Culture et civilisations

L’UTILISATION DU PIDGIN DANS LE THÉÂTRE AFRICAIN FRANCOPHONE

Ethiopiques numéros 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

Dans une étude publiée en 1971, Pierre Alexandre affirmait que :

« L’Afrique francophone et l’Afrique anglophone sont des termes décevants étant donné que plus de quatre-vingt-dix pour cent des Africains d’aujourd’hui n’ont aucune maîtrise de l’une ou de l’autre des deux langues » [1].

C’est dire qu’à son avis environ dix pour cent à peine des populations africaines sont capables de s’exprimer en français ou en anglais. Pour sa part, Christian Valentin, après avoir souligné, dans une communication faite à la 7e Biennale de la langue française, que seule une élite minoritaire sénégalaise parle la langue française, précise qu’« elle est familière à 4 % seulement de la population » [2]. C’est là une remarque fort intéressante ; elle fait d’autant plus réfléchir sur la situation de la langue française en Afrique que les Sénégalais étaient mieux placés que les ressortissants de n’importe quelle autre ancienne colonie française d’Afrique pour maîtriser la langue du maître colonial.

En effet, bien que la colonisation effective française de l’Afrique datât seulement de la fin du 19e siècle, la France eut des contacts suivis avec le Sénégal depuis la fondation de Saint-Louis en 1659. Ensuite, c’est au Sénégal que les Français établirent leur première école en Afrique ; il s’agissait de l’école fondée à Saint-Louis en 1816 par le bourguignon Jean Dard. Troisièmement, c’est encore à Saint-Louis, que les Français établirent leur première école normale supérieure, en Afrique en l’occurrence l’Ecole Normale de Saint-Louis, baptisée plus tard Ecole Normale William Ponty. De la date de sa création en 1903 jusqu’aux années 1950, cette Ecole servit de pépinière de cadres moyens pour toute l’Afrique occidentale française. Enfin, c’est à Dakar, que s’est implantée l’unique université créée par la France en Afrique pendant la période coloniale.

Par ailleurs, Dakar était également la capitale fédérale de l’administration coloniale française en Afrique occidentale. Grâce à ce fait, le Sénégal a pu compter alors plus de Français que toute autre colonie française en Afrique. Tous ces faits pourraient faire croire que les Sénégalais avaient plus de chance pour apprendre le français que les autres Africains colonisés. Cette impression est renforcée d’une part par le fait que les Sénégalais (Bakary Diallo, [3] Ousmane Socé, Birago Diop et Léopold Sédar Senghor) ont été les plus nombreux parmi les tout premiers écrivains africains de langue française et, d’autre part, par le fait que le tout premier Africain à réussir à l’agrégation de grammaire française a été encore un Sénégalais, Léopold Sédar Senghor. (En 1983, Senghor fut encore devenu le premier Africain à être reçu à l’Académie française).

S’il est vrai, comme l’affirme Christian Valentin, que quatre pour cent seulement de la population sénégalaise parlent couramment le français, on devrait donc s’attendre à un chiffre plus bas pour les antres pays africains. Il s’ensuit que le chiffre avancé par Pierre Alexandre pour l’Afrique francophone paraît trop élevé et par conséquent incorrect. Mais en Afrique, lorsqu’il s’agit de statistiques de cette sorte, il faut être extrêmement prudent car les mauvais souvenirs que les masses africaines gardent de la méchanceté et de la brutalité qui accompagnaient la perception de l’impôt de capitation sous le régime colonial (lequel se payait par tête d’habitant) tendent à les inciter jusqu’à ce jour à se dérober à tout recensement quel que soit son but. Aussi est-il fort difficile en Afrique d’obtenir dans certains domaines des statistiques vraiment dignes de foi.

Néanmoins admettons dans le cadre de cette étude le chiffre de dix pour cent avancé par Pierre Alexandre. En tenant compte du taux élevé de scolarisation constaté durant cette dernière décennie dans tous les pays francophones d’Afrique, on peut même admettre que le nombre d’Africains s’exprimant correctement en français se situe aujourd’hui entre douze et quinze pour cent [4]. Ce pourcentage représente, les Africains qui ont une bonne maîtrise du français. En général ceux-ci ont terminé, au moins, les études secondaires.

