Philosophie, sociologie, anthropologie

NOUVELLES TECHNOLOGIES ET FABRICATION DE NOUVELLES CARTOGRAPHIES IDENTITAIRES

NOUVELLES TECHNOLOGIES ET FABRICATION DE NOUVELLES CARTOGRAPHIES IDENTITAIRES : VERS LA FIN DE L’IDENTITÉ ?

 

Éthiopiques n°98.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Nouvelles technologies et articles divers.

1er semestre 2017

 

Christian Gabriel MBEDE [1]

 

INTRODUCTION

 

L’idée que nous sommes entrés de nos jours dans une « société des médias » [2] n’est plus une chimère au regard de la place de plus en plus grandissante qu’occupent les technologies de l’information et de la communication dans la vie des individus et des groupes en ce début du troisième millénaire. Le « global village » de Marshall Mc Luhan, produit des flux médiatiques multiformes, constitue désormais la réalité des humains. Les canaux de diffusion des images, des messages, des idées, des informations et des modes de vie impactent, sans aucun doute, l’univers des représentations et des convictions individuelles et collectives. Cela pousse au constat que la réalité actuelle de notre monde est caractérisée par l’accélération des moyens de communication grâce aux différents réseaux que sont Internet, Facebook, WhatsApp, Viber, Imo, etc. C’est d’ailleurs ce qui traduit avec plus de pertinence le vocable usité de « mondialisation » dont l’aspect communicationnel est d’une importance de premier ordre. Il y a donc un sentiment de proximité qui se dégage. Les individus et les groupes ne sont plus désormais enfermés dans le cadre d’une culture/identité qui ferait d’eux des entités spécifiques. Mais, leur imaginaire plonge dorénavant dans un univers qui n’a plus de limites spatiales ou géographiques précises. Cela induit inévitablement, à travers cette irruption dans l’imaginaire, un processus de désintégration des identités et de leur recomposition. Les images venues d’ailleurs, la communication transnationale et transculturelle avec les membres d’autres groupes aboutit à une logique de désidentification et de reconstitution de nouvelles cartographies identitaires sur une base autre que l’appartenance à un groupe ethnique/tribal/national ou simplement la proximité géographique. Que devient de ce fait la notion d’identité culturelle longtemps et encore aujourd’hui mobilisée comme signe distinctif de groupes dans leur quête d’affirmation ? Cette perspective qui semble dessiner l’avènement de l’homme pluri- (ou multi-) identitaire ne risque-t-elle pas de déboucher paradoxalement sur un affaiblissement identitaire qui pourrait, in fine, consacrer une logique de vacuité ontologique ou de désontologisation des individus et des groupes ? Si les flux médiatiques plongent désormais l’imaginaire des hommes dans un horizon de signification transnational et transculturel, au point de faire émerger de nouvelles allégeances, le tourment identitaire, inévitable dans cette perspective, ne risque t-il pas de transformer ceux-ci en des sujets de partout et par conséquent de nulle part ? Ne sommes-nous pas transportés dans un processus d’asthénie ontologique par déconstruction des structures de l’être, avec pour corollaire la porosité d’un sujet sans subjectivité et son exposition, sans la moindre défense, à toute idéologie ?

Pour tenter d’apporter à cette problématique essentielle quelques éléments de réponse, il convient de nous arrêter dans un premier temps sur la notion d’identité culturelle afin de saisir ce que l’on peut considérer comme les éléments caractéristiques de cette expression dont l’acception est loin de faire l’unanimité aujourd’hui.

 

