Philosophie

MONDIALISATION DE LA CULTURE ET FIGURES DE L’ALTÉRITÉ

Ethiopiques n° 74.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2005.

Altérité et diversité culturelle

Au-delà de la sphère économique, à laquelle elle ne saurait être réduite, la mondialisation se présente comme un véritable catalyseur de transformation pour les cultures du monde. Provoquant, d’une part, une mutation des identités nationales et, d’autre part, un rapprochement des cultures à l’échelle de la planète, la mondialisation se déploie comme un processus qui semble bien revêtir la puissance anonyme du destin. Bon gré mal gré, nous sommes embarqués dans un monde d’échanges et de rencontres des cultures. Ce monde nous influence inéluctablement de nombreuses manières.

L’histoire de l’humanité nous enseigne que les rapports ou les rencontres inter-individuelles, inter-communautaires et surtout inter-nationales ne sont pas, d’emblée, le champ de la communion, de la fraternité, de la solidarité et de l’amour. Elles donnent lieu au conflit : le conflit des cultures [2]. Au cours de ces rencontres, le déséquilibre dans les capacités d’action, dans la fortune, quel qu’il soit, procure aux uns des avantages dont ils profitent au détriment des autres. Garante d’espoir pour les uns d’une ouverture sur le monde et d’une transgression des limites des identités nationales, signe d’impérialisme culturel pour les autres, la mondialisation des cultures débouche ainsi sur la problématique de l’Altérité.

Mais, le rapprochement des cultures à travers la mondialisation peut-il mettre fin au conflit (naturel) des cultures, voire au conflit entre les sujets porteurs de ces valeurs culturelles ? Quelles figures de l’Altérité se dégagent de la rencontre des cultures ? Quel est le regard de/sur l’Autre dans le processus de rencontre des cultures ? Mieux, quel statut revêt désormais l’Altérité à l’échelle de la mondialisation de la culture ?

A travers cette analyse, il s’agit pour nous de montrer qu’en dépit des valeurs d’uniformisation ou d’universalisation des cultures prônées dans la mondialisation, chacun conserve son « quant-à-soi » et défend son identité contre l’Autre souvent vu et jugé à travers le prisme de nos valeurs culturelles.

  1. OSMOSE DES CULTURES OU INTERCULTURALITE

Après la triste période de drame historique caractérisée par l’aliénation culturelle d’une partie de l’humanité, période qui a véritablement dessiné et peint les figures de l’altérité, le monde nous offre aujourd’hui l’image d’une osmose des cultures. Ce fait devrait donner à repenser les rapports à l’Autre. En effet, aujourd’hui

« On danse le tango argentin à Paris, le bikutsi camerounais à Dakar, la salsa cubaine à Los Angeles. Mcdo sert ses hamburgers à Pékin, et Canton sa cuisine à Solo. L’art zen du tir à l’arc bouleverse l’âme germanique. La baguette parisienne a conquis l’Afrique de l’Ouest. A Bombay, on voit le pape en mondovision. Les Philippins pleurent en direct les obsèques de la princesse de Galles » [3].

Sublime et glorieuse image d’un monde devenu un véritable « village planétaire » en dépit des obstacles de l’histoire.

Qui l’eût cru ? D’ailleurs faut-il y croire vraiment ?

La tentation est grande et inévitable, pour un penseur africain convié à parler de la mondialisation de la culture et de son impact sur la question de l’Autre, de revenir sur le drame historique vécu ou subi par son continent. En vérité, l’intellectuel africain, héritant un lourd passé et s’efforçant de forger un avenir nouveau, ne peut appréhender l’altérité à travers les mailles de l’interculturalité sans mémoire du passé. La traite esclavagiste négrière, la colonisation, la dépendance structurelle, l’aliénation radicale, subies par les sociétés dont nous sommes membres, nous interpellent lorsque nous pensons et envisageons le phénomène de l’interculturalité.