Mais il faut également remarquer qu’en Afrique, la langue de Malherbe n’a pas échappé à la pidginisation qui est, selon les linguistes, le processus par lequel se crée un sabir africain-européen. Celui-ci est une langue déformée, au vocabulaire restreint et sans règles grammaticales bien établies, qui est issue du contact des langues, surtout dans les circonstances coloniales où la langue du maître domine là ou les langue(s) autochtone(s). Son origine remonte sans doute aux premières rencontres entre les commerçants français et leurs partenaires africains. Pour se faire comprendre du commerçant français, l’Africain essaya de s’exprimer en français. Evidemment il prononça mal les mots français, et transgressa les règles grammaticales françaises. De son côté, le commerçant français sachant qu’il ne pouvait communiquer autrement avec son interlocuteur africain lui répondit également en pidgin français [5] Donc à ses débuts, le pidgin français a été utilisé à des fins commerciales.

Paradoxalement, il devait prendre un plus grand essor à la suite de l’imposition de la langue français comme langue officielle sous la colonisation. En effet le français devint non seulement langue de formation, d’information et d’administration mais aussi l’unique outil de communication entre Africains parlant des langues différentes. Du même coup, il devint un facteur majeur dans le cadre de la mobilité sociale et la promotion professionnelle . Tout naturellement les Africains s’efforcèrent de l’apprendre. Hélas ! seule une proportion infime d’entre eux réussit à en acquérir la maîtrise eu égard au manque d’établissements scolaires et au grand nombre d’élèves qui abandonnèrent tôt les bancs de l’école. L’immense majorité des Africains composés d’illettrés et de semi-lettrés parlait le français déformé qu’est le pidgin français dans des situations extrêmement variées où ils étaient obligés de s’exprimer dans la langue officielle. C’est ainsi que l’usage obligatoire du français favorisa l’expansion du pidgin français. Son importance comme moyen de communication parmi les classes populaires africaines ne cesse de s’agrandir.

Le pidgin français s’apprend à la volée et se parle partout où il y a brassage inter-ethnique : dans les grandes villes, aux marchés, aux ports, dans les gares, sur les chantiers etc. Il est utilisé surtout par le petit peuple : ouvriers, petits employés ; plantons, chauffeurs, domestiques, anciens combattants, etc. Par sa nature même, il s’attire le mépris des intellectuels africains francophones. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il soit peu utilisé dans la littérature africaine qui s’adresse essentiellement à l’élite intellectuelle. Mais son usage dans la société est beaucoup plus répandu que la littérature africaine n’en donne l’impression. Il faut également constater que son emploi dans la littérature si peu soit-il se fait surtout dans les pièces de théâtre.

Cela tient à la différence fondamentale qui existe entre la littérature narrative et le théâtre. Dans les genres que comportent la littérature narrative, surtout le roman, la prépondérance des descriptions et des récits favorise l’usage privilégié du style indirect. Par contre, au théâtre où les personnages agissent et échangent des répliques sous les yeux même du public, c’est le style direct qui prévaut. La raison en est que, pour être vrai, le dramaturge est bien obligé de rapporter fidèlement les propos des personnages qu’il met en scène. C’est ainsi qu’apparaît le pidgin français dans les pièces africaines où figure le menu peuple.

Dans le théâtre africain, l’utilisation du pidgin français est liée à la position sociale et au niveau intellectuel des personnages. D’une manière générale, ce sont les illettrés et les semi-lettrés qui emploient le pidgin français. Ainsi, dans Les prétendants rivaux, le pêcheur, le planteur, Aka Lambert et l’ancien élève de,l’école du village, Prosper, s’expriment en pidgin français. Le pêcheur, Prosper et Jean, gérant de la Compagnie F.A.O. vont chez le père de Jean, Akoni, pour demander la main de sa fille, Ebba. Comme ils ne parlent pas la même langue qu’Akoni, ils discutent en pidgin français, qu’Akoni ne comprend pas. Prosper leur sert d’interprète. Jean parle un français impeccable. Cela n’est pas étonnant étant donné qu’il occupe un poste que seul un Français ou au moins un Africain hautement qualifié eût pu occuper, surtout à l’époque coloniale où se situe la pièce. Par contre, le pêcheur et le planteur parlent le pidgin. La raison en est qu’ils n’ont jamais mis les pieds à l’école. Prosper, parle également le pidgin bien qu’il ait fréquenté l’école du village. S’il le parle, c’est qu’il n’a pas « fait long feu » à l’école. Bref, c’est un semi-lettré ; il est intéressant de citer quelques-uns de ses propos.

