Philosophie

LIGNES DE VIE ANECDOTIQUES : PERMANENCE POLITIQUE CHEZ VICTOR HUGO

Ethiopiques n°70.

Hommage à L. S. Senghor

1er semestre 2003

L’année 2002 marque le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo. Elle est l’occasion de multiples manifestations autour et au sujet de l’homme, de son œuvre, de sa vie, de ses idées etc.

En réalité, Hugo n’a jamais cessé d’être célébré. En témoignent les plaques de rues, d’établissements scolaires, et même de magasins qui meublent le quotidien de beaucoup de nos contemporains. De même, depuis sa fameuse panthéonisation, en 1885, chaque repère dans le temps est une opportunité pour rappeler le grand homme : 1902 [2], 1935, 1952, et récemment 1985 décrétée officiellement en France « année Hugo » [3].

L’édition de ses textes, la diffusion des écrits, et la critique littéraire ont fini par faire de cet auteur un immortel, car il s’actualise régulièrement en se conjuguant au présent. Ainsi, depuis quelques années, le Groupe Hugo de l’Equipe de recherche « Littérature et civilisation du XIXe siècle » de l’Université Paris 7, sous la houlette de Guy Rosa, effectue un travail métronomique en profondeur, et met à la disposition des intéressés l’ensemble de ses travaux (communications, comptes-rendus de réunions …) ainsi qu’une importante bibliographie exclusivement hugolienne [4]. Cette année verra aussi une importante activité éditoriale centrée autour de Hugo [5].

A travers toutes ces formes, se profilent la charge que colporte le nom de Victor Hugo, qui continue de susciter des intérêts, les valeurs que défendait l’homme, et la réception auprès des lecteurs. Evidemment, tout ceci ne contribue pas à rétrécir ou à délaver l’importance qu’il incarne, malgré les lavages multiples. Bien au contraire, c’est l’image d’un Hugo pluriel qui se dégage, rassurant du coup Jacques Pierre Amette qui lance son cri du cœur : « De grâce, ne réduisez pas Hugo à un buste » [6].

Dans cette dynamique commémorative, avec ses trois types de temporalité (faire connaître un passé, abolir la distance pour actualiser, s’ouvrir sur l’avenir), et face à ces diverses facettes de l’homme, l’option ici est de retracer les lignes de vies hugoliennes, en l’agrémentant d’anecdotes dont elles regorgent et à la lumière des faits à caractère politique de son temps. La relation de Hugo avec le politique et avec la politique vient du fait qu’il a pu voir se dérouler sous ses yeux 1848 et la Commune ; et que par ailleurs il a lui-même été acteur politique, traduisant en actes la fusion de l’homme politique avec le génie du verbe. Les faits politiques ont profondément marqué l’homme de lettres, allant jusqu’à donner une tonalité et une orientation particulières à son œuvre. C’est la raison pour laquelle sa biographie, riche en anecdotes, qu’il n’a malheureusement pas confessés par une autobiographie, peut être lue en terme de lignes de vie. En effet, elle se décrit comme une trajectoire peu commune jalonnée de péripéties dont la plus importante est cette fracture : l’exil. Ce dernier, en tant que silence supposé et absence physique, est assourdissant et pesant à la fois par sa teneur politique et sa production littéraire, sans oublier le face à face indirect que Victor Hugo mène avec l’empereur.

Cette page centrale de sa vie reste pour nous la clé de répartition qui permet de distinguer un avant et un après ; suivant en cela l’auteur qui ne manque de souligner que « cette trilogie, avant l’exil, pendant l’exil, depuis l’exil, n’est pas de moi ; elle est de l’empereur Napoléon III ». Mathématiquement, cette clé est fausse, elle est inégalitaire dans sa répartition. Car 49, 20 et 15 ans ne sont pas de la même classe d’ordre. Tout au plus, elle est opérante du point de vue qualitatif.

