Notes de lecture

MAJNÛN – L’AMOUR POEME ED.SINDBAD-PARIS 1984

Ethiopiques n°46-47

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 3ème et 4ème trimestre 1987-volume 4

 

Nous connaissons certains auteurs dont la vie ou la personnalité sont plus notoires que l’œuvre littérature parfois bien mince.

Voici, (une fois n’est pas coutume) une œuvre riche dont on n’est même pas sûr que l’auteur ait existé ! Majnûn est-il seulement une légende ? Mais si belle qu’elle aurait supplanté l’être réel ? Ecoutons donc son traducteur A. Miquel :

En Irak du VIIe siècle un jeune homme de la tribu des Banu Amir était célèbre par son élégance et sa séduction. Qays, c’était son nom, tomba cependant amoureux de Layla et ce fut réciproque.

Mais il commit l’erreur de chanter leur amour en public. Les parents se fâchèrent car le mariage est une affaire qui se règle entre familles et il n’est pas de coutume que les jeunes aient leur mot à dire. Ils se plaignirent donc au calife de Damas et l’on interdit à Qays de voir Layla. Qays devint « Majnûn » c’est-à-dire le fou.

Sa famille s’inquiéta et voulant « réparer » offrit cinquante chamelles avec une demande en mariage au père de Layla. Celui-ci jugeant sa fille déshonorée refusa. Le père de Majnûn l’emmène à la Mecque pour demander sa guérison. Ce dernier demande à Dieu le contraire. Et il devient cette fois tout à fait fou, rôdant autour du village, mangeant les restes comme un clochard.

Layla se maria. Alors Majnûn s’enfonça dans le désert. On le découvrit un jour mort sur un rocher avec un dernier poème entre les mains.

Le conte est trop beau pour qu’on le taise, ajoute Miquel, si bien que la légende est devenue biographie.

Mais qui fut réellement l’auteur de ces poèmes, il semble qu’on ne le sait point. Par contre ce thème de l’amour impossible qui conduit à la folie existe dans d’autres coins du monde arabe. Ainsi le personnage de Djeha en Tunisie. Thème repris au féminin par un film peu connu, au Maroc, « Un autre ciel », où l’on voit une jeune fille poursuivre un inconnu aimé un soir, jusqu’à l’absurde, jusqu’au désert où elle restera, aliénée de son bon sens.

Nous en connaissons des échos dans notre poésie médiévale ne fut-ce que par la « Folie Tristan » et certains textes de troubadours.

Ce thème est inconnu par contre dans la littérature nègre, du moins à notre connaissance (M. Kane, Bassirou Dieng). On connaît l’amour qui peut conduire dans l’autre monde… C’est une légende boulou-fang (Cameroun) mais on en revient. On connaît le thème douloureux parfois de « l’absente » (Senghor). On connaît le style « amour courtois » avec Fatou Seydi dans la poésie peule (Alpha Sow).

On connaît enfin le chant funèbre à la bien-aimée partie pour toujours : en wolof le poème Fatimata a ainsi porté sur les ondes la douleur inspirée d’un époux inconsolable. Au Sénégal encore les poèmes de Lamine Sall, de Marouba Fall…

Mais la folie, l’amour asocial, radical… je n’en vois point. On meurt parfois à cause d’une femme (Samba Gueladio) mais on ne meurt pas d’amour pour une femme.

Mais revenons à Majnûn ; histoire ou légende, au fond peu importe ; car ces poèmes ont été de toute façon écrits par quelqu’un de bien vivant, bien souffrant même s’il s’agit de souffrance imaginaire. (j’ai en effet connu un jeune français linguiste marié père d’un enfant mignon, qui avait ainsi écrit un splendide poème de 25 pages sur une fiancée morte et totalement imaginée. Le poème était bouleversant. Passionnant pour une psycho-critique !).

Ces poèmes sont splendides et la performance du très savant arabisant André Miquel, professeur au collège de France, nous touche par cet effort et cette fidélité d’une traduction qui pousse le scrupule jusqu’à tenter de retrouver le rythme et la rime du vers tawîl.

En français ce n’était pas évident, mais certes le souffle « passe » et cela du moins est acquis. Nous regretterons peut être l’absence du texte arabe en regard, qui aurait permis aux connaisseurs des deux langues d’en apprécier, d’en mesurer les écarts et les passages.

Mais ne boudons point notre plaisir pour une fois qu’une poésie s’impose souveraine, même si elle nous vient du fond des âges et d’un poète mal identifié… mais après tout Shakespeare n’est-il pas dans le même cas ? – je cueille au hasard :

 

Je ne veux voyager que si le chemin monte

Et je n’aime l’éclair que s’il vient du Yemen

Aimez une Layla et pour morts je vous compte

Même si comme moi vous vivez de chagrin… p. 39

 

Je les entends : « Tu n’as qu’à l’oublier ! »

Et moi je dis : « Je ne veux ni ne puis,

Car son amour à mon cœur est lié

Comme le seau à la corde du puits… p. 40

 

Passant par la maison, la maison de Layla

Je baisse ce mur-ci, cet autre, et celui-là

Est-ce d’aimer les murs que tu perds la raison ?

Non pas les murs mon cœur ; les gens de la maison… p. 54

 

Son amour je le crois m’abandonne à l’errance

Dans un pays perdu, tout seul et dépouillé

Pas un ami pour les dernières confidences

Pour compagnie j’ai ma chamelle et son harnais… p. 62

 

Nous étions à Minâ, au Khayf quelqu’un cria

De mon âme avivant malgré lui les douleurs

Ce cri c’était le nom de Layla sans Layla

Et j’ai cru qu’un oiseau s’envolait de mon cœur… p. 66

 

Je n’irai pas plus loin, Layla : vingt ans c’est trop.

Je t’attendrai ici, pleurant sur ma misère.

Ton amour de mon cœur malade est le bourreau,

Mais contre l’ennemi, s’il est aimé, que faire ?

Je vais où va Layla, et puis elle me laisse.

Telle est la vie : on se rejoint, se désunit.

J’ai, passée à mon cœur, je crois bien, une laisse :

Layla me traîne ainsi partout, et je la suis.

La nuit est mon séjour, mon chemin, et je tremble

Comme le fou dont tout le corps se désassemble… p. 71

 

J’espère vous avoir donné envie, envie seulement de lire Majnûn.