici. Cependant le corpus d’œuvres disponibles sur cette question ne permet pas pour l’heure de dire ni quel fut le camp des artistes, ni comment ils se prononcèrent sur ce refus d’un régime d’accepter la liberté de chacun de vivre son identité.

La seule chose à noter est que les faits ont donné raison au musicien Alpha Blondy qui, dans des productions prémonitoires, exigeait le départ de l’Armée française de Côte d’Ivoire : « Armée française, allez-vous en de chez nous ». Certes, on peut disserter sur le rôle réel de cette armée lors de cette guerre inter-ivoirienne, mais elle n’a jamais été neutre durant les événements et elle s’est donné toute la latitude d’apprécier les termes des accords de défense entre la France et la Côte d’Ivoire et de donner une zone limite aux rebelles.

Quelques années auparavant, elle avait accompagné le départ en exil de l’ancien Président Henri K. Bédié, mit tout en place pour offrir le pouvoir à l’ancien Général à la retraite Robert Guei. Ce qui est à retenir cependant, c’est moins les tribulations de la France et de son armée en Côte-d’Ivoire que l’implication d’un artiste qui, dans la rythmique populaire du reggae, joue un rôle de vigile et met en garde ses compatriotes sur les dérives d’une armée étrangère dans un pays dit indépendant et souverain.

Deux œuvres majeures nées avec l’arrivée de Guei peuvent aussi être citées. Il s’agit de la toile Cadeau de Noël du peintre Justin Oussou Ngoran et de l’installation Fini la récré de Yacouba Touré, composée de métal, de bois, de toile de jute peinte en acrylique comme fond pour mettre en valeur des soldats armés dans la rue.

Chacun des titres proposés est significatif de la vision que chaque artiste veut présenter comme celle de tout un peuple. Nul n’ignore en effet que l’arrivée de Guei en pleine fête de Noël était considérée par les Ivoiriens en colère contre le régime corrompu et laxiste de Bédié comme un « cadeau de Noël ». Pareillement, dans le jargon de militaires installés au pouvoir, « fini la récré » est un condensé des intentions pour mettre un terme au laisser-aller de l’ancien régime. Dans chacune de ces œuvres donc, c’est la Côte-d’Ivoire aux premières heures du pouvoir de Robert Guei qui est présentée.

Le triste exemple du génocide rwandais pourrait aussi être cité dans l’examen de la situation d’artistes en conflits. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’essentiel des œuvres produites fut le fait d’artistes extérieurs à cette zone qui ont voulu par la fiction inviter toute l’Afrique à tirer les leçons de telles horreurs.

On se rappelle que Tutsis, Hutus et Twas vivaient en parfaite harmonie avant le pouvoir colonial qui privilégia dès son installation les Tutsis dans l’administration et dans le système éducatif. Il y eut une révolte sanglante des Hutus (ethnie majoritaire) dans les années 50 au Rwanda pour remplacer les Tutsis. Ce n’est qu’en 1994, avec le génocide commis par les Hutus sur les Tutsis, que ces derniers on pu reconquérir le pouvoir.

En Ouganda également, le favoritisme ethnique né de la colonisation a vu les populations du Sud favorisées dans le développement socio-économique et dans l’éducation, alors que le Nord fournissait les effectifs de l’armée et de la police. Les coups d’Etat partaient ainsi du Nord frustré.

C’est surtout au Congo Brazzaville que la production artistique est la plus marquée par la guerre qui vit finalement les troupes de Sassou Nguesso appuyées par l’armée angolaise triompher. Inutile de revenir sur les motivations de ce conflit qui vit un Président déchu par les urnes revenir au pouvoir par la force des baïonnettes.

Mais le regard que portent les artistes congolais sur ces événements donne l’impression que cette guerre n’a pas été vécue dans les mêmes termes par tous, et que l’art actuel au Congo Brazza se trouve dans un tel brouillard qu’il devient difficile de parler de création artistique. En peinture, par des juxtapositions maladroites de couleurs et une totale ignorance du traitement de l’espace pictural, les idées et les sentiments exprimés sont dans une totale confusion qui fait douter qu’on soit en face d’un tableau. En sculpture, le constat n’est guère différent. Ce sont des formes à peine dégrossies, des tâtonnements dans ce qui tient lieu de composition ou de pâles copies d’artisanat.

Il y a cependant des éclaircis chez quelques artistes dont une analyse comparative des œuvres autorise à retenir deux camps : celui de ceux qui ont vécu les ravages de cette guerre dans leur chair et celui de ceux qui ont continué de travailler dans la perspective de compétitions artistiques programmées.

Parmi les artistes du premier camp, Hilarion Dinga dont l’œuvre peut être rangée dans les meilleures traditions du réalisme de tous les temps et sous tous les cieux. Maîtrisant parfaitement la place de la lumière dans l’œuvre, les gammes de contrastes et tous les usages possibles de chaque couleur, ses œuvres sont des expressions plastiques de ses propres sensations et de celles qu’il croit être celles de ses concitoyens.

Plusieurs de ces toiles disent les désastres causés par la guerre. Hilarion Dinga choisit de montrer la violence aveugle sur les œuvres d’art. Le peintre reste toutefois optimiste en consacrant d’autres de ses toiles à l’éloge d’une nature non souillée et aux scènes d’une vie quotidienne dans un espace de paix.