LE FILS PROSPER

– Qu’est-ce que vous « fait » ici encore ?

LE PECHEUR

– Je content parler vieux.

PROSPER (i son père)…

LE PERE PROSPER (au pêcheur)

– Mon papa demande ton nouvelle.

LE PECHEUR

-Si tu vois gazelle partir vers rivière, c’est qu’elle a gagné soif. Mon nouvelle n’est pas long, mais i gagne l’importance. Quand on danse, j’ai vu joli fille. Je content lui bien. Alors je viens demander vieux pour marier.

PROSPER (au pêcheur)

– Mon papa i demandé quel travaillé tu fais ?

LE PECHEUR

-Je trapé poisson.

PROSPER (au pêcheur)

-Papa idi vous pêcheurs vous sont tous pauvres.

LE PECHEUR

-Comment ? Moi gagné grands pirogues, je gagné dix filets aussi.

Je pagaye bien.

Toujours je trapé plus de cinquante poissons que je vendi plus de cinquante francs. Ce n’est pas l’argent ça ? (pp. 111, 112).

On remarque notamment dans cet extrait de dialogue :

  1. des fautes de conjugaisons.

-« Qu’est-ce que vous fait ici » au lieu de « vous faites »

– « Vous sont tous pauvres » au lieu de « vous êtes tous pauvres ».

  1. des fautes de ponctuation :

-« Quel travaillé » au lieu de « Quel travail »

– « Idi » au lieu de « il dit » « i » au lieu de « il »

– « Quand on dansé » au lieu de « Quand on dansait »

– « Je pagayé » au lieu de « Je pagaye ou pagaie »

– « Je vendi » au lieu de « Je vends »

  1. Omission de l’article dans :

« Je trapé poisson » :

– « J’ai vu joli fille »

– « Je content parler vieux »

– « Si tu vois gazelle ».

  1. Absence d’accord entre l’adjectif et le sujet qu’il qualifie :

-« Jolie » fille

– Mon nouvelle n’est « long ».

– cinq « grands » pirogue.

  1. Omission de l’intermédiaire par lequel l’attribut est relié au sujet :

– « Je content parler vieux ».

  1. Omission de l’inversion :

– Quel « travaillé » tu fais

  1. Utilisation particulière du verbe « gagner » :

-Elle a « gagné soif »

-« Moi gagné » cinq grands pirogues

-« i gagné » l’importance

-« Je gagné » dix filets.

Ces propos nous permettent de nous rendre compte de la fonction comique de l’utilisation du pidgin dans le théâtre africain. La violence faite à la ponctuation et à la syntaxe françaises dans ces propos est une source de comique dans la pièce.

Dans Min Adjao (c’est mon héritage) de Bernard Dadié, c’est Bakary, un des agents de Kablan, ancien fonctionnaire devenu maintenant gros commerçant en produits agricoles, qui fait un rapport en pidgin français à son patron :

KABLAN

(entrée de Bakary) _-Te voilà toi… Depuis quatre jours j’attends ta livraison…

BAKARY

-Le camion, il a été en panne. Pneu crevé, bielle fondue, Beaucoup d’histoires. Enfin voilà moi. Je débrouille arriver quand-même… C’est petit affaire. Quand l’homme n’a pas fatigué, il n’a pas gagné l’argent… Je porte cinq tonnes.

KABLAN

-Il te reste au moins cent mille francs…

BAKARY

-Oui, il est là, dans mon poche… Il faut donner moi camion et je porte dix tonnes, produits… inchi – allah ! ini Allah – tchio !… dix tonnes.

KABLAN

-Il faut faire vite… très vite. Dans trois jours, nous devons rencontrer ici !

