Philosophie

COMMENT LA PHILOSOPHIE DOIT-ELLE PENSER L’AUTRE DE COULEUR ?

Ethiopiques n° 74.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2005.

Altérité et diversité culturelle

  1. LA COULEUR DE L’AUTRE

Il y aurait un racisme épistémologique à croire que la couleur ne peut pas faire l’objet d’un questionnement philosophique. Les recherches de F. Fanon, S.L. Gilman ou R. Bernasconi ont démontré que la couleur, loin d’être le simple indicateur physiologique du taux de mélanine, pouvait être encodée par des appareils idéologiques et philosophiques extrêmement complexes. De simple marqueur empirique, la couleur passe alors à l’état de symbole, de valeur ou de signifiant. Le Noir peut ainsi dénoter : la dégénérescence par rapport à un état hypothétique de pureté comme dans la philosophie buffonienne, l’oppression manifeste du système colonial européen comme dans l’analyse psychosociologique de Fanon ou bien l’affirmation d’une nouvelle identité esthétique et philosophique comme dans le discours senghorien de la Négritude.

S’ils donnent au Noir une universalité inédite, ces appareils philosophiques et idéologiques opèrent, à leur tour, un certain nombre de masquages plus ou moins sophistiqués. Le premier d’entre eux – qui est de loin le plus théoriquement évident – est celui de la confusion entre Noir et obscurité empirique. De cette confusion découle le refus d’accorder à l’Autre de couleur [2] – dont le Noir est une manifestation – la capacité de penser, de réfléchir ou de théoriser. En contrepartie, ce dernier se voit conféré un certain nombre d’attributs empirico-symboliques marquant son appartenance au règne du biologique (traits simiesques, force physique, cannibalisme). Bien qu’elles soient de nature très diverse, les stratégies de masquage de l’identité Noire possèdent au moins deux choses en commun. En premier lieu, elles sont incapables de penser l’identité « réelle » du Noir (nous ferons l’hypothèse non essentialiste qu’une telle identité existe dans un sens que nous serons conduit à préciser). En second lieu, elles cristallisent en elles-mêmes cette incapacité, c’est-à-dire qu’elles en sont les symptômes ou les masques. Pour le dire autrement, ces stratégies forment autant de représentations fantasmatiques cachant une même impossibilité ou résistance à concevoir le Noir en lui-même. Sur la base de ce constat, il est possible de définir une façon inédite – nous dirons également « non-philosophique » [3] – de penser l’Autre de couleur en général et le Noir en particulier. Cette nouvelle perspective reposera sur les axiomes suivants dont nous ferons notre cadre de réflexion théorique :

Premièrement, il existe une identité réelle de l’Autre de couleur, celle-ci est radicalement immanente et in(di)visible. Ce qui veut dire qu’elle échappe à toute di-visibilité philosophique par les catégories « colorimétriques » de l’anthropologie coloniale (Blanc/Noir, rationnel/irrationnel, civilisé/sauvage, empirique/transcendantal). Deuxièmement, cette identité montre ou matérialise, à la lumière de son in(di)visibilité radicale [4], l’échec de la philosophie à penser l’Autre de couleur sans toujours déjà le diviser à force de hiérarchie. Troisièmement, enfin, l’aveuglement philosophique à l’endroit du Noir peut faire l’objet d’une critique généralisée dans le cadre de ce que nous appellerons une « science des masques ». Une science aura pour but de décrire, sans discrimination aucune, le dispositif au terme duquel le Noir est fantasmé. En outre, celle-ci devra reconnaître, au préalable, la consistance épistémologique de ce fantasme de façon à pouvoir en faire la description rigoureuse. De la science des masques, on pourra dire, par exemple, qu’elle est l’anthropologie transcendantale des représentations théoriques – des masques en somme – produites artificiellement par la philosophie afin de tenter d’appréhender le Noir (animal, dégénéré, cannibale, sauvage, enfant, etc.). Comme l’a suggéré H. Bhabha après F. Fanon, ces masques en disent toujours plus sur les peurs ou les angoisses de la philosophie elle-même à l’endroit de l’Autre de couleur que sur son identité réelle.