Ce qu’il convient d’appeler la première partie de la vie de Victor Hugo s’arrête à la frontière de son pays, au moment où il la franchit pour aller en Belgique. Elle est tout à fait normale, sauf que les facteurs décisifs qui l’influencent sont généralement externes à sa personnalité. Ces facteurs sont d’ordre familial et politique.

Victor Hugo est né le 26 février 1802 à Besançon. Il est le fils du général Léopold Hugo. Son père sert dans l’armée de Bonaparte. Il sillonne le monde de batailles en guerres. Cette instabilité n’est pas sans conséquences sur la vie familiale vite disloquée. Sa mère, Sophie, se sépare de son père avant son premier anniversaire. Le jeune Hugo ne connaît presque pas son père qu’il n’a vu que deux fois, et de façon très brève, à Naples et à Madrid. Il est ainsi éduqué par sa mère qu’il perd en 1821 alors qu’il est encore mineur.

Un autre facteur, intimement lié au premier, sépare davantage Sophie et Léopold. S’il est évident que le père de Victor est bonapartiste convaincu, sa mère nourrit une haine viscérale à l’endroit de la royauté incarnée par Napoléon. Partagé symboliquement entre ce père et cette mère aux convictions politiques si contraires, c’est pourtant aux côtés de sa mère que Victor crie « Vive le roi ! » lorsque Louis XVIII rentre dans son royaume. Hugo sera marqué par cette tension qui a reflété les opinions de ses parents. Son contact avec la réalité politique va forger son point de vue et le faire évoluer de manière substantielle lui permettant ainsi de naviguer entre les deux options familiales extrêmes. Sur ce point précis, il est réellement le fils de ses parents.

L’orphelin affectif qu’il est devenu veut combler le vide sentimental créé par la mort de Sophie. Il a l’intention d’épouser une amie d’enfance, Adèle Foucher. Il lui faut l’autorisation de son père, car il n’est pas encore affranchi de la tutelle parentale légale. La correspondance entre père et fils constitue un cadre de rapprochement. Victor épouse son amie. La naissance de Léopoldine est un bon prétexte pour une rencontre entre Victor et Léopold. Sur invitation du père, celle-ci a lieu au printemps 1825 à Blois, prés de Paris. Il en apprend de son père, et peut-être forge et renforce par-là sa fascination napoléonienne. « Ode à la colonne » écrit deux ans plus tard, suite à l’insulte faite aux généraux de Napoléon à l’ambassade d’Autriche, ne serait pas étranger à cet épisode de la vie hugolienne. Tout se passe comme si Victor avait réussi à rassembler les morceaux éparpillés d’une vie familiale absente de son enfance. C’est un homme tranquille qui va ainsi mener sa vie à la rencontre de la réalité, surtout politique. Et là, il ne sera pas totalement non plus le maître du jeu. L’occurrence des événements qui le touchent plus ou moins redéfinit à chaque fois le nouvel azimut de sa vie. En gros, quelques dates et des faits décisifs vont marquer la vie politique et affecter l’homme de lettres dans sa pensée, son engagement et son statut civique.

D’abord, en 1830 a lieu l’avènement de la Monarchie de juillet. Si Hugo n’est pas encore un grand acteur politique, l’attitude ainsi que les intentions des doctrinaires du pouvoir l’amènent à mieux se définir par la défense de ses convictions intimes. Ces doctrinaires sont essentiellement Guizot et Victor Cousin. Ils entendent théoriser et agir sur les leviers de l’institution éducative afin d’aboutir à leurs fins politiques. Guizot est ministre de l’instruction publique depuis octobre 1832. Cousin est professeur, membre de l’institut, participe au jury de l’agrégation, directeur de l’Ecole normale, avant de devenir à son tour ministre de l’instruction publique en 1840. C’est donc deux fortes personnalités, très influentes aussi bien au plan politique que sur le plan des idées qu’ils défendent. Ainsi, soutiennent-ils la suprématie du pouvoir politique qui, du reste, devrait domestiquer les idées et les subordonner au profit de sa puissance. Hugo sort But de cette publication, en 1834. Dans ce texte, il taille une place aux penseurs dans le dispositif institutionnel, et y attribue à l’art une fonction civilisatrice.

