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Philosophie, sociologie, anthropologie

L’ÉTHIQUE DE SPINOZA OU UNE PSYCHOLOGIE APPLIQUÉE À « LA HAINE DE L’OCCIDENT »

Éthiopiques n°93.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2014

 

Yodé Simplice DION [1]

 

« Car le spectre de leurs ancêtres n’a pas fini de s’agiter en eux » (Khalil Gibran, L’esprit rebelle).

 

L’histoire de l’Afrique ne semble être qu’une interminable rhapsodie de défaites et de frustrations. Les Africains, dans leur grande majorité, ne (se) pensent que par rapport à des schèmes largement tributaires de ce passé douloureux qui a pour noms : Traite négrière, esclavage, colonisation. Leur dépendance techno-politique désigne la crise d’un monde qui est face à un paradoxe : réorganiser et se réapproprier son univers contre la rationalité occidentale dominante tout en se soumettant, pourtant, aux règles du jeu imposé par cet Occident qui se veut l’unique foyer d’irradiation d’un monde clos et clôturé. L’ordre néolibéral, irrigué de l’intérieur par un capitalisme sauvage, torture davantage « la mémoire blessée du Sud » et alimente la répulsion pathologique de la raison européo-centrée qui veut toujours avoir raison. Ce rejet systématique de l’Occident, considéré comme l’ennemi absolu, est ce que Jean Ziegler subsume sous le vocable de « haine de l’Occident ». D’où le problème suivant : cette haine de l’Occident peut-elle constituer le levier archimédien, la force mobilisatrice et motivante puissante dont l’Afrique a besoin pour amorcer le bond qualitatif sur le chemin de sa Renaissance ? Comment peut-on renaître, revivre, rebondir, à l’échelle de l’individu comme à celle d’une nation, quand l’on est animé et ravagé par un affect passif aussi inhibiteur et destructeur que la haine ?

Notre étude, qui s’adosse au penser spinozien, dont l’actualité de l’économie générale des affects dans l’Éthique se justifie de ce fait, s’engage à montrer que la « haine de l’Occident » telle qu’elle se manifeste dans les pays du Sud, et telle que théorisée par Ziegler (I), ne peut favoriser efficacement l’affirmation de la puissance d’affirmation de soi de l’Africain (II). La voix de la haine, assez répandue dans l’hémisphère Sud, est la voie du suicide par auto-empoisonnement, car elle ensemence en l’homme africain les germes d’une vie inauthentique qui contribuerait davantage et bien malheureusement à altérer son esprit créatif, à dévitaliser et déviriliser son conatus.

 

  1. LA « HAINE DE L’OCCIDENT » : ESSENCE, EXISTENCE ET VALEUR

Que faut-il entendre par « haine de l’Occident » ?

 

En son essence même, la haine est une passion irréductiblement mauvaise en tant qu’elle signifie un sentiment de forte répulsion à l’égard d’une idée, d’une chose ou d’une personne. Haïr, c’est rejeter, ne pas accepter la proximité et la contiguïté au point d’adopter une attitude d’hostilité. De la sorte, la haine, qui peut se manifester de manière spontanée et affective, peut tout aussi bien se déployer socialement et historiquement de façon plus froide, calculée, méthodique et systématique.

L’expression « haine de l’Occident » peut s’entendre au moins en deux sens : d’une part, la haine que l’Occident porte à l’altérité représentée par tous les autres peuples ; d’autre part, la haine que les autres peuples vouent à l’Occident. On pourrait même penser que cette haine est réciproque, et que la haine dirigée contre les Occidentaux serait la haine de la haine occidentale.