BAKARY

-Si dans trois jours, moi n’a pas ici, tu vois moi, il faut cracher, comme ça… tchiè, sur moi… Moi, n’a pas comme les autres. » (p. 99).

On constate ici que Kab1an, ancien haut fonctionnaire qui, bien entendu, sait manier le français, ne dédaigne pas de s’exprimer en pidgin, ce qui confirme, comme nous l’avons remarqué, ou bien le mépris des intellectuels africains pour le pidgin ou bien l’utilisation ponctuelle qu’ils en font pour des raisons pratiques de communication.

Ces deux attitudes des intellectuels africains sont mises en évidence dans L’œil de Bernard Zadi Zaourou. On y voit des étudiants qui se refusent à parler en pidgin français avec les ouvriers :

PREMIER ETUDIANT qui suivait la conversation, exaspéré.

C est tout de même incroyable, vous autres ! Qu’est-ce que vous avez à redouter ce mécréant, à le louer, à le faire passer pour une divinité ? Sôgôma Sangui, c’est un gouverneur comme un autre, bon sang ! Et un gouverneur, c’est un homme comme vous et moi, je me demande ce qu’il a de si particulièrement terrible…

QUATRIEME HOMME portant là à son oreille.

Mon frère, parle encore je n’a pas compris.

TROISIEME HOMME au quatrième

Mon cher, mange ta chose on va partir… Type là nous fatigue avec son gros gros français là.

DEUXIEME ETUDIANT au troisième homme

Mon frère, tu as raison. Ici c’est pas université. C’est là-bas on parle gros gros français pour brouiller homme. (pp. 80-81)

Par contre le gouverneur, Sôgôma Sangui, qui répugne d’abord à s’exprimer comme le nègre est obligé par le Marabout de répéter la prière en pidgin français.

LE MARABOUT

-Bon. Prends poulet là. Tordit son cou et puis posé lui sur tombe là. Ça c’est pour le mort.

SOGOMA SANGUI s’exécutant

Maintenin on va tourner. Ça que je va parlé aussi. (Ils tournent autour de la tombe sur laquelle glt le poulet blanc). Aucune né pé…

SOGOMA SANG ! qui s’arrête

Hein ? Oki né quoi ?

LE MARABOUT

-Au-cune-né- pé…

SOGOMA SANGI Aucun ne peut…

LE MARABOUT sévère

Tu vé que tout ça n’a qu’à choué

(Un temps). Aucune né-pé…

SOGOMA SANGI Aucune népé… (p. 113).

Les artisans utilisent également le pidgin français. Nous en avons pour preuve le dialogue entre un menuisier et ses apprentis dans L’enfer, c’est Orféo de Martial Malinda.

LE MENUISIER

Voilà, tar-wail de Messié Mamadou Diouf fini, 50.000 F., bon buffet. Reste que la constique.

UN APPRENTI

C’est vraiment jazz comme buffet. Juste le frère du modèle qu’on a trugué sur le catalogue Lévitan. Vieux, ça, chez le blanc il bombarderait même 100,000 F.

LE MENUISIER

Ah le blanc, ce toujours supérieur. Vous les jeunes qui profitez les filles, avec 100 F., tu peux avoir ton plaisir. Mais si tu cherches la madame dans la boîte de nuit, c’est 5.000 F, le coup. C’est la même pareille pour toutes le commandes.

UN AUTRE APPRENTI

-5.000 F., c’est pas mal, vieux. Mais Messié Mamadou Diouf il va casquer ça ? Lui, il fait la vie et il est pourri de dettes.

UN APPRENTI

-Les grands messieurs, il prend la place des blancs mais il n’a pas les moyens du blanc, sauf le gros français à la bouche faisant la comment ça va ? (Faisant quelques pas, l’air important). Ah, la la ! Qu’est-ce que c’est ça  ? » (pp. 25-26).

