Philosophie, sociologie, anthropologie

LES IDENTITÉS CULTURELLES À L’ÉPREUVE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

LES IDENTITÉS CULTURELLES À L’ÉPREUVE DES NOUVELLES TECHNOLOGIES : QUELLES RECONFIGURATIONS ?

 

Éthiopiques n°98.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Nouvelles technologies et articles divers. 1er semestre 2017

 

Hamdou Rabby SY [1]

 

INTRODUCTION

 

« […] l’engouement pour Internet se déploie dans un climat qui apparaît véritablement comme celui d’une nouvelle religiosité » [2]. Plus loin, l’auteur de ce propos précise : Internet est la véritable Église de ceux qui vénèrent l’information. Les réseaux, les ordinateurs, toutes les machines à communiquer deviennent autant de lieux privilégiés, quasi exclusifs, où se pratique ce nouveau culte. Ils rendent caduques les formes « anciennes, archaïques » de communication, de médiation, de savoir, de loisir et, d’une façon générale, de contact avec les autres. Le cultuel est toujours proche du culturel((Id. ibid., p. 9.]]. Cette passion délirante qui s’apparenterait à un fondamentalisme religieux confère au paradigme de la culture une diversité de sens dont Internet constitue le mode de navigation, de transfert et de transit au sein d’une communauté virtuelle. C’est de l’identité humaine qu’il est question à travers la complexité de ses nouvelles déclinaisons culturelles.

Il convient de souligner, dans cette perspective, que les Nouvelles technologies exercent une emprise irrésistible, à l’échelle mondiale, sur leurs utilisateurs et utilisatrices, particulièrement sur les jeunes, représentant ainsi le nombre le plus important de consommateurs de la Toile, du téléphone portable, de l’ordinateur, des tablettes et autres gadgets électroniques. Mais, il faut en convenir, cette réalité présente, par son envergure sociétale, un défi mondial ne relevant plus de l’utopie ou de la science-fiction.

Que le numérique soit fascinant, c’est un fait indéniable, ce qui n’interdit pas de s’interroger sur les dérives qui sont réelles, parfois catastrophiques au regard de l’usage guerrier, criminel et pervers qui en est fait. La cybercriminalité est, pour le moins un danger pour les jeunes qui s’y adonnent avec une forme de jouissance et de perte du sens des réalités qui interpellent les parents, les éducateurs et les autorités.

Il faut dire que « le village planétaire » et les « autoroutes de l’information » ne sont plus des phénomènes nouveaux. L’accélération du processus est indéniablement phénoménale. Comme en témoignait Jacques Derrida :

 

Nous sommes des témoins effrayés et joyeux. Nous avons connu le passage de la plume à la machine à écrire, puis à la machine à écrire électrique, puis à l’ordinateur, ceci en trente ans, en une génération, la seule génération à avoir fait toute la traversée. Mais le voyage continue… [3]

 

Ce témoignage de Derrida, en effet, souligne les mutations significatives que les nouvelles technologies ont produites sur nos comportements, nos manières d’être, de penser, de circuler, de consommer et aussi et surtout de communiquer à une vitesse phénoménale. Dès lors que des objets techniques ou technologiques sont vecteurs de bouleversements de fond, il en ressort de nouvelles configurations qui ne rendent pas compte que des usages, mais aussi des manières d’être au monde. L’enjeu touche alors l’identité humaine à travers ses modes d’expression culturelle et civilisationnelle.

De quoi est-il question dans cette conjonction des identités culturelles et des nouvelles technologies ? Cette interrogation soulève la complexité de l’articulation du technologique et du culturel comme opérateurs constitutifs de l’identité humaine à l’ère du numérique. Il n’est plus possible de comprendre la réalité de la mondialisation sans prendre la mesure de la mutation advenue par l’avènement du numérique. C’est en ce sens que, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, Gérard Berry affirme : « Tout le monde le voit, le constate, notre monde est en train de devenir numérique. […] Des industries classiques sont totalement chamboulées, comme les télécommunications et la diffusion culturelle » [4]. Cette Leçon a été prononcée le 17 janvier 2008, mais son constat a pris de l’ampleur ; on pourrait dire, en cette année 2017, que notre monde est entré dans le tout numérique.