Même si Ndinga part toujours de croquis sur la toile avant de faire intervenir la couleur (la tradition des Grands Maîtres enseigne l’usage direct du pinceau pour donner toute la place à la spontanéité et aux effets de la main), il reste très à l’aise dans le rendu des postures humaines et des instants de la Nature. Il a vécu la guerre comme tous les autres Congolais, avec une partie de sa maison détruite et avec un temps de fuite dans la forêt. Mais l’exil n’a jamais effleuré son esprit parce que convaincu que la guerre n’est pas une solution et, surtout, ce n’est pas à 72 ans qu’il faut aller à l’aventure.

Zao, le célèbre chanteur de Brazzaville qui s’était réfugié lui aussi aux fins fonds de la forêt lors de la guerre, peut être cité ici dans sa vision prémonitoire des dangers de la guerre pour toutes les nations. Malheureusement, son Ancien combattant, s’il a été dansé et fredonné, n’a pas été bien écouté. Comme l’Ivoirien Alpha Blondy, Zao a été visionnaire dans un texte et une rythmique dont le fond en roulement de tambours militaires était très éloquent.

C’est dans le second camp qu’on trouve le plus grand nombre d’artistes congolais qui ont vécu la guerre comme si de rien n’était. C’est le cas de Ouassa, qui appartient à la génération des meilleurs artistes africains du Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar en 1966, dont il faisait partie des lauréats. Il a une bonne maîtrise du suggéré, mais reste ankylosé dans les mêmes formes et les mêmes contenus à travers une plate nostalgie du négrisme artistique des débuts des Indépendances. C’est comme si, pour cet homme, le temps s’était arrêté un jour d’avril 1966 dans la capitale sénégalaise et que pour lui rien ne comptait que son souvenir de gloire.

Il y a aussi le cas de Gabriel Massamba-Nbongo qui se définit comme peintre, sculpteur et céramiste. Mais, en réalité, chacune de ses œuvres est un galimatias de maladroites esquisses révélant les énormes carences techniques et thématiques de ce jeune qui ne sait que faire des supports et outils à sa disposition. Aucune connaissance de la place de la lumière sur une toile, aucune habileté dans le jeu des couleurs et dans le maniement du pinceau, ignorance totale des principes élémentaires de la spatialité dans la création des formes. De la guerre, des contradictions sociopolitiques, aucune trace. On aurait dit qu’il n’a jamais vécu à Brazzaville et que lorsque la ville était divisée en deux, il s’était assoupi dans un profond sommeil.

Alphone Nzuzi est un autre jeune du Congo Brazza qui se présente comme sculpteur sur cuivre, plus précisément batteur de cuivre. Son travail est une re-production réaliste des êtres et des choses de son environnement dans une technique rudimentaire : cuivre brûlé puis refroidi avant l’intervention de l’artiste au marteau pour fixer les croquis. De la cire sera utilisée ensuite pour donner aux œuvres une coloration marron ou noire selon la volonté de l’artiste. Comme chez Ouassa et Massamba-Nbongo, Nzuzi se moque de la réalité cruelle de la guerre. Il reconnaît avoir fui comme tout le monde, mais qu’il n’a jamais senti la guerre comme thématique dans sa création.

Bill Kouelany est une des rares femmes congolaises à s’intéresser à la toile qu’elle utilise dans des dimensions variées. Adepte du collage en contraste sur des espaces sombres, elle aime s’exprimer en diptyque, parfois en installation. Elle est cependant très laxiste dans la finition de l’œuvre (encadrement non soigné, intégration de la signature à l’œuvre pas toujours évidente, éclairage tatillon).

Elle avait aussi quitté sa maison atelier, pour cause de guerre, mais aucune de ses œuvres n’en fait cas. Elle préfère plutôt poursuivre son travail de femme peintre en perspective des prochaines éditions de la biennale de l’art africain contemporain de Dakar.

Ce tableau de situations vécues par des artistes en zones de conflits permet de dire, en première analyse, que toute généralisation est à proscrire ici si l’on veut rendre compte de ce qui est. La guerre inspire comme elle laisse indifférent. Mais un examen plus en profondeur appelle à s’interroger sur les raisons du silence des Oussa et autres sur la guerre dans leur pays.

Sans emprunter les voies de la psychanalyse, on peut soutenir que la politique de l’autruche est aussi une réalité dans la vie des arts. En effet, lorsqu’on estime qu’une guerre provient de forces étrangères et de situations qu’on ne maîtrise pas et lorsqu’on en arrive à des positions fatalistes sur l’impossibilité de faire changer les choses, on cherche alors à tous prix à dépasser une telle situation en refusant de penser à elle.

Ce qui fait penser à Giraudoux lorsqu’il faisait remarquer que toute guerre provient de la « rencontre entre deux bêtises » : celle « des hommes » (à travers le chauvinisme, le racisme, le complexe de supériorité et le mépris), et celle « des éléments » (le destin, le hasard, la fatalité). Une remarque qui a été à la base de la définition de la paix par Giraudoux lui-même comme « l’intervalle entre deux guerres [2] ». Une façon de dire que la marche des sociétés humaines est régie par des conflits de toutes sortes et que personne ne peut y échapper.

Un fatalisme que ne partagent pas bien évidemment tous les artistes qui estiment de leur droit de se prononcer sur les magnificences artistiques détruites par la guerre ou sur les désastres de tous les conflits dans la vie en société.