Quatrièmement, nous distinguerons deux régimes colorimétriques du masquage philosophique du Noir : d’une part, le « moins-que-blanc » qui est son masquage par l’instance métaphysique de l’Etre et d’autre part, le « plus-que-noir » qui est son masquage par celle de l’Autre. Le premier type de discours envisage le Noir dans un rapport à la fois hiérarchique et discriminant par rapport au Blanc. Le second type de discours obscurcit au possible le Noir jusqu’à le rendre toujours imparfaitement invisible [5].

  1. PEAU NOIRE

Depuis plusieurs décennies déjà, une certaine critique de l’ « eurocentrisme » philosophique (Eze, Bernasconi, Serequeberhan, Mudimbe) s’est employée à dénoncer, à juste titre, les préjugés racistes des grands philosophes de notre temps. De Buffon à Hegel en passant par Voltaire ou Kant, la philosophie des Lumières a autant fait avancer la connaissance de l’homme, l’anthropo-logos, qu’elle y a injecté de contrevérités. La figure de l’Autre de couleur – assimilée, dans son expression la plus empirique, à l’Africain – apparaît comme un des sites privilégiés de la méprise philosophique. Ainsi, par exemple, pour Buffon le noir est la forme biologiquement altérée du blanc qui, pour sa part, serait la « couleur primitive de la nature ». Ce qui, du point de vue de Voltaire, ressaisi par celui de Hegel, justifierait la supériorité de l’Européen sur l’Africain et, par là, la pratique de l’esclavage. Contrairement à la plupart des critiques du racisme philosophique, nous pensons que cette erreur anthropologique n’est pas simplement d’ordre historique, géographique ou bien scientifique. Nous poserons qu’elle est, d’abord et massivement, philosophique. Autrement dit, s’il y a un eurocentrisme philosophique dont le corollaire est le mauvais traitement anthropologique du Noir, sa raison doit être cherchée au cœur même de la structure philosophique [6].

La thèse précédente possède un certain nombre de corollaires : premièrement, le « racisme » philosophique n’est pas accidentel, c’est-à-dire lié à des conditions contingentes d’énonciation (espace, temps, sujet). C’est un racisme systématique – infiniment plus retors que le racisme spontané de sens commun dont il se nourrit – produit par des appareils eux-mêmes très élaborés ; deuxièmement, s’il est systématique, ce racisme est néanmoins différencié. En d’autres termes, il y a lieu de distinguer – sans pour autant en tirer une hiérarchie – différents racismes dont en particulier ceux qui frappent le Juif d’une part et l’Africain de l’autre ; troisièmement, le traitement anthropologique appliqué spécifiquement au Noir est symptomatique de l’aveuglement philosophique. Bien plus donc qu’un simple accident empirique ou un oubli anodin, le Noir montre une limite structurelle de la philosophie. A ce titre, et sous des conditions qu’il faudra définir, nous posons que le Noir peut être le principe d’une déconstruction inédite du discours philosophique en général et de son racisme en particulier.

