OCTAVIO PAZ
Ethiopiques numéros 37-38
revue trimestrielle de culture négro-africaine
nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984
volume II n° 2-3
Octavio Paz représente aujourd’hui l’une des plus grandes figures de la littérature hispano-américaine. Quand on parle de lui, on pense avant tout au poète, un poète qui associe intimement à son œuvre créatrice la critique, à travers de nombreux essais, sur la poésie surtout, sans oublier les autres genres littéraires, l’art et aussi la politique.
Las Peras dei Olmo (Les Poires de l’Orme) et, surtout, El Arco y la Lira (L’Arc et la Lyre) constituent les essais où Paz expose son art poétique. Conscient de la crise du monde actuel, une crise humaine et culturelle, il est allé fouiller au fond de ses origines ; convaincu que la connaissance de soi-même est le fondement de toute découverte de l’homme. Cette descente au cœur de l’homme mexicain a donné naissance à El Laberinto de la Soledad (Le Labyrinthe de la Solitude), un livre capital dans l’œuvre de Paz. Cette œuvre présente au lecteur le portrait du Mexicain, dans son essence même. C’est à dire une vision de la mexicanité à travers les traits culturels, le comportement, le langage… Mais par-delà l’homme mexicain, on est surpris d’y reconnaître des hommes d’autres horizons du globe ou mieux encore, l’homme en général. C’est ainsi que certains critiques n’ont pas hésité à qualifier l’ensemble de la production littéraire du grand écrivain de mosaïque de signes culturels et en même temps d’intégration des cultures. Du sang espagnol et indien coulant dans ses veines, Paz assume les cultures indienne et hispanique, élargies aux expériences acquises en Europe, en Amérique même et aussi en Orient où il a vécu pendant longtemps.
Mais Paz, ce n’est pas seulement le littéraire dans le sens classique du terme. Il s’intéresse aussi à la politique, en donnant son opinion sur les crises qui secouent le monde actuel ; mais il le fait avec une certaine opiniâtreté lorsqu’il s’agit des pays de l’Est ou de tout autre pays, avec une idéologie de gauche. Voilà l’une des raisons principales de la grande controverse suscitée autour du poète mexicain. Et pourtant quelques années auparavant, il se réclamait du marxisme ce qui lui a permis de prendre contact avec de grands hommes de lettres tel que Neruda auprès de qui il demandait conseils.
Des essais comme El Ogro Filantropico (L’Ogre Philantropique) dans certains de ses aspects, ou ses commentaires à la chaîne de télévision mexicaine, TELEVISA (le monopole audiovisuel le plus puissant d’Amérique), sont plutôt des discours essentiellement orientés vers la critique négative de ce qu’il appelle les « bureaucraties totalitaires ». En Amérique Latine, Cuba représente sa principale cible ; il ne ménage même pas la jeune révolution sandiniste du Nicaragua. Pour Paz, il semblerait que les dictatures militaires du Cône Sud du continent américain et celles d’Amérique Centrale n’existent pas.
Force est de reconnaître que la grande audience dont il jouit aujourd’hui à travers le monde, est surtout due à son œuvre « purement » littéraire et plus précisément à sa poésie, à laquelle nous nous intéresserons dans les lignes qui suivent.
« Octavio Paz est allé loin dans sa foi pour la poésie, et il a affirmé que c’est en elle que se trouve la voie qui mène à la liberté de l’Amérique. Dans son essai Poésie et mythologie (Letras de Mexico, décembre, 1942) il écrivait : « Pourquoi là où tant de moyens ont échoué, la poésie ne peut-elle réussir, mettant à nu le secret du Mexique, montrant et purifiant la vérité de son destin ». C’est en ces termes qu’Ambra Polidori a tenté de montrer l’attachement, ou mieux la foi, d’Octavio Paz à la poésie, dans un article publié le 2 octobre 81, dans un quotidien de la capitale mexicaine, Uno mà Uno. Il rappelle ainsi que pour Paz la poésie constitue sans nul doute la clé permettant d’atteindre non seulement l’essence des choses, mais aussi et surtout d’ouvrir toute barrière qui puisse exister entre les hommes. En effet, selon le poète mexicain, le manque de communication entre les hommes est à l’origine des grands maux de notre monde. Et c’est à travers ta poésie (et d’autres activités humaines comme l’amour, l’érotisme…) que l’homme se découvre lui-même pour communier ensuite avec ses pairs. Paz insiste sur la valeur du langage et particulièrement celle du mot dans sa poétique. C’est dans ce domaine précis que le grand écrivain latino-américain rejoint les Africains ou d’autres écrivains noirs.