1.2. Nouvelle forme de guerre et création artistique

C’est à l’écrivain Cheikh Hamidou Kane qu’on doit la formule selon laquelle l’école étrangère en Afrique est « la nouvelle forme de guerre que nous font ceux qui sont venus [3] ». Un constat amer pour dire que les conflits nés des rencontres heurtées Afrique/Occident ne se sont pas estompés avec l’installation de l’Eglise et l’arrogante domination politique, économique et militaire. En implantant son Ecole, l’Occident a engagé un processus de démantèlement systématique de l’esprit culturel des Africains, c’est-à-dire de néantisation de toute possibilité des Africains à produire leurs propres réponses face aux interrogations de la Vie.

Kane pressentait, à travers le point de vue de son personnage La Grande Royale, que la nouvelle guerre sera toute aussi cruelle, mais qu’il faut faire le pari de l’avenir.

 

« L’école où je pousse nos enfants, disait La Grande Royale, tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose, concluait-elle devant les Diallobés rassemblés, c’est que nous acceptons de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissés libre [4] ».

Malheureusement, cette conscience des mutations à venir et l’aptitude à les assumer positivement a été contredite par l’histoire coloniale en Afrique. Le romancier Sembène Ousmane le révéle clairement dans le portrait inoubliable de la jeune Ndèye Touti qui

« Se sentait de plus en plus éloignée de tous ceux qui formaient son entourage. Elle vivait comme en marge d’eux : ses lectures, les films qu’elle voyait la maintenaient dans un univers où les siens n’avaient plus de place, de même qu’elle n’avait plus de place dans le leur. En fait Ndèye Touti connaissait mieux l’Europe que l’Afrique, ce qui, lorsqu’elle allait à l’école, lui avait valu plusieurs fois le prix de géographie [5] ».

Le tumulte intérieur et extérieur de Ndèye Touti est décrit par Sembène qui pose les directions les plus nocives que prend la personnalité de la jeune Africaine au contact avec l’école étrangère. Ceux qui ont défait ses parents n’ont pas pris la « place laissée libre ». Ils ont plutôt effacé toute trace de présence civilisationnelle antérieure pour mieux faire des produits de leur Ecole en Afrique d’éternels complexés chantant à tue-tête les belles valeurs de l’Occident.

L’école coloniale ne fut donc rien d’autre qu’un lieu de consommation de valeurs extraverties et de perversion de la personnalité du jeune Africain. Aujourd’hui, malgré les appropriations nationales, l’école en Afrique n’a pas fondamentalement changé d’orientation. Elle est le champ fertile de conflits chez des maîtres peu motivés, car quotidiennement confrontés à des pénuries de matériels didactiques, à des effectifs pléthoriques et au dégoût de plus en plus marqué des élèves pour tout ce qui est étude locale, car seulement préoccupés du rêve du futur vers l’ailleurs.

Sembène a continué son combat contre les ravages de cette déculturation quand il portait à l’écran ses œuvres écrites. Mais ses films (pour des raisons évidentes de moyens) sortaient au compte goutte comparés à l’abondance des feuilletons étrangers offerts gracieusement par les services culturels des Ambassades des pays étrangers installés en Afrique. Ensuite, la censure multiforme des gouvernants africains achève d’annihiler les efforts des cinéastes locaux pour que le cinéma soit à la fois un moyen d’éducation et de divertissement et non une entreprise d’abrutissement.

Le sort fait récemment par le Gouvernement du Sénégal aux films Karmen de Joe Gaye Ramaka et Almodou de Amadou Thior est encore frais dans les mémoires. A la suite de campagnes médiatiques haineuses orchestrées par les lobbies de charlatans qui se sentaient démasqués, la diffusion de Almodou s’est arrêtée à la première sortie du film sur les écrans de la Télévision nationale du Sénégal. Des maîtres d’école coranique, des imams de mosquées et d’autres enturbannés qui se sentaient morveux n’ont pas pardonné à Thior l’audace impie d’avoir montré leurs grimaces.

Pour le cas de Karmen, ce furent des groupes armés jusqu’aux dents qui envahirent la salle de projection et y déchirèrent les affiches, jurant que toute prochaine diffusion signifierait un arrêt de mort pour Joe Gaye Ramaka qui a eu le tort de montrer une Sénégalaise lesbienne dont l’enterrement a été rythmé par un chant religieux local.

Le silence complice du gouvernement du Sénégal devant ces modes de censure à l’arme blanche [6] qui dure encore signifie sans équivoque son rejet des initiatives des cinéastes qui ne cherchent pourtant qu’à réagir face à des conflits d’un genre nouveau, mais dont les désastres sur les modes d’être et de faire des Sénégalais sont incommensurables. Pour Joe Gaye comme pour Thior, il ne s’agissait que de faire leur travail d’artiste en livrant à leurs compatriotes le miroir de leur quotidienneté et de leurs conditions et participer ainsi, par l’image, à la démystification de l’hypocrisie locale et de toutes les valeurs assassines déversées par l’Occident au Sénégal et en Afrique.

Parce qu’il faut bien le souligner, l’école étrangère comme institution n’est qu’un aspect des formes de conflits nouveaux qui encerclent l’Afrique. Par l’american way of life vanté par les mirages divers de l’Europe, une école parallèle s’est installée, une école dont les maîtres sont les stars d’Hollywood et les princes underground de Berlin, de Bruxelles ou de Londres. Une nouvelle génération d’Africains est ainsi fabriquée rêvant de neige, se trouvant dans la peau de jeunes Californiens ou Parisiens et connaissant mieux les rues de Navarre, les quartiers de Madrid que leurs propres faubourgs.