Qu’est-ce qui est masqué par la philosophie de l’Etre sous la catégorie du Noir ? Ou encore, de quel manque, hallucination ou angoisse philosophique, le Noir est-il le symptôme ? Selon les critiques invoquées précédemment – dont on remarquera que la plupart continue, plus ou moins consciemment, de s’appuyer sur le logos philosophique occidental dans ses formes les plus contemporaines et souvent les plus controversées (Nietzsche, Heidegger, Foucault, Derrida) -, les réponses diffèrent. Il peut s’agir du présupposé arbitraire consistant à faire de la civilisation blanche européenne l’étalon de l’humanité ; de l’impossibilité pour la philosophie occidentale de sortir réellement de sa clôture anthropologique même dans ses moments post-structuralistes ; de la constitution d’un discours sur l’Afrique biaisé par les enjeux de pouvoir ; d’un racisme ontologique affectant et, par conséquent, limitant fondamentalement la pensée occidentale ou bien d’une foncière ignorance de la culture et de la philosophie africaine lorsque l’on consent bien évidemment à reconnaître l’existence de telles réalités. D’une manière générale, le Noir permet de révéler, mieux, de démasquer l’auto-réflexivité/suffisance de l’Etre-Blanc par laquelle celui-ci s’impose comme origine, étalon ou modèle colorimétrique de l’humanité. Cette prise de pouvoir arbitraire est sous-tendue par la généralisation d’un système de classification ou d’ordonnancement du monde se donnant à la fois comme scientifique (même s’il s’inspire directement du créationnisme biblique) et comme unitaire (c’est-à-dire ne supportant aucune exception à sa propre règle si ce n’est l’arbitraire même de cette règle). Dans cette perspective, même si elles diffèrent dans le détail, les classifications naturalistes de Buffon et de Linné ou bien l’Histoire encyclopédique de Hegel sont autant de solutions imparfaites aux problèmes métaphysiques entourant l’unité du genre humain : faut-il commencer par poser l’unité ou la pluralité des « races » humaines ? Comment organiser philosophiquement cette unité/pluralité ? Faute d’alternatives, la hiérarchie, dont l’ordre discriminant se trouve compliqué par la finesse des ontologies naturalistes, s’impose d’elle-même.

Cela dit, un point essentiel mérite d’être souligné : même si elle est systématique (au sens où elle procède précisément d’un système), la discrimination ou l’exclusion philosophique du Noir n’est jamais radicale. Au pire, elle passe pour une ignorance de sens commun (ce qui l’excuse partiellement) ; au mieux, elle peut susciter l’indignation relative (d’un Buffon devant les violences que certains maîtres font subir à leurs esclaves). De notre point de vue, cette discrimination doit pouvoir recevoir une valeur systématique, être débusquée systématiquement faute de revenir sous des formes plus subtiles. Sous ces conditions, le Noir se présente comme le résidu ou rejet à la fois nécessaire et suffisant venant signaler l’excès du système sur lui-même ; autrement dit, son impossibilité à penser le donné sans toujours déjà l’orienter dans le mouvement téléologique de sa grande Synthèse (progrès, évolution, dégénération, déchéance, destin, etc.). En toute rigueur, il faudrait voir, dans le détail, ce qui est masqué sous les traits du Noir par chaque anthropologie. Pour Hegel, par exemple, l’imperfection fait partie intégrante du système et, à ce titre, l’Afrique, même si elle est qualifié de « société non historique », n’y est jamais totalement exclue [7]. Ainsi, le Noir ou l’Africain déconstruit l’illusion transcendantale d’un sens de l’histoire philosophique en même temps qu’il rappelle cette dernière à la réalité de sa base matérielle (c’est-à-dire à ses conditions particulières d’énonciation). Comme le souligne, à juste titre, C. Lefort :

« Les contradictions de la philosophie hégélienne ne nous retiennent que parce qu’elles font entrevoir celles de toute théorie rationaliste de l’Histoire. A chacune le phénomène de la société « stagnante » pose la même énigme ou offre le même paradoxe : une culture dont le propre est de durer sans devenir ; des peuples qui relèvent de l’Histoire, puisqu’ils sont venus à être ce qu’ils sont, mais qui n’ont pas d’histoire, puisque leurs aventures sont impuissantes à remettre en jeu le sens de l’acquis » [8].