Au moment de la Renaissance, la découverte des autres mondes fut pour l’Occident une découverte des autres peuples et cultures. Au cours de cette rencontre, L’Afrique a profondément enduré ce choc des cultures. Pendant des siècles, Elle est restée l’objet d’une curiosité pure, réduite ainsi au statut d’un « objet » de regard. Dans des témoignages de missionnaires, l’Africain était classé juste avant les hippopotames et les éléphants. C’était un être à mi-chemin entre la bestialité et l’humanité. Comment pouvait-il donc avoir une culture ? L’Afrique était un peuple de primitifs. Le Nègre se reconnaissait par ses traits caractéristiques tels la longueur démesurée du sexe et l’hilarité. Hegel, l’une des figures emblématiques de la philosophie moderne, faisait des Africains les enfants de la nuit. Dans La raison dans l’histoire, Hegel refuse d’accorder le certificat d’humanité à ces êtres du continent noir. L’homme africain est, selon lui, un être dans un état d’inconscience de soi, c’est-à-dire à « l’état animal » [4]. Comme le fait remarquer Cheikh Anta Diop,

« Ces identifications caricaturales du Noir à partir de quelques traits psychologiques plus ou moins dégagés seront poursuivies jusqu’à nos jours par des auteurs en mal de définition, en passant par le comte de Gobineau, ancêtre idéologique du nazisme. Pour celui-ci, tout art résulte du mariage de la sensibilité végétative du Nègre, qualité inférieure, et d’une rationalité apollinienne blanche, qualité supérieure » [5].

L’histoire intellectuelle de l’Occident fait du Noir un descendant de Cham, ancêtre de la génération maudite à vie. Comme le fait remarquer Gouraige,

« C’était la certitude théologique qui excluait les nègres de l’entreprise de salut assumé par Jésus-Christ, et qui fixait leur place dans le troupeau servile. Joint à cela que la malédiction que l’Ancien Testament faisait peser sur Cham avait déjà aboli les inquiétudes des consciences » [6].

Dans un tel contexte, tout contact de l’Occident avec l’Afrique est une mission civilisatrice d’un peuple qui, comme Prométhée, ravit le feu à l’Olympe des dieux pour en faire don à l’homme. Lorsqu’il rencontre les autres peuples et leurs cultures, l’Occident ne voit que des mœurs sauvages, une mentalité pré-logique, dégradée, des peuples sans écritures et sans archives, échappant ainsi à l’histoire sous toutes ses formes. Ce mépris, cette négation des aptitudes des autres et leur exclusion ont fini par convaincre ceux-ci qu’ils n’en ont aucune et ont créé chez eux la pire des catastrophes qui puisse saper l’être humain : le manque de confiance en soi. Kinyongo reconnaissait que

« Ce mépris dont nous fûmes souvent l’objet, nous Africains, a contribué à nous faire percevoir nous-mêmes et par les autres autrement que nous ne sommes. Il a fait de nous un scandale d’extraversion et celle-ci nous a tellement vidés de nous-mêmes, tellement aliénés qu’elle a miné en profondeur notre nature véritable d’hommes et de femmes responsables » [7].

Par ce mépris nous ne sommes donc plus ce que nous étions, pour devenir ce que nous n’étions pas.

Ce bref rappel du drame historique de l’Afrique, en cette période où les peuples aspirent à l’interculturalité, se veut un devoir de mémoire, c’est-à-dire celui d’une conscience qui est « conservation et accumulation du passé dans le présent [8] », pont jeté entre le passé et le présent. On ne saurait se réjouir aujourd’hui du kaléidoscope de l’interculturalité que nous évoquions plus haut, tout en ignorant d’où nous venons, comment nous sommes arrivés là et quelle doit être notre place dans cette osmose des cultures. Si la mondialisation de la culture est un caractère du modernisme, il faut savoir que