Par le cinéma, une autre vision des choses peut servir d’alternative à cette jeunesse peu fière de ses origines. Conscient de tels enjeux, le cinéaste burkinabe Gaston Kabore attirait l’attention de tous en ces termes :

« Si l’Afrique n’acquiert pas une réelle capacité à forger son propre regard, afin de se confronter à sa propre image, elle perdra son point de vue et sa conscience d’être [7] ».

Un appel qui est resté malheureusement sans suite puisque les télévisions nationales en Afrique continuent d’avoir plus de 80% de leurs productions venant [8] de l’extérieur. De vieux films français y côtoient des séries allemandes, brésiliennes, américaines dans des rediffusions abrutissantes. Et les Etats africains se complaisent dans ce laxisme culturel, condamnant les cinéastes locaux à l’étouffement de leur passion de créateur.

En refusant donc qu’un cinéma alternatif s’exprime, la plupart des gouvernants africains, comme ceux du Sénégal, choisissent le camp de l’arriération et de la mystification, de la démagogie et de la peur, de la continuation du processus d’infantilisation des Africains et de leurs valeurs de civilisation. Pour mieux le dire, sans valorisation de l’art et des artistes d’Afrique dans l’expression libre de ce qu’ils sentent et veulent faire ressentir dans les conflits de types nouveaux, les valeurs du continent resteront au bas de la hiérarchie telle que chaque guerre l’impose aux peuples défaits.

Qu’on examine simplement la situation dite de souveraineté des Etats africains et toutes les Résolutions sur l’unité du continent produites par l’Organisation de l’Unité Africaine remplacée maintenant par l’Union Africaine, qu’on relise toute la littérature sur le Nepad comme solution miracle aux maux du continent noir, on se rend compte aisément que l’Afrique n’a jamais été aussi éclatée et aussi en conflits dans ses choix économiques, politiques et culturels.

La cause d’une telle situation est dans le fait que chaque micro- nation préfère les perspectives qu’offre l’Occident aux vertus d’une réelle solidarité inter-africaine. Et le cercle se referme puisque moins l’Afrique dialoguera en son sein par elle-même et pour elle-même, plus ses zones de conflits s’élargiront et plus l’Occident poursuivra sa mainmise et davantage Union Africaine et souveraineté rimeront avec bavardage distingué.

  1. TECHNIQUES ET THEMATIQUES : MUTATIONS ARTISTIQUES PAR LA GUERRE ?

Que la guerre ne laisse aucun artiste intact est un fait, comme le prouve l’exemple congolais. Mais la question des relations de cause à effet entre les techniques et les thématiques artistiques et la guerre appelle l’examen de deux hypothèses. La première étant celle qui conçoit la guerre et les différents types de conflits comme les seules sources de l’œuvre d’art. Il y aurait ainsi de profondes convergences qui justifieraient une réelle interaction entre conflits et art. La seconde pose les contradictions entre création artistique libre et les caractéristiques de contexte. Elle s’appuierait sur le fait que la plastique peut être définie comme un ensemble de sentiments et d’idées qui n’ont de compte à rendrequ’auplaisirdel’hommedestinataire et à celui de l’artiste créateur.

 

2.1. Interaction entre les situations conflictuelles et la création artistique

Almodou du Sénégalais Amadou Thior est sans aucun doute l’illustration par excellence de cette hypothèse. En effet, le point de départ du cinéaste est le constat de conflits dans la société sénégalaise : des valeurs de probité sont publiquement malmenées par des individus se proclamant seuls gardiens de l’éthique. Son personnage central est un individu qui s’est autoproclamé défenseur des préceptes de l’islam puisque reconnu par son entourage comme un maître d’école coranique. Coureur de jupon, expert dans les jeux de hasard, notre homme n’a d’oreille que pour tout ce qui rapporte de l’argent.

Au lendemain de la diffusion du film sur le petit écran, ce genre de Sénégalais se sont vite levés, parés de turbans et de chapelets kilométriques pour injurier Thior et menacer de brûler la Télévision nationale qui avait « osé » sortir ce qu’ils considéraient comme une « attaque contre l’islam et les Musulmans ».

Il est difficile de ne pas penser à la même cabale d’intérêts lorsque sous d’autres cieux et en d’autres temps des bandits qui se couvraient du boubou de la religion avaient juré de détruire l’impie qui avait eu l’outrecuidance de mettre en scène le ridicule des comportements sociaux des faux dévots.

C’était dans la France du XVIIe siècle, lorsqu’un imposteur nommé Tartuffe réussit par toutes sortes d’agenouillements et de gesticulations à s’approprier le coffre-fort et les papiers de la maison de son hôte. Le scélérat obtint même la promesse d’épouser la fille de son ultra naïf admirateur. C’était dans une pièce de théâtre qui déchaîna la colère d’hommes dits de religion qui se sentaient visés, injuriés, insultés. Ils traitèrent l’auteur de libertin et de démon vêtu de chair humaine. Ils le maudirent et lui certifièrent que sa dernière demeure sera un enfer spécialement aménagé pour ceux qui s’attaquent aux hommes de Dieu !