Cette illusion transcendantale – que l’on pourrait, sans craindre le paradoxe, qualifier d’« animiste » – c’est celle selon laquelle l’histoire philosophique et son sujet européen maîtriseraient ou programmeraient les conditions de leur propre devenir ou communauté historique et géographique. L’Africain porterait donc en lui la possibilité critique d’une mise en question du cadre idéaliste de l’anthropologie des Lumières, c’est-à-dire de la croyance en une totalité humaine à la fois ordonnée hiérarchiquement et orientée selon un devenir unitaire (Nation, Peuple, Etat, Communauté). Dans une certaine mesure, l’avènement de l’ethnologie – qui prend justement pour objet les « peuples non historiques » – opère un retour critique relatif sur les présupposés idéalistes et totalitaires de la philosophie de l’Histoire. C’est peut-être dans les travaux de L. Morgan, si attentifs aux fondements matériels de la civilisation, que cette transition commence à se faire la plus apparente [9]. Plus fondamentalement encore, le Noir signalerait le rejet, par l’anthropologie philosophique, de la possibilité d’une histoire (mais aussi d’une géographie) à dimension humaine qui ne contiendrait pas déjà toutes ses interprétations comme autant de traces redondantes de son propre passage. En somme, ce que la philosophie occulte sous sa représentation de l’Afrique, c’est : premièrement, l’éventualité proprement invisible d’un futur qui ne soit pas toujours déjà tracé d’avance et d’un espace qui ne soit pas d’emblée à coloniser ou à (re)découvrir ; deuxièmement, la possibilité d’une histoire (ou d’une géographie) « matérielle » – plutôt que « culturelle » ou « naturelle » – qui ne réfléchisse pas indéfiniment ses propres conditions d’interprétation (histoire de l’histoire de l’histoire, etc.) ni ne détourne les catégories de la science naturelle (classification, organisme, germe, milieu, climat) ; troisièmement enfin, l’hypothèse d’une histoire (ou d’une géographie) qui soit celle de l’homme et non celle de l’anthropo-logo-centrisme européen, c’est-à-dire essentiellement celle des nations et/ ou des ethnies.

  1. VISAGE NOIR

Si le discours de l’Etre-Blanc exclut toujours imparfaitement (au sens où il ne l’efface jamais complètement) le Noir du projet de son histoire universelle, le discours de l’Autre-Juif aurait plutôt tendance à l’y inclure voire à se confondre avec lui :

« As the European self-definition evolved from religious to rational, the stereotype of Jews shifted from religious to rational, the stereotype of Jews shifted from Christ-killers to capitalists. Concordantly the justification for colonization shifted from converting the heathen to civilizing the uncivilized or, finally, to excising those deemed metaphysically beyond the reach of civilization. Throughout, representations of Jews and Blacks had in common the image of the dark Other, rational at best in a debased, nonlinear manner, incapable of higher forms of thought and nobility » [10].

Il existe, en effet, une fraternité a priori entre les conditions d’existence théorique des personnes noires et juives. D’une manière générale, cette fraternité s’articule autour des tragédies communes de l’oppression, de la déportation et de la diaspora. On se rappellera, par exemple, les pages de Peau Noire, Masques Blancs où F. Fanon étend les réflexions sartriennes sur l’anti-sémitisme à la situation des Noirs. Plus précisément, la fraternité entre Juif et Noir trouve sa légitimité dans une certaine interprétation de l’épisode biblique de l’Exode dont se font écho les récits d’esclave, le combat historique pour les droits civiques ou bien la parenté idéologique entre les revendications politiques sionistes et pan-africanistes [11]. Dans une perspective plus philosophique, nombre de penseurs font appel à une pensée d’inspiration juive pour aborder l’Afrique. Ainsi, P. Gilroy reconnaît sa dette intellectuelle à l’égard de certains penseurs « juifs » tout en prenant acte des dissensions politiques entre les communautés juives et africaines/afro-américaines [12] notamment au sujet de l’exclusivité du génocide juif. De même, R. Bernasconi fait de l’expérience lévinassienne du « non philosophique » la condition de l’ouverture de la philosophie occidentale à sa critique africaine. Certains philosophes, comme J-G. Bidima ou L. Outlaw, se sont approprié le schème derridien de la déconstruction au point d’en faire tout naturellement le mode opératoire de la philosophie africaine. Il faudrait également revenir sur ce que la constitution « mythologique » de la diaspora afro-américaine – notamment par le récit qu’en fait la Renaissance de Harlem et son chantre W.E.B. Dubois – doit au modèle diasporique judéo-chrétien. Modèle qui, s’il a été institué en paradigme par Safran, est, aujourd’hui, l’objet de nombreuses critiques et restrictions épistémologiques.