« « Modernisme » n’est pas synonyme de rupture avec les sources vives du passé. Au contraire, qui dit « modernisme » dit « intégration d’éléments nouveaux » pour se mettre au niveau des autres peuples, mais qui dit « intégration d’éléments nouveaux » suppose un milieu intégrant, lequel est la société reposant sur un passé ». [9]

C’est sans doute le lieu de saluer le combat intellectuel de Cheikh Anta Diop, qui faisait de la réhabilitation des nations nègres et de leurs cultures le motif de sa recherche. Il a très tôt compris que le regard est l’un des instruments de l’impérialisme culturel, plus insidieux encore que la violence coloniale, et que l’aliénation culturelle est une arme de domination plus redoutable que toute autre. C’est pourquoi il estime qu’il est

« indispensable que les Africains se penchent sur leur propre histoire et leur civilisation et étudient celles-ci pour mieux se connaître : arriver ainsi, par la véritable connaissance de leur passé, à rendre périmées, grotesques et désormais inoffensives ces armes culturelles ». [10]

Nous pensons qu’il a, ce faisant, déjoué le piège qui consistait à détruire la culture du peuple noir pour mieux le dominer. Même si des préjugés à la peau dure persistent et influencent encore le comportement des uns et des autres, nous savons désormais que le rapprochement des peuples et des cultures ne doit pas s’accomplir par l’étouffement et l’élimination des valeurs culturelles de la majorité des peuples au profit de quelques-uns.

Malgré tout, c’est une réalité aujourd’hui que les cultures des différents peuples se rencontrent, s’embrassent et se fécondent à l’échelle mondiale. L’avènement de ce que l’Ecole de Francfort nomme « l’industrie culturelle » a contribué à accentuer davantage ce flux des objets culturels. Le développement du machinisme, caractérisé par la fabrication et la diffusion à grande échelle des produits culturels, a accru les contacts interculturels. Mais, en marge de ce machinisme propre aux pays développés, l’Afrique a montré, à travers l’exemple de ce que le Eugène Gousssikindey appelle « la racine d’Afrique [11] », c’est-à-dire le manioc, sa capacité à adopter et à réinventer le produit d’une autre culture.

En effet, le manioc est une « racine » comestible comme l’igname, la patate douce et le taro [12]. Il serait, selon certaines sources, la racine la plus consommée en Afrique. Mais cette « racine africaine » n’a pas son origine en Afrique. Le manioc vient de l’Amérique du Sud. Il aurait été introduit en Afrique vers 1600 par les navigateurs portugais. Cette racine qui fait donc partie de la vie quotidienne de millions d’Africains provient d’ailleurs. Mais, ce qui nous intéresse ici, ce sont les nombreuses transformations que les peuples africains ont fait subir à cette racine pour la plier à leurs cultures respectives, c’est-à-dire à leurs besoins et habitudes alimentaires. Dans les régions africaines, le manioc se consomme soit en « morceaux » soit en « farine ».

En morceaux, le manioc est mangé cru, bouilli, frit ou braisé. Dans certaines zones (Côte-d’Ivoire), les morceaux cuits sont pilés pour donner du « foutou manioc ». La farine est obtenue après avoir réduit le manioc séché en poudre. Cette farine peut être transformée en « foufou » (Congo), « gari », « tapioca » (Nigeria, Bénin, Côte-d’Ivoire, Togo, etc.), « atchèké » (Côte-d’Ivoire), « miondo » et « bobolo » (Cameroun), « chikwangue » (Congo). Toutes ces transformations font appel à des techniques assez complexes et spécifiques aux différentes cultures. Dans certaines régions, les feuilles de manioc servent à préparer des sauces de légumes.