Phénoménologiquement, la haine de l’Occident envers les autres peuples doit être vue comme toutes les formes historiques de manifestation de la suprématie millénaire et incontestable de l’homme blanc, donc la supériorité écrasante du mode de production capitaliste et impérialiste sur tout autre mode de production humaine : la Traite des Noirs, l’esclavage, le colonialisme ne sont que les modalités historiques de ce sentiment de négation de l’autre que soi. Mais, comme le note Jean Ziegler, il n’est pas certain que l’Occident lui-même ait pris conscience de cette haine envers les autres peuples, assuré qu’il a contribué, en témoigne le fameux discours de Sarkozy à Dakar en juillet 2007, à intégrer le reste du monde dans l’histoire universelle : « Rarement dans l’Histoire, les Occidentaux ont témoigné d’un tel aveuglement, d’un tel détachement, d’un tel cynisme qu’aujourd’hui. Leur ignorance des réalités est impressionnante. Et ainsi s’alimente la haine » [2]. Surdité et cécité de l’Occident sur sa haine de l’autre peut-être, mais pas sur la haine presque universelle dont il est l’objet de la part des peuples victimes de son hégémonisme politique, économique et culturel. C’est donc sur cette haine des peuples de l’hémisphère Sud pour l’Occident, dont parle principalement Jean Ziegler, que nous axerons notre réflexion. Cette haine qui,

 

tel un cancer se métastasant, se ramifie au cœur des sociétés du Sud elles-mêmes, sous formes de dominations oligarchiques du capitalisme international et détestées par les populations en tant que représentations concrètes de cet ordre fabricateur d’inhumanité chronique [3].

 

Raisons et manifestations de la « haine de l’Occident »

 

Pour l’Occident, mondialiser, c’est s’imposer en maître aux autres peuples. C’est fonder sa suprématie sur un universalisme démocratique et moralisateur qui ne dissimule que fort mal un impérialisme transcontinental [4] étranger à toute idée de solidarité internationale. Ce système mondial oppressant de domination et de vision totalisante de l’histoire suscite dans l’hémisphère Sud la montée en puissance d’une haine aussi bien affective, idéologique, économique que politique. Cette haine est alimentée par le double discours du Janus bifrons Occidental qui dit ce qu’il ne fait pas et fait ce qu’il ne dit pas ou, si l’on préfère encore, qui ne dit pas ce qu’il fait et qui ne fait pas ce qu’il dit. Une telle schizophrénie, au dire de Ziegler, serait la cause de l’hémiplégie de l’ONU, instance supposée régler les problèmes et réguler les rapports internationaux.

Jean Ziegler donne dans son livre les deux raisons de la haine de l’Occident : d’une part, la soudaine résurgence de la « mémoire blessée du Sud » et, d’autre part, la contradiction entre la démographie et le pouvoir. Cette haine du Sud pour l’Occident se donne à voir comme un mélange de construction rationnelle et politique, et de pulsions pathologiques, qui impactent la stabilité mondiale. Si la haine raisonnée est celle qui se pense à travers un retour réflexif sur le passé douloureux pour indexer, comme le font des penseurs comme Kwame Nkrumah, l’Occident comme unique responsable, la haine pathologique, elle, plus spontanée et émotionnelle, est à la base, selon Ziegler, des attentats du 11 septembre 2001 [5], de l’activisme d’Al-Qaida et des groupes djihadistes et salafistes.

Il n’y a rien de plus naturel qu’une société traumatisée, humiliée et violentée réagisse, notamment par la haine. Or cette haine impacte négativement toute communication authentique, tout dialogue. Ou plutôt, s’il y a dialogue, c’est un dialogue de sourds, donc voué à l’échec, où les peuples du Sud tirent à hue en réclamant justice, repentance et réparation, quand les Occidentaux, tirant à dia, estiment n’avoir rien à se reprocher [6]. La « haine de l’Occident » exprimerait alors la révolte face au négationnisme de cette « mémoire triomphante, arrogante, imperméable au doute » [7], caractéristique de l’attitude occidentale. Ce qui se joue ici, de manière confuse et brutale dans le magma de la haine pathologique, en termes de résistances ou de contestations armées de l’ordre mondial de type occidental, ou de manière beaucoup plus raisonnable et idéologique dans la haine raisonnée, c’est le désir des peuples du Sud d’opérer la rupture définitive avec cette hydre du capitalisme occidental. D’où l’enjeu même de la réflexion sur ce concept opératoire et plus que jamais paradigmatique du discours ambiant dans les pays du Sud.