Cependant, cette parenté ne doit pas cacher un certain nombre d’amalgames et de discriminations entre Noir et Juif. Amalgames et discriminations sont précisément les armes que le racisme philosophique utilise non seulement pour subvertir la relation entre le Juif et l’Africain, mais aussi pour masquer ou obscurcir l’identité de ce dernier. Il importe, par conséquent, de commencer par démêler ce que cette relation peut avoir d’équivoque. La fraternité idéologique entre Noir et Juif se décline sous une variété de figures – nous en étudierons trois dans le cadre de cette réflexion – aussi contestables les unes que les autres.

Premièrement, la « mise en concurrence » des drames juif et africain dans le contexte socio-économique américain. La forme extrême de ce capitalisme de l’horreur est la mise aux enchères du prix du pardon à laquelle répond dialectiquement la tentative de hiérarchisation qualitative des génocides. Cette mise en concurrence débouche, à son tour, sur une fraternité « intéressée » poussant aux calculs les plus inhumains : « The more prejudice exists in this country against the blacks, the safer we Jews will be. They are a lightning rod for our protection » [13].

Deuxièmement, le postulat raciste – déjà à l’œuvre chez Hegel – selon lequel Juif et Noir seraient porteurs d’une même pathologie dégénérative ou, ce qui revient presque au même, d’une commune incapacité à atteindre l’universel. Dépeignant le Juif, R. Knox note, à l’instar de beaucoup de ses contemporains, que ses « lèvres saillantes », sa « physionomie souvent noiraude » et la petite taille de son menton « ne sont pas sans évoquer l’Africain » [14]. L’image d’Epinal de la protubérance nasale du juif rappelle étrangement celle de l’hypertrophie sexuelle du Noir. Ce racisme « transcendant » se complique en un racisme « immanent » prenant alternativement la forme d’un « anti-sémitisme noir » et d’un « racisme juif ». L’antisémitisme noir – plus répandu dans les classes populaires et les milieux islamistes – retrouve dans la personne juive les traits qui étaient, jadis, ceux de l’oppresseur blanc. Comme en témoigne assez crûment l’écrivain afro-américain J. Baldwin à la fin des années 1960 :

« In the American context, the most ironical thing about Negro anti-Semitism is that the Negro is really condemning the Jew for having become an American white man – for having become, in effect, a Christian. The Jew profits from his status in America, and he must expect Negroes to distrust him for it. The Jew does not realize that the credential he offers, the fact that he has been despised and slaughtered, does not increase the Negro’s understanding. It increases the Negro’s rage » [15].

Pour sa part, le racisme juif trouve ses manifestations non seulement au sein de la société nord-américaine – où il se cristallise autour des motifs socio-économiques de la sauvagerie criminelle du Noir et de son incapacité à prospérer (sans le soutien hypocrite de la discrimination positive) – mais aussi dans la communauté juive elle-même. Loin d’être homogène, la communauté juive compte, en effet, des représentants de « races » différentes : les ashkénazes d’Europe centrale, les Séfarades judéo-arabes qui posséderaient, selon certaines études, un grand nombre de marqueurs génétiques africains, les Falachas éthiopiens, les Bené Israël, les Juifs de Cochin ou même les Hébreux noirs dont le statut est plus controversé. Plus fondamentalement, l’existence de ces « juifs noirs » n’est pas sans poser de problème à l’unité théologico-raciologique du peuple israélien. Quelle interprétation donner à la malédiction biblique de Cham (particulièrement à la lumière de l’hypothèse diopienne de la parenté historique entre Africains et anciens Egyptiens) ? Comment expliquer les controverses provoquées par le rattachement des Falachas à la maison d’Israël ou bien le racisme entre juifs noirs et blancs de Cochin ?