Il n’est plus possible de fonctionner sans les objets numériques en tous genres. Le virtuel est devenu la réalité effective et incontestable de notre époque. Tout peut se jouer sur la toile : WWW. Les sites, les blogs, l’E-mail, Twitter, Facebook, etc. Ce sont des espaces qui se présentent comme l’univers même du réel. Nous vivons dans la révolution du numérique comme il y avait eu la révolution industrielle et technologique. L’ère du numérique a inauguré ainsi de nouvelles formes d’organisation de la vie privée et publique. Internet est devenu un espace qui illustre la puissance de l’imagination créatrice de l’être humain. Ce qui relevait de l’ordre de l’imagination, de la fiction est devenu un réel effectif. La reconfiguration de notre monde par les technologies de l’information et de la communication est un événement qui poursuit irrésistiblement sa marche à une vitesse vertigineuse.

Dans une première partie, nous allons nous intéresser à la genèse scientifique et au cadre théorique et conceptuel, qui a vu se construire les nouvelles technologies et les configurations culturelles et identitaires qui en découlent. Dans une deuxième partie, notre intérêt va se porter sur l’espace numérique comme « Village planétaire ». Enfin, dans une troisième partie, nous questionnerons les nouvelles formes d’identités culturelles qui en découlent. L’articulation entre le numérique et le culturel est l’enjeu de la reconfiguration de la civilisation mise à l’épreuve par la marchandisation des œuvres et des outils qui en résultent. Notre propos entend souligner l’ambivalence du support numérique dans son articulation aux identités culturelles.

 

  1. LE CADRE THÉORIQUE ET LES CONDITIONS SCIENTIFIQUES DE L’AVÈNEMENT DU NUMÈRIQUE

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le numérique n’est pas né hors sol et déconnecté de l’histoire de la formation de la pensée scientifique et technique. C’est pourquoi il nous semble opportun de faire un point sur cette convergence complexe, synthétique, tantôt simultanée, tantôt progressive, de l’évolution des sciences. On pourrait dire qu’il y a eu une véritable accumulation primitive et continue des savoirs et une logique de capitalisation qui ont constitué le cadre de pensée de la constitution du numérique. Il s’agit donc de la mise en perspective épistémique des découvertes qui ont abouti à l’émergence de l’ère du numérique. « La science informatique se décline sous trois aspects principaux : l’algorithmique, la théorie de la programmation et la théorie de l’information » [5].

Il convient de souligner que ces trois moments épistémiques décisifs ont été précédés par des découvertes scientifiques importantes comme la physique et la biologie, produisant des innovations technologiques avec comme conséquence l’éclosion de l’électronique. Un foisonnement de technologies nouvelles contribuant à l’émergence des phénomènes de « numérisation » et de « matérialisation » en est ressorti. Ce que souligne Berry en ces termes :

 

Cet empilement d’innovations fondées sur la numérisation et la dématérialisation de l’information produit une nouvelle vision du partage et de l’échange, qui fait à son tour naître de nouvelles formes d’organisation [6].

 

La configuration du monde numérique comme espace dématérialisé constitue le paysage du virtuel comme nouveau monde. Il s’est agi d’une logique de transformation épistémique de fond, provoquée par la structure des « révolutions scientifiques ». Il nous semble important de souligner l’étroite connexion du paradigme novateur constituant la matrice épistémique des nouvelles technologies et l’histoire de la pensée scientifique. Celle-ci a donné naissance à la « raison computationnelle ». L’enjeu est de mettre en lumière la succession qualitative et dialectique de ce processus qui voit surgir l’univers virtuel comme l’effectivité de ses multiples agencements. Certes, la pensée avec ses différentes fonctions ou facultés est convoquée ; toutefois, il en est une qui a joué un rôle décisif en mettant l’imagination à profit : « L’informatique construit tout à partir de (presque) rien avec une prodigieuse faculté d’imagination et de réalisation » [7]. Bien que les sciences de l’information soient héritières des connaissances scientifiques, il n’en demeure pas moins que leur navigateur est par excellence l’imagination. Contrairement à la Biologie et à la Physique, qui sont des sciences expérimentales dont la démarche se fonde sur l’observation et l’expérimentation, l’informatique est une science dont le ressort est la prospection par l’imagination. Mieux, l’informatique est une des rares sciences qui, bien que née dans le giron d’une science, en l’occurrence les mathématiques,

 

[..] a rapidement trouvé son autonomie et son statut de nouvelle science à part entière. Puis, chose relativement plus rare dans l’histoire des sciences, elle s’est transformée en industrie […]. Fait unique, elle est également devenue, depuis au moins une vingtaine d’années, une culture [8].

