Culture et civilisations

LE THÉÂTRE SÉNÉGALAIS FACE AUX EXIGENCES DU PUBLIC

Ethiopiques numéros 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

Le théâtre a, de tout temps, occupé une place importante en Afrique noire en général et au Sénégal en particulier. Il y est parfaitement en accord avec le goût des masses dont l’appétit de spectacle n’est jamais assouvi.

Plus que donné à voir et à entendre, il est donné à penser, c’est-à-dire nourriture spirituelle. Jan Doat écrit : « Par l’acte dramatique, l’individu et la communauté se rejoignent pour constater, définir, se plaindre du destin » [1]. Et Duvignaud de renchérir : « … l’acte de représenter ce qui est donné positivement est en soi l’acte social fondamental, celui sans lequel aucune autre donnée collective et individuelle n’existerait » [2].

En effet, la représentation des passions et des désirs de personnages imaginaires produit sur le public ce qu’Aristote appelle la « catharsis », sorte de purification dans le sens où elle arrache momentanément le spectateur aux banalités de la vie quotidienne. Le théâtre permet à la société de se situer, partant de se dépasser.

Moyen d’éducation efficace, le théâtre bien compris renvoie à l’homme sa propre image. Il est miroir réfléchissant les préoccupations et les aspirations du public. En tant que tel, il suscite la prise de conscience de ce dernier sans qui, il va sans dire, le théâtre n’est pas.

En effet, tout théâtre existe en fonction d’un public donné. Tout spectacle suppose des spectateurs. Cependant l’histoire a révélé des théâtres rituels ou de confréries sans public dans la mesure où leur public directement concerné est organisé d’avance et communie au rite de façon inconditionnelle. Mis à part, ce public particulier, il y a le public ordinaire dont la présence est indispensable mais dont la participation et l’adhésion au spectacle dramatique sont fonction de la valeur de ce dernier.

Ce public est constitué de personnes de classes et de conditions, de cultures, de religions voire de races différentes. Leurs divers attributs en font une foule hétéroclite mais l’attente qui les habite, et l’attention qu’elles témoignent en face d’une représentation en font une entité homogène, mieux, un être collectif.

L’importance du public de théâtre n’est pas à démontrer. Le public occupe une place essentielle dans la conception et la réalisation de l’œuvre dramatique dont il est le destinataire. Le bon dramaturge en tient compte. Tout en la composant, il imagine sa pièce de théâtre interprétée et se met à la place du spectateur qui devra l’apprécier. Le metteur en scène, aussi, organise la scène et le jeu des acteurs en fonction du public dont la mentalité, le goût et les valeurs culturelles le guident.

C’est assurément l’acteur qui redoute le plus le public, ce « monstre collectif aux réactions imprévisibles » [3]. En effet, quand le dramaturge et le metteur en scène s’effacent, c’est lui qui avance, seul, assumant dans sa présence physique une double personnalité : la sienne propre et celle du personnage qu’il n’est pas mais auquel il prête son corps et sa voix ses tics et sa sensibilité, pour l’imposer comme une réalité à des milliers d’individus assemblés.

C’est l’instant où l’acteur est face au public, l’instant où le microcosme qu’est la scène bouge, s’anime et vit sous le regard de l’échantillon humain venu témoigner au nom de la collectivité, c’est cet instant précisément qu’on pourrait appeler en matière de théâtre l’instant de vérité car c’est à ce moment seulement qu’on peut juger de la valeur d’une œuvre dramatique, de sa rencontre avec l’attente du public.

L’œuvre écrite n’est en fait qu’une étape. Le théâtre dans un fauteuil dont parlait Musset au XIXe siècle est littérature pure, partant ne permet guère la juste appréciation d’une pièce de théâtre qui n’atteint sa plénitude qu’à sa représentation sur scène. Si cette dernière réussit à susciter l’enthousiasme et l’adhésion du public, la partie est gagnée : l’œuvre est louée et les personnages qu’elle propose au microcosme social acceptés comme modèles représentatifs ou exemplaires. Dans le cas contraire, l’œuvre est bouclée et ses personnages retournent à l’ombre et à la solitude d’où ils sont nés.

Après cette introduction générale destinée à mettre en exergue l’importance du théâtre et celle du public pour qui ce dernier est conçu, écrit et représenté ; nous aborderons notre sujet : le théâtre sénégalais face aux exigences du public.