 

Enjeu et actualité du débat

 

La « haine de l’Occident » agit désormais comme un paradigme qui organise la pensée aussi bien que l’action politique dans l’hémisphère Sud, en Amérique latine notamment. Elle structure et discipline une organisation de masse désireuse de renverser l’ordre mondial en tranchant le nœud gordiennement noué des relations asymétriques entre le Nord et le Sud. Or, pour fusionner ainsi dans un même élan politique et social des intérêts aussi divergents, pour que les peuples sortent de leur léthargie pour affronter leur histoire en face et prendre leur destin en main, il faut ou un mythe mobilisateur [8] ou une puissante force émotionnelle et insurrectionnelle ; entendons : « Une insurrection des consciences, des identités, des mémoires ancestrales » [9] qui agit comme levier archimédien d’une identité opérationnelle visant à la construction d’un État national, pluriethnique, démocratique et solidaire, aux antipodes de l’État colonial actuel, illégitime parce qu’inachevé en soi et inachevé parce qu’exogène [10].

Si, dans l’hémisphère Sud, les luttes permanentes contre l’ogre capitaliste constituent le thème dominant de toute réflexion politique, c’est parce que « la haine de l’Occident », comme répertoire sans fin de la barbarie d’une civilisation sur tant d’autres, est censé stimuler et aiguiser le rejet radical de cet ordre unique et inique afin de s’en libérer. Ce travail idéologique serait le seul moyen de s’assurer le soutien actif des masses laborieuses sans qui ce combat serait perdu d’avance. La haine agit donc ici comme catalyseur, comme électrochoc. Or c’est cette capacité supposée « positive » de la haine que nous interrogeons et soumettons à un examen critique à partir d’une étude spinoziste de cet affect. En clair, « la haine de l’Occident », comme concept opérationnel, peut-elle véritablement créer les conditions d’un monde cosmopolitique [11] plus convivial, et poser les bases d’une forme de mondialisation à caractère démocratique qui incarnerait l’humanisme, la tolérance et la réciprocité tout en promouvant les droits de l’homme, du citoyen et des peuples [12] ? Une appréhension plus objective de la haine ne nous obligerait-elle pas à voir en elle un affect négatif, inhibiteur qui anesthésie toute affirmation du conatus africain ? Plus généralement, en quoi haïr l’Occident conduirait l’Afrique à se redisposer moralement et intellectuellement à la maîtrise de son destin ?

 

  1. L’ÉTHIQUE OU UNE PSYCHOLOGIE APPLIQUÉE À « LA HAINE DE L’OCCIDENT » POUR LIBÉRER LE CONATUS AFRICAIN

L’Éthique de Spinoza est un « véritable catalogue de nos errances affectives, un démontage rigoureux de la mécanique de nos passions » [13]. En l’appliquant à notre époque, nous verrons que Spinoza considère la haine comme un affect négatif et inhibiteur qui, par conséquent, ne saurait être promoteur d’un conatus africain orienté vers une Renaissance.

 

La haine, un affect négatif et inhibiteur

 

Traditionnellement, le terme affect dérive du latin affectus et désigne un état de l’âme, un sentiment. L’Éthique désigne l’affect comme étant une affection [14] du corps en même temps que du mental (mens) par laquelle la puissance d’agir est accrue ou réduite. Aussi un affect qui est une activité, un acte en même temps qu’une puissance, peut-il être actif ou passif. Un affect est considéré comme actif lorsque notre nature en est la cause adéquate ; il est dit passif lorsque notre nature ne suffit pas à l’expliquer clairement et distinctement [15].