  1. DE L’IDENTITÉ

En parcourant les dictionnaires [3], il ressort que la notion d’identité renvoie au caractère de ce qui est identique ou confondu. C’est l’état d’une chose qui reste toujours elle-même. C’est ainsi que, dans le domaine de la logique, on parle du principe d’identité pour signifier que ce qui est, est ; ce qui n’est pas, n’est pas. Dans le domaine de la psychologie, le terme identité renvoie à la conscience de la permanence et même de la persistance du moi. L’idée qui se dégage de ces définitions est celle de la permanence et de la stabilité. L’identité évoque en fait l’idée d’un substrat, d’une réalité qui subsiste au fil du temps et qui fait qu’un être reste égal à lui-même, demeure lui-même. Cette identité apparaît chez l’homme comme le fruit de son enracinement social, qui lui transmet un certain nombre de représentations et de valeurs, par lesquelles il se distingue des individus appartenant à d’autres groupes. C’est sous cet angle qu’intervient la notion d’identité culturelle, entendue comme un ensemble de traits caractéristiques d’un groupe humain ou encore, un sentiment chez un individu d’appartenir à une culture donnée. La culture, « ce tout complexe qui comprend la connaissance, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et autres capacités ou habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société » [4], est donc l’expression de la vie sociale et, en tant que telle, elle représente le trait distinctif de l’espèce humaine. Herder a particulièrement insisté sur ce fait et a montré que la diversité des cultures constituait la richesse de l’humanité, ceci contre l’esprit jacobin des Lumières qui postulait un universalisme uniformisant. En fait, chaque peuple, à travers sa culture, exprime, à sa façon, son appartenance à l’humanité, un aspect particulier de cette humanité. Il y aurait ainsi un volkgeist, marque du génie de chaque peuple qui lui permet d’accomplir son destin propre.

L’homme est un être de culture, et celle-ci témoigne de l’unité de l’humanité dans la diversité, étant donné qu’elle est la marque particulière du règne humain. Il est admis que c’est des ressources multiformes que lui fournit la culture que dépend la capacité d’insertion de l’homme dans son milieu de vie, ainsi que le sens qu’il donne à celle-ci. Si chaque peuple a sa culture, son identité découle donc de cette culture. Sous cet angle, on parlera de l’identité française, de l’identité allemande, de l’identité chinoise ou encore de l’identité des peuples africains. La question de l’identité a fortement été mobilisée dans le cadre de la pensée africaine, non seulement dans le souci de la réinsertion dans une humanité longtemps contestée, mais aussi dans la quête d’une dignité et même dans le débat/combat politique. Quels pourraient être les éléments caractéristiques de cette identité culturelle africaine ?

Senghor s’est particulièrement investi à mettre en relief les caractéristiques de l’identité africaine. La Négritude, dont il est, avec Césaire et Damas, l’un des chantres, la définit comme une manière particulière d’être au monde. Il s’agit d’une

 

[…] certaine attitude affective à l’égard du monde […] de cette chaleur humaine qui est présente à la vie, au monde. C’est un existentialisme enraciné à la terre mère, épanoui au soleil de la foi. Cette présence au monde est participation du sujet à l’objet, participation de l’homme aux forces cosmiques et, par delà, [à] tous les existants, du caillou à dieu. Ici, connaissance, art et action sont liés par des échanges fulgurants. La connaissance s’exprime non en chiffres algébriques, mais en œuvres, en images rythmées où le symbole n’est pas signe, mais sens identificateur [5].

 

Il se dégage donc ici une certaine manière particulière qui définit la relation du Noir au monde, son mode de connaissance, une certaine Welstanschauung. La relation au monde est une relation « affective » qui perçoit l’univers comme un grand ensemble à l’intérieur duquel l’homme, simple élément, doit s’insérer de manière symbiotique. Loin de l’idéal prométhéen occidental d’inspiration cartésiano-baconienne dont le souci est celui de la maîtrise et de la domination du réel, le rapport du Négro-africain au monde s’inscrirait dans une vision épiméthéenne [6] caractérisée par l’exigence d’harmonie, de collaboration, de coexistence. La connaissance ici découle, non pas de la « raison discursive », mais de la « raison intuitive ». L’intuition, en tant que principe épistémologique, permet une saisie directe de la réalité à connaître par fusion avec elle. L’intuition, par opposition à la raison, est capable d’un savoir différent de la connaissance descriptive, analytique et déductive. L’intuition est en fait une « aperception immédiate » de la chose sans aucune interposition explicative, interprétative. L’intuition ne participe d’aucun procès dialogique, elle est vie, pure intériorité et contact vital.

L’intuition, que Senghor présente comme le procédé épistémologique caractéristique du Noir, avait déjà été élevée par Bergson au rang de mode par excellence d’une connaissance qui entend saisir la vie dans son écoulement, son élan et non pas de manière séquentielle, momifiée comme c’est le cas dans le cadre de la raison discursive à travers son procédé cinématographique : « Sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » [7]. L’intuition sera donc caractéristique du vitalisme de Bergson ou de Teilhard de Chardin, principe investi par Senghor comme le procédé par lequel le Noir accède de manière spécifique à la connaissance de soi et du monde. L’épistémologie et l’ontologie noires seraient donc d’une inspiration vitaliste.