Il s’agira de répondre à la question de savoir si le théâtre sénégalais tel qu’il existe depuis l’indépendance satisfait réellement la majorité des Sénégalais dont la passion pour la chose théâtrale ne fait point de doute.

Nous ne saurions répondre à cette question sans au préalable dégager les caractéristiques essentielles de notre répertoire théâtral.

Précisons que notre analyse ne concernera vraiment que les pièces écrites ou créées sur la scène et non celles télévisées ou radiophoniques.

I – Caractéristiques du Théâtre sénégalais

Parce que miroir de la société, le théâtre reflète la structure, la philosophie et l’éthique de cette dernière.

En considérant l’ensemble du répertoire théâtral sénégalais, nous constatons tout d’abord que la femme n’y occupe guère une place importante.

En Afrique noire en général et au Sénégal en particulier, les comédiennes comme les femmes qui s’en délectent disent du théâtre qu’il est misogyne.

En effet, les dramaturges africains écrivent le plus souvent des pièces de théâtre où les rôles féminins sont insignifiants pour la grande majorité des cas. Au Sénégal, peu d’auteurs dramaturges ont réservé à la femme un rôle de premier plan comme Mbaye Gana Kébé (Afrique une), Ibrahima Sall (Le choix de Madior), Birame Diouf (Yacine Boubou) et Bilal Fall (Le serment).

Au théâtre, quand elle y est représentée, la femme apparaît rarement en tant que personnage autonome, responsable de son destin, capable de décision et partant pouvant influencer l’action dramatique. Elle est presque toujours l’ombre d’un autre personnage et n’a de valeur qu’à cause des rapports qu’elle a avec ce dernier : le héros d’ordinaire. Sans celui-ci, sa présence sur la scène n’apporte rien car elle est dénuée de force intérieure et n’a d’utilité que dans la mesure où elle nous renseigne sur le héros et nous permet de fixer son portrait plus nettement.

Pourtant certains dramaturges, comme Cheikh A. Ndao, ont su donner à quelques-uns de leurs personnages féminins une individualité assez puissante. La Linguère Madjiguène et la Reine Séb Faal de L’exil d’Alboury sont des exemples à ce propos. La première est en quelque sorte le double de son frère. Elle a tout sacrifié à la patrie : le soin de sa personne et son bonheur conjugal. Tout en elle exprime la femme soldat que Séb Faal lui reproche d’être devenue. Cette dernière exprime avec véhémence sa soif de vivre et revendique son droit au bonheur rêvé auprès de son époux.

C’est sans doute dans sa dernière pièce de théâtre : Du sang pour un trône ou Gouye Ndiouli un Dimanche que le Maître incontesté du théâtre historique sénégalais met à l’honneur la femme à travers le personnage de la linguère Latsouk Siré Diogob, régente du Saloum, épouse délaissée du Damel du Cayor destitué (Macodou) et mère de Samba Laobé, le Buur Saloum que la raison d’Etat contraindra à tuer son père.

Aujourd’hui, il est indispensable que le dramaturge songe à représenter valablement sur la scène de théâtre la femme qui s’est dignement illustrée dans l’histoire de notre pays et de nos jours, aux côtés de l’homme, participe avec acharnement à l’effort de construction nationale.

Les premiers dramaturges africains qui n’ont pas accordé une grande place aux femmes dans leurs œuvres sont excusables. En fait, les préjugés traditionnels ont pendant longtemps tenu la femme à l’écart de la scène de théâtre conçue pour se montrer, s’exposer aux regards les plus indiscrets, autant dire, se livrer à une exhibition qui, en Afrique noire, ne fait guère bon ménage avec la pudeur, la discrétion voire l’effacement que l’on aime à découvrir chez la jeune fine et la femme.

Ce sera à partir de 1939 que les jeunes filles de l’Ecole Normale de Rufisque qui venait d’être fondée, commenceront à apporter le charme et l’élégance de leur présence au théâtre négro-africain d’expression française. Auparavant les rôles féminins étaient confiés à des hommes travestis. C’est ce qui explique la prudence des auteurs dramaturges d’alors qui, ne pouvant s’abstenir de créer des rôles féminins, les réduisaient au maximum pour ne pas garder pendant trop longtemps sur la scène des personnages mal servis par des acteurs sans naturel malgré toute la bonne volonté dont ils pourraient faire preuve.