Faudrait-il rappeler que s’il y a une partie du monde où, existe le culte du mot c’est bien Afrique. Et la pénétration occidentale malgré l’importante érosion qu’elle a fait subir à la culture traditionnelle n’est pas parvenue à effriter de façon sensible ce culte. Parlant des poètes, Aimé Césaire, Senghor et David Diop, Makhily Gassama se demande si à travers eux, « le mot ne cesse pas d’être un simple instrument de communication ordinaire, s’il ne renonce pas à son ustensilité première pour devenir une sorte de pétard qui illumine la nuit noire, ou une sorte de bâton magique capable de fouiller le tréfonds de notre être qu’il ébranle tout entier sans motifs apparents ; de s’emparer du réel non seulement pour le rendre sensible mais pour le transformer, pour lui donner la forme que le poète souhaite lui donner ; – car également dit-il le poète nomme et crée… » [1].
Ces mêmes propos pourraient être assignés au poète mexicain, Paz, sans aucun risque de se tromper, si l’on tient compte de sa conception du mot. Et ceci nous permettra d’affirmer que l’essence de la poésie, chez Paz comme en Afrique, repose sur la puissance magique du verbe. D’ailleurs, les critiques européens n’ont pas manqué de souligner que l’attitude des poètes nègres ou latino-américains (hormis quelques cas isolés dus à de fortes influences étrangères) devant le mot, à bien des égards, rappelle celle des poètes adeptes du surréalisme. En général, méconnaissant la réalité de ces milieux, quelques occidentaux se sont empressés de parler d’influences surréalistes. L’univers spirituel de l’Afrique et de l’Amérique traditionnelles leur échappe bien sûr, par méconnaissance, par ignorance ou même par une simple transposition d’idées. Sous la loupe cartésienne, plusieurs sociétés non-occidentales offrent une image très fausse et trompeuse à la fois. Et O. Paz peut être comparé à un Aimé Césaire par exemple, car malgré leur solide formation occidentale, ils ont toujours su garder les valeurs fondamentales de leurs cultures, de leurs civilisations. Cela se vérifie dans leurs écrits en général et particulièrement leur poésie.
Paz comme Césaire ont eu à rencontrer Breton, sans doute à cause de leurs points de vue souvent concordants sur le mot et la poésie. Dans une claire allusion à Paz et à Miguel Angel Asturias, quant à leur apport au surréaliste, Alain Bosquet écrit : « Ce que la pensée et la sensibilité occidentales limitées aux habitudes didactiques françaises et aux plongées germaniques dans le subconscient, n’avaient pu donner au surréalisme, les splendeurs néo-aztèques et néo-mayas les lui fournissent avec une étonnante générosité » [2]. Comme en Afrique, l’oralité aura été pendant longtemps le meilleur moyen de communication dans les sociétés précolombiennes. Donc, il va sans dire que la toute-puissance du mot et de la parole ne peut être remise en cause. Paz ne s’est pas intéressé à ces deux notions dans des poèmes isolés ou quelques-uns seulement de ses écrits. En Castillan, le terme « palabra » signifiant à la fois mot et parole, il revient au lecteur de lui donner le sens adéquat selon le contexte. La « palabra » est une constante de l’œuvre de Paz, de sorte qu’il n’est point surprenant que la poésie, « le pouvoir le plus pur, le plus étonnant des mots » soit pour lui la clef magique, capable de tout ouvrir à l’homme.
Si avec la pensée, Paz accepte que l’homme vainque la mort, de quoi ne serait-elle pas capable ? En effet, comme elle parvient à unir les contraires, vie et mort s’intègrent dans la poésie pour créer le présent perpétuel, un élément fondamental de la poésie pacienne. El Arco y la Lira renferme l’essentiel de la poétique de Paz, ou de sa pensée, si nous considérons que pour lui, on peut trouver une solution à toute sorte d’énigme à travers la poésie. L’essence de la vie, de l’existence humaine se trouverait alors dans cet art de « l’inconnu spontané ». Dans cette voie qu’il se sera tracé, son principal souci sera l’homme. Le sens profond de sa recherche, toujours fondée sur ses propres racines ou origines a été bien compris par Alain Bosquet. « A l’image de ses ancêtres, O. Paz ajoute un souci qui est commun à travers les poètes de sa génération : faire la part de l’absurde et du permanent, et ne rien viser qu’à ce qui compte vraiment, et qui est de redéfinir la place instable, dangereuse, enivrante de l’homme parmi les ricanements et les offrandes du cosmos, appelé à le châtier comme à le servir » [3].