Ainsi, dans la pensée de Senghor, il se dégage certains traits qui définissent le Noir et constituent ce qu’on peut considérer comme son identité culturelle : une ontologie vitaliste, fusion de tous les êtres dans le magma du réel, un mode de connaissance intuitif, une relation symbiotique et harmonieuse avec toutes les entités du cosmos, base communautariste de la société vécue comme union d’âmes et non comme agrégation d’individus, un humanisme conséquence de ces rapports particuliers avec le réel, etc. la négrité caractériserait donc le Noir comme l’arabité, l’hispanité, la francité, la germanité, la latinité, l’anglicité, etc. seraient les traits distinctifs des peuples qu’elles désignent. Les critiques formulées à l’égard de Senghor sont bien connues, lesquelles vont de la conception substantiviste, fixiste, essentialiste de la culture au primordialisme. Il n’est pas question de revenir ici sur ces réserves. Nous voulons simplement retenir une idée qui se dégage des travaux de Senghor et qui nous intéresse : les peuples du monde manifestent chacun un rapport au monde particulier qui produit des identités culturelles particulières. Les groupes humains diffèrent ainsi les uns des autres à travers des faits tels que les modes vestimentaires, les habitudes culinaires, les productions architecturales, les mœurs, les conceptions morales, les représentations métaphysiques etc. Ils traduisent ainsi des visions qui se sont forgées dans le rapport particulier au monde de chacun des groupes. On comprend ainsi, s’agissant de la morale, par exemple, que si l’idée morale est universelle, les conceptions du bien peuvent être différentes d’une société à l’autre. La culture est donc le trait par lequel l’homme se spécifie, et est donc un attribut commun à toute l’humanité.

Cependant, l’humanité connaît de nos jours un foisonnement d’outils médiatiques dont l’impact sur les identités culturelles est loin d’être un épiphénomène. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication, ferment de l’univers mondialisé actuel, constituent des véhicules transnationaux des images, des idées, des pensées, des visions dont l’impact sur les identités culturelles nous autorise à inférer l’idée de la crise de ces identités.

 

  1. LES TIC ET LES PROCESSUS DE DÉSINTÉGRATION/ RECONSTRUCTION DES IDENTITÉS CULTURELLES

La spécificité de notre époque réside dans ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation, donnée qui, si elle suppose un processus de globalisation économique, se traduit aussi par le rôle inédit et désormais irrécusable que jouent les médias dans la vie des hommes et des groupes. Les technologies de l’information et de la communication font en effet sortir les humains de leur cadre immédiat de vie, pour les ouvrir à un horizon de significations beaucoup plus vaste. La communication, désormais illimitée entre les hommes, brise les barrières géographiques et culturelles pour mettre en relation des humains appartenant à des horizons culturels différents. La communication s’opère dans un horizon transculturel, transnational et transgéographique, mettant ainsi en péril les cadres identitaires classiques. Les catégories identitaires subissent de plein fouet le tourment d’un foisonnement d’idées, d’images, de représentations, de convictions plus ou moins affirmées, au point qu’émergent de nouveaux cadres identitaires erratiques qui échappent de plus en plus à la délimitation culturelle ou géographique. C’est ici que l’analyse d’Appadurai prend toute son importance.