Selon la psychologie spinozienne des affects, il existe trois affects fondamentaux : le désir, la joie et la tristesse dont dérivent d’autres affects comme l’amour, la haine, l’inclination, la dévotion, etc. Si l’Amour apparaît comme un affect actif, au même titre que le courage, la générosité, la sobriété ou la clémence, on ne saurait en dire autant pour la haine qui, comme la tristesse, la crainte ou le désespoir, fait partie des affects toujours passifs.

Précisons que toute affection de l’esprit ou du corps n’est pas nécessairement un affect. L’image de l’Occident est une affection du mental mais peut constituer en soi une affection indifférente à l’accroissement ou non du conatus. C’est plutôt l’effet qui résulte de cette perception ou image qui peut constituer un affect. La perception, l’image et l’idée de l’affect sont une chose, l’amour et la haine de cette chose en sont une autre. Lorsque nous sommes habités par la haine, nous sommes dans le cas de figure d’une méprise affective, d’une dépendance affective aliénante qui a sur nous des effets aussi négatifs que la jalousie, la culpabilité, le remords ou la mésestime de soi. De plus, nos passions s’enchaînent les unes aux autres, se transmettent et se transfèrent l’une à l’autre, et se métamorphosent en leur contraire selon des lois rigoureuses. Balthasar Thomass évoque à ce sujet, chez Spinoza, une épidémiologie des affects [16] que nous pouvons appliquer à la « haine de l’Occident » : la Traite négrière, c’est-à-dire la négation de l’humanité du Noir est l’œuvre de l’Occident. Or, selon le mécanisme par ressemblance [17], transfert affectif très ordinaire, les hommes raisonnent toujours par similitudes, parfois sommaires. Nous haïrons, par conséquent, l’Occident aujourd’hui encore parce que, pour nous, l’Occident d’hier, coupable de cette annihilation anthropologique, et celui d’aujourd’hui, qui en est son héritier et son continuateur, sont une seule et même chose, viscéralement racistes, dominateurs et prédateurs selon des formes historiques toujours renouvelées.

À ce mécanisme de la ressemblance va s’adjoindre le mécanisme de l’imitation affective et de l’identification. À ce sujet, l’Éthique affirme : « Qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit, sera joyeux » [18] . Si nous sommes donc naturellement enclins à aimer ce qu’aiment ceux que nous aimons, et à haïr ce qu’ils haïssent, de même nous sommes portés à haïr ce que nos ennemis aiment, et à aimer ce qu’ils haïssent. Comment comprendre en effet, sinon par ce moyen, la popularité inégalée de Ben Laden dans le Tiers monde après le 11 septembre 2001 ? Ou que les dirigeants politiques adoubés par l’Occident soient traités par nombre d’intellectuels progressistes du Tiers monde comme étant des « suppôts du néocolonialisme » [19], et qu’au même moment, certains leaders nationalistes-souverainistes comme Hugo Chavez, Evo Morales ou même Robert Mugabé soient célébrés comme des Résistants ou des Libérateurs [20] ? C’est que, dans la logique de la haine, la tristesse de celui que nous haïssons soulage notre propre tristesse [21]. Et nous imaginons que, affaibli par sa tristesse, la capacité de nuisance de cet être haï diminue significativement et le rend moins apte à nous rendre tristes et, donc, à nous affaiblir [22]. En nous réjouissant ainsi du malheur des autres et en nous attristant de leur bonheur, nous sacrifions nos désirs authentiques à ceux des autres et aboutissons ainsi à l’autre négatif de la liberté : l’aliénation. Enfin, par le mécanisme de la réciprocité [23] sous-tendu par celui de l’imitation affective, le fait d’imaginer que quelqu’un nous veut du mal nous conduira à lui en vouloir réciproquement. Il en résulte la proposition fondamentale suivante :

 

Si quelqu’un a été affecté par un autre, appartenant à quelque classe ou nation différente de la sienne, d’une joie ou d’une tristesse qu’accompagne l’idée de cet autre, comme cause sous le nom universel de la classe ou de la nation, il aimera ou aura en haine non seulement cet autre, mais tous ceux de la même classe ou de la même nation [24].