 

En effet, un phénomène aussi rare mérite d’être souligné. De l’épistémè à la pratique culturelle, l’informatique constitue l’emblème de cet humanisme projeté sur le savoir comme vecteur de transformation et de progrès au profit de l’humaine condition : science, technique, technologie, industrie, culture. Tel est le parcours du numérique dans sa concrétisation comme réseau social. Il en ressort que si le numérique est porteur d’une nouvelle configuration de l’identité culturelle, c’est que la culture se donne à voir dans un contexte dont le principe même est l’adaptation par la navigation dans un espace virtuel : « S’adapter, adapter et faire adapter, tels sont les mots d’ordre du nouveau contexte » [9].

 

  1. « LE GRAND VILLAGE DÉMOCRATIQUE »

Cette expression de Derrida dans sa réflexion sur le livre, expose l’effectivité mondialisée de « la toile mondiale du WWW » qui accomplit l’humanité lettrée en rapport avec un livre toujours et partout ouvert. La page numérique, qui donne une autre configuration de la lecture et du partage d’information, ouvre une nouvelle configuration à la codification, à la trace qui rend dérisoire tous les dispositifs de communication et de transmission. Le propos de Derrida n’est pas d’en faire l’éloge, mais de nommer l’avènement d’un fait majeur qui, à lui seul, traduirait la réalité du « livre infini ». Transmutation du village du livre, la bibliothèque virtuelle se conçoit comme un village numérique universel. Il y aurait une transformation culturelle du rapport au savoir dont le support que représente le numérique n’est pas réductible à des dispositifs techniques. Lire comme écrire une page universelle est désormais une réalité ; il ne s’agit plus d’une fiction. Ce livre a toujours existé dans une version hermétique accessible à une minorité qui n’est que la véritable élite des lettrés, auteurs et producteurs de textes en tous genres. L’effectivité de ce village démocratique, à l’échelle mondiale, ne peut que mettre en péril les idéologies de rétention et de confiscation de l’information.

On pourrait dire que l’effectuation de la logique du numérique décrit ainsi un processus d’universalisation de la trace qui défie toutes les conquêtes de la consignation et de l’archivage de la mémoire collective. Toutefois, il faut savoir raison garder et ne pas exulter devant le mirage de la toute-puissance du numérique : il serait bon d’avoir un peu de modestie numérique. Malgré l’abondance des écrans qui nous entourent, malgré ces téléphones portables si souvent tenus en main, malgré les ordinateurs, les consoles, les téléviseurs, les tablettes et les liseuses, l’homo sapiens n’est pas devenu homo numericus [10].

Il y a comme un rappel à une réalité anthropologique tangible qui émerge de ce propos consistant à mettre l’accent sur la tentation d’une forme d’anthropologisation du signifiant numérique qui supplanterait l’homo sapiens. Il est vrai qu’au cours de l’histoire, l’invention des outils a joué un rôle décisif dans la formation des sociétés. Est-il possible d’en faire la transposition au point de parler d’un « homo numericus » ? Pour les auteurs de La condition numérique, la réponse est clairement non. Ils poursuivent ainsi leur appel à la vigilance : la parole, les gestes, les mimiques restent d’usage courant dans les échanges au sein des sociétés humaines. Nous ne vivons pas encore au sein d’une pure société de communication numérique et nous ne sommes pas non plus des expérimentateurs d’un nouvel âge de l’information. Mais nous sommes entrés, de plein gré, dans une époque neuve, qui ne nous laisse aucun répit : le temps de la connexion permanente [11].

En effet, l’entrée dans l’ère numérique pose la nature des modifications et des transformations des identités culturelles et des modes d’organisation de la vie quotidienne. Il en découle une dimension temporelle radicalement différente des rapports aux médias classiques. Il importe dès lors de souligner que la fonctionnalité de la parole, des gestes, des mimiques n’est pas encore supplantée par la puissante fascination de l’univers du numérique. La transformation décisive qui en résulte se situe au niveau de l’accélération phénoménale du rapport au temps qui ne souffre aucun répit. Ce qui signifie qu’il y a une forme de présence ininterrompue qui n’est autre que l’impérieuse nécessité de la « connexion permanente ». Dans ce contexte, quelle comparaison établir entre le vécu anthropologique et le vécu numérique ? Cette comparaison est cernée sous l’angle de la temporalité. Comme l’écrivent Fogel et Patino ; avant le numérique, vivre une expérience était une chose lente, personnelle, une façon de s’approprier les choses, les gens, les situations et d’avoir la sensation sinon de les dominer, à tout le moins de les comprendre et de se situer en regard. L’expérience numérique est autre. Elle tient du flux, du mouvement, de la séquence, du rapport immédiat entre des contenus dont on peut rester détaché mais dont on détermine ce qui les relie [12].