La situation a évolué, comme les mentalités. Des comédiennes sont formées au même titre que les comédiens. Le talent de certaines d’entre elles ne fait aucun doute. Souvenons-nous de Fatim Diagne (Awa dans La fille des dieux (d’Abdou Anta Kâ) à la voix inqualifiable, vraie élue de Dionysos. Citons Issa Niang (Linguère) dans Lat Dior, le chemin de l’honneur de Thierno Bâ), à la présence imposante, Ndack Gaye (Anaïse) dans Général Manuel Hô, adaptation du roman de Jacques Roumain Gouverneur de la rosée par (Abdou Anta Kâ) vive, gracieuse, émouvante par sa pincée de fausse naïveté, Awa Sène (Rabi) dans Le sacre du cedo d’A. Badara Bèye charmante et passionnée, Ndèye Meissa (La princesse dans Tête d’or de Paul Claudel où le grand Omar Seck interprète avec le talent qu’on lui connaît le rôle difficile de Simon Agnel) intelligente et subtile dans son jeu, Joséphine Zambo inégalable. N’oublions pas Marie-Augustine Diatta (Ajaa), longtemps oubliée dans les coulisses où se contentant de rôles qui ne lui donnaient que le temps de traverser la scène et qui, aujourd’hui, se révèle comme l’une des comédiennes sur qui le T.N. D.S. doit compter.

Le dramaturge sénégalais doit tenir compte de tout cela et savoir qu’il n’est pas seulement créateur mais aussi pourvoyeur d’« emplois » dans le domaine précis du théâtre.

En plus de la misogynie dont il est taxé, le théâtre sénégalais est quelque peu passéiste. En effet, la presque totalité des pièces théâtrales sénégalaises créées par le T.N.D.S. sont des œuvres historiques : Les Amazoulous, L’exil d’Albouri, Lat Dior, Le chemin de l’honneur, Le sacre du Cedo.

L’engouement des auteurs et des autorités du Théâtre Sorano pour l’histoire en tant que source d’inspiration dramatique est on ne peut plus légitime.

Après l’accession à l’indépendance politique, il a paru nécessaire de revaloriser l’histoire nationale et de réhabiliter ses figures marquantes qui, à l’époque coloniale et sous la plume des historiens colonialistes, passaient pour des roitelets barbares, oppressant et spoliant les populations. Dans un article intitulé : « L’histoire dans le théâtre africain francophone » [4], Wamer Gary montre l’importance que revêt le passé pour le Négro-africain et explique les raisons de la prédilection des auteurs dramatiques de l’Afrique indépendante pour des personnages comme Lat Dior, Albouri, Chaka, Behenzin qui, dans la phase de reconstruction nationale et de restauration culturelle, s’avèrent des modèles proposés aux dirigeants. Dans la quête de soi-même et de structures sociales adéquates et propices à l’épanouissement des peuples africains après les errements de l’époque coloniale, le passé est une référence salutaire et vitale. Il a, du reste, un avantage certain pour le dramaturge dont le sort dépend en grande partie du public : l’histoire fait aisément l’unanimité. L’évoquer par une œuvre dramatique ne demande pas forcément beaucoup d’imagination créatrice. A moins que le dramaturge ne pense comme C. A. Ndao qu’ « une pièce historique n’est pas une thèse d’histoire » et cherche, non à procéder à une reconstitution plus ou moins exacte de faits passés, mais au contraire à « créer des mythes oui galvanisent et portent le peuple en avant » [5].

Malgré l’importance de l’histoire, il est souhaitable que le théâtre social et politique sénégalais soit de plus en plus joué afin que le public contemporain ne trouve plus exclusivement ses modèles dans le passé.