 

Cette affirmation pose clairement la question de la généralisation d’un sentiment à l’échelle d’une nation pour le transformer en un préjugé xénophobe ou son contraire. Ce mécanisme permet de créer de toutes pièces l’objet de haine – à travers un répertoire de stéréotypes – afin de le vouer à l’exécration universelle. Elle s’inscrit dans le sens du développement de l’étude psychologique des idées et des comportements, et annonce la constitution à partir du XIXe siècle de la psychologie des masses comme discipline à part entière. C’est ici, au cœur de cette proposition de l’Éthique, que se loge le piège de la haine.

 

Piège et/ou paradoxe de la « haine de l’Occident » : libérer le conatus africain

 

Sur la base de cette psychologie des affects, l’on comprend aisément que la « haine de l’Occident », sur fond de « reconstitution mémorielle » d’un passé d’occupation et de destruction, ne peut que déboucher sur l’ostracisme, le repli identitaire, communautaire ou tribal, le racisme. Deux paradoxes surgissent aussitôt : d’une part, comme le montre François Warin, citant Montherlant, « le contre-torpilleur est nécessairement aussi un torpilleur ». Autrement dit, en stigmatisant l’Occident, on n’échappe pas pour autant à l’Occident et on se condamne même à répondre à la diabolisation par la diabolisation en reproduisant contre lui les tares qu’on lui reproche. Le régime de la terreur, comme réponse à l’absurdité d’un monde si profondément inégalitaire voulu par l’Occident, imite ainsi son autre négatif qu’est le capitalisme prédateur. Ce mimétisme de « l’ennemi intime » [25] est perceptible à travers les différents extrémismes qui n’offrent pas toujours de projet alternatif mais une image inversée de la modernité en construisant, dans le cas du fondamentalisme musulman, « un universel en miroir de l’Amérique […] où l’uniformisation des comportements se fait sur le modèle dominant américain » [26]. Or il semble que ce travers est l’apanage du paradigme colonial tant décrié.

D’autre part, en contestant les stéréotypes occidentaux, l’occidentalo-phobe se fait afro-lâtre et est ainsi amené à imaginer une vie « indigène à l’authenticité fantasmée, vie idyllique fondée sur le consensus et l’entraide » [27]. Ce primitivisme [28], véritable déni d’historicité, féconde toutes les formes d’extrémismes qui nous conditionnent à « ne plus sentir notre propre odeur » et à rendre l’Occident seul responsable de notre misère et de notre retard. L’échec de la libération du colonisé vient de sa conception même de la libération comme restauration d’un ordre politique ante-colonial qui consiste pour lui à quitter une histoire empruntée, insoucieuse de son ipséité culturelle, pour l’installer de nouveau dans « l’être-été sécurisant de la tradition » [29]. Le retour à l’âge d’Or du statu quo ante n’est que chimère dès lors que le système technicien a favorisé l’installation de structures de reproduction telle que l’école, et l’émergence d’une formation sociale qui, bien qu’oppressive pour tous, demeure dorénavant l’Un nourricier du Multiple dévitalisé [30]. L’africanisme comme rêve d’authenticité et comme retour à l’originel /originaire se fourvoie ainsi en un afrocentrisme dogmatique qui, en tant qu’autocélébration nombriliste, se dévoie en afro-lâtrie face à un monde impérialiste fondant sa vision technicienne dans le projet cartésien d’une « mathesis universalis » qui désigne la consubstantialité du processus de connaissance qui vise à l’intelligibilité et de la pratique de maîtrise de la réalité qui vise à la domination [31].