Désormais, la coupure épistémique et anthropologique dans le rapport au temps est effective dans la mesure où il y a un avant de l’avènement du numérique et un après. Au niveau de l’avant, le rythme du temps se mesure à l’aune de la lenteur, de la patience, de l’implication personnelle et subjective. Dans l’univers numérique, le rythme est dans le flux, le mouvement, la permanence, l’intensité. Deux rythmes qui sont antagoniques, voire en tension. Une forme de « soumission à l’immédiateté » marquée par « une expérience numérique est un kaléidoscope en rotation », c’est-à-dire « un univers fait d’alertes, de messages, de commentaires mordants sur les contenus et de liens présentés dans leur ordre d’arrivée » [13].

La dictature de l’immédiateté, du maintenant est incontestable, même si l’expérience numérique se conçoit comme un jeu où toutes ces dimensions anthropologiques se retrouvent. L’interruption comme mode de régulation des données, des informations et la connexion en réseau constituent la respiration de l’engagement dans ce village planétaire ; comme une bulle qui se suffit à elle-même. De fait, Internet est l’espace de l’épreuve de « l’intemporel instantané ». L’urgence et la priorité se disputent comme si les alertes des messages qui arrivent en flux continu dispensent de l’organisation méthodique de la réponse. Internet semble avoir rendu caduques la vertu de patience et le sens du différé. Son principe de réalité est celui de l’urgence de l’immédiateté numérique. L’injonction semble se formuler ainsi : il faut vivre résolument dans le présent sans se préoccuper du lendemain. Il faut être dans le réseau pour ne pas perdre ses contacts ; rester connecté, c’est préserver son identité d’appartenance à la génération du « nuage ». Cette situation de précipitation et d’affolement intensifié n’est pas sans inquiéter Michel Blay : pourquoi un tel renoncement, une telle apathie, se demande-t-il. Pourquoi donc renoncer à penser ce que nous sommes, à vouloir oublier notre intériorité, ce dialogue avec soi-même, ce rapport vivant qui constitue notre inaliénable profondeur, au profit du monde plat des circuits électroniques, de la fascination des écrans et des comportements devenus quasi instinctifs imposés par les touches des machines ? L’hébétude est-elle un avenir, et la réflexion un malheur ? [14]. Dans un petit ouvrage stimulant, l’auteur questionne le sens éthique même de cette aventure dont, à son avis, le moins qu’on puisse dire est que « la vitesse et l’accélération continuelle ruinent la démocratie… » [15]

Le questionnement philosophique et éthique de cette aventure de reconfiguration de l’identité humaine se fait de plus en plus entendre, sans pour autant prôner une forme de retour en arrière. C’est dire que le rêve de la puissance technologique ne doit pas occulter la dimension humaine du rêve. Comme le fait remarquer Milad Doueihi « La machine fait rêver, mais c’est bien l’homme qui rêve » [16].

 

L’enjeu démocratique et sociétal des Nouvelles Technologies

 

La constellation des réseaux dans une logique de lien et de relation en termes de communication, de partage et de sociabilité présente un enjeu politique, culturel, économique et pédagogique qui mérite d’être mis en exergue. Un réseau social comme Facebook en constitue une illustration emblématique. Il ouvre ainsi une plateforme communicationnelle qui rassemble plus d’un demi-milliard d’internautes. Une « méga-démocratie » virtuelle, avec une potentialisation de l’imaginaire qui recèle une puissance de captation et de fascination et qui a révélé un pouvoir d’agir et de nouvelles résistances contre les dictatures. Un nouvel espace de communication, de circulation fantasmatique qui a fait bouger les lignes par des mutations qui étaient inimaginables, il y a peu de temps, face à l’immobilisme mortifère de certains régimes politiques qui se croyaient inamovibles : « Les pratiques démocratiques elles-mêmes semblent modifiées par le numérique, ainsi que l’illustre le cas du Printemps arabe » [17].