Parce qu’historique et épique, le théâtre sénégalais d’expression française (tel qu’il est perçu à travers les représentations du T.N. D.S.) utilise un langage poétique, noble, grandiloquent voire pompeux. La plupart des dramaturges sénégalais ont subi une forte influence Classique. Formés à l’école française où Corneille, Racine et Molière ont occupé une place de choix dans les programmes d’enseignement, ils ont eu du théâtre une conception presque classique. Cela se reflète dans le choix de leurs personnages principaux (des rois, des princes, des reines-mères, des reines et des linguères), dans certaines situations présentées (tiraillement entre la passion et le devoir), dans leur style et souvent dans la forme qu’ils donnent à leurs œuvres dramatiques. Au siècle de Corneille, la tragédie était le genre dramatique noble par excellence dont le but était d’exalter, dans la société française d’alors, la générosité c’est-à-dire le sens de l’honneur du devoir et la grandeur d’âme. Elle requérait la rigueur de la forme comme du style. Ses personnages étaient tirés de l’histoire ou de la légende, sa structure rigide et son style quelquefois précieux à outrance, ne tolérant aucun écart de langage. A ce propos, l’absence dans le répertoire théâtral sénégalais de comédie est significative. Exception faite de L’os de Mor Lam du docteur Birago Diop et de Monsieur Pots de vin et consorts, adaptation du Revizor de Gogol par Maurice Sonar Senghor, Directeur Général du T.N.D.S., les pièces sénégalaises créées à Sorano ont toutes la même facture et nous donnent l’image d’un théâtre trop littéraire où le discours prend le pas sur l’action, où la poésie et ses images provocantes, parfois étonnantes, rivalisent d’obstination avec le rythme du tam-tam et les chants populaires.

Dans ce théâtre précisément, le moment privilégié où le public semble réellement participer est celui où les tams-tams hurlent où les chants fusent, de sorte que le tam-tam et le chant sont devenus des techniques infaillibles pour rompre la monotonie ou atténuer la pesanteur de certaines pièces de théâtre et essayer de les transformer, par endroits, en fête populaire. M. Raymond Hermantier est conscient de la force du rythme qui, en Afrique noire, est une technique de participation irremplaçable. Il en use avec bonheur pour négrifier les pièces françaises qu’il met en scène pour le public sénégalais : Le malade Imaginaire de Molière et Tête d’or de Paul Claudel pour ne citer que celles que nous avons eu le plaisir de voir.

Pour clore ce volet de notre analyse consacré aux caractères du théâtre sénégalais, nous dirons que le but manifeste de ce théâtre, tel que nous l’avons perçu à travers les représentations de Sorano, est d’exalter l’homme négro-africain en général, de mettre en évidence ses vertus cardinales, de perpétuer ses traditions et la mémoire de ses glorieux ancêtres qui ont parsemé l’histoire nationale et continentale de repères qui aujourd’hui encore, aident l’homo-senegalensis à ne jamais dévier du chemin de l’honneur et de la dignité.

Ce but est sans doute noble et louable. Cependant, il détourne le plus souvent le dramaturge, prisonnier du didactisme, de la fonction première du théâtre qui est de distraire, de distraire en exaltant, de distraire en stigmatisant, bref de distraire en éduquant.

  1. – Le public sénégalais, sa nature et ses motivations

Le théâtre sénégalais, tel qu’il nous paraît sur la scène du T.N. D.S., attire une foule importante de gens toujours fidèles à son rendez-vous.

Cela signifie-t-il pour autant qu’il répond au besoin du public ?

Pour être objectif, il serait bon de nous interroger sur la nature et les motivations réelles de la foule de gens qui assiègent la salle du T.N.D.S., les soirs de spectacle.

Etienne Souriau rapporte qu’un jour où les spectateurs manquaient de réagir, Jacques Copeau s’écria : « Aujourd’hui, ce n’est pas un public, ce sont des gens ! » [6].

Qu’est-ce à dire ? L’essentiel n’est nullement de donner une représentation dramatique devant une salle toujours comble, mais de sentir que les spectateurs, quelle que soit leur quantité, sont intéressés et participent. Il y a, en effet, une différence qualitative entre un public et une foule.

Cette dernière est un rassemblement important d’individus divisibles en sous-groupes selon la culture, les préoccupations et les aspirations de chacun. Une foule ne constitue pas une entité homogène et n’a point d’unité devant un quelconque spectacle : elle réagit de façon désorganisée.

Si nous analysons la foule qui vient, chaque soir de spectacle, remplir la salle du T.N.D.S., nous pourrons y déceler quatre catégories de personnes :

  1. Ceux et celles qui appartiennent à l’élite ou à ce que l’on considère comme la bourgeoisie nationale dont le groupe est renforcé pat les étrangers, surtout les assistants techniques. Ces personnes viennent au théâtre plus par snobisme que par goût.Elles sont le plus souvent bénéficiaires de « servitudes » (tickets gratuits).
  2. Ceux et celles qui veulent se montrer dans « le monde » : les hommes qui viennent au théâtre situé en plein centre de la ville pour « sortir » et « éblouir » une nouvelle conquête, faisant ce que Jean Vilar appelle « une expédition luxueuse », les femmes pour qui c’est l’occasion d’exposer leurs bijoux et le « fond de leur malle » pour ne pas dire le meilleur de leur garde-robe.
  3. Les élèves, les étudiants et les professeurs ayant à leur programme une œuvre dramatique comme La tragédie du roi Christophe, L’exil d’Albouri, Le malade imaginaire ou Tête d’or qui voudraient voir la transposition scénique de cette dernière pour en avoir une appréciation plus parfaite.
  4. Enfin les rares personnes qui aiment le théâtre. Cette catégorie n’est pas forcément homogène car elle est constituée d’individus de classes sociales et de niveau d’instruction différents.