En somme, notre immersion dans la description spinozienne des affects vise à nous amener à comprendre ce qui se joue pour nous, Africains, dans ce contexte d’occidentalisation du monde [32]. C’est par la raison et la réflexion des affects qui nous enchaînent que nous pourrons orienter nos désirs dans un sens plus positif, apte à accroître notre conatus comme puissance d’affirmation de notre soi. Le poids du passé ne saurait être la cage qui empêche l’oiseau de la liberté et de la créativité de déployer ses ailes. Si la haine doit être le moteur de notre histoire, ce sera une histoire haineuse, et « la haine ne peut jamais être bonne » [33] ; d’une part, parce que nous nous efforçons de détruire celui que nous haïssons ; d’autre part, parce que face à la douleur et à l’adversité, nous réagissons par la haine (envie, colère, mépris, vengeance). Or la réaction n’est pas une action mais une passion. Elle n’est que la réponse, la répercussion même, de ce qui nous affecte ou nous émeut. Comment en sortir ?

Spinoza affirme, et cela est valable pour tout être humain : « Les cœurs ne sont cependant pas vaincus par les armes, mais par l’Amour et la Générosité » [34]. Par générosité, il faut entendre principalement la tolérance, attitude positive qui consiste à faire que les mentalités (politique, culturelle, religieuse) se libèrent et s’ouvrent les unes aux autres. Or, constate Habermas, « faire qu’une mentalité s’ouvre est une affaire qui passe plutôt par la libéralisation des relations et par une levée objective de l’angoisse et de la pression » [35]. À la haine, il faut préférer l’émulation qui est positive en ce sens qu’elle n’est pas que simple imitation de l’affection d’autrui [36], mais désir de se transcender, de persévérer dans son être ; et cette persévérance peut se trouver affectée, voire contrariée par le conatus des autres peuples. Autrement dit, on ne saurait reprocher à l’Occident de ne rechercher que ses intérêts, c’est-à-dire de persévérer dans son être. Dire comme Césaire que « l’heure de nous-mêmes est arrivée » [37] implique qu’on ne s’enferme pas sur soi et que, sur la base de ce solipsisme, on se condamne à une conception essentialiste de l’identité alors que l’identité n’est pas fixée et figée puisqu’elle est en constante redéfinition dans un monde d’échanges et de communications. Ce à quoi l’Africain est appelé, ce n’est pas d’inverser le paradigme, mais de le changer, de penser différemment son rapport à lui-même, sa relation à l’autre et les relations entre les parties du monde. Comprendre les enjeux du monde actuel suppose sa capacité à dépasser, au sens hégélien du terme, son passé pour se disposer à la maîtrise des méthodes et des instruments de sa propre puissance selon la nécessité de sa nature.

On notera qu’aujourd’hui on ne parle plus du « Sud » mais des « Suds ». En effet, le poids des pays comme l’Inde, la Chine et le Brésil ne cesse de croître dans les relations internationales. Or un tel renversement n’a été possible que par l’appropriation radicale de la « raison européenne » dans sa volonté de soumettre la nature à ses exigences prométhéennes [38]. Comprendre le monde signifie, pour l’Africain, que sa dépendance est, surtout, une dépendance techno-politique ; que c’est la rationalité moderne, venue d’un ailleurs nommé Occident, qui gouverne le fonctionnement du monde, et que l’Afrique, qui fait partie du monde, ne peut échapper à la rationalité techno-centrée de l’économie mondialisée.

Soyons clair : il ne s’agit pas, pour nous, de réfuter toute « culture du souvenir », perceptible notamment à travers l’œuvre d’un Cheikh Anta Diop [39] ou d’un Martin Bernal. Il s’agit bien plutôt d’éviter d’en faire le terreau fertile à la « haine de l’autre ». La haine ne peut qu’encombrer la mémoire africaine d’éléments pernicieux et autodestructeurs. Elle puise dans le passé de quoi la renforcer et lui donner la dureté du granit, alors que de la « reconstitution mémorielle » doit émerger des motifs de dépassement de soi et de sublimation. Le souvenir de la douleur vécue ne doit pas dévorer notre énergie vitale et sonner le glas de toute créativité. De ce point de vue, la « haine de l’Occident » relève plus de la « société de méfiance » que de la « société de défiance » [40]. Extirper la haine de la « mémoire blessée du Sud », c’est donc renoncer à la « société de défiance » pour une « société de défi ».