Afin d’élargir à d’autres dimensions pour que ces expériences ne soient pas réductibles à des cas d’école, il importe de le fonder sur un effort théorique d’analyse et de compréhension : « Il nous faut une meilleure connaissance du type de sociabilité qui se noue par ces moyens de communication et des formes sociales qui émergent en économie par exemple, ou en droit » [18]. La volonté de savoir ne doit pas se réduire à une logique de constat des réseaux sociaux comme s’il s’agissait d’un épiphénomène. Or, il importe de mesurer l’enjeu à la fois technique, scientifique et théorique de ces sites de réseaux sociaux en tant que plateforme de rencontres et de communication. Comment définir ces réseaux sociaux en tant que sites ? À cette question répond Nicole Ellison :

 

Un site de réseau social est une plate-forme de communication en réseau dans laquelle les participants 1) disposent de profils associés à une identification unique qui sont créés par une combinaison de contenus fournis par l’utilisateur, de contenus fournis par des « amis », et de données système ; 2) peuvent exposer publiquement des relations susceptibles d’être visualisées et consultées par d’autres ; 3) peuvent accéder à des flux de contenus incluant des contenus générés par l’utilisateur – notamment des combinaisons de textes, photos, vidéos, mises à jour de lieux et/ou liens – fournis par leurs contacts sur le site [19].

 

  1. LE NUMÉRIQUE PEUT-IL CONFIGURER DE NOUVELLES IDENTITÉS CULTURELLES ?

Cette interrogation prend la mesure du risque et des enjeux du contrôle qu’Internet opère sur les identités culturelles par le biais de toutes les offres de service, les prestations commerciales, communicationnelles, culturelles au sens large, sans oublier les jeux, qui sont proposés. Sur plusieurs domaines, le navigateur Google permet d’accéder à plusieurs objets, produits commerciaux, musique, loisirs, livres et articles en tous genres. La vente comme l’achat sont assurés. Comme le soulignent Fogel et Patino : « Une forme nouvelle de la condition humaine naît de l’accès permanent au réseau » [20]. Il apparaît que le réseau comme réalité permanente semble constituer un opérateur de repérage et d’identification de ce qui définit la condition humaine.

On pourrait dire que la dimension virtuelle n’est pas contradictoire avec les modes de manifestation de l’identité culturelle dans la mesure où la fabrique de l’identité numérique n’échappe pas à la manifestation de nouveaux codes culturels où le virtuel se conçoit comme le signifiant déterminant. Ce qui revient à s’intéresser aux modes d’articulation du réseau avec les normes, les traditions, les représentations et les pratiques sociales. Si l’on prend en compte la définition anthropologique de la culture, « une pratique caractéristique d’un groupe », il n’est pas exclu de repérer ce qui constitue l’identité culturelle des internautes. Dans son Manifeste pour une citoyenneté numérique, David Lacomble écrit :

 

La culture et le numérique ne sont pas irréconciliables, comme on l’entend trop souvent. Bien sûr, la culture s’inscrit avant toute chose dans la continuité ; alors que le numérique trouve son souffle dans la rupture permanente… Mais cette différence est porteuse des dialogues à venir [21].

 

Que ce soit sous le registre de l’anthropologie ou de l’innovation technologique, ce qui peut autoriser la reconnaissance de la dimension culturelle au numérique c’est la prise de conscience des ressources inédites qui sont introduites dans la vie sociale, politique, économique, scientifique, culturelle et pédagogique de tous les jours. L’innovation qui caractérise les Nouvelles Technologies est indéniablement porteuse de techniques et de pratiques qui véhiculent des transformations culturelles inédites. Ce qui est nouveau, spécifique et durable s’enregistre sous le mode de pratiques culturelles. C’est dans cette perspective qu’adviennent les conditions de possibilité de l’effectuation concrète de la diversité culturelle. Cette notion résiderait dans le processus de diversification qui, lui, trouverait sa plénitude dans l’espace de la citoyenneté culturelle qu’offre l’univers du numérique qui, pour être virtuel, n’en demeure pas moins porteur de rêve, d’utopie concrète, permettant de « promouvoir un standard d’échanges ouverts » [22].