Ce qui frappe dans ce dialogue, c’est que le pidgin que parlent les menuisiers est plus proche du français ordinaire, c’est-à-dire moins pidginisé que celui utilisé par le planteur, le pêcheur ou bien l’agent du commerçant dans Les Prétendants rivaux ou Le Marabout dans L’œil. Cette différence peut s’expliquer par le fait que les menuisiers ont souvent affaire à ceux qui ont une maîtrise de la langue française, c’est-à-dire ceux qui ont « le gros français à la bouche », selon l’expression d’un des apprentis. Leurs contacts avec ces « grands, messieurs » leur aurait permis d’acquérir un vocabulaire assez riche et quelques tournures correctes.

Ainsi, dans les propos que nous venons de citer, à part la mauvaise prononciation de certains mots (« tar-wail » et « messié » au lieu de « travail » et de « monsieur ») et l’usage particulier des mots comme « bombarder » et « profiter »), on remarque que :

1) les adjectifs s’accordent avec les noms qu’ils qualifient. (« ton plaisir », « les grands messieurs », « le gros français », « toutes les commandes »),

2) les verbes s’accordent avec leurs sujets, notamment dans la phrase : « Vous les jeunes qui profitez les filles ».

Tout aussi frappantes sont les expressions. « Ah la la ! Qu’est-ce que c’est ça » et « il est pourri de dettes ». Bien que le mot « pourri » soit utilisé d’une manière particulière ici, du point de vue de la syntaxe, la phrase est juste car la préposition « de » qui introduit le complément du participe « criblé » utilisé adjectivement reste invariable alors que bien des étudiants de la langue française auraient écrit « criblé des dettes ».

Quoi qu’il en soit, cette différence nous amène à nous demander si nous pouvons parler de niveaux de langues à propos du pidgin français. C’est une question importante à laquelle une étude linguistique apporterait sans doute une réponse satisfaisante.

Les militaires et les anciens combattants forment également une autre couche sociale qui couramment utilise le pidgin français. Dans La Secrétaire particulière de Jean Pliya, le militaire qui veut voir le haut fonctionnaire, M. Chadas, rencontre dans la salle d’attente de celui-ci un paysan. En attendant d’être reçu par M. Chadas, le militaire s’entretient avec le paysan : celui-là s’exprime en pidgin tandis que celui-ci parle correctement sa langue maternelle que le dramaturge traduit fidèlement en français.

LE MILITAIRE

-Eh ! paysan, pourquoi toi ronchonner comme ça ?

LE PAYSAN

-Salut, commandant, Tu viens voir le chef de service ? Ici on ne reçoit que les femmes. Les hommes comme nous n’ont aucune chance.

LE MILITAIRE

-Qui te dit moi être homme comme toi ? Ouvre bien zieux pour toi et regarde, couillon. Ici présent ancien combattant, croix de guerre, ancien d’Indochine, ancien d’Algérie, médaille militaire ; numéro matricule 27.84.75. J’ai vu Paris, Versailles, soldat inconnu. Ah ! 14 juillet à Paris.

LE MILITAIRE

-Toi, toujours rouspéter. Dis-moi, as-tu payé ton l’impôt ?

LE PAYSAN

Oui, commandant. J’ai payé mon l’impôt. Toi qui connais les secrets des Blancs, quand reviendront-ils et quand finira l’indépendance ?

LE MILITAIRE

– Aie ! Toi complètement bouché Indépendant. Si Blancs revenir, moi retourner combat.

LE PAYSAN

-Mais tu aimais les Blancs, non ? Ils t’ont donné beaucoup d’argent et de médailles ». (pp. 43-44)

Ces propos en pidgin sont intéressants non seulement parce qu’ils provoquent le rire chez le spectateur mais aussi et surtout parce qu’ils éclairent certains traits du caractère du militaire. Le militaire traite le paysan d’ignare parce qu’il ne parle pas un mot de français. Et puis qu’il parle le pidgin français qu’il prend à tort pour la langue du colonisateur, le militaire ne saurait s’abaisser jusqu’à faire un travail manuel comme le paysan. Cette attitude orgueilleuse du militaire explique pourquoi il est en chômage. Cependant on ne saurait le lui reprocher outre mesure car son cas n’a rien de particulier en Afrique de nos jours.