Mais cela n’atténua en rien la détermination du dramaturge qui, au bout de cinq longues années de bataille contre tous les tartuffes, finit par voir sa pièce jouée en public. Dans une préface inoubliable, l’auteur dit son triomphe et expliqua que si son œuvre fit beaucoup de bruit, c’est parce qu’elle mettait à nu les pratiques sociales des hypocrites, et qu’elle jouait leur roublardise. Ce que de tels individus ne pouvaient pardonner. Et l’auteur de conclure : ces gens habitués à toutes sortes de manœuvres de bas étages ont évité de s’attaquer aux aspects de la pièce qui les blessaient, ils ont esquivé la critique de leurs mœurs sociales perverses pour astucieusement couvrir leurs intérêts de la cause de Dieu.

On a l’impression qu’avec Thior, c’est Molière qui revient avec son Tartuffe et qui voit tous les charlatans jeter bas le masque. Car, comme Molière, Thior a présenté les gredins dans leurs gestes, dans leurs grimaces et dans leurs propos sordides.

Tous ceux qui se sont sentis offusqués et ridiculisés parce que se reconnaissant dans les simagrées de l’illustre charlatan ont mis alors en œuvre toute leur science maléfique pour que jamais plus Almodou ne passe à l’écran. Pour l’heure, ils ont gagné ! Puisque le Gouvernement du Sénégal leur a donné raison pour des raisons politiciennes qui ne trompent personne.

Almodou est sans conteste une œuvre née du besoin du cinéaste de traduire par un langage artistique la situation conflictuelle d’un Sénégal où l’hypocrisie est couvée au détriment de l’éthique et des valeurs de probité.

On pourrait également citer dans les justifications de cette première hypothèse le Marien Ngouabi à terre de Hilarion Ndinga. Il s’agit de cette toile dans laquelle l’artiste rend compte avec réalisme des affres de la guerre du Congo. La statue éventrée et déboulonnée par des tirs de roquettes est un arrêt sur image dont la vérité des traits, le contraste des ombres et des lumières et la majesté des formes décapitées font penser que Hilarion a non seulement senti cet assassinat d’une œuvre d’art comme un coup de poignard sur sa chair, mais a voulu que toute l’humanité soit témoin des horreurs d’une guerre.

Par le rendu méticuleux des moindres détails sur sa toile, il a réussi à présenter de façon très concrète la guerre. Il n’a pas eu besoin de nous mener au front et d’étaler des cadavres. Il a choisi de camper la guerre au centre de Brazzaville dans une place publique très fréquentée auparavant, dans un endroit où chaque statue et chaque espace faisaient la fierté des hommes et des femmes qui venaient y fêter leur droit de vivre et de s’épanouir. Une façon de mieux livrer la bestialité des hommes.

Son cadet Mouanga Kodia Bernard se distingue dans la sculpture africaine par une plastique qui met l’accent sur les postures. Ainsi, à la guerre avec son cortège macabre il oppose la force de la vie. Son œuvre Maternité figurant une mère allaitant son enfant dans une majestueuse posture où l’enfant déjà adolescent reste accroché à la poitrine vivifiante est devenue un des classiques de l’art congolais.

Ph.3 :Yacouba TOURE, Fini la récré, 2001 (204x420167cm)

Ph. 4 : Anta Germaine GAYE, Sans titre (2003) – In Memoriam Iba Ndiaye Diadji

On peut donc bien soutenir que la guerre et la création artistique sont dans une telle interaction que les œuvres inspirées par l’horreur sont immédiatement identifiables par leurs thématiques et par leur réalisme cru. Il a fallu à Thior toute sa maîtrise des techniques du gros plan, du reportage, des fondus enchaînés et du dialogue pour qu’aucune des séquences de Almodou ne laisse indifférent. C’est d’ailleurs ce côté d’un poignant réalisme qui permet de distinguer très vite les lubies de son personnage et d’éviter toute confusion entre les bandits enturbannés et les hommes de Dieu d’une piété indiscutable. C’est certainement par là aussi que les Tartuffe sénégalais se sont le plus sentis démasqués et ridiculisés.

On pourrait ajouter Ndary Lô dans son souci constant d’offrir des œuvres qui signifient son contexte d’existence et ses convictions politiques, religieuses et culturelles qui sont les sources majeures de sa créativité. Il a signifié la spiritualité dans son hommage à feu Abdoul Aziz Sy Dabah Malick, Khalife Général des Tidianes du Sénégal, pour des prières de paix. L’environnement de conflits dans lequel baignent le Sénégal et l’Afrique et la dépravation des mœurs justifient pleinement une telle thématique.

Il a fixé aussi avec réalisme la maternité non seulement par la forme du ventre de la future maman, mais aussi par le jeu de centaines de poupées récupérées. Une foi en la vie. Son choix de l’installation ne l’a jamais éloigné de cette recherche de la qualité dans la composition de ses œuvres.

Par ailleurs, l’étirement qu’il donne à ses personnages répond à son désir d’aller à l’expression directe de l’idée ou du sentiment. Ainsi La longue marche du changement est un condensé de cet itinéraire altier de tous ceux qui ont un idéal et se tiennent debout pour l’atteindre. Au Sénégal en tout cas, avec l’avènement de l’alternance politique en 2000, personne ne s’est mépris sur le symbole de cette œuvre inspirée par des faits réels et fixant pour l’éternité leur sens.

Des pages et des pages de l’histoire de l’art et des artistes pourraient être visitées pour voir encore cette interaction entre le contexte de création et l’œuvre d’art. Même si la guerre n’est pas toujours à la base de cette interaction, les leçons de l’histoire édifient sur la pertinence de cette hypothèse. Au XIXe siècle par exemple, ce furent les théories scientistes d’Auguste Comte qui bousculèrent les muses des artistes du Parnasse vers l’archéologie et l’histoire. Des peintres se déclarèrent naturalistes et certains iront jusqu’à tenter « l’œuvre expérimentale » pour imiter la méthode du biologiste Claude Bernard.