Ainsi, l’horizon du culturel numérique pourrait se définir comme l’espace qui ouvre à tous les possibles, étant entendu qu’il est bien question de ce qui contribue au processus de création qui, par essence, définit symboliquement la culture au sens fort du terme. Le génie humain, dans ses œuvres les plus aboutie, ne relèverait-il pas de la culture virtuelle, que celle-ci soit poétique, philosophique, littéraire, scientifique, artistique, musicologique ? De cette réalité virtuelle, on peut dire que les Nouvelles Technologies ont produit de nouvelles identités culturelles dans tous les registres de l’expérience humaine de la modernité.

L’aventure numérique comme exploration d’autres possibilités pour l’humanité se définit comme un nouveau paradigme. Celui-ci est constitutif d’un nouvel humanisme que Milad Doueihi définit comme « humanisme numérique » en fournissant la réponse suivante à sa propre interrogation : pourquoi un humanisme numérique ? Tout simplement parce que le numérique est une culture nouvelle, qui, comme toute nouvelle culture, interroge nos certitudes et nos vérités, en mettant en place de nouveaux critères et de nouveaux repères. Ce sont ces repères et ces critères qui sont les objets premiers de l’humanisme numérique [23]. Cet humanisme numérique est dans le sillage des trois figures de l’humanisme telles que Claude Lévi-Strauss les a identifiées : l’humanisme aristocratique, l’humanisme bourgeois et l’humanisme démocratique [24].

On pourrait désormais reconnaître quatre types d’humanisme : l’humanisme antique, l’humanisme exotique, l’humanisme démocratique et enfin l’humanisme global, donc numérique. Quel est le critère fondamental de cet humanisme numérique marqué par la globalisation ? Dans ce sens, cette forme de globalisation façonne les objets culturels, leurs échanges, leurs valorisations tout comme les moyens de leur production. C’est cette circulation sur le réseau, à la fois locale et globale, qui, en fin de compte, justifie ce qu’on a choisi de nommer « l’humanisme numérique ». Elle explique aussi la nécessité d’examiner de près, avec un retour sur nos héritages et leur mise en place dans le cadre de l’environnement numérique, les modifications touchant les concepts tels que l’amitié, les catégories classificatoires du savoir, du social et les notions mêmes d’identité [25].

Il en ressort que l’espace virtuel ne se constitue pas à l’extérieur de la formation historique des pratiques sociales et culturelles. Il convient donc de souligner qu’il est question de reconfiguration de pratiques dont l’effet transformateur leur confère un visage radicalement nouveau. On peut en déduire avec Milad Doueihi le sens de cette mutation numérique :

 

Il se trouve que ces nouveautés sont souvent des reprises et des transformations de procédures et de pratiques qui nous sont familières, mais, en circulant dans un contexte inédit et sur une échelle autre, elles deviennent les agents d’une mutation culturelle et sociale sans précédent [26].

 

Il y a un ressort qui détermine la dynamique de cette globalisation qui semble résider dans le processus de conversion, caractéristique du numérique. La conversion numérique est le principe de cette dynamique fonctionnelle de l’espace virtuel tel qu’il est configuré par les réseaux sociaux et autres plateformes de la circulation du numérique.

 

Le numérique et les héritages classiques : quelles articulations ?

 

On a tendance à penser que l’espace du numérique ne correspond pas aux exigences de l’identité culturelle à travers les organisateurs anthropologiques classiques. Ces organisateurs opèrent à même les représentants codifiés des pratiques les plus illustratives de la sociabilité humaine, mais requalifiés par le convertisseur numérique. Il en est ainsi de la mémoire, du récit, de la culture, de l’identité et de l’amitié. La puissance de transmutation et de mutation que recèle l’espace numérique trouve sa signification singulière dans les liens tissés par « l’amitié numérique ». Cette dimension relationnelle s’inscrit dans la continuité de la célébration de ce qui définit le merveilleux de la rencontre que représente l’amitié. Célébrée comme la modalité de la connexion numérique, l’amitié virtuelle n’en demeure pas moins le navigateur du désir de l’autre qui peut aboutir à des liens solides. L’illustration en est donnée par les relations qui trouvent leur cadre de construction dans les réseaux sociaux ou les sites de rencontres.