Au-delà d’un simple constat de transformation du manioc, Goussikindey nous invite à tirer deux leçons majeures et fondamentales de ce fait. La première est qu’avant de nous lier aux Latino-américains, le manioc nous lie d’abord à l’Europe, mère du trafic triangulaire. La seconde et la plus déterminante est que

« Les peuples africains qui en ont fait un aliment important ne se sont pas contentés de reproduire ce qui leur avait été transmis par les Portugais des pratiques culinaires latino-américaines. Le manioc est un exemple paradigmatique : il suggère non seulement une possibilité d’assomption de ce qui, originairement, est étranger, mais aussi et surtout l’exercice d’une véritable créativité dans la « manière » de l’assumer » [13].

Cette possibilité ou capacité d’assomption est aussi assumée et assurée par les cultures dites modernes, à partir d’éléments provenant de cultures dites traditionnelles.

L’interculturalité ainsi constatée peut se définir comme l’ensemble des interactions et des interrelations qui se produisent entre différentes cultures, à statut d’égalité, et dont l’enjeu est de se transformer, de dépasser les appartenances en vue de la création de nouvelles identités, de nouvelles cultures. Ce phénomène interculturel implique la reconnaissance de la liberté, de la dignité et de l’identité de l’Autre. Du fait de ce phénomène, il est aujourd’hui difficile de délimiter les frontières des identités culturelles. Selon Marc Augé, « l’émergence de nouveaux phénomènes sociaux et de nouveaux paramètres constitutifs de l’altérité comme les médias et les phénomènes migratoires [14] » participe de cette instabilité des frontières des identités culturelles.

En dehors du « cas manioc » et plus que lui, un autre « cas » apparemment banal devrait donner à penser : Le football. Ce sport collectif prend de plus en plus de l’ampleur et de l’importance au point de s’implanter dans les champs économique, social, politique et culturel, et même de les déterminer à travers le monde. Avant son périple mondial, le football a bien une origine localisée et identifiable : l’Angleterre. En tant que sport, il est un pan de la culture anglaise, tout comme la lutte est gréco-romaine et le Kung-Fu, japonais. Mais bien que né en Angleterre, ce sport semble trouver son temple au Brésil, tout comme la lutte a élu domicile en Afrique, au Sénégal. Bien plus encore, dans des espaces comme les stades de football, nous assistons de plus en plus à des linéaments d’une culture mondialisée. Les équipes nationales tout comme les clubs de football sont des espaces de rencontre de personnes d’horizons et de cultures diverses. Pourtant, quelle union et quelle fusion au sein et autour de ces équipes ! Pour savourer leur victoire, les joueurs de l’équipe anglaise de Chelsea dansent le « coupé décalé » avec l’Ivoirien Didier Drogba, quand en Tunisie, l’équipe nationale fait vibrer tout un peuple au rythme de la « samba » brésilienne avec Santos. Zidane, l’Algérien, fait pleurer des milliers de Français lorsqu’il décide de prendre sa retraite de l’équipe de France. Les exemples sont légion. Dans presque tous les pays, aujourd’hui, l’équipe nationale fait la nation. Sa prestation fait presque oublier tous les différends et les différences nationales. La FIFA (Fédération Internationale de Football Association), avec environ 200 fédérations nationales affiliées, semble compter plus de membres que l’ONU. Non seulement elle réunit plus de monde, mais elle en unit solidement autant par le biais de ce sport dit « roi ».

Ce tableau pourrait nous faire conclure que l’interculturalité est une réalité (empirique), et que les cultures des différents coins du monde se rencontrent à l’échelle mondiale et dans des espaces privés ou publics, pour entrer en interaction. Au cours de ces rencontres, entre des sujets porteurs de systèmes culturels différents, naîtraient de nouvelles figures plus rayonnantes de l’altérité. Bien évidemment, dans ces conditions, le regard de l’Autre ne serait plus le même que celui d’hier, c’est-à-dire celui d’une personne étrange. Les rapports avec l’autre seraient paisibles, ce serait l’union totale !

