Notes de lecture

TETE DE TURC de Gunter WALRAFF LA DECOUVERTE, PARIS, 309 pages,1986

Ethiopiques n°46-47

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 3ème et 4ème trimestre 1987-volume 4

 

De tout temps le statut social de l’écrivain a fait problème. Platon lui-même le jugeait indigne d’appartenir à sa République. C’est que l’acte d’écrire est révolutionnaire. Il récuse l’ordre social, remet en question les idées reçues. Les gouvernants sont incapables de faire le bonheur de l’Homm. La discrimination étouffe la personnalité humaine. La désinformation fait la fortune des corrompus. Et l’écrivain, conscience du peuple, porte-parole de la majorité silencieuse, rêve de changer tout cela. Or, Musset l’a dit, « Pour dormir tranquille il faut n’avoir pas fait certains rêves ». Ce don Quichotte, qui ne veut pas du sommeil des indifférents, se forgera donc une arme à la mesure de sa douloureuse impuissance. Il sait, comme Montaigne, qu’il faut être hardi pour être cru.

C’est dire combien le statut social de l’écrivain est délicat à appréhender. Parfois reconnu d’utilité publique dans les « démocraties avancées », il est, ailleurs, tout juste toléré. Jusqu’où, se demande-t-on, écrivain peut-il exercer son droit d’écriture en critiquant la société qui l’a fait ?

Question manifestement déplacée pour l’écrivain. Lui, il se soucie plus de témoigner que des vagues que son témoignage pourrait susciter, plus d’efficacité que de morale. D’évidence, il a fait sien le mot de Robespierre : « La société a le droit d’exiger sa fidélité, mais non le sacrifice de ma raison ».

Günter Walraff (pardon ! Ali Sinirlioglu) ne connaît peut-être pas le propos du grand révolutionnaire français. Mais pour se lancer dans cette « aventure spirituelle » (c’est bien de ce vocable qu’il faut qualifier « Tête de Turc »), il a certainement dû se dire : « J’obéis à toutes les lois, mais je n’aime que les bonnes ».

Et dans cette Allemagne Fédérale miraculée, où presque tout incite à l’euphorie, il fallait être Walraff pour « avoir » les mauvaises lois et ceux qui en pâtissent : les immigrés, au nombre desquels un million de Turcs.

Considéré comme l’une des grandes figures de son pays, Günter Walraff est un personnage véritablement hors série. Ses antécédents sont, à cet égard, édifiants. Nous n’en parlerons pas ici : Gilles Parrault, dans sa préface, en donne l’économie. Ce que nous ne nous ferons pas faute de souligner, à notre grand émerveillement du reste, c’est le degré d’engagement inhabituel de l’écrivain en quête de matière.

Journaliste patenté ; ou supposé tel, en tout cas écrivain confirmé, Walraff connaissait suffisamment son sujet avant de franchir le Rubicon. Il pouvait consulter une banque de données, interviewer les gens du milieu, combler les lacunes de cette méthode par l’analyse contradictoire.

Certes, l’Espoir est le fruit de la participation directe de Malraux à la guerre civile d’Espagne. Certes, l’Adieu aux armes doit beaucoup à la compagnie militaire d’Hemingway en Italie. Mais ni Hemingway ni Malraux ne se sont fourrés dans le guêpier pour simplement pouvoir en tirer la substance d’œuvres futures. Et surtout ils n’ont jamais eu à se déguiser pour cela.

Bref, nombreux sont les best-sellers qui sont moins les fruits d’observations directes sur le terrain que les résultats de cogitations littéraires.

Mais quels moyens Walraff a-t-il mis en œuvre pour s’emparer (le mot n’est pas trop fort) des matériaux qui constituent la structure de son livre ?

Selon Jung, « Quand un homme est confronté à une situation qu’il ne peut plus contrôler par ses propres moyens, alors le libido amorce un mouvement de retrait dans une espèce de réconciliation avec lui-même ». Walraff, lui, confronté à une situation dont l’issue est problématique, se coupera les ponts, comme mesure préventive contre cette peur qui est narcissisme honteux. Il va donc descendre sur le terrain, tel un reporter. Mais pas à nu visage.

Descendre sur le terrain, dans cette optique, est d’ailleurs un euphémisme, car pour rassembler les morceaux de puzzle, Walraff s’est fait turc parmi les Turcs. Accomplie sa métamorphose, il se fondra dans la masse anonyme des immigrés en mal de travail, de pain et de justice. Non pas durant quelques semaines, quelques mois mais pendant des années, des années durant lesquelles ce Germain s’est forgé une physionomie de compagnon turc et s’est évertué à baragouiner un sabir allemand. Et comme il se déplace eh terrain varié (on le verra côtoyer, en manière de test, aussi bien le chancelier Helmut Kohl que le politicien en demi-teinte Franz Joseph Strauss, il sera bien des fois en péril. Partageant la misère des Turcs, faisant la même sale besogne que le Turc, cet Iconoclaste a sans doute réalisé une première dans l’histoire de la littérature.