La première édition de El Arco y la Lira (1966) – traduite en français par Roger Munier en 1965 – a plutôt trait à sa poésie de « la première époque », soit de ses débuts à 1962, date à laquelle il effectua un long séjour au Japon et en Inde. Ce sera là l’événement qui marquera la nouvelle orientation de son œuvre littéraire en général et poétique en particulier. A travers l’image du sunyata boudhique qui, par la négation du moi, du temps et du langage conventionnel vit l’expérience d’un état transcendant les mots, ou encore à travers le tantra, culte de l’extase. Paz a retrouvé en Orient certains de ses principes qu’il a toujours défendus. A l’instar du surréalisme, le Tantra est contre tout conventionalisme, il prône la libération. L’expérience orientale de Paz n’a fait de lui ni un boudhiste ni un adepte du Tantra. Rappelons cette idée fondamentale chez Paz, le poète est un dissident. Donc, jouissant de la liberté du poète, Paz a adopté et adapté ce dont il avait besoin dans la civilisation orientale.
La seconde édition de El Arco y la Lira permet au lecteur de mieux appréhender ses poèmes de la « 2e époque ». En fait, les changements n’ont pas été très importants. Paz a seulement précisé certaines idées et enrichi d’autres d’après son expérience orientale. Dès lors, il a insisté sur l’image poétique qui permet l’unité des contraires. C’est à travers elle que l’on peut dire : « les pierres sont des plumes ». Il dira que l’image poétique se présente comme une révélation, une épiphanie. Mais de quelle révélation s’agira-t-il surtout ? De notre unité au-delà de toutes les contradictions. En faisant des contraires des synonymes, en les unissant, le langage poétique, vrai langage de l’homme nous mène à une « Aventure Totale ». L’acte poétique est donc une révélation de notre condition, mais son essence , c’est le mot.
La poésie, dit Paz, « c’est entrer dans l’être ». Il attribue à la poésie et à la religion une origine commune. On pourrait y ajouter aussi l’amour. Ces trois expériences incarnent la nostalgie d’un intérêt antérieur, d’une unité primordiale qui a disparu mais qu’il nous faut reconquérir. Ce besoin toujours latent en nous, fait de l’homme un être du désir. Mais, il y a après tout, une différence entre la poésie et la religion malgré leur source commune et bien qu’elles soient toutes deux révélation. Le mot poétique, dit Paz, ignore l’autorité divine. De plus, la révélation religieuse n’est pas un acte original mais plutôt une interprétation de celui-ci. Quant à la poésie, elle est révélation de notre condition, création de l’homme à travers l’image.
La création poétique d’après Paz se caractérise par des moments d’absence et de présence, de silence et de parole, comme de vide et de plénitude. Ces états sont aussi poétiques que religieux et on les retrouve dans l’intensité amoureuse ou érotique. « La poésie n’est pas une présence extérieure, mais une réalité cachée et, pour certains, une absence. Le poème évoque – plus exactement : provoque – l’apparition de la poésie… L’image ne se réfère à aucun objet : elle est commencement et aboutissement ». Cette définition de Paz résume bien le concept pacien de la poésie. En fin de compte, l’émotion joue un rôle important dans la création poétique. De par sa nature, l’homme est un être d’émotion et comme il le souligne lui-même, « l’homme est un être qui s’émeut ; en s’émouvant, il poétise, aime, divinise. Dans l’amour il y a émotion, poétisation, divinisation et fétichisme. La poésie jaillit aussi de l’émotion et le poète divinise comme le mystique et aime comme l’amoureux » [4].