 

CONCLUSION

S’il doit y avoir requalification des relations internationales et des conditions d’un vivre ensemble cosmopolitique, ce ne sera pas dans la crispation haineuse à l’égard de l’Occident comme « ennemi intime » dont il faut souhaiter la destitution de son olympe hégémonique, ou, tout au moins, la « provincialisation » géostratégique comme salaire du péché originel d’imperium. La haine comme affect est une voie sans issue. Ou plutôt, s’il y en a une, c’est l’issue de l’autodestruction généralisée qui menacerait à terme la survie même de l’espèce humaine. La « haine de l’Occident » est une prison et un poison du conatus africain dont la libération se trouve dans la connaissance adéquate et la parfaite maîtrise des méthodes et instruments modernes d’accélération de son histoire. Les fantômes de nos ancêtres doivent cesser de nous agiter. Le disant, entre afro-lâtrie et occidentalo-phobie, notre réflexion se veut résolument afroréaliste. « Afro » parce qu’africaine, « réaliste » parce que cette option s’inspire de ce réalisme qui a permis au Japon, aux Dragons d’Asie, à la Chine, au Brésil ou même, dans une certaine mesure, à l’Afrique du Sud de se libérer, c’est-à-dire d’être auprès de soi, et de participer à l’histoire universelle. Ces pays dits émergents se sont-ils engagés sur la voie de l’émancipation en ruminant sans cesse un passé dont il faut impérativement guérir du traumatisme anesthésiant ? Ont-ils répondu à la haine par la haine, ou ont-ils plutôt cherché à comprendre et à cerner ce qui a fait la force du vainqueur provisoire qui a « vaincu sans raison » grâce à sa supériorité techno-militaire ? L’afro-réalisme, qui opte pour le dernier terme de cette alternative, pourrait en définitive s’intituler : « la ruse de la raison » telle qu’exprimée par ce proverbe africain : « C’est un doigt flexible qui retire le vers palmiste hors du palmier » [41].

 

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages généraux

 

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Articles

 

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Webographie

 

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[1] Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire.

 

[2] ZIEGLER, Jean, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008, p. 285.

 

[3] NYAMSI, Franklin, « ‘’La haine de l’Occident » : réflexions autour de l’ouvrage de Jean Ziegler », http://www.bonaberi.com/ar,la_haine…, consulté le 14/04/2014.

 

[4] NGALANI, René Toko, Mondialisation ou impérialisme à grande échelle, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 22.

 

[5] François WARIN écrit fort à propos : « Sur le mode de l’aberration et de la catastrophe, le 11 septembre peut être considéré comme l’événement postcolonial par excellence, l’événement qui a rappelé aux Occidentaux que, même après la fin des Empires, le « crime colonial » de l’Occidentalisation du monde n’avait pas encore été expié et qu’ils habiteraient désormais eux aussi une cité sans rempart », in « La haine de l’Occident. », (EspacesTemps.net, Travaux, 22.06.2009, http://www.espacestemps.net/article… le15/04/2014).

 

[6] ZIEGLER, Jean, La haine de l’Occident, p. 79-92.

 

[7] Ibid., p. 67.

 

[8] Le mythe du peuple élu chez les Hébreux, le mythe de la conquête du Nouveau monde et du rêve américain ou encore celui d’une Afrique, berceau et source de toute civilisation comme chez Cheikh Anta Diop et les Afrocentriques.

 

[9] ZIEGLER, Jean, op. cit., p. 218.

 

[10] Cf. ZASSELI, Ignace Biaka, « Technique et État : problématique de la dépendance de l’État africain », in Annales de l’Université d’Abidjan, Lettres, Arts et sciences humaines, 1994, t. 26, p. 14.

 

[11] Comme solution aux maux du Sud, Jean ZIEGLER préconise ce qu’il appelle « la reconstitution mémorielle » (p.290). Pour lui, « le Sud ne veut plus d’un Occident universel. Mais Sud et Occident sont colocataires d’une même planète ».