En effet, dans cet horizon où la circulation multiforme devient la règle, Appadurai fait le constat d’un bouleversement qui, tel un maelstrom, bouscule les identités individuelles ou de groupes, pour les soumettre à un processus permanent de reconstruction et de reconfiguration, conséquence du nouvel ordre d’instabilité. L’action combinée des idéoscapes, des technoscapes et des médiascapes participe de l’émergence d’ethnoscapes fluctuants mobilisant des ressources culturelles et symboliques les plus variées. Il se crée ainsi des communautés « sans notion de lieu » [8], le topo devenant labile dans un monde « rhizomatique » [9]. Dans un tel contexte, le concept de culture, qui est au cœur de la notion d’identité, va connaître un réaménagement sémantique par déconstruction de son sens traditionnel. La culture en fait cesse d’être conçue en termes d’habitus, d’un domaine tacite de pratiques et de dispositions reproductibles, d’un ensemble de données relativement stables qui feraient l’étoffe d’un peuple et qui se transmettraient à travers les âges. La culture est désormais une arène où s’entrechoquent des choix, des représentations, des justifications relevant d’expériences les plus diverses. La mobilité et la mutation caractéristiques de l’univers des flux dans lequel se déploie la nouvelle humanité n’épargnent donc nullement la sphère culturelle. Voilà pourquoi l’usage classique du terme connaît une déconstruction qui amène à comprendre que les différences entre groupes, les particularités, ne sont ni essentielles, ni permanentes, étant donné que « par définition, cette identité n’est pas figée, elle fait flèche de tout bois, usant parfois d’éléments qui pourraient apparaître comme relevant d’autres cultures » [10]. En d’autres termes, plutôt qu’à de la culture, c’est à un processus de culturation permanente que l’on a affaire.

Prenons le cas de l’Internet qui est l’exemple le plus significatif de l’ouverture qui semble être aujourd’hui l’un des traits caractéristiques des sociétés à l’ère dite postnationale. Ce réseau interconnecté d’ordinateurs ne met pas seulement en relation les hommes, il participe aussi, en grande partie, au partage transculturel des idées, des conceptions morales, des convictions. Il devient ainsi possible d’entrer en contact avec des individus et des groupes relevant de cultures différentes. De ce contact naissent de nouvelles solidarités dont le ressort n’est plus l’appartenance à un même groupe ou à une même région, mais plutôt le rapprochement, le partage de centres d’intérêts ou de valeurs. Les progrès de la communication et des télécommunications néantisent l’éloignement géographique au profit d’un rapprochement affectif. Ce qui donne ainsi un sens nouveau à la notion de proximité. Celle-ci cesse d’être spatiale pour devenir une proximité affective, fruit d’une diffusion transnationale des valeurs et des visions. Il n’est donc pas surprenant de voir le jeune de Dakar, par exemple, s’investir dans des valeurs et des représentations éthiques et esthétiques en partage avec le jeune de New-York. Ceci est particulièrement visible à travers la mode, que ce soit au plan vestimentaire ou musical. Ainsi, le phénomène du rap, par exemple, se vit aussi bien à Paris qu’à Yaoundé, à Abuja qu’à Bombay. Ce style musical véhicule très souvent une vision subversive qui s’oppose à la culture et à l’identité « officielle ». Par la diffusion planétaire à travers les réseaux de communication que sont la télévision ou l’Internet, le rap permet le rapprochement transculturel d’une jeunesse qui se fabrique, par ces canaux, une vision et un style de vie inédits, n’ayant pas nécessairement un ancrage à l’intérieur des cultures particulières des jeunes ainsi mobilisés.

Le boom médiatique est donc là, et ses effets sur les identités des individus et des groupes ne font plus de doute, au point que sont nés des concepts tels que ceux de médiaculture, de technoculture, de cyberculture. Ce dernier terme est défini par Pierre Lévy comme « l’ensemble des techniques […] des pratiques, des attitudes, des modes de pensée et des valeurs qui se développent conjointement à la croissance du cyberspace » [11]. Ces nouvelles constructions conceptuelles traduisent ainsi le caractère désormais essentiel des effets médiatiques et technologiques dans la structuration de l’imaginaire et des représentations des groupes et des individus, et

 

[…] créant des valeurs partagées, donnant accès à des mondes multiples, développant une économie originale de la création […], l’invention de nouvelles pratiques culturelles qui sont le support de nouvelles formes de liens [12].

 

Cette nouvelle économie originale de la création fait émerger un « expressivisme postcolonial » qui se manifeste par la mise en place de dispositifs de publication des messages et des contenus de sujets individuels tels les pages perso, « les blogs et leurs technologies appareillées (syndication et tags, podcasting, vidéo-blogging ainsi que des réseaux d’échanges entre pairs et leurs pratiques associées (fansubbing, fansfilms…) [13]. Les individus s’expriment, communiquent et mettent en ligne leurs expériences, leurs visions, leurs préférences. Ils instaurent un échange avec d’autres sujets sensibles à ces expériences particulières. Ce besoin d’expressivité traduit un certain « souci de soi » [14] qui montre que la communication, qui est aujourd’hui multiforme, révèle l’un des traits caractéristiques du moi moderne que Taylor présente, dans ses analyses, comme « un animal expressif ». Les nouvelles technologies de l’information et de la communication apparaissent donc comme une réponse à ce besoin de communication du moi moderne. Mais cette communication elle-même, par les échanges qu’elle induit, contribue à la mise en place de nouvelles configurations de sens.