Mais, au-delà de ce tableau, nous nous demandons ce que pèsent véritablement les cultures du monde. Que vaut la culture africaine face à la culture occidentale. Que représente « l’atchéké » ivoirien en face de la baguette française ? Que pèse le wolof sénégalais en face du français ? « Peut-on mettre dans le même panier la diffusion hors du Japon de l’art zen du tir à l’arc et la commercialisation mondiale d’un film comme Titanic ? [15] ». Que vaut le cinéma français en face du cinéma américain ?

  1. PERMANENCE DE LA CONFLICTUALITÉ CULTURELLE ET FIGURES DE L’ALTÉRITÉ.

En vérité, l’interculturalité dont nous évoquions les traits, loin d’être une réalité, se veut un défi, une volonté qui reste à réaliser pleinement. Pour se réaliser, cette volonté doit triompher de l’éternel problème du conflit des cultures. L’interculturalité soulève l’inévitable paradoxe entre, d’une part, le maintien d’une identité culturelle, et d’autre part, l’ouverture à d’autres codes culturels, ce qui implique une certaine perte de son identité culturelle. Le manioc adopté et transformé par les Africains, selon leurs cultures respectives, n’est plus le manioc latino-américain. C’est d’ailleurs pourquoi, bien qu’aimant cette racine, une personne d’une culture donnée peut trouver « bizarres » et « sauvages » la transformation et l’usage alimentaire faits de cette racine par un autre peuple. L’interculturalité, en tant qu’ouverture et échange entre des ensembles culturels, n’est pourtant possible que s’il y a une reconnaissance réciproque de ces systèmes culturels. Cette reconnaissance suppose elle-même la suppression totale de toute hiérarchisation entre les cultures, dans le sens de considérer chaque culture comme égale et légitimée. En clair, l’interculturalité implique la reconnaissance et l’acceptation des différentes identités culturelles. Or, c’est justement ce que ne peut accepter toute « conscience culturelle » au risque de déclencher le processus de sa propre mort.

L’ethnocentrisme est pour ainsi dire la pente naturelle de toute « conscience culturelle ». Volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment, chacun estime que sa culture est la meilleure, et préférable à celle des autres. Si, comme nous le rappelions, l’Europe considère que ceux qui n’appartiennent pas à la civilisation occidentale ne sont pas des êtres de culture, sont des « sauvages », des êtres de nature, de même chez la plupart de ces peuples dits « primitifs », le monde s’arrête à leur frontière ethnique ou linguistique. C’est donc une attitude présente dans toutes les cultures que celle qui consiste pour les sujets de ces cultures à se considérer comme « supérieurs » ou plus « civilisés » que les autres. Ce point mérite d’être creusé pour notre propos.

En fait, toute culture se rattache d’abord à une société historiquement et géographiquement située. Il y a donc une localisation à la fois sociale et géographique des différentes cultures. La bossa nova vient du Brésil, le football est né en Angleterre, la lutte en Grèce, le zouglou en Côte d’Ivoire. C’est dans ces sociétés aux diverses cultures qu’est né chacun de nous. Dès l’enfance, la culture nous imprègne de manière indélébile, corps et âme. Comme le dit Bergson, « le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité [16] ». Ainsi, notre être est profondément marqué par la culture qui nous a vus naître.

« La conscience devenue Acte, c’est-à-dire mature n’est rien d’autre que le fruit, le produit de la société, de la culture. Dire alors que toute conscience est conscience de quelque chose, c’est affirmer qu’elle contient la culture qui l’a faite être. En effet, notre parole, nos croyances, nos principes de vie, nos valeurs, voire notre vision du monde, ne sont que l’expression de notre éducation, disons de notre culture ». [17]

 

La culture constitue, pour ainsi dire, notre identité. L’on comprendra pourquoi certains biens culturels inaliénables comme les temples, la terre des ancêtres, les dieux, biens qu’on ne peut donner, ni vendre, ni abandonner, et qu’on doit défendre au prix de sa vie, définissent l’identité du groupe et même de chacun. Comme l’écrit Jean-Pierre Warnier,