Troisièmement, enfin, en échappant au discours de l’Etre pour se voir ressaisi dans celui de l’Autre, le Noir acquiert une nouvelle coloration théorique. S’il n’est, dès lors, plus objet de rejet ou de discrimination, le Noir voit son identité supplémentée. En d’autres termes, il revient à la fois comme la figure d’une altérité non hellène (Senghor) que l’on pourrait, toutes proportions gardées, comparer à celle de Lévinas ; comme le symptôme de la pathologie du maître-Blanc (Fanon) ; comme le site à la fois romantique et mystérieux de l’originel, de l’authentique voire de l’inconscient (Conrad, Malinowski, Leiris) [16] ; comme l’horizon critique oublié de la philosophie de l’Etre (Bernasconi, Eze) ou bien comme le paradigme de la pensée fragmentaire post-moderne (Ouattara, Outlaw). Dans ce nouveau contexte, le Noir n’est plus le « moins-que-blanc » enveloppée dans « la couleur noire de la nuit », mais la sombre nuance signalant le défaut, la faiblesse, le désir, l’oubli ou même la culpabilité de l’Etre-Blanc.

  1. HOMME SANS-COULEUR

En somme, il existe deux masquages philosophiques de la personne du Noir. Le masquage par l’Etre opère un rejet toujours imparfait du Noir dans les ténèbres de l’empirique sous les figures de l’animal, du dégénéré ou du cannibale [17]. Ainsi que le rappelle S. L. Gilman, la représentation du corps du Noir porte la marque de ces préjugés. Plus fondamentalement, ce que le Noir masque c’est l’incapacité structurelle – ce que nous nommons également l’aveuglement – de la philosophie des Lumières à concevoir une anthropologie non essentialiste de l’humain. Par là, il faut entendre une anthropologie qui ne préjugerait ni de sa position géographique (l’Europe blanche des Etats-nations) ni de sa fin historique (la réalisation de l’unité de l’Etre). Pour sa part, le masquage par l’Autre a le mérite de révéler la force critique du Noir, à savoir sa capacité à circonscrire et même à transcender les limites de l’Être-Blanc (maîtrise, technologie, ethnocentrisme, sexualité refoulée, etc.). Par un étrange retournement de situation, l’inhumanité technologique de l’Européen dénoncée, de concert, par L. S. Senghor et T. Serequeberhan, finit par se substituer à la supposée bestialité du Noir. Bien qu’il confère une profondeur inédite au Noir, le masquage par l’Autre ne parvient pas à quitter – même sous ses figures les plus étrangères – les marges ou la proximité plus ou moins immédiate de l’Etre, ses excès ou ses défauts.

Partant de ce constat, nous formulons l’hypothèse non philosophique qu’il existe un Noir ou, plus justement, un Autre de couleur qui n’est ni la couleur dégradante de l’empirique ni celle, claire-obscure, des absences de l’Etre-Blanc. Telle qualité de Noir tiendrait sa teinte de l’immanence la plus radicalement dépourvue de transcendance au sens où la pense F. Laruelle, la plus impensable ou invisible donc. Dans ce contexte inédit, l’homme sans-couleur signalerait la forclusion de l’homme à toute mise en question anthropologique-métaphysique touchant par exemple l’unité ou la multiplicité de son genre, l’excès ou le défaut d’humanité, la perfection ou l’imperfection de sa nature. Autrement dit, l’homme sans-couleur précéderait les manipulations discriminatoires de l’anthropologie (division et synthèse par l’Etre) et les opérations d’obscurcissement de l’éthique (retrait et ajout d’altérité). Au final, l’ordre traditionnel de la pensée anthropologique se trouve radicalement bouleversé. Il n’est plus question ni de penser hiérarchiquement de l’Etre-Blanc vers le Noir et, ce faisant, de généraliser la discrimination, ni de la nuancer-obscurcir par l’Autre. Le sans-couleur possède une double fonction : d’une part, il est l’écran invisible où se dévoile le masquage dont le Noir, mais aussi l’Etre-Blanc esclave de sa propre suffisance, sont victimes ; d’autre part, il montre l’utopie d’un homme échappant radicalement au regard dis-criminant de la philosophie dans sa double dimension anthropologique et éthique.