Paz met l’accent sur l’importance de la parole et du mot quand il affirme que la poésie ne se sent pas, elle se dit. « Je veux dire écrit-il – ce n’est pas une expérience que traduisent ensuite les mots, mais plutôt ce sont les mots eux-mêmes qui constituent le noyau de l’expérience » [5]
Dans El Arco y la Lira que l’on pourrait considérer comme la poétique de Paz, l’auteur s’est aussi penché sur le thème de l’inspiration, qu’il décrit comme quelque chose qui se confond avec l’être lui-même, quelque chose d’intrinsèque que « seul l’homme peut expliquer à l’homme ». Son fruit, contenu dans le poème est toujours le même. Il s’agit de l’instant, de structuration et création du monde, « otredad », en d’autres termes altérité. D’après Paz, l’homme se réalise dans le poème grâce au temps qui lui insuffle l’énergie nécessaire au mouvement continu, perpétuel de son être. Ce qui nous amène vers un aspect fondamental de la pensée et de la poésie paciennes, ce besoin toujours latent ou réel de s’ouvrir vers « l’autre » et dont le fil conducteur est le temps.
Il y a donc dans tout poème, une certaine fluidité temporelle qui atteint son paroxysme, sa plénitude dans l’instant. Mais celui-ci se renouvelle si constamment qu’il devient un présent perpétuel. Donc le poème s’offre à nous dans toute son intensité parce qu’il est vie. La poésie est un moyen offert à l’homme pour abolir l’énigme des contradicitons. Elle invite à ne pas se troubler devant celles-ci, bien au contraire, elles doivent servir à restituer à l’homme son image réelle. La vraie image de l’homme se trouve dans ses origines premières, antérieures au temps chronologique que nous vivons. Et la poésie replonge l’être dans ses sources profondes en lui faisant recouvrer toute son intégrité.
Dans le monde occidental, les esprits orientés par la logique cartésienne et la rigueur scientifique rejettent absolument une telle analyse. C’est avec le surréalisme que ce genre d’approche littéraire a été admis. Alain Bosquet abonde dans ce sens lorsqu’il reconnaît qu’avec le surréalisme, il y a une possibilité d’assigner au lyrisme un rôle libérateur « où l’évasion prend les espèces d’un impératif ». « Avec la poésie d’un Paz, – poursuit-il – c’est à un impératif plus direct, plus irréversible que nous aboutissons : retourner à l’explosion atomique de nos éléments constituants, telle qu’elle existait avant que nous fussions des larves à métamorphoses, aux temps des dieux nom-formés, et telle qu’elle existe de nouveau au milieu du XXe siècle, à l’époque où l’homme peut mettre fin à l’homme. Le suicide collectif, par curiosité, par excès de savoir, par impatience, O. paz lui confère quelque chose que seul un esprit aztèque bu maya pourrait lui donner : un goût de sacré originel mettons, d’une seconde origine… ».
C’est à travers le poème Piedra de Sol (Pierre de Soleil) que plusieurs critiques considèrent comme le chef-d’œuvre de Paz, que l’on retrouve l’essentiel de sa poétique. L’idée du perpétuel recommencement, de l’éternel retour ou comme dirait Tomàs Segovia du Retour, et ce dans toute l’extension du mot, y est toujours présente. La « Pierre de Soleil » représente le calendrier aztèque qui n’a ni début ni fin, car il symbolise la fluidité de la vie et le mouvement giratoire de la roue de la vie. La forme presque circulaire de la pierre en reflète bien l’image. La première édition de Pierre le Soleil a été publiée en 1957 par el Fondo de Cultura Economica (Colecion Tezontle). Il y eut seulement trois cents exemplaires qui s’épuisèrent presque aussitôt. Cette édition rarissime de nos jours a l’avantage de renfermer une note explicative qui facilite la compréhension du poème. Nous jugeons utile d’en reproduire l’essentiel non seulement pour une meilleure appréhension de notre analyse [6], mais encore pour mieux éclairer les intentions de l’auteur qui s’appuie ici sur une vraie œuvre d’art, à la fois scientifique, fruit de la recherche d’un peuple qu’on a pourtant osé appeler primitif – au sens péjoratif du terme – : les Aztèques.