On est en droit de s’étonner que ce qui définissait l’authenticité de la relation amicale, qui reposait sur l’accueil du visage, comme dirait Lévinas, semble trouver plus d’occasions de se réaliser dans l’espace virtuel. Faut-il s’en offusquer ou prendre acte de cette évolution sans appel au regard de sa place prépondérante sur la Toile ? L’amitié est devenue la thématique privilégiée des internautes, aussi bien sur Facebook que sur les sites de rencontres amoureuses. « L’amitié (…) représente un exemple privilégié pour étudier la culture numérique, et voir comment elle se nourrit sans cesse de l’héritage culturel le plus large » [27]

Il ressort de ce propos que la continuité anthropologique et culturelle des idéalisations dont l’amitié est investie n’a rien perdu de sa sublimation légendaire. Ce crédit accordé à l’amitié transcende toutes les générations, même si les jeunes sont plus représentés. Question de romantisme, caractéristique de cet âge ! Il convient d’admettre que la virtualité dans ce sens n’entame en rien ce qui constitue l’intensité et l’enthousiasme du désir de lien et de la rencontre avec l’autre. Internet n’a fait, de ce point de vue, qu’amplifier l’intersubjectivité constitutive de l’engagement à l’autre sans lequel il n’est point de tissage des liens humains.

Il faut dire que le dispositif numérique tel qu’il est représenté par les réseaux sociaux met en avant les notions d’échange, de partage, définissant ainsi les contours d’une nouvelle identité culturelle, même s’il faut reconnaître sa détermination virtuelle. C’est en ce sens que les identités culturelles se reconfigurent, par ce paramètre, comme « identité virtuelle ». L’offre de l’imaginaire numérique ne permettrait-elle pas de requalifier le sens de la relation humaine, dans une visée d’identité globale, sans occulter les particularités singulières constituant le terreau de fertilisation des identités culturelles ? Ne faudrait-il pas admettre que par et avec les Technologies Nouvelles, les identités culturelles peuvent enfin advenir effectivement comme espace de l’imaginaire dont la consistance humanisante est de se concevoir comme le concret du virtuel ? On pourrait convenir que l’espace numérique constitue le cadre du lien qui s’ouvre à plus d’un comme autre et proche, dans une variation et une multiplicité dont l’hébergeur est identifié : Internet.

Que dire de l’identité et de la relation dans ce contexte ? Edouard Glissant affirme à ce propos : « […] l’identité n’est plus seulement permanence, elle est capacité de variation, oui, une variation, maîtrisée ou affolée […]. La Relation vit de se réaliser, c’est-à-dire de s’achever en lieu commun » [28]. Désormais, ce qui constitue le processus même de construction des identités culturelles est la logique des variétés, des variations et des multiplicités qu’offre l’espace numérique. L’avènement de l’écosystème dans le champ de la culture est porté par la civilisation numérique dont le mode de présence est la visibilité par la connexion.

 

CONCLUSION

La trace numérique, l’écriture qui s’y déploie, la chaîne associative qui s’y agence et se tisse comme l’espace imaginaire de la toile et l’empreinte subjective des internautes redessinent une nouvelle ère de la civilisation et de la culture. Il n’en demeure pas moins que la navigation dans les sites n’est pas sans danger au regard des agissements de la cybercriminalité en tous genres. La mise en tension de l’angoisse, de la peur et de l’émerveillement devant cette réalité dont la virtualité est effectivement universelle et mondiale constitue l’enjeu des processus de création qui traversent toutes les dimensions culturelles de l’humanité à venir. La sociabilité numérique se donne à voir et s’exhibe par le foisonnement des rencontres, et le nombre considérable d’amis qui défilent par les images, les portraits et les messages.

On pourrait en déduire que : « L’identité doit être à la fois présente et visible. Elle est censée être communicable, transmise par l’image » [29]. Une configuration de l’identité humaine est à l’œuvre dans cette entreprise à la fois créatrice d’une nouvelle ère de civilisation dont le vecteur est le numérique, et sources inquiétude, au regard des mutations qui sont porteuses des usages criminels. L’avènement du « post-humain » suscite des questionnements philosophiques, éthiques et épistémologiques de fond devant l’emprise des Nouvelles Technologies de l’information et de la communication telles qu’elles sont matérialisées par Internet [30]. Il faudra admettre que l’univers du numérique est probablement celui-là même qui se profilait depuis l’Âge des mythes, relayé par Internet, dont le navigateur Google incarnerait la reconfiguration des identités culturelles.

 

BIBLIOGRAPHIE

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BLAY, Michel, Penser ou cliquer ? Paris, CNRS Éditions, 2016.