De ces dix travaux d’Hercule, qui auraient déjà bouleversé le paysage social allemand, il est sorti un texte irréductible aux catégories traditionnelles. Ce témoignage est un reportage quant à son fond, mais de par sa forme il est autobiographique.

On sait que le récit historique se définit comme un « mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique autobiographique » « Tête de Turc » ne tient aucun compte de la délimitation des deux catégories verbales du temps et de la personne. Néanmoins, nous pensons pouvoir attester l’historicité de ce témoignage qui interpelle si bien la conscience collective.

En effet, si le discours est souvent à la première personne, le « Je » ne peut être tenu pour conscience centrale unique. Car il y a aussi « Ali » donc ce « Je » est un « Je » sans référent. Et pour cause, il ne renvoie qu’à une image inventée (le Turc), puisque la fonction du langage est d’aider à l’identification de l’Autre.

Aider à identifier l’Autre, telle est précisément la fonction de ce discours. L’Autre, c’est, nous l’avons dit, le Turc. ( « Arrêtez les expérimentations sur les animaux, prenez les Turcs ! »). Et le Turc est devenu cobaye. Au besoin, on le convoie par avion jusqu’en « Terre promise » et on l’oblige à « griller » dans les centrales de l’Apocalypse, où la mort lente les irradie à leur insu. Après, hop ! On les renvoie en Turquie sans un mot d’explication. Subrepticement, c’est à Würgassen ou ailleurs que le nucléaire aura fait son travail de sape. N’importe !

Il existe bien des lois qui interdisent tout cela. Mais pas pour les Turcs. Pas davantage pour Adler, trafiquant de main-d’œuvre bon marché. Pour lui, « les lois sont faites pour être tournées ». Il est le prototype de cette vermine dont l’éthique est fondée sur l’exploitation de l’homme ravalé à la condition zoologique.

Ils sont nombreux dans cette Allemagne aux allures faussement égalitaires, qui ne vivent que de la sueur de l’homme. Il faudrait une encyclopédie pour inventorier ne serait-ce qu’un dixième de leurs méfaits. Ils se sont incrustés partout : l’industrie, la construction, l’appareil politique. Mais de tant de requins on ne peut parler. Astuce ou commodité, ils sont réduits à l’unité symbolique. Conséquence : Adler est un personnage-clé de cette pathétique symphonie ou martyrologe turc. Plus qu’aux géants du business adonnés à une gigantesque traite portant sur des milliards de marks, c’est surtout à lui que Walraff (Pardon ! Ali Levent Sinirlioglu) et ses compagnons auront affaire. Sa présence éclabousse les deux tiers du récit. C’est qu’il est lui, pourvoyeur de main-d’œuvre assujettie, à hauteur d’homme.

Ces esclaves du travail ne sont cependant pas tous des Turcs, car dans le contingent asthmatique, cancéreux, psychopathe, il y a de purs Teutons.

A preuve, Jürgen K. : « J’ai mis un moment à comprendre quel genre d’oiseau était cet aigle d’Adler… Moi on ne peut pas dire que je suis flemmard. Je bossais comme un dingue. Et au bout du compte qu’es-ce que j’ai touché ? 5,9 marks de l’heure, pas d’heures sup’, pas de primes pour le travail de nuit, ni pour les jours de congé où j’ai bossé… Et de plus le compte n’y était même pas ! ». Et l’auteur narrateur de commenter : « . . .Jürgen n’arrive plus à nourrir sa famille (deux enfants en bas âge). Sa mère fait des ménages » .

Partant de la situation faite à l’Allemand, on peut imaginer celle du Turc. Déraciné et comprenant mal la langue de Goethe, il ne se retrouve évidemment pas dans les subtilités d’une législation professionnelle dont il ignore même l’existence. « Ici pas de congés payés, pas de treizième mois, pas d’indemnités de maladie, bref aucun des avantages sociaux garantis au personnel sédentaire ». Et pour cause Adler, qui ne « paye pas à la tâche, mais selon la situation sociale de chacun », partage le gâteau avec Remmert, son acolyte. D’où, pour lui seul, des gains annuels de 48.000 marks – rien qu’en carottant les 3.000 « ouvriers Kleenex » fournis à l’Entreprise Thyssen.

Osman Tokar, Turc bon teint, est malade des poumons, à force de trimer dans une atmosphère dangereusement polluée. Mais, comme tant d’autres, il ne lui sera pas loisible de préserver son capital santé. Il est captif d’un système où le chômage signifie Mort et Expulsion. Or la Turquie n’est plus, pour beaucoup d’entre eux, une terre d’accueil. Et c’est devenu si intenable qu’Osman Tokar confessera un jour l’attrait suicidaire que les hauts fourneaux incandescents exercent sur lui.

« Ce qu’il y a de meilleur en l’homme, dit Wolfgang Johann Von Goethe, c’est de pouvoir frémir ». Ceux qui en Allemagne, ont eu le destin des Turcs en charge avaient manifestement perdu le mot de Goethe. Et c’est peut-être cela toute l’histoire des Immigrés d’Outre-Rhin. Celle d’une ségrégation par amnésie collective.