« Sur la couverture de ce livre apparaît le chiffre 585 écrit avec le système maya de l’énumération ; de même, les signes du calendrier mexicain correspondant au jour 4 Olin (Mouvement) et au jour 4 Ehécatl (Vent) se trouvent au début et à la fin du poème Pierre de Soleil. Peut être n’est-il pas inutile de signaler que ce poème comprend 584 vers de 11 pieds (les six derniers vers ne comptent pas parce qu’ils sont identiques aux six premiers ; en fait, le poème ne se termine pas avec eux mais il recommence). Ce nombre correspond à celui de la révolution de la planète Vénus (♀) qui est de 584 jours. Les anciens Mexicains comptaient le cycle vénusien (et celui des planètes visibles à l’œil nu) à partir du Jour 4 Olin ; le jour 4 Ehécatl marquait 584 jours plus tard, la conjonction de Vénus et du Soleil et, par conséquent, la fin du cycle et le commencement d’un autre. (…)
La planète Vénus parait deux fois par jour : soit comme Etoile du Matin (phosphorus) soit comme Etoile du Soir (Hesperus). Cette dualité (Lucifer et Vesper) n’a pas manqué d’impressionner les hommes de toutes les civilisations, qui ont vu en elle une incarnation de l’ambiguïté essentielle de l’univers. Ainsi Ehecatl, divinité du Vent était-elle une des manifestations de Quetzalcôatl, le Serpent à plumes qui porte en lui les deux versants de la vie… ».
584 vers composent le poème, si l’on omet les six derniers comme l’explique Paz. Ceux-ci ne terminent pas le poème, ils le recommencent pour en garder la forme circulaire. Piedra de Sol représente un mythe, celui de la création et de la re-création. La mobilité, la fluidité plutôt, est une des caractéristiques principales du poème. D’abord, à travers la ponctuation ; il n’y a pas de points finaux, l’usage des virgules et des deux points pour marquer l’écoulement. Le sens cyclique du temps est insinué par l’usage de la virgule, des deux points et du point-virgule comme pour remplacer le point. Les deux points et le point-virgule s’utilisent aussi conjointement avec l’hémistiche pour indiquer graphiquement, en des moments précis, la Combinaison d’interruption et de continuité. La rigueur dans la forme employée (hendécasyllabe espagnole) ne diminue en rien le rythme continue du poème. Dans le mouvement circulaire du poème, nous pourrons choisir un centre qui sera la première et en même temps la dernière strophe. Ceci souligne bien l’importance accordée au centre pour argumenter son idée de la chute et du déchirement de l’homme. Le choix d’un centre unique ici, n’est valable que pour la forme extérieure, disons, du poème. S’agissant du fond, nous pourrons y trouver plusieurs centres, parmi lesquels on remarque surtout la femme et l’amour. Avant d’entrer de plein-pied dans le poème, le ton nous est donné par l’épigraphe, tiré de « Artémis », un sonnet de Gérard de Nerval contenu dans son recueil les Chimères. C’est l’instabilité, la rotation continue sous la présence féminine, et peut-être même l’inquiétude :
La treizième revient…
C’est encore la première ;
Et c’est toujours la seule,
ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi !
la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou.
le dernier amant ? … [7]
Le choix des mots pour marquer une certaine pureté « un paradis récupérable » d’après Ramôn Xirau, et le mouvement, la mobilité, attirent l’attention dès la première strophe qui constitue pour nous l’axe du poème. L’espace est ici tout à fait inondé, l’eau est partout. La seule présence du saule en est un signe. Le saule, cette plante qui pleure ou chante sous le coup du vent est ici tout de verre. Transparence, limpidité, mais fragilité en même temps, celle de l’homme, « el hombre caido », ( « l’homme déchu »). Un peuplier tout en eau et cette belle image de l’arbre qui danse. C’est l’image, le reflet de la plante sur l’eau qui coule. Ici tout est vie, car l’eau c’est aussi la vie. Elle coule et coule dans un cycle ininterrompu, celui du vrai temps. « avance, recule, vire / et arrive toujours : » où ? à la source où elle se purifie.
« un saule de cristal,
un peuplier d’eau,
un haut jet d’eau arqué
par le vent,
un arbre bien planté
quoique dansant,
un cheminement de rivière
qui s’incurve,
avance, recule, vire
et arrive toujours » [8]. Après s’être enivré de ce paysage idyllique dont le signe marquant est la vitalité, c’est la femme qui, loin de perturber la scène, lui donne plus d’éclat. La femme est aussi transparence et à travers son corps le monde nous est révélé. Tout devient réel car chez Paz, la femme est synonyme de « anima mundi ».