Chacune de ces catégories de personnes qui se trouvent dans la même salle apprécie le spectacle et réagit selon ses motivations et partant constitue un public isolé des autres qu’elle côtoie et auxquels elle se mêle pour former foule.

Le public véritable est aussi et avant tout une foule mais une foule organisée, poussée par les mêmes motivations, nourrissant le même espoir et la même attente devant un spectacle également perméable à tous.

Alors que les éléments de la foule ont chacun un rapport individuel et particulier avec le spectacle dramatique, les éléments du public ont sensiblement le même rapport avec lui. De ce fait le public est défini comme étant un être collectif. Il a pour caractéristique majeure l’unité et la représentativité.

La foule qui vient au T.N.D.S., comme nous avons essayé de le démontrer, ne jouit pas d’unité. Elle n’est pas non plus représentative du peuple sénégalais.

La situation géographique du TN.D.S., la nature des pièces qui y sont d’habitude représentées, la langue d’expression le plus souvent utilisée, le prix du billet d’entrée coupent ce théâtre des couches sociales les plus représentatives du peuple sénégalais et en font un théâtre d’élite et de prestige.

Pour remédier à cette situation qui a toujours existé, il nous semble urgent que les hommes de théâtre au Sénégal, dans la concertation et la sérénité, tentent de dégager les conditions essentielles d’un théâtre sénégalais moderne authentique, prestigieux mais réellement national et populaire, c’est-à-dire satisfaisant le besoin non seulement, des lettrés et intellectuels mais aussi des illettrés et des couches moyennes de notre société qui ne comprennent aucune langue européenne.

 

III.- Les conditions d’un théâtre populaire sénégalais.

Il convient, dès à présent, de lever une équivoque possible. Un théâtre dit populaire ne signifie nullement un théâtre du peuple. Il serait alors aussi néfaste que le théâtre bourgeois ou que le théâtre d’esthète comme il en existe en France, parce que destiné à un groupe social particulier. Un théâtre populaire n’est pas non plus un théâtre facile, sans art et sans recherche technique et dont la seule vertu serait de parvenir à rassembler en un même lieu le maximum de personnes. Le problème pour un théâtre populaire n’est pas de drainer les grandes masses mais bien de trouver des choses qui vaillent la peine de leur être dites pour les édifier, ainsi que le pense Etienne Souriau. Jan Doat, quant à lui écrit : « Un théâtre populaire est un théâtre oui enfonce ses racines au plus profond du peuple et de la jeunesse. Né du sol et de l’âme du pays, il est l’expression véritable d’une nation et d’une génération. Pour lui, c’est la même chose d’être national et social. Son domaine est bien l’actualité brûlante et le désir de renouveau mais il choisit dans le premier ce qu’il y a de durable et dans le second ce qui est conforme à la nature et à l’évolution. » [7].

Après cette tentative de situer un théâtre populaire, disons que la première condition pour que le théâtre au Sénégal rencontre effectivement l’attente du public est de renouveler son contenu, en d’autres termes les thèmes qu’il aborde. L’essentiel du répertoire théâtral sénégalais est tourné vers le passé. Il est certain que le public contemporain, sans être détourné systématiquement de son passé, a besoin de voir débattus, sur la scène de théâtre, ses problèmes quotidiens, ceux qui se posent à notre société qui évolue avec ses contraintes et ses contradictions, et ceux de l’Afrique indépendante en général.

Dans le même ordre d’idées, varier les genres dramatiques serait une bonne chose. Nous avons, en effet, constaté que les dramatiques sénégalais ont un penchant trop prononcé pour le drame ou la tragédie. Or nous estimons que ces genres ne semblent plus convenir à notre peuple qui est un peuple du jeu et du rire. Bien entendu, le drame et la tragédie, en Afrique noire, n’excluent pas le comique comme l’attestation nombre de pièces de théâtre : l’ambition des dramaturges africains est, en général, non d’enfermer leurs œuvres dans un genre déterminé comme en France, au siècle classique, mais de réussir un théâtre total suscitant le rire et les larmes à la fois, intégrant dans son langage le chant, la poésie, la musique et la danse.