Que fait-on en effet à travers les blogs, pages perso, groupes WhatsApp, facebook et autres sinon de mettre en ligne des pages et des séquences de vie relevant d’expériences, d’horizons culturels et d’historicités particulières que s’approprient les sujets dans un registre transculturel et transgéographique ? Et, c’est à l’intérieur de ce magma médiatique que les identités culturelles sont mises en question, relativisées, déconstruites. Ce qui produit un processus de désidentification et de réidentification de subjectivités désormais polyphoniques, et de ce fait, erratiques. Ces sites, dont l’importance et l’intérêt sont de plus en plus grandissants, participent à la construction de nouvelles cartographies identitaires qui se situent au-delà de tout support ethnique ou national. Les personnes engagées dans ces échanges se fabriquent progressivement des repères, des convictions et des représentations par la réappropriation des signes et des codes relevant d’historicités et d’expériences les plus variées. L’identité culturelle dans ce sens perd tout ressort territorial, national ou régional pour s’insérer désormais dans le tourment de la diversité des suggestions médiatiques qui recueillent une allégeance transnationale et transculturelle.

Plutôt que de parler des identités, il faudrait donc évoquer l’idée d’un processus incessant de construction et de reconstruction des identités qui ôte ainsi à ce concept toute base substantiviste. Le substantivisme percevait en effet les peuples comme des entités culturelles spécifiques dotées d’identités propres, et la culture, comme une substance. Or, dans un contexte marqué par la fabrication permanente des horizons de signification et des « bricolages esthético-identitaires » [15], et où la notion de peuple subit un réaménagement sémantique, étant entendu que « les publics produisent eux-mêmes leur localité dans un contexte mouvant » [16], l’idée de l’identité culturelle comme corpus stable est disqualifiée au profit de celle d’un processus d’identification puisant dans les registres et les images variées que véhiculent les réseaux multiformes de communication et de télécommunication. Il est possible, dans ce nouvel espace de communication, d’ « être noir et de ne pas aimer le manioc » [17] ou de prendre part à une campagne de défense des droits des homosexuels ou des transgenres, catégories qui ne relèvent pas, quoi qu’en disent certains, des horizons culturels africains. Les images, les idées, les pensées, les visions du monde, les idéologies que diffusent les canaux médiatiques constituent autant de ressources identitaires dans lesquelles viennent puiser les individus et les groupes dans la construction de leurs repères qui ne sont plus la conséquence d’un enracinement géographique ou ethnique.

Dans un tel contexte, les sciences sociales sont sommées d’opérer une mutation méthodologique si elles entendent traduire avec justesse le hic et nunc des sociétés actuelles. Aussi se pose t-il l’exigence de procéder à une catharsis sémantique et conceptuelle dans le dessein d’expurger les concepts comme ceux d’identité et de culture de leur substrat substantiviste. Appadurai propose dans ce sens une ethnographie multi-située (multi-sitted ethnography) et interdisciplinaire, susceptible de dépasser le paradigme de l’altérité tel qu’il a fonctionné dans l’ethnographie traditionnelle. C’est dans cette matrice générale que va s’inscrire la pensée africaine postcoloniale qui entend investir une conceptualisation qui la mette à la dimension des évolutions de l’heure. Les flux multiformes invitent ainsi à ne plus penser le stable et l’immuable, mais le mouvement, les mutations et les ruptures. Aussi, la philosophie africaine, par exemple, est-elle conviée à procéder à un changement de cap, elle qui

 

a, jusque là, thématisé les identités et les positivités […] doit apprendre à thématiser le transitaire, le transitoire, le débordement et l’imperceptible fugace […] ruiner le charme des pôles fixes et des dualismes paresseux […] pour privilégier les rapports transitaires, les gestations et l’inachevable [18].