« L’identité se définit comme l’ensemble des répertoires d’action, de langue et de culture qui permettent à une personne de reconnaître son appartenance à un certain groupe social et de s’identifier à lui ». [18]

En nous proposant un certain répertoire d’actions, la culture nous dispose à agir conformément à ses normes. Or, ces normes qui sont justement différentes et parfois opposées à celles des autres, exigent que nous les défendions en nous défendant nous-mêmes. C’est accepter de mourir que de perdre son identité, sa culture au profit d’une autre. Pourtant, ce que l’homme redoute le plus, c’est la mort sous toutes ses formes. De là naît et perdure le conflit qui émane toujours de la rencontre de cultures différentes. Qui plus est, cette rencontre des cultures, dans la mondialisation, ne résulte généralement pas d’une volonté des cultures respectives. Elle est le fait d’un formalisme qui, de l’extérieur, s’est imposé à certaines cultures. Lorsque l’effet de mode passe, lorsque la curiosité des uns de découvrir les autres est satisfaite, la nature revient au galop. N’est-ce pas une pente naturelle de la mode que de passer et de laisser l’essence des choses se dévoiler et demeurer ? Or l’essence ici, c’est le conflit originel entre les cultures.

Examinons de plus près comment se manifeste ce conflit dans ce que nous appelions l’interculturalité. Le langage du football est certes universel. Sur un même stade, le Japonais, le Brésilien, le Congolais et l’Anglais communient et communiquent parfaitement. Dans l’équipe de France se trouvent Ivoiriens, Algériens, Ghanéens, Congolais et Français. Mais, au-delà des règles de la FIFA, ces athlètes, par la couleur de leur peau, par leurs cultures respectives (s’ils ont été véritablement nourris au lait de ces cultures), se sentent des sujets de leurs cultures. Ni le maillot de l’équipe de France, encore moins les années passées en France, ne peuvent faire oublier à Basile Boli, l’Ivoirien et à Marcel Dessailly le Ghanéen, leurs cultures respectives. Malgré toute l’amitié et la fraternité qui règnent autour du football, les identités culturelles ne disparaissent pas pour autant. Les comportements racistes de certains joueurs et publics, bien que rares, sont là pour nous rappeler qu’ici aussi les différences culturelles sont présentes et pesantes. Le Béninois a beau s’exprimer en français, on lui reprochera son « accent » béninois, marque de son identité, mais aussi de sa distance à la langue française.

« Les Américains mangent les huîtres vidées de leurs coquilles et cuites dans un court-bouillon au lait, alors que les Français les mangent en général vivantes et crues dans leur coquilles. Les uns estiment que la pratique alimentaire des autres est répugnante, et vice versa ». [19]

C’est dire combien la conflictualité culturelle est un fait naturel qu’on ne peut éviter, voire atténuer. Cette conflictualité débouche toujours sur un jugement ou une idée qu’on se fait de l’Autre.

A l’ère de la modernisation des différentes structures de la vie humaine, modernisation dont le modèle est de type occidental, la tendance est à l’uniformisation des cultures, à la convergence des cultures vers un modèle unique. Après les conquêtes coloniales, les grandes puissances mondiales poursuivent leur politique de destruction des cultures singulières. C’est à cet effet que les identités culturelles sont remplacées par l’identification qu’on se voit imposer par les autres. Cette identification qui ne renvoie pas en fait à notre identité, reproduit le regard de l’Autre sur nous, regard chargé de préjugés et de stéréotypes. C’est dire que les préjugés ont vraiment la peau dure ! Les Français, par exemple, ont tendance à amalgamer les immigrés d’Afrique de l’Ouest en une unique identité africaine. Pourtant, ces derniers ne se reconnaissent pas toujours de la même identité. Certains parlent le bété, d’autres le malinké ou l’ashanti. Certains se reconnaissent chrétiens, d’autres musulmans ou animistes. Le débat sur les droits de l’Homme et la pratique de l’excision, le cas du foulard musulman en France, la guerre de « l’Axe du Bien » contre « l’Axe du Mal », la guerre sainte contre « les pays impies » et « corrompus », guerre enclenchée depuis le 11 septembre 2001, ne sont rien d’autre que l’expression ou la tentative d’une érosion de cultures au profit d’autres. Tandis que l’Afrique lutte contre l’européanisation de ses cultures, l’Europe lutte contre l’américanisation de la planète. Le cas est donc qu’à tous les niveaux les cultures se combattent les unes les autres.