Ensuite, le 7 janvier 1841, Victor Hugo est élu à l’Académie française au fauteuil de Népomucene Lemercier. Il accède à ce temple après quatre tentatives infructueuses. Sa réception sous la coupole se déroule le 3 juin. Il sort des sentiers battus. En lieu et place du discours élogieux à l’endroit de son prédécesseur, Hugo fait part de ses préoccupations personnelles. Il traite d’un sujet qui le tient à cœur : « Quelle doit être l’attitude de la littérature vis à vis de la société selon les époques, selon les peuples et selon les gouvernements ». Par cette allocution d’entrée, il initie son engagement. D’ailleurs, présidant l’Académie, il eut l’occasion de revenir à deux reprises sur le thème : le 16 janvier 1845, à la réception de Saint Marc Girardin et, le 27 février de la même année, à celle de Sainte Beuve.

Enfin, après son entrée à la chambre des pairs en 1845, l’année 1848 arrive avec son lot d’événements. En février, la révolution s’impose presque à Hugo. Il ne voit pas ce qui se déroule sous ses yeux, comme il en témoigne dans son dialogue avec D’Houdetot : « – Le feu commence là-bas. Voyez-vous la fumée ? – Bah, ai-je répondu, c’est la vapeur de la fontaine. Ce feu est de l’eau ». Ce dialogue fait remarquer à Delphine Gleizes « l’incapacité foncière, orchestrée par Hugo, à prendre en charge le fait révolutionnaire, encore à l’état de linéament ». Le relevé effectué par le colonel du génie Leblanc donne la mesure de la violence de février : quinze milliards cent vingt et un millions deux cent soixante-dix-sept milles pavés et quatre mille treize arbres. Victor Hugo est tout de même partisan de la régence de la duchesse d’Orléans. Pourtant, c’est le député élu le 24 juin 1848 qui va vers les barricades à la rue Saint-Louis et à la rue Vieille du Temple [7]. Il n’est plus à la périphérie de l’agitation politique, mais au centre. Et sans se présenter au scrutin de l’Assemblée constituante, il obtint 60 000 voix.

Son élection à l’Assemblée le 13 mai 1849, conjuguée à sa première expérience parlementaire, lui fait connaître profondément le genre politique. Cette expérience vécue avec le regard du témoin, dont la relation dans Choses vues montre la couleur, permet à Hugo de juger de la médiocrité des politiciens. Ici, c’est l’homme de lettres qui découvre le babillage des réunions politiques, le manque de hauteur et d’éloquence de bon nombre de politiciens. Il tient presque un simulacre de bêtisier où il consigne les errements langagiers, les lapsus, et les comportements des élus du peuple. Il est profondément déçu par le désordre parlementaire. La leçon qu’il en tire est simple et grave : au lieu de se concrétiser en espoir réel, la monarchie parlementaire est source de dérive. Hugo qui soutenait Napoléon voit s’éveiller en lui une conviction républicaine. Celui qui a admiré le 15 décembre 1840 le retour des cendres de Napoléon le Grand aux Invalides avait une très haute idée du pouvoir. A partir de là, on sent un début de changement d’attitude chez Hugo.

Entre temps, ses fils Charles et François Victor, qui ont grandi, créent un journal : L’événement. La rédaction de ce périodique est domiciliée à la place Royale, devenue plus tard place des Vosges. Autrement dit, c’est la maison de Victor Hugo qui constitue son siège. Ce journal lui sert de porte voix politique. Pierre Larousse dira plus tard au sujet du journal ceci : « A dix heures, les plumes criaient sur le papier, obéissant aux instructions du maître, écrivant pour ainsi dire sous sa dictée. ’Allez et fécondez le monde politique comme j’ai fécondé le monde littéraire’, leur avait-il dit ». Les résultats des grossesses quotidiennes du journal sont accouchés sous forme de critiques de plus en plus acerbes, surtout envers Louis Napoléon Bonaparte. Car, de plus en plus Hugo est convaincu de la spoliation de l’idée qu’il se fait de la république. Entre les arrestations de ses deux fils le journal est interdit, en septembre 1851, remplacé immédiatement, pour quelques semaines seulement, par L’avènement du peuple. En cette fin d’année 1851, Victor Hugo est dans la clandestinité, parce que recherché. Il finit par se réfugier en Belgique en se déguisant et en usant du passeport de l’ouvrier Lanvin.