En fait, à l’époque coloniale, la connaissance de la langue du colonisateur était pour les indigènes colonisés qui la possédaient un atout des plus considérables sur le plan social et professionnel. Ceux-ci donc trouvaient assez aisément des emplois dans l’administration ou dans le commerce. Ils pouvaient donc se permettre de refuser les emplois manuels. Bien que les circonstances aient changé depuis lors, cette attitude se maintient. Aussi les semi-lettrés africains répugnent-ils toujours à accepter des travaux manuels considérés comme dégradants. Donc les propos tenus en pidgin français par le militaire instruisent sur un trait important d’une certaine mentalité collective. Comme nous l’avons déjà remarqué, le pidgin français est peu utilisé par les dramaturges africains. Ainsi les extraits que nous avons cités plus haut sont tirés des pièces dans lesquelles le pidgin français tient une très petite place. Signalons, toutefois, que Germain Coffi Gadeau en a fait un usage assez important dans Mon mari où cinq sur les treize personnages de la pièce -l’Agent de Police, Joseph, Nagot, Aya et le planton – s’en servent. Lorsque la chamaille de N’Goran et de son ami, Benoit, attire l’Agent de Police au cabaret, ce dernier leur parle en pidgin français :

AGENT DE POLICE ( entre siffle)

-Si vous cessez pas palabre, je porte vous commissaire tout de suite.

N’GORAN

Est-ce que le commissaire est ton père, cochon, tu n’es pas noir comme moi ?

-AGENT DE POLICE

Bonhomme là… i soulé complètement… (s’adressant à Benoît). Parti camarade.

N’GORAN (s’adressant à Benoît qui sort).

-Hein ! tu ne prends plus tes cinq cents francs ? Voleur  ! (s’adressant à l’agent de police). Et toi là viens, mais viens,

AGENT DE POLICE

-Pourquoi faire. Je dis que tu soulé finio.

N’GORAN

-0000, viens, il y a encore un litre de vin (L’agent de Police s’assied et N’Goran remplit son verre). Pourquoi aimez-vous parler tant du commissaire ? Regarde ta peau et la mienne.

AGENT DE POLICE

Za connais que nous sommes tous noirs, mais affaire de service on connaît pas son père ni sa mère (Brusquement N’Goran toussote violemment). Dis donc, toi y a fait doucement. Tu commences cracher sur moi.

N’GORAN

-Je m’en fous. Tu n’es pas content ? Va chercher le commissaire, je lui montrerai ton verre et le mien.

AGENT DE POLICE

-Hein, hein, hein… Ça fait tu content, fouti mon service ? Bon ça va. Tu gagne moi aujourd’hui, mais demain, c’est moi qui va t’a gagnera (Il sort). (p. 147).

On constate ici qu’à l’instar des étudiants dans l’Œil N’Goran, fonctionnaire qui manie bien la langue française, dédaigne de parler le pidgin français à l’Agent de Police qui, lui, ne s’exprime qu’en pidgin français. Ainsi ce dialogue nous montre-t-il une fois de plus le mépris de l’Africain instruit pour le pidgin français.

-Toujours dédaigneux du pidgin français, N’Goran s’abstient de le parler à sa maîtresse Ayo et au planton.

N’GORAN

-Ah ! viens que je t’embrasse. Pourquoi arrives-tu si tard ?

AYO _- Comme je content faire bon manger, je parti marché jusqu’à… je n’a rien trouvé.

N’GORAN,

-Ma chère amie, il ne fallait pas se fatiguer tant. Ce n’est pas le plat qui m’importe, mais la beauté de ton village (il donne des tapes).

N’GORAN

-Planton ! Planton ! Garde froccoo !

PLANTON

-Zan !

N’GORAN

-Donne une chaise à cette, belle femme.

PLANTON.

-Tu content trop femme. Tu gagné un à la maison et puis tu viens embêter z’hommes avec compagnie azazou-là donne la chaise). (p. 152).

On retrouve chez la femme de N’Goran la même attitude méprisante envers le pidgin français que chez son mari. Aussi à Joseph et à Nagot, répond-elle en un français correct. Nagot est vendeur de pagnes. Quant à Joseph, l’auteur ne précise pas sa situation ; mais son propos nous laisse deviner qu’il est soit le propriétaire de l’appartement loué par les N’Goran soit son agent de loyer. Voici un extrait de leur conversation.