Mais, malgré le déséquilibre entre les forces en présence, les « petites cultures » résistent encore. L’autodéfense est une attitude naturelle. Warnier reconnaissait

« Qu’en dépit du choc, les colonisés n’ont pas abdiqué leurs initiatives et leurs inscriptions dans l’histoire. Ils ont su réinventer les traditions, domestiquer l’apport occidental, se l’approprier contre le colonisateur. Ils ont ainsi participé à la production identitaire qui met en échec l’uniformisation par les flux culturels ». [20]

C’est donc dire qu’en lieu et place de l’interculturalité, nous assistons plutôt à une multiculturalité, c’est-à-dire un éventail de cultures conçues comme totalités achevées et juxtaposées, cultures qui ne peuvent se rencontrer que pour se combattre. Dans une telle situation les rapports à l’altérité sont demeurés les mêmes, seules les stratégies d’approche ont changé. Le tableau ci-dessous nous donne une vue synoptique de ces figures de l’altérité. De la rencontre avec l’Autre, ce dernier peut se présenter à moi par exemple comme « obstacle » ; cela signifie clairement qu’il est sur mon chemin, qu’il occupe une place qui est mienne ou que je veux rendre mienne. Mais il m’empêche d’atteindre ma fin. Dans ce cas, les actions possibles à envisager sont soit de le déplacer, soit de l’éviter ou de l’affronter directement avec les forces et stratégies dont je dispose. L’aliénation culturelle comme arme de domination est, dans le contexte de notre analyse, la stratégie la plus courante. L’Autre peut aussi envisager, de son côté, des actions du même genre. Les conséquences qui peuvent se dégager de ces actions réciproques sont par exemple la mort de l’un ou de l’autre, la honte, la soumission, etc.

Les figures de l’altérité

Figures Sens      Actions Envisagées        Conséquences

Obstacle             – Il est sur mon chemin

– Il occupe une place     – Déplacer

– Affronter

– Eviter – Mort, épuration

– Lutte

– Honte

Moyen Il conditionne

l’obtention d’un résultat            – Flatter

– tromper

– pervertir          – Mépris d’autrui

– Autruicide, meurtre des possibilités

Concurrent        Celui qui court en même temps que moi pour gagner   Lutte selon des règles              – Exercice et dépassement de soi

– valorisation de soi et d’autrui dans la compétition.

Collaborateur   Nous partageons la même fin, le même projet. Mise en commun des compétences et des efforts           Valorisation réciproque

– Affirmation du « nous » dans la permanence de l’œuvre produite

Personne           Fin en soi-même par sa nature d’être raisonnable.        – Respect de la personne, sujet moral et sujet de droits

– Mépris             – Justice comme égalité

– Injustice, conflits,

– mimétisme

Mystère             – Ce qui est hors d’atteinte mais dans quoi je suis engagé

– L’impossible au sens de ce qui a fui     – Ignorance du mystère

– Respect du mystère    Narcissisme comme refus de l’Altérité.

Visage de l’Absolu         – Figure de l’absence du silence, le pauvre, le malade, le prisonnier.    Visites  Ineffable

Pitié

De ce tableau il ressort que, malgré la mondialisation de la culture, les figures classiques de l’Autre sont demeurées les mêmes ainsi que ses rapports au Moi et les conséquences qui peuvent en découler. Selon les circonstances et en fonction de nos intérêts, mais surtout en raison de nos différences culturelles, l’autre et Moi avons des rapports instables.