A ce propos, en pastichant Jean-François Kahn et en faisant référence aux années 1847-1851, on peut parler de L’extraordinaire métamorphose de la vie de Hugo [8]. Et, au-delà du caractère factuel des événements qui scandent la vie politique et sociale de l’époque, cette partie de la vie de Victor Hugo se résume, selon les mots de Myriam Roman, comme :

« Le paradoxe d’un auteur se découvrant républicain, à mesure que les principes républicains sont bafoués, reflèterait peut-être celui de toute la Seconde République qui ne s’incarne progressivement que par les attentats qu’elle subit » [9].

L’exil a le mérite d’être une période totale. Tout en se rattachant à ce qui précède, c’est aussi une rupture territoriale et temporelle, avec un début et une fin. Dans la vie de Hugo, il représente une étape décisive dotée d’un sens, et se présente comme une occasion dédoublée d’une chance que l’auteur des Châtiments a pu bien déchiffrer.

En franchissant la frontière de son pays en 1851, Victor Hugo ne pouvait s’imaginer que cet exil qui commence allait durer si longtemps. La seule chose positive en ces débuts de vie d’exil, c’est le recul par rapport à sa propre société. L’exil est un moment de réflexion, de méditation approfondie, d’observation à distance, et aussi un temps pour ficeler des projets. C’est pourquoi, d’une certaine manière, Hugo se satisfait de cet exil, tout au moins ne paraît pas en souffrir d’emblée. Selon ses propres termes, il se présente comme un « proscrit satisfait ». Il trouve en Belgique un accueil inespéré, pour le moment. Hugo est à l’aise, oubliant qu’il est encore dans une période de grâce. Volontiers optimiste, il s’imagine qu’il est de son devoir de poursuivre le combat déjà entamé. Plus qu’un devoir, c’est une mission. Faisant écho à un journal belge dans sa lettre à son épouse du 8 mars 1852, le proscrit inverse mentalement la situation avec un narcissisme et un hugocentrisme pathologiques : « …la France n’est plus à Paris, elle est à Bruxelles avec V. Hugo (…) à qui Dieu et la France semblent avoir remis le soin de venger un grand peuple ». Si le cousinage franco-belge peut marcher jusqu’à un niveau donné, il ne faut pas perdre de vue les relations qui sont entretenues par les pouvoirs politiques. D’ailleurs, à la demande du gouvernement belge, Hugo quitte Bruxelles pour Jersey en 1852. Les rumeurs sur la publication attendue de Napoléon le petit circulaient déjà. A Jersey, il trouve une communauté d’une centaine de Français proscrits. En 1855, il quitte ce refuge pour l’île britannique de Guernesey, où au milieu de la mer il fait face à la France.

Pris sous un autre angle, l’exil est aussi une période d’isolement par rapport à des repères humains et géographiques. Il est la porte qui mène à la vacuité, à la tristesse et à la souffrance de l’attente infinie. Hugo est conscient de cela. Et il ne manque pas de jouer sur le registre de la victimisation afin d’entrer dans l’éternité. Il se veut martyr du devoir et de la vérité par le feu qui illumine, afin de plonger dans l’immortalité et la permanence cosmique, rejoignant ainsi l’option d’Empédocle. Egalement, l’exil comme étape, est ce point de passage obligé. Il faut l’expérimenter à l’instar des nombreuses grandes personnalités de ce monde. Il a appris Ce que c’est que l’exil. Avant lui, Voltaire a connu l’exil pendant trente-quatre ans à Ferney, et le grand empereur à Saint Hélène. C’est la garantie du retour triomphant, mais aussi le temps de sa préparation, comme le lui indiquait un autre poète, André Chénier : « Poète, tu es le Phidias de Bonaparte. Phidias avait le marbre de Paros, toi tu as le granit de l’exil. Prends tous ces rochers et sculpte-les avec tes colères. Tu le peux poète océan ». Et tout se passe comme si Hugo avait entendu ce mot d’ordre. Il va ainsi saisir cette occasion pour se faire poète océan, et subir l’attraction du champ politique pour en imprégner son œuvre.