Des œuvres essentiellement comiques sont à encourager. La comédie est le genre dramatique qui répond le mieux au goût du peuple sénégalais où le rire joue un rôle social d’une importance indéniable : rapprocher les hommes, par conséquent renforcer la cohésion sociale.

Le succès de L’os de Mor Lam, de Monsieur pots de vin et consorts et de Le malade imaginaire est significatif à ce sujet.

Nous pensons aussi que l’écriture dramatique doit être reconsidérée par le dramaturge sénégalais. Le théâtre n’est pas littérature pure. Il ne peut donc être écrit comme un roman ou comme un poème. Marcel Pagnol écrit « y a trois genres littéraires bien distincts : la poésie qui est chantée, la prose qui est écrite et le théâtre qui est parlé ».

Il ne s’agit pas, cependant, d’écrire le théâtre en opérant une transposition du langage parlé dans l’oeuvre dramatique, le théâtre étant un genre où la communication doit être directement nécessaire, un langage aisément accessible au public. Pour cela, il est du devoir du dramaturge d’user d’« une syntaxe parlante » selon l’expression de Pierre Larthomas. Le discours dramatique doit être entre le dit et l’écrit.

Enfin, au Sénégal, le théâtre ne sera véritablement populaire que lorsqu’il se fera dans les langues nationales, en l’occurrence le wolof compris par plus de 70% de la population. Point n’est besoin de nous étendre sur la nécessité impérieuse de promouvoir et de systématiser la création d’œuvres en langue wolof.

Il nous suffira de remarquer l’impact extraordinaire qu’ont eu des pièces comme Yax ba (Traduction et adaptation de L’os de Mor Lam par Coly Mbaye) Samba Seytaane (Traduction et adaptation de Le médecin malgré lui de Molière par Edje Diop) et surtout Tey mu leer nann, pièce de création collective qui a réussi à faire l’unanimité du public sénégalais du Plateau aux confins des bidonvilles. Cette dernière pièce de théâtre (non écrite) met le doigt sur des problèmes qui concernent tout le peuple sénégalais et ne laissent personne indifférent.

L’une des critiques que l’on pourrait formuler en ce qui concerne cette pièce est relative à l’improvisation dont le résultat manifeste est la mobilité du texte qui change à chaque nouvelle représentation.

Pour aider à la naissance d’un théâtre sénégalais en langue nationale, authentique et moderne, il nous faut d’abord avoir foi en la rigueur, en la pureté et en la beauté de nos langues, ensuite il faudra que soient intégralement écrites dans la langue nationale choisie les œuvres dramatiques. Il faudra systématiquement bannir l’improvisation. Cette dernière rend l’œuvre fragile, ôtant toute rigueur aux dialogues, entraînant des redites, des formules et des tournures par trop familières qui compromettent la pureté et la noblesse de la langue.

Pour que l’expérience d’un théâtre moderne en langue nationale réussisse, il ne faut pas tomber dans la facilité des troupes d’amateurs qui ne jouent pas à partir d’un texte écrit mais d’un simple canevas.

Le metteur en scène et l’acteur doivent avoir à l’égard du texte écrit en langue nationale les mêmes scrupules qu’ils ont à l’égard d’un texte en langue française. L’aisance qu’ils trouvent devant le premier ne leur donne guère une liberté qu’ils n’ont pas devant le second.

Cette mise en garde faite, rappelons que le T N.D.S. a une double vocation nationale et internationale. C’est pourquoi nous ne préconisons nullement de négliger les œuvres en langue française qu’elles appartiennent au patrimoine africain ou universel. Notre souhait est seulement que le T.N.D.S., tout en privilégiant les auteurs nationaux, crée, au même, rythme et avec le même sérieux, des pièces en langue nationale.

Il nous faut à présent conclure.

Le théâtre sénégalais moderne est sans conteste digne d’intérêt. Pour qu’il réponde davantage au besoin du public, il est nécessaire qu’il s’inspire de sources nouvelles, autres que l’histoire qui a donné au répertoire théâtral sénégalais ses plus belles œuvres. Il est nécessaire aussi que le registre comique soit de plus en plus exploité, qu’il rencontre naturellement le goût du public. Ce dernier, en fait, ne vient pas au théâtre pour se voir exalté, horrifié ou terrifié mais pour se purifier de ses peines, de ses haines, des multiples soucis de la vie quotidienne par le divertissement momentané et le rire qui exorcise et revigore.