« une présence comme
un chant soudain,
comme le vent chantant
un regard qui maintient
suspendu
le monde avec ses mers
et ses montagnes,
corps de lumière filtré
par une agate,
jambes de lumière, ventre
de lumière, baies.
roc solaire, corps
couleur de nuage,
couleur de jour rapide
qui saute,
l’heure scintille et prend corps, le monde est maintenant visible dans ton corps,
il est transparent
dans ta transparence » [9]
La femme, c’est aussi cet « autre » qui nous manque, cette « moitié-perdue » qu’il nous faut absolument pour retrouver notre identité, pour rompre notre solitude. Mais nous savons que la solitude entraîne avec elle un désir de solidarité, de fusion, d’union. Et dans la fusion amoureuse, il y a renaissance et c’est la vie intense dans l’instant.
« tous deux se dévêtirent et s’aimèrent pour défendre notre part éternelle, notre ration de temps et de paradis, toucher notre racine et nous reconquérir, retrouver notre héritage arraché par des voleurs de vie il y a mille siècles, tous deux se dévêtirent, ils s’embrassèrent parce que les nudités enlacées franchissent le temps et sont invulnérables, rien ne les touche, elles reviennent au commencement, il n’y a toi ni moi, demain ni hier ni noms, ni double vérité dans un seul corps, une seule âme, être total…
. . . . . . . . . . . . . .
tout se transfigure, tout est sacré chaque chambre est le centre du monde, est la première nuit, le premier jour, le monde naît lorsqu’elle et lui s’embrassent [10].
La dissidence, la rébellion est aussi présente dans Piedra de Sol. Il faut rejeter l’aliénation et transgresser les lois et règles établies par la société. L’amour – passion, l’inceste, l’adultère, le suicide des amants sont des moyens d’expression de la liberté humaine, sans laquelle l’homme reste toujours moitié-perdue.
« mieux vaut le crime, les amants qui se suicident, l’inceste du frère et de la sœur, miroirs, amoureux de leur ressemblance mieux vaut le pain empoisonné, l’adultère dans des lits de cendre, les amours féroces, le délice, son lierre vénéreux, le sodomite qui, comme un œillet à la boutonnière porte un crachat, mieux vaut être lapidé sur les places que de tourner la noria qui exprime la substance de la vie, change l’éternité en heures creuses, les minutes en prison, le temps en pièces de billon et en chiasse abstraite » [11].
Le fait social occupe aussi une place dans Piedra de Sol. D’une manière subtile, comme pour préparer la rencontre des amants qui veulent sortir du danger qui plane sur leur tête. Madrid, en pleine Guerre Civile, sous le feu des troupes fascistes du Général Franco. C’est la terreur, l’horreur. Seule l’étreinte amoureuse pourra sauver les amants. Elle les conduira au cœur du vrai temps, dans le perpétuel présent. ’
« Madrid, 1937
sur la place de l’Ange les femmes cousaient et chantaient avec leurs enfants, puis on sonna l’alarme et il y eut des cris, de maisons agenouillées dans la poussière, des tours fendues, des fronts salis de crachats et l’ouragan permanent, des moteurs : tous deux se dévêtirent et s’aimèrent pour défendre notre part éternelle » [12].
De par le contenu de Piedrade Sol, la variété des thèmes qui y sont abordés et qui constituent l’essence de la poésie de Paz, il n’est pas exagéré de considérer comme Ramôn Xirau que Piedra de Sol est en quelque sorte l’idéal poétique du grand écrivain mexicain. « Si L’Arc et la Lyre est la « somme » de la pensée de Octavio Paz, Pierre de Soleil est aussi la « somme de sa poésie. Les portions contraires se rencontrent. Nous n’avons plus maintenant, d’un côté un poème de protestation sociale, et de l’autre un poème idyllique ou un poème élégiaque. Elégie, amour, protestation, acceptation et renonciation, joie et désespérance s’unissent alors dans un tout homogène » [13]
Alain Bosquet de son côté donne une définition de Piedra de Sol qui s’inscrit bien dans la conception poétique de Paz, en mettant en relief le caractère re-créatif de la poésie, partant, l’idée de l’éternel retour. « Baroque, encombrante et encombrée, quand elle consent à restituer la fièvre des immanences, cette poésie traduit la babelisation des sentiments et des choses. Comme après une fin du monde, il y a là le matériau d’une nouvelle genèse, et comme une revanche sur l’homme d’un univers qui le contient mais lui interdit de le dominer. Les idées et les notions disparaissent au profit d’une effervescence telle qu’ele permet, sans fin, la naissance d’idées et de notions innombrables à condition qu’elles fussent immédiates et sans souci de quelque vérité durable que ce soit. C’est la magie pure : de la magie qui ne se veut point utile » [14].