La production hugolienne est, comme qui dirait, dopée par l’exil. Peut-être que le poète est plus inspiré ou qu’il dispose de plus de temps. En tout état de cause, sa bibliographie s’allonge à un rythme accéléré. Il est vrai que deux décennies représentent un temps non négligeable, voire considérable. Hugo met ce temps à profit. Napoléon le petit, Les contemplations, Les misérables, William Shakespeare, Quatre vingt treize, La légende des siècles sortent de la plume de l’exilé. La vie de proscrit politique du point de vue du résultat littéraire est une véritable éclosion. Tout ceci contribue à maintenir Hugo en éveil, dans une relative proximité avec ses lecteurs et le public, et dans une certaine mesure lui assure une permanence qui empêche de fait l’oubli. En effet, parmi les buts de l’exil il y a la recherche de cet endormissement du sujet, et aussi la provocation de l’amnésie collective au niveau de la population. Cependant, cette production littéraire survoltée n’est pas une contribution qui aide à atteindre ces buts. Au contraire, elle fait planer l’ombre de Hugo partout où on tente de le gommer. Le Hugo fantôme, dont parle Pierre Albouy, se manifeste plutôt d’une réunion du comité parisien pour le centenaire de Shakespeare, un fauteuil bizarrement laissé vide entre les participants a été interprété en pensant à l’illustre absent. L’exil a aussi été une chance pour Hugo. Le poète a côtoyé d’autres européens victimes de la proscription dans leur pays. Ces apatrides pour un temps fraternisent. Par rapport à ce qu’ils ont perdu, ils agissent par compensation en s’identifiant mutuellement comme concitoyens du monde. Ils se fréquentent, et chaque occasion est une opportunité pour montrer et renouveler cette solidarité qui les unit. Et cela, Hugo le traduit en vision politique qui transcende les nationalités. C’est pendant l’exil que se fortifie l’idée des Etats-Unis d’Europe centrée sur Le Rhin, que l’auteur chantait déjà en 1842. Car, Hugo a une claire conscience de la nécessite de bâtir un ensemble cohérent et uni, de la nécessite d’éliminer tous ces conflits qui depuis des années se déroulent de part et d’autre de ce cours d’eau. Vision politique certes, mais aussi dimensions géopolitique et stratégique sans conteste dans cette perception hugolienne dans laquelle se manifeste un réel sens anticipatif.

La chance, c’est enfin cette virginité politique que reconquiert l’acteur. Etant inscrit pour longtemps aux abonnés absents, il n’est éclaboussé par aucun des événements qui se déroulent dans son dos. L’exil, en tant que période d’hibernation, lui permet de retrouver une jeunesse, ou alors une exemption politique à toute épreuve. Mais, de son point d’ancrage, il peut émettre des jugements sans se mouiller ou s’impliquer avec la proximité des faits. C’est ainsi que Hugo soutient la résistance mexicaine, se positionne contre l’expédition franco-britannique de Chine en 1861. Paradoxalement, il n’est presque pas intéressé par le fait colonial en cours en Afrique. En tout cas, l’exil offre à Hugo une station favorable ; ce qui fait qu’en 1859, il refuse l’amnistie conditionnelle accordée.

Enfin, pendant cet exil qui a duré jusqu’en 1870, Hugo a connu la douloureuse épreuve de la perte de son épouse, en 1868. Il a pris de l’age. Mais au moins, il a conservé une certaine image qui fait de lui une personnalité de premier plan. C’est un atout qui va faciliter son intégration, ou plutôt sa réintégration dans le tissu relationnel et politique français dès son retour d’exil, en 1870.