JOSEPH

-Ou ti ton. mari, madame ?

ADJOBA

-Il n’est pas encore revenu.

JOSEPH

– Ah ! Bonhomme là, il commencé fatigué moi. I couché-la maison, i payé pas. On dit lui parti, i parti pas. Quand je metté affaire en haut, lui metté en bas, quand je metté en bas, lui metté en haut. S’il vient, il faut dit lui que si demain je gagné pas mon argent, rien l’affaire, nous deux on va porter même pantalon (Il sort).

NAGOT

(Arrive avec son paquet de pagnes).

-Adjoba, ton mari n’a pas vient encore ?

ADJOBA

-Qu’est-ce qu’il y a..? _ NAGOT

-Bonhomme là… le viens matin 0, je trouvé pas lui, je viens midi 0, je trouvé pas lui. Comment je va faire pour gagner mon l’argent ?

AD]OBA

-Et pourquoi tous ces pagnes ?

ADJOBA

-Oh ! madame, i faut laisser moi tranquille. Aujourd’hui, je couché ici. Si ton mari vient dix heures, i va donner moi mon deux mille francs, s’il vient quand poulet fait cocroco, bissimilaï, i va donner moi mon l’argent.

ADJOBA

-Pardon, va t’en. A l’arrivée de N’Coran, je lui demanderai de payer.

NAGOT

-Non, non, non, c’est grand palabre aujourd’hui.

NAGOT

-Pardon, je t’en supplie. Si N’Dja N’Coran ne veut pas te payer, moi-même je prendrait deux mille francs sur l’argent de la nourriture pour te donner. L’honneur avant tout, et tant pis si nous mourons de faim.

NAGOT

-Je parti, mais si je ne gagné pas mon largent à la fin du mois, c’est ton affaire maintenant (Il sort). (p. 148).

Ces propos que nous venons de citer de Mon mari nous intéressent également parce qu’ils font rire le spectateur d’une part et parce qu’ils nous montrent d’autres catégories de gens qui s’expriment en pidgin français.

Mais, à notre connaissance, il n’y a, à l’heure actuelle, que Sylvain Bemba qui en ait fait un emploi considérable dans une de ses pièces : Un foutu monde pour un blanchisseur trop honnête. Dans cette pièce, le personnage principal, Raphaël, sa femme Marie, son ami Paul, le tailleur et le client irascible ne s’expriment qu’en pidgin français. Les autres personnages, la fille de Raphaël, Annette, le Gardien de prison, le policier et son adjoint, parlent français. Mais puisqu’il s’agit essentiellement des mésaventures de Raphaël dans la pièce, ces interventions et celles de ses intimes y sont fort nombreuses. Elles occupent la plus grande partie de la pièce. Par conséquent, nous ne pouvons citer que quelques propos à titre d’exemples. A la sortie de la prison, Raphaël évoque devant sa femme et son ami, Paul, quelques-uns de ses souvenirs de prisonnier :

RAPHAEL

-Marie est la bon cœur. Elle fait pas le manquement de venir au prison. Elle a tombé beaucoup le pluie pour me conduire le nourriture. Je le bon sance avec un femme comme lui. Et comme va les enfants de monsieur Gentil  ?

PAUL

-Tous les enfants il va bien. Il est tranquille dans ton maison. Les trois garçons continent l’école. Le sœur plus vieux de l’âge a eu le basselier de l’école.

Le tailleur et son client s’expriment également en pidgin français. L’extrait suivant tiré de la conversation entre les deux hommes lorsque le client réclame son habit au tailleur le montre clairement :

LE CLIENT IRASCIBLE

– J’ai assez marre de toi. Chaque jour, demain. Tous les jours, demain. De maintenant, moi je te dis : demain c’est le jour de aujourd’hui. Je viens prendre ma costime

LE TAILLEUR

-Ti passes demain, vraiment. Sans manquable demain. Ti vois que j’ai trop beaucoup le travail.

LE CLIENT IRRASCIBLE

-Si ti sais que ti as beaucoup le travail car ti dois pas manger l’argent des clients l’avance. Ti as mangé mon l’argent. Ti donnes ma costime.