 

Ainsi, les identités culturelles, en tant qu’elles sont désormais dans un processus de réélaboration permanente, doivent être pensées de ce nouvel espace du transitaire et du transitoire. Dès lors, elles perdent leurs ressorts traditionnels puisqu’elles ne reposent plus sur des structures fixes ou permanentes.

 

Bien plus, la déconstruction des cadres identitaires devient le référentiel de toute réflexion qui entend donner une certaine intelligibilité des rapports que les sociétés africaines doivent entretenir avec elles-mêmes et avec l’altérité. Ces questions doivent être abordées, pense-t-on, en des termes « déchromatisés » [19] et contradictoires, étant entendu que, de nos jours, l’identité tend à devenir une illusion [20], et que revendiquer une identité dévoile le « signe d’une maladie ». Or, une telle conception de l’identité revêt nécessairement des implications aussi bien ontologiques qu’éthiques. L’impact des technologies de l’information et de la communication sur les identités culturelles donne l’impression aux sujets modernes l’illusion ubiquitaire et celle de la participation transgéographique aux questions qui hantent la conscience universelle. Cependant, à vouloir être partout, ne risque-t-on pas de n’être nulle part ? La déconstruction des structures stables de l’être ne conduit-elle pas à l’avènement de sujets sans subjectivité, perméables à toute idéologie et à toute propagande ?

 

  1. NOUVELLES CARTOGRAPHIES IDENTITAIRES ET PRÉTENTIONS IDÉOLOGIQUES

L’idée sous-jacente à l’action des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur les identités culturelles est que désormais nous accédons à un monde d’hommes sans identités fixes et qui construisent en permanence des repères par investissement des images et des messages véhiculés par ces médias. Les catégories identitaires sont donc subverties au profit des processus et des stratégies d’identification instables. On assiste de ce fait à la déconstruction des structures stables de l’être que présentent la culture et l’identité. C’est à un processus de désontologisation que l’on a désormais affaire, lequel débouche sur une « ontologie faible » signifiant surtout « une théorie de l’affaiblissement comme caractère constitutif de l’être à l’époque de la fin de la métaphysique » [21]. Dans la pensée de Vattimo, c’est la condition même de l’homme postmoderne à qui le pluralisme de la société des média fournit une diversité de centres de collecte et d’interprétation des événements. L’ontologie faible participe ainsi du nihilisme qui se pose comme ruine de la métaphysique, invitant l’individu à vivre « sans la névrose dans une situation où il y a des garanties et des certitudes absolues » [22]. Il s’agit d’une nouvelle ère postmétaphysique, posthistorique qui se caractérise par la « temporalisation de l’être » marquée par des éléments de manifestation et de multiplication générale des Weltanschauungen, des visions du monde, dans un monde de cultures plurielles.

Cependant, la déconstruction des structures stables de l’être risque de déboucher sur l’affaiblissement de celui-ci et la momification de ses possibilités de résistance. Cela pourrait produire des sujets abouliques et veules, ouverts à toutes les idéologies et à toute forme de propagande. Ce processus de désontologisation fait planer un péril certain sur les identités culturelles, étant donné que c’est l’identité d’un peuple qui lui offre une certaine épaisseur ontologique, laquelle lui permet de se situer, de s’affirmer et de défendre ce qu’il estime être ses intérêts. L’absence de bases produit, pour un peuple ou pour un individu, le spectacle de l’errance et de la vacuité ontologique. Il n’est pas question de défendre mordicus l’idée fixiste d’une identité logeant dans un ciel intelligible au titre d’une essence.

Nous voulons par contre montrer que l’identité, même si elle subit le tourment médiatique, n’est ni une « illusion », ni une chimère. Elle n’est pas optionnelle. La perte de son identité peut exposer un peuple à la schizophrénie consécutive à la perte de tout horizon de sens. Aussi, la crise de l’identité, comme le souligne Pélabay reprenant la pensée de Taylor, s’apparente-t-elle à la « perte des repères […] qui permettaient de s’orienter dans un espace de sens et de valeurs » [23]. En d’autres termes, face à ce tourbillon de valeurs et de représentations, le sujet court le risque de perdre son autonomie dans le choix de ses options si sa « matrice première de signification » est déconstruite. Ebénézer Njoh-Mouelle pense à cet égard que l’oubli de la tradition conduit au somnambulisme et au désastre. Ce processus de désontologisation peut aussi avoir des conséquences terribles au plan éthique.