Le retour d’exil marque une étape supplémentaire dans la vie de Victor Hugo. Malgré son âge, il ne se veut pas fini et définitivement hors jeu. La scène politique l’attend, et il a des combats à mener. Ainsi, 1870 marque un nouveau départ, au plan politique, avec également une dose d’urbanité jamais absente chez cette personnalité publique.

Au lendemain de son retour d’exil, Hugo est élu à l’Assemblée. Il démissionne, et se fait battre aux élections suivantes. Hugo reste tout de même dans le milieu politique. Il ne néglige pas non plus d’autres figures importantes des lettres. En somme, il côtoie la haute société et les grandes figures marquantes de son époque. Parmi ces personnalités des lettres on peut citer : Michelet, Théophile Gautier, Alphonse Daudet, Georges Sand, Alfred de Musset, Pierre Larousse. Ce dernier momifiait déjà Victor Hugo en l’inscrivant dans son Grand dictionnaire universel, honneur et consécration que l’unique Voltaire a eu à savourer de son vivant. Et du côté des politiques, il y a : Henri Martin, Sully Prudhomme, Félix Faure, Gambetta, Edgar Quinet, Thiers, Mac Mahon, Carnot, Clemenceau, Victor Schœlcher, etc. Avec ce dernier parterre, il est impossible de nier l’implication politique de Hugo. Guy Rosa fait le constat de la présence de tous les attributs de l’homme politique complet chez Hugo : « C’est d’abord un mandat électif – il en a un, ou le recherche ; d’autre part, un cercle d’influence dans la classe politique – il en dispose manifestement, étant lui-même le centre d’un de ces cercles ; un journal, c’est l’essentiel et chaque grand leader a le sien – il contrôle Le Rappel comme Gambetta La République française ; un prestige ou une notoriété nationale enfin dont ne jouissent d’ailleurs que quelques personnalités » [10]. Il entre au Sénat en 1876.

Sur le plan de la vie sociale, deux aspects retiennent l’attention : d’une part, le milieu associatif, qui certainement a voulu s’emparer de cet homme de valeur afin de mieux peser sur la balance du contre-pouvoir ; et d’autre part, la défense de points de vue, notamment au plan juridique.

Hugo rejette la peine de mort. Il est contre la suppression de la vie au nom de la justice. Pour lui, la vie humaine est inviolable. Le dernier jour d’un condamné n’est pas un possible admissible dans la réalité. Et dans cette perspective, il lutte pour l’amnistie des communards. De même, Hugo a défendu en février 1875 le soldat Blanc condamné par le conseil de guerre pour « insulte grave envers son supérieur ». Il sera entendu, et la peine est commuée en détention de cinq ans.

Le milieu associatif de l’époque, incarné entre autre par la ligue des patriotes et la Libre pensée, a croisé le chemin de Victor Hugo. En 1879, Hugo est président d’honneur de la Société des libres Penseurs. Quel que soit le contenu de la Libre pensée (rationalisme, anticléricarisme, …), on n’ouvrira pas le tombeau de Victor Hugo pour en avoir le cœur net. Toujours est-il qu’en 1872, Hugo met l’agent chargé d’effectuer le recensement de la population dans une situation embarrassante. En fait, à la question relative à sa religion d’appartenance, il répond qu’il est libre penseur. A la connaissance de l’agent, cette religion nouvelle n’est ni révélée ni inscrite au fichier des dogmes. Mais, ce qui est certain, et que nous affirme clairement Jacqueline Lalouette, c’est que « Hugo a participé à la lutte des libres penseurs pour les enterrements civils, volontairement à plusieurs reprises… ». Ainsi à la mort de ses fils Charles, en 1871, et François Victor, en 1873, l’auteur de L’art d’être grand-père fera procéder à leur enterrement avec un cachet bien civil.