Au début du XXe siècle, l’horreur de la première guerre mondiale encore fumante vit la naissance autour de Antoine Pevsner d’un Manifeste constructiviste qui va bouleverser en sculpture les conceptions de Auguste Rodin et de Bourdelle, au profit de formes hallucinantes rompant d’avec les figures humaines magnifiées jusque-là. Inutile de revenir sur les sources contextuelles du dadaïsme, du surréalisme et de tous ces autres ismes qui ont émaillé le monde.

Par ailleurs, quand on connaît l’angoisse de Van Gogh qui craignait à chaque instant une autre crise de démence, quand on comprend comment Gauguin idéalisait les formes de la vie primitive, les fondements de leurs plastiques en ces moments apparaissent dans toute leur clarté.

Il y a aussi l’œuvre de Iba Ndiaye qui ne sera jamais bien lue par quelqu’un qui ignore tout de l’itinéraire plastique et philosophique de cet homme qui a su très tôt refuser le « primitivisme de bon aloi » que l’Occident attend encore des artistes africains

De même nos connaissances sur la société chinoise à l’époque de la dynastie des Ming ou nos informations sur les pratiques et croyances religieuses du temps du Pharaon Akhenaton nous permettront de mieux goûter les bronzes asiatiques ou la sculpture égyptienne dans la gamme variée de leurs signifiés.

Autant de faits pour souligner qu’il y a bien des raisons pour visiter le contexte social, culturel, politique et économique dans lequel une œuvre d’art a été produite. La guerre et les autres formes de conflits semblent bien ne pas échapper à de telles conclusions.

2.2. Des contradictions entre création artistique et conflits

Hilarion Ndinga et Amadou Thior cependant paraissent atypiques quand on se penche sur la seconde hypothèse qui veut qu’entre création artistique et contexte de conflits, il n’y ait que des contradictions. Certains des artistes congolais cités plus haut pourraient être convoqués ici pour montrer en quoi cette distanciation est réelle.

Bill Kouelany, par exemple, déclare ne faire aucune allusion à la guerre dans ses œuvres. Comme si elle avait vécu à cent lieux de Brazzaville, elle mène son travail pour être prête à d’autres expositions hors de son pays. Ses toiles sont essentiellement de fond noir ou bleu sombre dans une abstraction totale des formes. Une façon de ne pas se sentir concernée ?

On peut le penser eu égard à l’absence de tout signe susceptible de traduire le sang, le feu et la désolation qui sont des marques dominantes de la guerre. Ce qui s’est passé alors au Congo ne serait qu’un épiphénomène dans les thématiques et techniques de cette dame.

Au Sénégal aussi, il y a le cas de tous ces artistes qui disent dans leurs œuvres l’hégémonie du seul jeu des couleurs et des formes. De la crise sociale ou des conflits entre l’éthique et l’hypocrisie, ils ne se font pas le reflet. Parce que pour eux, comme aux meilleurs âges des Parnassiens, l’art n’est jamais affaire de contexte. Il est plaisir des signes.

C’est le cas de Moussa Diop Samba Laye, qui dit son aisance dans l’expression harmonieuse des couleurs hors de tout contexte de conflits. Il se veut orfèvre du pinceau dans la domestication de la lumière, dans le jeu des contrastes et dans l’occupation d’un espace pictural tantôt en triptyque et souvent en diptyque.

Anta Germaine Gaye également est à ranger ici par ce plaisir qu’elle prend à apprivoiser la transparence du verre, son support de prédilection. Hormis quelques escapades dans les portraits, elle préfère dire son désir de dialogue dans des abstractions sur le verre parfois encadré par le fer et relevé par une fine poudre dorée.

Il y a aussi Andrien Abdou Khadre Sène, qui se définit comme designer et s’adonne dans la production de chaises et de fauteuils. Les conflits moraux dans la société et les nouvelles formes de guerre véhiculées par les diverses écoles locales le laissent indifférent. Seul compte pour lui le travail du fer à béton ou du fer plat pour qu’en sortent des objets susceptibles d’assurer l’harmonie entre leur esthétique et leur fonctionnalité.

Que ces artistes assument pleinement leur citoyenneté dans la vie quotidienne ne souffre d’aucun doute. Certains d’entre eux d’ailleurs sont militants dans des mouvements sociaux et politiques. Pourquoi alors cette conscience sociale ne se traduit pas dans leurs œuvres ? Pourquoi les pièges multiples dans la société sénégalaise que sont la corruption, le banditisme moral n’inspirent pas le travail de tels artistes ?

Question d’option plastique et de sensibilité, pourrait-on dire. Une option qui participe de cette diversité, base fondamentale d’une production artistique fertile puisque tout le monde ne peut pas faire la même chose. Certes, mais lorsque les conflits étouffent la marche d’une société, lorsque la dépravation des valeurs de civilisation se développe à une vitesse inouïe, il n’y a pas d’art sans expression des leviers autour desquels pourrait s’établir le dialogue inter-humain qui est l’objet même de toute œuvre d’art.