En effet, la sécularisation, la médiatisation, le déracinement, le voyage dans un monde de références multiples donne au sujet l’illusion de la liberté, convaincu qu’il est désormais affranchi des mailles d’une petite histoire individuelle, ethnique, nationale ou régionale et d’être entré dans une réalité illimitée. Ce faisant, il devient poreux à tout effet médiatique. Or, les médias ne sont pas exempts de toute prétention hégémonique. Ils véhiculent très souvent les visions du monde des groupes sociaux hégémoniques et se présentent comme des éléments de phagocytose des repères éthiques des peuples de la périphérie. En fait, malgré la rhétorique mystifiante des chantres d’une ouverture tous azimuts, les groupes dominants se servent des Technologies de l’information et de la communication dont ils ont par ailleurs la maîtrise, pour imposer leurs vues, leurs convictions. Et même la communication, qui est au cœur de la pensée de Jürgen Habermas n’est pas exempte de toute logique de domination.

En fait, il est évident que les individus et les groupes n’ont pas les mêmes ressources politiques, médiatiques, économiques et symboliques pour faire valoir leurs points de vue ou pour disqualifier ceux des autres. Les cultural studies ont affirmé la verticalité et l’horizontalité des pratiques culturelles pour soutenir l’idée que la norme culturelle légitime n’est pas l’émanation des milieux sociaux supérieurs et qu’il y a même une certaine autonomisation des pratiques populaires et minoritaires. Cependant, si l’on se transporte dans le cadre des rapports culturels entre les peuples du « centre » et ceux de la « périphérie », la fracture numérique et communicationnelle entre ces deux groupes entraîne une hégémonie certaine des valeurs culturelles des peuples dominants. Les médias en fait construisent, façonnent et imposent les représentations. C’est là une réalité. Par exemple, la revendication de l’exception culturelle par un pays comme la France témoigne de cette angoisse, suite au risque de perte de l’identité hexagonale face à la puissance médiatique du pays de l’Oncle Sam qui, par la maîtrise des TIC, inonde ce pays de ses représentations culturelles. C’est un fait, « l’internationalisation d’Internet s’effectue dans un contexte dominé par le secteur économique caractérisé par la mondialisation des échanges et la suprématie technico-financière américaine » [24].

L’action des médias plonge les individus et les groupes dans un univers de représentations transnational et transculturel qui se traduit par le besoin d’évasion et d’établissement de nouvelles formes d’allégeance. Dans le champ de la pensée postcoloniale, par exemple, l’apatridie, l’exil, l’errance sont valorisés. Les individus accèdent aux « vies imaginées » « fantasmées » grâce à l’action des outils médiatiques qui offrent aux hommes un stock inépuisable et changeant de vies possibles. Or, comme le démontre l’analyse de Nkolo Foé, cela participe de la logique insidieuse du libéralisme économique. En fait,

 

[…] cette civilisation véhiculée par les médias planétaires […] est appelée à supplanter les archaïsmes nés de l’économie nationale, de la culture nationale, mais aussi de l’antagonisme Nord-Sud […] ; cette culture défie les anciennes cristallisations culturelles, dès lors que sa fonction est de disperser les territoires et les nations et de dissoudre les identités, les traditions culturelles [25].

 

En d’autres termes, le libéralisme économique que défend la mondialisation ne peut aller sans la désubstantialisation des peuples afin de les rendre poreux et ouverts à la logique économique. Cette perspective entend lever toutes les barrières possibles et transformer tous les humains en une bande de consommateurs sans résistance, suiviste et conformiste. C’est là l’image parfaite du sujet postmoderne. La rhétorique sur la fonction libératrice des grands ensembles avec la nécessité d’échapper à la tyrannie de l’État territorial, celle sur la citoyenneté mondiale par la déconstruction de l’identité, du peuple et de la nation, participent donc d’une logique qui est celle de l’expansion transgéographique du marché et du libéralisme qui ne sont pas exempts de visées hégémoniques.