La ligue des patriotes est, quant à elle, un mouvement d’obédience nationaliste. Elle ambitionnait de défendre l’entité France contre toutes les doctrines internationalistes et humanitaristes. Au lendemain du fameux anniversaire des 80 ans de Hugo, en 1881, une délégation de la ligue des patriotes a porté une médaille d’or portant le nom du poète. La démarche a consisté à lui demander de bien vouloir accepter le présent en guise de signe de ralliement. Hugo vieillissant a-t-il eu la pleine conscience et la pleine mesure de cet événement ? En tout état de cause, la ligue se montrera sensible à l’endroit du vieil homme. Dans son journal appelé Le drapeau, la ligue s’inquiète de l’état de santé de l’homme en son numéro du 23 mai 1885 : « La France est inquiète, Paris souffre, Victor Hugo est malade ». Malgré tout, Hugo est resté égal à lui-même pendant cette période et a mené sa vie d’homme acharné. Il s’était épris de Juliette Drouet en 1833. Il a gardé entier ce sentiment pour celle-ci. Et peut-être qu’il ne se limite pas à sa vieille maîtresse. On le disait amateur de femmes et peut-être voyeur. C’est pourquoi le 19 septembre 1873, Juliette s’enfuit, soupçonnant Hugo d’entretenir à la fois des relations avec Blanche Lanvin et Amélie Desormeaux. Elle revient auprès de son homme après quelques jours de fugue. Hugo, qui a pourtant souffert de cette absence, ne change pas.

Le vieil homme meurt le 22 mai 1885, laissant derrière lui une vie remplie. Sa panthéonisation est une occasion pour le peuple parisien de lui rendre un hommage particulier. En effet, si la naissance peut ne revêtir aucun cachet extraordinaire, la mort peut se transformer en événement exceptionnel qui submerge l’image dramatique.

Marat a été panthéonisé puis dépanthéonisé. Jean-Jacques Rousseau a attendu 1794 pour quitter Ermenonville et se faire déposer entre Voltaire et Descartes. Victor Hugo est directement enterré au Panthéon. Mais, dans la légende des grands hommes et du Panthéon, l’histoire retient encore celle de Hugo comme « une bacchanale funèbre », selon l’expression de Jean-François Kahn. Et nous ne pouvons manquer de citer longuement ce biographe de Hugo pour ce volet anecdotique qui clôt sa vie.

« (…) on clôturait un siècle en embaumant une mémoire. On n’avait jamais vu cela : un peuple portait en terre le démiurge de sa propre légende. (…). On avait tout imaginé, cependant, pour les interdire de spectacle. Le choix d’un lundi qu’on s’abstint de déclarer jour férié, dans l’espoir d’écarter les ’prolétaires’. Le tracé d’un parcours qui, en enfilant les Champs Elysées et le faubourg Saint-germain, évitait les quartiers populeux aux soubresauts maniaques. (…) Paris-sur-Seine s’était réveillé France-sur-Monde. Oceano vox. (…) Puisque c’était d’un enterrement qu’il s’agissait, le silence aurait dû être plombé comme le cercueil. Il paraît que se taire, comme les coupables, est un suprême signe de respect. Dieu n’aimerait point, quand on lui fait parvenir du rab, qu’on se mette à table.

Se taire pour rendre hommage à Hugo, qui, avant que d’être une tête, un ventre, une barbe, une queue, fut une voix ; qui avait été l’un des premiers à ne pas faire bâiller, hors du cercle du bon goût, parce que imperturbablement il refusait le bâillon ! La foule océane avait d’emblée senti ce qu’avait d’incongru une telle exigence. Ce fut donc un gigantesque charivari. Un brouhaha titanesque. On s’égosillait, on s’esclaffait, on entonnait, on récitait, on déclamait, on pouffait, on pétait, on entrelaçait les vannes et les lazzis, les refrains gaillards et les saillies lestes, on donnait de la clique et de la claque, du bastringue et de la fanfare. Ce fut cacophonique, atonal, tintammaresque. Hugolien.