CONCLUSION

Les cultures ont toujours été en contact et en relation d’échange les unes avec les autres. Après la phase de la destruction des cultures singulières à grande échelle qui a caractérisé ces contacts, le phénomène dit de mondialisation de la culture nous offre aujourd’hui le visage inévitable d’une « guerre froide » entre les cultures qui cherchent toujours à s’imposer les unes aux autres. Cette guerre définit et détermine les figures de l’altérité. En fait, toutes les cultures ne sont pas socialement reconnues de même valeur. En fonction de la position inégale dans le champ social, économique et politique qu’occupent les groupes culturels par rapport aux autres, se dessinent les figures des unes et des autres. Mais, quoi qu’il en soit, il est à noter que l’Autre est toujours vu, vêtu du manteau de sa culture, à travers nos lunettes culturelles.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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ELA, Jean-Marc, Cheikh Anta Diop ou l’honneur de penser, Paris, L’Harmattan, 1989.

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GOUSSIKINDEY, Eugène, « Prise de conscience. Apport de la philosophie dans la reprise d’initiative africaine », in Philosophie et destinée des peuples, Kinshasa, Loyola, 2000, p. 53-72.

KABOU, Axelle, Et si l’Afrique refusait le développement, Paris, L’Harmattan, 1991.

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WARNIER, Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2003.

[1] Département de Philosophie, Université de Bouaké, Côte-d’Ivoire.

[2] Dans notre article, « La société entre conflits et espoir » (Ethiopiques n° 72, 1er semestre 2004, pp. 75-84), nous montrions justement que la plupart de nos conflits sont des conflits de cultures. Ils s’opèrent sur un fond de différences des valeurs culturelles. La culture développe « le culte du rejet de l’Autre », car ce que je hais en l’autre, ce pourquoi je le trouve étrange, et étranger c’est l’ensemble des valeurs culturelles qu’il exprime.

[3] WARNIER, Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte, 2003, p. 3.

[4] HEGEL, La raison dans l’histoire, Paris, 10/18, 1961, p.249.

[5] DIOP, Cheikh Anta, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 277-278.

[6] 5 GOURAIGE, Ghislain, Continuité Noire, Abidjan, 1977, p.10.

[7] KINYONGO, Jean, « L’histoire est un drame », in Philosophie et destinée des peuples, Kinshasa, Loyola, 2000, p.19.

[8] BERGSON, Henri, La conscience et la vie, Paris, Magnard, 1972, p. 42.

[9] DIOP, Cheikh Anta, Nations nègres et cultures T. I, Paris, Présence Africaine, 1979, p.16.

[10] Idem., p.15.

[11] GOUSSIKINDEY, Eugène, « Prise de conscience. Apport de la philosophie dans la prise d’initiative africaine », in Philosophie et destinée des peuples, Kinshasa, Loyola, 2000, p.53-72.

[12] Nous emploierons, pour désigner les aliments dont il sera question, non pas « leur nom scientifique », mais leur nom en usage dans les cultures africaines. Nous le ferons dans le seul souci d’exprimer la réinvention et la création dont sont capables ces cultures.

[13] GOUSSIKINDEY, Eugène, op. cit., p. 66.

[14] AUGE, Marc, Le sens des autres, Paris, Fayard, 1994, chap. 6.

[15] WARNIER, Jean Pierre, La mondialisation de la culture, op. cit., p. 5.

[16] BERGSON, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1995, p.1.

[17] BAH, Henri, « La société entre conflits et espoir », op. cit., p.77-78.

[18] WARNIER, Jean-Pierre, op. cit., p.9.

[19] WARNIER, Jean-Pierre, op. cit., p. 17.

[20] WARNIER, Jean-Pierre, op. cit., p. 79-81.

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