Nous n’avons pas eu la prétention de donner des leçons. Notre souci a été de savoir dans quelle mesure le théâtre sénégalais satisfait son public et de tenter de dégager quelques conditions qui pourraient contribuer à la participation effective et à l’adhésion de ce dernier à la cérémonie dramatique et ainsi favoriser la naissance d’un théâtre sénégalais moderne, véritablement national et populaire. En effet, il nous semble que la vocation de tout théâtre est d’être national et populaire. Ce sont ces attributs, du reste, qui lui confèrent force et efficacité.

Disons clairement que, pour nous, il ne s’est agi à aucun moment de préconiser que l’homme de théâtre sénégalais cherche coûte que coûte à plaire au grand public. L’homme de théâtre tout en cherchant à le satisfaire, doit pouvoir imposer son langage et sa vision du monde au public qu’il a la mission d’édifier et non d’abrutir. Il reste constamment à son niveau et lui restitue ce qu’il connaît et aime, il tombe dans ce qu’on appelle un théâtre de digestion ou selon l’expression de Jean Paul Sartre un théâtre de consommation. Ce dernier est conçu comme une marchandise périssable qu’il faut vendre tout de suite et au plus grand nombre. Un tel théâtre ne demande aucun effort de concentration ou de réflexion au public : son but est essentiellement de divertir. L’homme de théâtre véritable a certes pour souci manifeste de distraire le public mais son ambition latente est d’éduquer ceux qui savent « rompre l’os pour en sucer la substantifique moelle ».

OUVRAGES CITES (par ordre alphabétique)

BA (Thierno) – Lat Dior, le chemin de l’honneur, drame historique, Dakar, Imprimerie A. DIOP, 1970.

BEYE (A. Badara) – Le sacre du Cedo. Dakar-Abidjan, N.E.A. 1982.

DIOP (Biarago) – L’os de Mor Lam. Dakar Abidjan, N.E.A. 1967.

DIOUF (Birama)- Yacine Boubou, Dakar-Abidjan, N.E.A. 1980.

FALL (Bilal) Le serment (théâtre), Dakar, Impricap, DL N° 22-5-1979.

-L’intrus, Dakar-Abidjan, N.E.A. 1982.

FALL (Marouba)- Ajaa, version wolof de Ajaa, militante du G.RA.s. (30 prix du 11e concours théâtral inter-africain), pièce inédite.

KA (A. Anta) – La fille des dieux

– Général Manuel Hô.

– Les Amazoulous in THEATRE, quatre pièces d’Abdou A. KA. Paris, Présence Africaine, 1972.

KEBE (Mbaye Gana) – L’Afrique une, Radio France Internationale, 116, Av. du Président Kennedy, 75786, Paris CEDEX 16, 1975.

NDAO (Cheikh A.) – L’exil d’Albouri, suivi de La décision. Honfleur, P.J. Oswald, 1967.

Du sang pour un trône ou Gouye Ndiouli un Dimanche. Paris, L’Harmattan, 1983.

SALL (Ibrahima) – Le choix de Madior suivi de Le prophète sans confession, Dakar-Abidjan, N.E.A. 1982.

SENGHOR (Maurice Sonar) – Pots de vin et consorts, adaptation du Revizor de Gogol (inédit).

[1] DOAT (Jan) – Entrée du public, la psychologie collective et la contagion mentale de l’art dramatique. Paris, Edition du Fleuve ; 1967, P. 49.

[2] DUVIGNAUD (Jean) – Spectacle et société. Paris, Edition Denoël, 1970, P. 19,

[3] SOURIAU (Etienne) – Les grands problèmes de l’esthétique théâtrale. Paris, Cahier de la Documentation Universitaire, 1963.

[4] GARY (A. Warner) – « L’histoire dans le théâtre africain francophone » in Présence Francophone N° 11, 1975, p. 37-48.

[5] NDAO (Cheikh A.) – L’exil d’Albouri. Honfleur, 1967, P. 15.

[6] SOURIAU (Etienne) – Ibid, P. 68.

[7] DOAT (Jan) – Entrée du public, p. 167-168.