BRETON, Philippe, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ? Paris, La Découverte, 2000.

DAVID, Lacombled, Digital Citizen, Manifeste pour une citoyenneté numérique, Paris, Plon, 2013.

DEHOUEIHI, Milad, La Grande conversion numérique, suivi de Rêverie d’un promeneur numérique, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Seuil, 2011.

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DEHOUEIHI, Milad, Qu’est-ce que le numérique ? Paris, Puf, 2013.

FOGEL, Bruno, et PATINO, Jean-François, La condition numérique, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013.

GLISSANT, Edouard, Poétique de la Relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990.

JARVIS, Jeff, La Méthode Google, Que ferait Google à votre place ? Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Durel, Paris SW Télémaque, 2009.

WOLTON, Dominique, Internet et après. Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 2000.

 

Revues :

 

ERMÈS « Ces Réseaux Numériques dits Sociaux », numéro 59, Paris, CNRS EDITIONS, 2011.

Le Magazine Littéraire, numéro 530 avril 2013, « Enquête : Internet change-t-il notre façon de penser ? »

 

 

[1] Centre de formation des éducateurs des CEMEA, Paris, France

 

[2] BRETON, P., Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ? Paris, La Découverte, 2000, p. 6.

 

[3] DERRIDA, J., Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 165.

 

[4] BERRY, G., Pourquoi et comment le monde devient numérique, Paris, Collège de France/Fayard, 2008, p. 15.

 

[5] BERRY, G., Pourquoi et comment …, op.cit., p. 55.

 

[6] Id., ibid., p. 29.

 

[7] Id., ibid., p.19.

 

[8] DOUEIHI, M., Qu’est-ce que le numérique ? Paris, Puf, 2013, p. 9.

 

[9] Id., ibid., p. 26.

 

[10] PATINO, B., et FOGEL, J.-F., La condition numérique, Paris, Grasset & Fasquelle, 2013, p. 9.

 

[11] Ibidem.

 

[12] Id., ibid., p. 20.

 

[13] Id., ibid., p. 21.

 

[14] BLAY, M., Penser ou cliquer ? Paris, CNRS éditions, 2016, p. 14.

 

[15] Id. ibid., p. 48.

 

[16] DOUEIHI, M., Qu’est-ce que le numérique ? Paris, Puf, 2013, p. 17.

 

[17] Id., ibid., p.51.

 

[18] DEGENNE, A., « Retour à l’analyse des réseaux sociaux » in Hermès numéro 59, Ces réseaux numériques dits sociaux, Paris, CNRS éditions, 2011, p. 39-40.

 

[19] ELISSON, N., entretien réalisé par Thomas Stenger et Alexandre Coutant, in Hermès, op.cit., p. 22.

 

[20] PATINO, B. et FOGEL, J.-F., op.cit., p. 28.

 

[21] LACOMBLE, D., Digital Citizen. Manifeste pour une citoyenneté numérique, Paris, Plon, 2013, p. 39.

 

[22] Id., ibid., p. 33.

 

[23] DOUEIHI, M., Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011, p. 55.

 

[24] « Lévi-Strauss identifie trois humanismes : l’humanisme aristocratique de la Renaissance, ancré dans la redécouverte des textes de l’Antiquité classique ; l’humanisme bourgeois de l’exotisme, associé à la découverte des cultures de l’Orient et de l’Extrême-Orient ; enfin l’humanisme démocratique du XXe siècle, celui de l’anthropologue, qui fait appel à la totalité des activités des sociétés humaines. » Milad Doueihi, id., ibid., p. 34.

 

[25] Id., ibid., p. 52-53.

 

[26] Id., ibid.

 

[27] Id., ibid., p. 61.

 

[28] GLISSANT, E., Poétique de la Relation. Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p. 155, 156, 219.

 

[29] DOUEIHI, M., Pour un humanisme numérique, op.cit., p. 67.

 

[30] « Le mot post-humain renvoie, normalement, à la convergence de la machine et de l’homme, à la possibilité d’une intersection, à l’intérieur même du corps, entre l’esprit et l’ordinateur. Il désigne l’hybride en puissance qui peut émerger du potentiel des nanotechnologies déployé dans le corps humain. » Milad Dehoueihi, La Grande conversion numérique, suivi de Rêverie d’un promeneur numérique, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Seuil, 2011, p. 31.