Ce n’est pas condamner les choix de ces artistes – ils sont libres de continuer de travailler comme ils l’entendent -, mais ils doivent être alertés sur le sens d’une incompatibilité proclamée entre création artistique et contexte. Une remarque qui s’adresse aussi à l’Ivoirien Issa Diabaté, qui a choisi de produire comme œuvre d’art une série de seaux en plastique au moment même où Robert Guei prenait le pouvoir et que ses compatriotes Yacouba Touré et Justin Oussou Ngoran exprimaient l’actualité militaire.

Ricky Balboa de la République Démocratique du Congo est également concerné par cette remarque lorsqu’il préfère s’intéresser à l’expression des intérieurs des maisons qu’à la lecture artistique des conflits meurtriers qui secouent son pays.

Que les contradictions entre contexte et création artistique soient ainsi dites par Diabaté, Ricky ou par les artistes sénégalais ne peut pas signifier la fin de la guerre ou la disparition automatique des conflits. Bien au contraire. Leurs œuvres apparaîtront beaucoup plus comme des curiosités anachroniques que comme le résultat de recherches plastiques sur un contexte donné, malgré tous les arguments avancés par l’artiste.

Il est vrai, il ne sera pas facile de rejeter d’un revers de main les professions de foi des artistes sur la non conformité de leurs œuvres avec les éléments de leur propre contexte. Il est possible en revanche de s’appuyer sur leurs certitudes pour proposer des principes esthétiques susceptibles de faire accepter par le plus grand nombre l’une ou l’autre des hypothèses ci-dessus présentées.

Dans cet esprit, il faudra chercher, au-delà du reflet de la guerre dans une toile ou de la culture de l’art pour l’art dans une installation, les raisons qui fondent une plastique africaine en interaction ou en distanciation avec des situations conflictuelles contemporaines.

Car les seules déclarations de l’artiste ou les résultats des enquêtes faites sur lui ne sont pas toujours pertinents pour dire la valeur de son œuvre. Valery faisait remarquer à ce propos

« Qu’il faut toujours craindre de définir quelqu’un. Ses ouvrages, les propos mêmes que l’on a recueillis de sa bouche, ce n’est pas les moins trompeuses des données, ni celles qui nous conduiront assurément au secret qui fait notre envie. La saveur des fruits d’un arbre ne dépend pas de la figure du paysage qui l’environne, mais de la richesse invisible du terrain [9] ».

Une invitation à toujours considérer avec recul les confidences et professions de foi d’artiste. Une mise en garde aussi pour que tous comprennent que l’œuvre d’art est un labyrinthe dans lequel l’artiste peut se perdre, mais le lecteur aussi peut passer à côté du « secret » principal.

Il faut dire cependant que cette remarque provient d’un artiste de talent : Valery. Ce qui signifie que ses propres propos « ne sont pas les moins trompeuses des données, ni celles qui nous conduiront assurément au secret qui fait notre envie ». Pour dire qu’ils doivent être exploités et enrichis afin que l’examen de la plastique africaine dans les conflits parte du réel pour aboutir au vrai. Le vrai désignant la conformité des analyses et des conclusions aux faits et situations exprimés par l’art. Deux principes pourraient guider à cet effet.

Le premier principe est à trouver dans les compétences culturelles de l’artiste, c’est-à-dire son aptitude à comprendre ce qui se passe autour de lui. Par exemple, pour faire lire la guerre dans ses conséquences inhumaines ou pour rendre bien visibles les affres des types nouveaux de guerre comme l’agression culturelle, il faut d’abord que l’artiste sache de quoi il est question.

Car il ne pourra jamais parler des appétits des grandes puissances en République Démocratique Congo, des effets nocifs de leurs luttes d’intérêts sur les populations s’il n’a pas fait l’effort de s’informer, de se documenter pour comprendre les enjeux de cette terrible guerre. On n’oubliera jamais qu’une œuvre d’art est l’expression d’une culture et la culture est l’affaire d’homme de culture.

Pareillement, un artiste autoproclamé au Sénégal sera incapable de dire les misères nées des conflits d’intérêts entre fidèles d’une mosquée par la faute de Tartuffe incrustés au sommet de la hiérarchie. Ici, comme au Congo Démocratique, exprimer par l’art une situation est essentiellement question de culture. Il n’y a pas d’artiste créateur inculte, mais il y a trop d’artistes bricoleurs et analphabètes en tout.

D’où le second principe qui réside dans l’habileté de l’artiste à parler le langage des signes. Parce que s’il y a aujourd’hui une étiquette facile à porter, c’est bien celle d’artiste contemporain. On se dit que « tout est permis » et la « création » fait place à un « rien n’est interdit », synonyme de ruse et de tricherie en tous genres.

Combien sont-ils les artistes qui savent ce qu’est le rythme dans une toile et comment le faire sentir ? Combien sont-ils à ignorer le sens de cette apparition à intervalles réguliers d’un ou plusieurs signes, d’une ou plusieurs couleurs, d’une ou plusieurs formes ou la valeur de cette alternance de pleins et de vides, de surfaces et de volumes pour dire le mouvement ?

Quand on ne sait pas ce qu’est l’équilibre symétrique, on ne pourra jamais créer cette harmonie d’ensemble qui permet de réaliser l’équilibre d’une grande surface jaune par une petite coloration en bleu, ou de contrebalancer un ensemble architectural monotone par des décorations très réduites mais complexes.

Roland Barthes insistait pour que cet apprentissage des techniques plastiques par l’artiste créateur permette de lire son œuvre non pas en y recherchant des « choses cachées », mais en y trouvant clairement un langage disant le discours audible de son temps.