Ce devait être une communion, ce fut une partouze. Gigantesque, énorme, impudique. Un formidable coït collectif. Une orgie démesurée, mélange inouï de procession mac mahonienne et de pique-nique salace. Explosion de vie dans le sillage d’un mort. Comme si une nation se refondait dans l’extase et la fornication. Apothéose de l’auteur du ’Satyre’. Le soir venu,chaque bosquet devint un lupanar. Le moindre fourré servit de chambre de bonne. Les gagneuses de trottoir offraient en hommage au démiurge de Fantine des visites gratuites de leur outil de travail. Ce qui donnait des idées aux grisettes convaincues que s’offrir au glorieux défunt, fut-ce par zizi anonyme interposé, était la plus belle fête qu’on pouvait faire au vieux. Des obsèques ? Ce n’était pas le cas de le dire.

(…)Ce qui n’avait pas empêché le parti clérical, mené par le comte Albert de Mun et par Mgr Guibert, de clamer qu’on avait volé une dépouille à la religion »7.

Les lignes de la vie de Victor Hugo présentent des faces variées. Homme de lettres, il franchit rapidement le fossé pour entrer en politique. Avec le procès intenté au ministre d’Argout, par le Théâtre-Français interposé, il signait sa lettre de mission et sa résolution personnelle au service de la collectivité. Son œuvre protéiforme, sa vie presque aventureuse marquent les esprits, et transpercent les limites de son siècle. Le terme « hugolatrie » inventé par Edmond de Goncourt traduit bien la place de cet homme dans les cœurs.

Victor Hugo a sacrifié sa vie à la politique au nom de la démocratie et de la défense des valeurs humaines. On trouvera en lui toute la panoplie du politique : la politique spectacle, l’adhésion politique, le militantisme et le combat politique.

En outre, chacun peut se réclamer de lui au regard de la diversité de son œuvre et de la variété de ses activités : politique, poète, romancier, journaliste, dramaturge, victime, amant, grand-père, etc. Il est aussi l’homme de son siècle. Il y est né, il y est mort. Il l’a vécu pleinement.

Boris Vian le fait renaître pour le baptiser Victorugo, nous donnant ainsi l’illusion d’une proximité et d’une familiarité avec le grand-père, effaçant du même coup l’hugophobie d’un occupant qui permit la destruction de sa statue en octobre 1941. Aujourd’hui on le célèbre pour ce qu’il a de particulier. On le garde aussi en mémoire pour ce que sa vie a eu d’anecdotique, comme la vie de chacun.

[1] Docteur en philosophie.

[2] Le gouvernement Waldeck-Rousseau a organisé une semaine de manifestations officielles pour le centenaire de la naissance.

[3] RAFFIN, Sandrine, a fait une communication intéressante au sujet de « Quelques usages du nom de Victor Hugo dans la presse de 1985 », lors de la séance du Groupe Hugo du 3 mars 2001.

[4] Voir le site Internet : groupugo@paris7.jussieu.fr.

[5] Citons simplement quelques études parues ou annoncées : Un poète en politique. Les combats de Victor Hugo de Henri PENA-RUIZ et Jean-Paul SCOT, Paris, Flammarion, 2002, 450 pages ; Victor Hugo : la poésie contre le maintien de l’ordre de Henri MESCHONNIC, Paris, Maisonneuve et Larose ; Victor Hugo de Jean GAUDON, Paris, Flammarion.

[6] Le Point, Spécial Victor Hugo, no 1525, vendredi 7 décembre 2001, p. 137.

[7] Sur les barricades, Guy ROSA s’interroge avec juste raison : « Hugo en 1848 : de quel côté de la barricade ? », in La revue du musée d’Orsay, printemps 1999.

[8] Ouvrage réédité sous le titre : Victor Hugo un révolutionnaire, Paris, Fayard, 2000.

[9] « Rupture et continuité : 1848 dans l’œuvre de Hugo », communication au Groupe Hugo, séance du 13 mars 1999, p. 4.

[10] ROSA, Guy, « Hugo politique 1872-1880 », communication au Groupe Hugo, séance du 17 mars 1989, p. 9, ( nous soulignons en gras).