Cette analyse succincte de Piedra de Sol nous révèle aussi un des points forts de la conception d’O. Paz. Il s’agit du langage. Il ne pouvait en être autrement pour un poète qui a admiré un Valéry ou un Mallarmé. Pour Paz ressence du langage se trouve dans le signifié qui doit se caractériser par sa grande autonomie. Soit : il faut partir du rejet de l’identité entre l’objet et le signe. Car en fait, les choses sont en elles-mêmes des signes et il revient à chacun de nous de les interpréter. Les mots n’étant pas les choses qui nous entourent, ils constituent un lien entre elles et nous ; « des ponts que nous tendons entre elles et nous » pour reprendre les propres termes de Paz. Ce n’est qu’à partir d’une telle conception du langage que l’activité poétique se réalise. Paz admet sans doute cette remarque d’Albert Léonard qui répond si bien à la fluidité du langage : « ..l’activité poétique, étant d’abord expression et structures de formes, revendique le droit de donner naissance à un double du monde un monde parallèle dont l’authenticipé est réelle » [15]. A travers le langage, on parvient à une certaine maîtrise du passage du temps, un aspect fondamental de la poétique de Paz. Le langage musical qui contient le rythme ou l’instant comme dirait Paz.
Certaines compositions de Paz rappellent cet artiste du verbe et adorateur du mot qu’est Stéphane Mallarmé. Blanco (Blanc) et Discos Visuales (Disques visuels) pour ne citer que celles-là. L’étude de la poésie nous amène à découvrir que le langage commun réduit la réalité, en la ramenant seulement à ce que nous savons nommer. C’est cette limitation que le poète a pour mission de briser. Pour Paz, dans la prose, l’unité de la phrase, ce qui la constitue comme telle est en fait un langage, c’est le sens ou « l’intention signifiante ». Par contre avec la poésie, c’est dans le rythme que se trouve l’unité. C’est à travers lui que le langage poétique recouvre son sens. Le dynamisme du langage avec son univers de paroles, de mots aura comme base fondamentale le rythme qui se trouve aussi au fond de toute langue. Si le poète, crée par analogie, le rythme sera pour lui une sorte d’aimant dont le rôle sera d’attirer et d’organiser les mots. « La création poétique consiste, en grande partie, en cette volontaire utilisation du rythme comme agent de séduction » [16]. Le rythme, en tant que mesure est partie intégrante de la « temporalité », ce qui signifie, pour Paz, la réalité du temps. En d’autres termes, le rythme c’est aussi le retour au temps originel d’où son importance dans la poésie, comme nous allons le voir.
L’analogie établit des parallèles entre la vie humaine et les phénomènes de la nature. Mais ce sera grâce au rythme que la cohérence universelle ainsi découverte sera maintenue. Le rythme permet la liaison entre les choses, les frontières disparaissent et l’analogie aidant, on a une vision harmonieuse du monde. En bouleversant la pensée discursive, l’analogie provoque l’union de l’homme avec le cosmos. Elle transgresse ainsi les lois déductives « pour faire appréhender à l’esprit l’interdépendance de deux objets de pensée situées sur des plans différents » (Breton). L’analogie a pour ainsi dire un caractère empirique. Ce qui confirme encore la liberté du poète pour qui analogie signifie synonyme de « transparence universelle » d’après O. Paz ; car elle permet de voir ceci dans cela… Une telle flexibilité ou fluidité est intimement liée au rythme dans la création poétique. Laisser libre cours à la pensée, divaguer, c’est revenir au rythme. Les raisons se transforment en correspondances les syllogismes en analogies ; et la démarche intellectuelle en flux d’images, soutient Paz dans l’Arc et la Lyre. On ne peut en fait, séparer la poésie du rythme.
Paz considère la poésie comme un tout avec une infinité d’interprétations et de variations. Si la prose est linéaire, la poésie pour Paz est circulaire ou en forme de spirale. A la fermeture du poème, s’oppose l’ouverture de la prose, une construction ouverte et linéaire. La poésie va toujours en avant, vers un but précis. Paz synthétise sa pensée de la forme suivante : « … C’est pourquoi les archétypes de la prose sont le discours et le récit, la spéculation et l’histoire. Le poème au contraire, se présente comme un cercle ou une sphère : un tout fermé sur lui-même, univers qui se suffit, où la fin est aussi un commencement qui se répète et se recrée. Et cette constante répétition et recréation n’est que rythme, marée qui avance et recule, retombe et de nouveau s’élance » [17]. L’exemple le plus concret pour illustrer cette idée, c’est bien Piedra de Sol dont nous avons déjà souligné le caractère circulaire et répétitif.