LE TAILLEUR

-Mais c’est pas prêt, mon cher. Quand ti vas couper ton tête au coiffeur, s’il terminepasletravail,ti peux lever et partir ? (p. 28)

Au cours de cette étude, nous avons remarqué que le pidgin français a une valeur littéraire indéniable en ce sens qu’il peut susciter le rire et donner des indications utiles sur les traits de caractère d’un personnage. Nous avons également constaté qu’il est exclusivement employé dans les centres urbains par les analphabètes et les semi-lettrés : marabouts, ouvriers, pêcheurs, anciens combattants, blanchisseurs, tailleurs, etc. Ainsi peut-on affirmer que son utilisation dans le théâtre relève d’un certain réalisme social. Mais, en tenant compte de l’importance démographique des locuteurs du pidgin, force nous est de reconnaître que l’usage peu répandu du pidgin français dans le théâtre africain ne correspond pas tout à fait à la réalité. Il semble que les dramaturges africains ne puissent plus se permettre le luxe de négliger l’emploi de cette langue des masses populaires qu’est le pidgin s’ils veulent vraiment que leurs œuvres reflètent la réalité sociale africaine.

PIECES ETUDIEES

– BEMBA, Sylvain : Un foutou monde pour un blanchisseur trop honnête, Yaoundé, Editions Clé, 1979.

– DADIE, Bernard B. : « Min Adjaoa (C’est Mon héritage) » in AMON D’ABY (F.J.), DADIE, (Bernard B.) GADEAU (G. Coffi) Le théâtre populaire en République de Côte d’Ivoire, Abidjan, Centre Culturel et Folklorique de Côte d’Ivoire, 1966, pp. 91-110.

– GADEAU, G. Coffi : « Mon Mari » in AMON D’ABY (F.J.), DADIE (Bernard B.), GADEAU (G. Coffi) op. cit. pp. 143-154.

– MALINDA, Martial : (Pseudonyme de Sylvain BEMBA) : L’enfer, c’est Orféo, Paris, ORTF.DAEC, 1970.

– PLIYA, Jean : La secrétaire particulière. Yaoundé, Editions Clé, 1973.

– PONTY, L’Ecole William ; « Les prétendants rivaux » in L’Education africaine, numéro spécial 1937, pp. 111-115.

– ZAOUROU, Bernard Zadi : Les Sofas suivi de l’Oeil, Paris. P.J. Oswald, 1975.

[1] « Multilingualism », in Berry, J.and Greenberg, J.H.(eds) :Linguistics in sub-Sahara(Current Trends in Linguistics 7), Mouton, The Hague, 1971, p.654.

[2] « Langue française, identité culturelle et politique au Sénégal », Langue française et Identité culturelle Moncton (1971), Dakar-Abidjan, Nouvelles Éditions Africaines, 1979, p.230.

[3] Si nous admettons, comme d’aucuns le soutiennent, que Force-Bonté aurait été écrit par un Blanc, sous le pseudonyme de Bakary Diallo, nous devrons également reconnaître que le Blanc, en prenant un pseudonyme sénégalais, croyait non seulement qu’un Sénégalais était alors à même d’écrire un roman mais aussi que le public lettré en serait persuadé.

[4] Il est à remarquer que la langue française connaît, un recul en Guinée, où l’enseignement primaire, et secondaire sont maintenant dispensés en langues nationales (malinké, sousou et foula).

[5] Le pidgin français s’appelle également « le petit nègre », ou bien « le français tirailleur ».

Il faut distinguer le pidgin du créole qui est un pidgin déjà devenu la langue première ou maternelle : de ses locuteurs, comme par exemple, le pidgin anglais en Sierra-Léone ou bien, le pidgin français en Haïti, alors que d’ordinaire, ceux qui parlent le pidgin ont leur propre langue maternelle.

-LE THÉÂTRE SÉNÉGALAIS FACE AUX EXIGENCES DU PUBLIC

-THÉÂTRALITÉ DE LA TRADITION ORALE YORUBA ET DÉVELOPPEMENT DU MYTHE DE L’IVROGNE.

-OCTAVIO PAZ