 

CONCLUSION

Les effets multiformes des nouvelles technologies de l’information et de la communication entraînent chez les humains la construction de nouvelles cartographies identitaires erratiques qui font voler en éclats les identités culturelles. Voilà qui pourrait laisser croire à la libération des individus et des groupes de l’embastillement dans des cadres identitaires étriqués. Cependant, l’illusion de la libération des hommes s’installe au regard des prétentions hégémoniques inhérentes à l’action des médias. Ainsi émerge l’idée d’un possible génocide culturel par la perspective de la perte pure et simple de l’identité des peuples dont les marques se font déjà fortement ressentir en Afrique. Il est évident que l’identité même dans le dynamisme qui la caractérise [26] recèle ce brin de particulier à partir duquel l’individu et le groupe s’affirment et opèrent des choix sur la base de repères voulus et choisis de manière autonome. D’où la nécessité d’une prise de conscience pour la défense de ces repères sans lesquels les individus et les groupes sont exposés à la schizophrénie et au désordre ontologique.

 

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Université de Douala, Cameroun

 

[2] Expression que nous empruntons à Gianni Vattimo dans son ouvrage La fin de la modernité, Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne, Paris, Éditions du Seuil, 1987.

 

[3] Plus particulièrement, le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, Puf, Col.Quadrige Dicos Poche, 2010.

 

[4] Charles Tylor cité par Denys Cuche in, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2010, p.18.

 

[5] SENGHOR, L. S., Liberté I, Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, pp 90-91.

 

[6] Vision qui se dégage de l’ouvrage de Mbonji Edjenguele, Les cultures de développement en Afrique, Yaoundé, Osiris Africa, 1988, p 246.

 

[7] BERGSON, H., Œuvres, Paris, Puf, 1959, p.1395.

 

[8] LASH, S., URRY, J., The End of organized Capitalism, cité par Arjun Appadurai, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot et Rivages, pour la traduction française, 2001, p.63.

 

[9] Concept deleuzien traduisant, par sa diversité, les paysages complexes qui constituent la réalité de notre temps.

 

[10] BAYART, J.-F., L’illusion identitaire, Paris fayard, 1996, p.10.

 

[11] Cité par VETTERAINO-SOULARD, M.-C., Les enjeux culturels d’Internet, Paris, Hachette, 1998, p. 5.

 

[12] MAIGRET, É., et MACÉ, É., Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin, 2005, p. 10.

 

[13] Lire à cet effet l’article de ALLARD, L., « Express yourself 2.0 ! » in MAIGRET, É., et MACÉ, É., Penser les médiacultures, op.cit., p. 145.

 

[14] Expression foucaldienne présente dans son Histoire de la sexualité, volumes II et III : L’usage des plaisirs et Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1997.

 

[15] ALLARD, L., op. cit, p.152.

 

[16] APPADURAI, A., Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, op.cit., p.12.

 

[17] Nous avons là en mémoire, l’ouvrage du romancier camerounais Gaston Kelman dont le titre est Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Paris, Max Milo, 2004.

 

[18] BIDIMA, J.-G., La philosophie négro-africaine, Paris, Puf, Coll. « Que sais-je ? », p.124.

 

[19] KABOU, A., Et si l’Afrique refusait le développement ?, Paris, L’Harmattan, 1991.

 

[20] BAYART, J.-F., L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996. Adam Kuper, « L’illusion des cultures », in La culture, Paris, Puf, 2002.

 

[21] VATTIMO, G., La fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p.27.

 

[22] La pensée de Vattimo site web, http://www.filosofico.net/vattimofr…, consulté le 30/03/2017.

 

[23] PELABAY, J. Charles Taylor, penseur de la pluralité, Presses universitaires de Laval/L’Harmattan, 2001.

 

[24] VETTRAINO, M.-Cl., Les enjeux culturels d’Internet, Paris, Hachette Éducation, 1998, p.5.

 

[25] « Ajustement culturel et transition postmoderne en Afrique » CODESRIA-African Futures Institute Workshop on : Economic, social, cultural and technological Transformation in Africa, Pretoria, South Africa, 26-27 October 2006, p.11.

 

[26] Elle est transcendance comme le démontre d’ailleurs fort opportunément Marcien Towa dans son ouvrage Identité et transcendance, Paris, L’Harmattan, 2011.