A travers les nombreux essais et autres écrits qu’il a publiés, on est tenté de se demander quelle est la finalité de la recherche de Paz. C’est la découverte d’un temps nouveau pour le nouvel homme, ou plutôt ; la réhabilitation du Temps à l’image de certaines sociétés de l’Orient, de l’Amérique Précolombienne et même de l’Afrique traditionnelle. Paz est né en 1914, année fatidique qui a vu l’éclatement de la première Guerre Mondiale, ce qui aura fait de lui peut-être, un homme obsédé par l’idée du refuge. Les conséquences de ce qu’il appelle la « modernité » ont raffermi en partie Paz dans son idée de conquête d’un temps nouveau. Il laisse entendre que l’homme, vieilli et traqué par le temps historique né de sa propre conception du monde, a besoin de renaître dans un temps nouveau. « Nous vivons un renversement des temps » ne cesse-t-il de rappeler. Il y a deux causes principales à ce renversement ou bouleversement des temps : l’une, la critique fondée sur la violence de la raison ou du pouvoir, et l’autre la technologie qui finira par briser la voie rectiligne du temps du progrès. Alors que faut-il faire ?
Retrouver notre intégrité primordiale en nous réfugiant dans la poésie et l’amour par exemple. Dans la poésie, comme dans l’embrassade, l’étreinte, l’homme rentre dans un nouvel ordre, celui de l’instant. « L’expérience poétique et l’expérience amoureuse – écrit Paz – nous ouvrent les portes d’un instant électrique. Là, le temps n’est pas succession : hier, aujourd’hui et demain cessent d’avoir un sens ; il n’y a qu’un toujours qui est aussi un ici et maintenant. Tombent les murs de la prison mentale ; espace et temps s’entretissent déploient à nos pieds un tapis vivant, une végétation qui nous couvre de ses mille mains d’herbe, qui nous dévêt de ses mille yeux d’eau ». Ainsi, Paz croit fermement que la poésie est un des chemins les plus sûrs pour sortir l’homme des grandes contradictions nées des sociétés modernes, même si dans la pratique, aujourd’hui, il semble l’oublier pour se prêter au jeu de certains monopoles. Un jeu qui loin d’unir les contraires, renforce plutôt leurs contradictions, plus exactement à travers la lutte entre les superpuissances. Malgré tout, il faut voir en Paz un grand homme de lettres, celui qui a su faire dans ses œuvres la synthèse de trois cultures, l’indienne, (entendez précolombienne), l’hispanique et l’orientale, avec une ouverture sur la culture africaine aussi.
[1] Makhily Gassama, Kuma, Dakar-Abidjan, REA 1979, p. 44.
[2] Alain Bosquet, Verbe et Vertiges – Situation de la poésie, Paris Hachette, 1961, p. 86.
[3] Alain Bosquet, op. cit. p. 189
[4] O. Paz, El Arco y La Lira, México, F.C.E. 1967, p. 142
[5] O. Paz, El Arco y La Lira, op. cit. p. 197
[6] Nous avons analysé le poème à partir de l’original écrit en Espagnol, bien que nous offrons la traduction française de Benjamin Péret, incluse dans le recueil Liberté sur Parole édité par Gallimard.
[7] In Libertad Bajo Palabra, México, F.C.E., 2e édit. 1968, p.237
[8] O. Paz. Liberté sur Parole Poèmes traduits par Jean-Clarence Lambert, Benjamin Péret, Paris Gallimard, 1971, p. 160
[9] Ibid. p.161
[10] Ibid. p. 170-171.
[11] Ibid. p. 173.
[12] Liberté sur Parole, op. cit p.169-170
[13] R. Xirau cité par J. Emilio Pacheco in Angel Flores, Approximaciones a O. Paz. op. cit. p. 181.
[14] Alain Bosquet, op. cit. p. 192.
[15] Albert Léonard, La Crise au Concept de Littérature en France ; Paris, Librairie José Corti, 1974, p. 23.
[16] O. Paz, El Arco y La Lira, op. cit. p. 53
[17] O. Paz, L’Arc et La Lyre, op. cit. p.87.