Il faut donc le reconnaître, la première hypothèse semble bien correspondre à ce processus de communication par lequel l’art se définit. Parce qu’elle exige à la fois une culture avérée chez l’artiste de même qu’une correcte maîtrise des techniques du signe plastique.

Seul le choix d’œuvres réelles, disait Albrecht Dürer, peut à la fois permettre à l’artiste d’être lui-même et au lecteur de trouver les repères les plus sûrs. Bien sûr, on pourra faire remarquer qu’une telle direction ne permettra pas de lire le réel présenté par le sculpteur Mouanga Kodia ou Modigliani. Ces deux artistes s’autorisent des libertés dans leurs façons de figurer le réel pour mieux dire leurs subjectivités. Kodia nie les traits du visage pour mettre en exergue les postures, alors que Modigliani nous renvoie à son environnement de solitude.

C’est dire que le réel n’est pas obligatoirement l’image du réel connu. Il peut être fragmenté, atténué ou contesté. L’essentiel est qu’il soit lisible par des repères permettant de le reconstituer. C’est ce que nous offrent les artistes qui savent ce qu’ils disent et comment le traduire, qu’ils soient au cœur de zones de guerre ou qu’ils soient en face à d’autres types de conflits.

CONCLUSION

La guerre dans l’œuvre d’art et l’artiste face à la guerre sont les deux aspects d’une même situation : un homme de chair et de sang qui exprime par des signes ses angoisses, ses peines et ses rêves.

De la Côte-d’Ivoire éclatée aux Congo mutilés, l’art dit l’homme avec réalisme. Au Sénégal ou au Mali dits havres de paix comme partout ailleurs dans l’Afrique post-indépendance, la guerre porte de nouveaux visages qui ont noms démantèlement de la personnalité africaine par l’école, perversion des mœurs par les télévisions aux programmes extravertis, hypocrisie et roublardise. Cette guerre modèle la créativité, suggère des formes et des couleurs et fait porter témoignage sur ses présences.

Sans doute, le champ de l’art comme celui de toute activité humaine est pluriel dans ses composantes, mais si l’on part de l’identité intrinsèque de la création artistique comme moyen de communication des sentiments et de dialogue des raisons, il est permis de dire que l’art en situations conflictuelles est l’exact reflet du besoin de partage et de solidarité de l’homme.

Que des artistes optent pour la table rase de l’instant au nom de la liberté de créer, qu’ils se tournent vers d’autres horizons qui ne sont pas ceux de leurs peuples assoiffés de paix sous prétexte de n’être ni des justiciers ni de bons samaritains, une chose demeure : leur refus ou leur incapacité de s’assumer comme créateurs, c’est-à-dire comme des hommes et des femmes cultivés et humanistes.

Un constat qui indique clairement que la plastique africaine vit et évolue dans des directions opposées. Elle est interaction naturelle dans sa noblesse à réveiller l’humain devant la bestialité de la guerre. Elle est distanciation individualiste et sectaire quand elle se pare d’une indifférence aux maux que déverse la guerre.

Ce n’est pas une hiérarchie des modes d’expression artistiques en période de conflits qui est ainsi établie. Ce serait d’ailleurs une entreprise insensée puisque ceux qui dans la société auraient les mêmes visions que les artistes de la distanciation trouveraient bonheur à les lire.

C’est surtout un appel qui est ici lancé en direction de tous les artistes vivant dans des contextes de guerre ou d’autres formes de conflits à ne jamais perdre de vue qu’une société sans artiste parlant le langage de sa condition perd son identité. Et perdre son identité est l’aboutissement ultime de tout peuple défait. Sans personnalité. Sans âme.

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[1] Maître de Conférence au Centre de Recherche de l’Ecole Normale Supérieure de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Iba Ndiaye Djadji est décédé le lundi 10 novembre 2003 à l’Hôpital Général de Grand Yoff, où il avait été admis la veille à la suite d’un malaise cardiaque. Il avait accepté spontanément de participer à ce numéro thématique lorsque je l’avais sollicité. Quand il a achevé sa contribution au bout de quelques mois, il me l’a envoyée par courrier électronique, mais a apporté lui-même les images qui l’illustrent. Ethiopique perd en lui un collaborateur, toujours disponible.

[2] GIRAUDOUX, Jean, Notice à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Librairie Larousse, 1971, p. 16.

[3] KANE, Cheikh Hamidou, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 47.

[4] KANE, Cheikh Hamidou, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 57.

[5] SEMBENE, Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, Paris, Press-Pocket, 1974, p. 100.

[6] NDIAYE, Iba Diadji, « Une censure à l’arme blanche », in Africultures, n° 41. octobre, 2001.

[7] Cf. L’Afrique et le centenaire du cinéma, Paris, Présence Africaine, 1995, p. 56.

[8] Le terme venant est devenu synonyme de déchets de toutes sortes que l’Afrique reçoit de l’extérieur : voitures venant de France aggravant la pollution, appareils ménagers venant d’Allemagne avec des consommations d’électricité exponentielle, chaussures venant d’Italie pour ceux qui veulent jouer aux snobs. Dans le domaine culturel et artistique, la production venant entretient l’école parallèle et est ainsi la cause principale du déracinement et de ce rêve vers l’ailleurs de la jeunesse africaine.

[9] VALERY, Paul, Discours en l’honneur de Goethe. Variétés IV, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 531.