BIBLIOGRAPHIE

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LEFORT, Claude, Les Formes de l’histoire, Paris, PUF, 1978.

[1] Université de Paris X Nanterre, France

[2] Dans un premier temps, nous identifierons de façon peut-être arbitraire « Autre de couleur » et « Noir ». Dans un second temps, nous serons conduit à distinguer ces deux termes. Nous dirons alors que le Noir est une « occasion » de l’Autre de couleur qui en est l’identité de dernière instance. L’originalité de cette distinction sera précisément d’éviter de répéter la coupure empirico-transcendantale, fondatrice, le croyons-nous, de toute discrimination raciologique.

[3] Il faut entendre ce terme dans l’acception que lui confère F. LARUELLE. A ce propos, nous renvoyons à ses nombreux ouvrages indiqués dans la bibliographie.

[4] Dans une perspective comparative, l’identité réelle du Noir aurait quelque chose de l’inconscient freudien dont on rappellera qu’il a d’abord valeur d’hypothèse.

[5] On pourra envisager ce terme dans son acception politique nord-américaine de minorité « visible » ou « invisible ».

[6] Par homologie, c’est peut-être cette même structure discriminatoire qui fonde, dans l’idéalisme kantien ou hégélien, la domination arbitraire de la philosophie sur les autres disciplines ou « facultés » humaines.

[7] Les analyses de C .LEFORT, dans Les Formes de l’histoire (1978), de M. DUCHET dans Le partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique (1985) et de B. BOURGEOIS dans Etudes hégéliennes, raison et décision (1992) mettent toutes en avant l’ambiguïté (structurelle) du traitement hégélien de l’Afrique.

[8] LEFORT, Claude, Les Formes de l’histoire, Paris, PUF, 1978, p. 31.

 

[9] DUCHET, Michel, Le partage des savoirs. Discours historique, discours ethnologique, Paris, Editions de la Découverte/ Textes à l’appui, 1985, p. 170.

[10] GOFFMAN, Ethan, Imagining each other, New York, SUNY, 2000, p. 7.

[11] Dans une lettre, datée du 10 mai 1964, adressée à Jim Booker du journal l’Amsterdam News, Malcolm X soulignait la similitude entre le Pan-Africanisme et le Sionisme dans les termes suivants : « We can learn much from the strategy used by the American Jews. They have never migrated physically to Israel, yet their cultural, philosophical, and psychological ties (migration) to Israel has enhanced their political and economic social position right there in America. Pan-Africanism will do for people of African descent all over the world, the same that Zionism has done for Jews all over the world. If we too return to Africa (not physically) but philosophically, culturally, and psychologically, it will benefit us right there in America, politically, economically, and socially ».

[12] GILROY, Paul, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, Cambridge Ma., Harvard University Press, 1993, p. 206.

[13] KATZ, Shlomo, Negro and Jew : An encounter in America, New York, Mac Millan, 1967, p. 43.

[14] KNOX, Robert, The Races of Men : A Fragment, Philadelphia, Lea & Blanchard, 1850, p. 123.

[15] BALDWIN, James, « Black Anti-Semitism and Jewish Racism », in Toni MORRISON, Collected Essays, New York, The Library of America, 1998, p. 744.

[16] A cet égard, il est intéressant de rappeler que Freud compare la sexualité féminine à un « continent noir » dans lequel un M. Leiris a cru, pour sa part, pouvoir trouver son salut.

[17] En toute rigueur, il faudrait voir, selon les différents cas de figure, ce qui est concédé à l’empirique.