 

[12] NGALANI, René Toko, Mondialisation ou impérialisme à grande échelle, p. 9.

 

[13] THOMASS, Balthasar, Être heureux avec Spinoza, Paris, Eyrolles, 2008, p. 35.

 

[14] SPINOZA, Éthique, Œuvres III, traduction par Ch. Appuhn, Paris, Garnier Flammarion, 1965, IIIe partie, Définition 3, p. 135. Pour la suite, nous noterons Éth III, déf. 3.

 

[15] Éth III, déf. 2.

 

[16] THOMASS, Balthasar, Être heureux avec Spinoza, Paris, Eyrolles, 2008, p. 34.

 

[17] Éth. III, Prop. XVI.

 

[18] Éth III, Prop. XX.

 

[19] POUGALA, Jean-Paul, Géostratégie africaine, Douala, Institut d’Études géostratégiques, 2012, T. 1.

 

[20] « Si nous imaginons que quelqu’un affecte de Joie une chose que nous avons en haine, nous serons affectés de Haine à son égard. Si, au contraire, nous imaginons qu’il l’affecte de Tristesse, nous serons affectés d’Amour à son égard. » (Éth III, Prop. 24).

 

[21] Éth III, Prop. 23.

 

[22] Eth III, Explication 3 : « La Tristesse est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection ».

 

[23] Éth III, prop. 40.

 

[24] Éth III, prop. 56.

 

[25] NANDY, Ashis, The Intimate Enemy, Delhi, Oxford University Press, 1983.

 

[26] WARIN, François, op. cit.

 

[27] Ibid.

 

[28] Ignace Biaka ZASSELI écrit : « Eu égard aux masses d’hommes engagés dans la production chaotique de l’histoire planétaire, au caractère mondial du développement techno-économique, il n’y a pas de désert où refleurirait le cactus tribal. Rien où se retirer à l’ombre d’un centenaire arbre tribal. Rien où vivre la joyeuse insouciance du renoncement et de l’anti-technique du mode d’existence tribal. Rien sinon le monde tribal apaisé et imaginaire qu’engendrent nos rêves de salut, d’exorcisme du démon de l’Occident qui nous habite », in « La crise du monde africain » (Le korè, n° 30, p. 16).

 

[29] Cf. ZASSELI, Ignace Biaka, « Technique et État : problématique de la dépendance de l’État africain », in Annales de l’Université d’Abidjan, Lettres, Arts et sciences humaines, 1994, T. 26, p. 16.

 

[30] Ibid., p. 17.

 

[31] Id., p. 12.

 

[32] Éth V, prop. 6.

 

[33] Éth III, prop 14.

 

[34] Éth IV, ch. XI.

 

[35] HABERMAS, Jürgen, « Qu’est-ce que le terrorisme » ? in Monde diplomatique, février 2004, p. 17.

 

[36] Éth III, Définition des affections, déf, 33.

 

[37] Cité par ZIEGLER, Jean, La haine de l’Occident, op. cit., p. 283.

 

[38] La colonisation de l’Afrique est d’abord et avant tout la victoire des techniques européennes de conquête. L’Afrique cède devant les canons et les fusils ! La conjonction de la technique et de la science dans l’instauration d’une puissance de conquête dans la lutte avec la nature permet de « vaincre sans raison », selon le mot de la Grande Royale dans L’aventure ambiguë de Cheick Hamidou KANE, Paris, Julliard, 1961, p. 97.

 

[39] THIEMELE, Ramsès L. Boa, Le pouvoir des origines ; la culture du souvenir chez Nietzsche et Cheikh Anta Diop, Saarbrücken, Éditions universitaires européennes, 2012.

 

[40] PEYREFITTE, Alain, Du miracle en économie. Leçons au collège de France, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995.

 

[41] MALOLO KISIMBILA, Ndia N’Soki, Sagesse Kongo, Kinshasa, Éds Sagesse Kongo, 1994, n° 138, p. 36.

 

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