Littérature

L’ASSEMBLÉE DES DJINNS DE MASSA MAKAN DIABATÉ OU LA MISE EN SCÈNE DE LA PAROLE

Éthiopiques n°93.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2014

 

Khalifa Ababacar WADE [1]

 

L’Afrique noire est riche d’une production orale très ancienne dont les genres sont multiples. Les nouvelles littératures africaines écrites, nées de l’école coloniale européenne, loin de se poser en rivales des traditions orales, ont su acquérir un souffle nouveau, une certaine vigueur esthétique en puisant leur inspiration de cet inépuisable fonds culturel et artistique.

Des poètes, des romanciers se sont donné comme maîtres non pas des sommités telles que Hugo, Baudelaire, Stendhal ou Balzac mais des griots, orfèvres de la parole. À ce propos Senghor dit : « La vérité est que j’ai lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté, des poèmes négro-africains. […] Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique » [2].

Ahmadou Kourouma a « africanisé » le genre romanesque en reproduisant la performance narrative que l’aède africain accomplit en proférant l’épopée (cf. Monné, outrages et défis ; En attendant le vote des bêtes sauvages). Massa Makan Diabaté est lui-même griot, donc son œuvre ne pouvait manquer d’être façonnée par ce fait. Nous montrerons comment dans le cadre de notre corpus (L’Assemblée des Djinns [3]).

Il est donc patent qu’en Afrique la littérature écrite doit beaucoup à l’oralité. C’est justement l’étude de cette contagion de l’écrit par l’oral qui motive cette étude. Il s’agit d’analyser les formes et modalités d’inscription d’éléments issus aussi bien du discours social d’interactivité quotidienne que de la littérature traditionnelle orale dans L’Assemblée des Djinns, afin de démontrer l’intérêt esthétique de cette transposition.

De prime abord, on essayera de faire ressortir comment est effectuée la représentation, dans le texte romanesque (L’Assemblée des Djinns), de la communication orale par le biais de ses aspects qui apparaissent les plus prégnants : les palabres et joutes oratoires, les proverbes et le registre vulgaire. En second lieu, on verra combien celle-ci, maniée par des experts, peut être puissante, voire redoutable. Enfin, il semble opportun de s’intéresser, cette fois-ci, à la transposition de l’oralité littéraire dans le roman. Transposition par enchâssement d’abord, ensuite transposition configurée comme acclimatation, adaptation, de critères esthétiques épiques dans un genre écrit.

 

  1. LE JEU DE LA COMMUNICATION ORALE

L’Assemblée des Djinns est une œuvre qui se caractérise par une plurivocalité. Le narrateur aime à s’effacer pour laisser s’exprimer ses personnages, d’où l’abondance des signes typographiques de l’élocution : tirets, guillemets, etc.

Mais l’intérêt de cette approche réside notamment dans le fait que beaucoup de modes de dire ne relèvent pas du simple dialogue tel qu’on le retrouve naturellement dans les romans ou textes théâtraux européens ; ils sont la reproduction fidèle de situations et d’habitudes de communication propres aux sociétés de l’oralité : les palabres, les joutes oratoires, les proverbes, le registre de langue vulgaire.

 

Les palabres

 

La palabre est une « Assemblée coutumière, généralement réservée aux hommes, où s’échangent les nouvelles, se discutent les affaires pendantes, se prennent les décisions importantes » [4]. Le titre du roman porte le synonyme de palabre : assemblée. Cela dénote l’importance que le narrateur accorde à ce mode d’échanges dans son récit. Un personnage, Sangoï, parle « d’asseoir la parole dans le vestibule sacré » (p. 58). Le verbe étant l’instrument par excellence de la palabre quand elle a cours, les griots disent « la parole est ouverte » (p. 76). Le caractère sérieux de ce genre d’assemblée fait qu’elle est exclusivement réservée, dans une société phallocratique, aux hommes d’âge mûr. Les femmes n’ont même pas le droit d’accès au vestibule sacré ; pour suivre les délibérations, elles restent dehors (p.145). Le fait que toutes les palabres se tiennent dans un lieu unique, appelé « vestibule sacré », leur confère un halo de solennité.

On note sept assemblées dans le roman, s’étalant au total sur trente-neuf pages : première palabre, p. 50-61 ; deuxième palabre, p. 64-69 ; troisième palabre, p. 75-77 ; quatrième palabre, p. 93-97 ; cinquième palabre, p. 145-148 ; sixième palabre, p. 198-200 ; septième palabre, p. 208-212.

La palabre est une occasion où s’affrontent des intérêts divergents. Les orateurs rivalisent d’adresse et d’intelligence, car, en fin de compte, il ne sera retenu que le point de vue de celui qui aura su émettre une idée ou un argumentaire de génie, indéboulonnable. Mais la joute oratoire doit faire l’objet d’une soigneuse préparation. C’est ce que fait Sangoï avant la première séance en mettant de son côté la plupart des chefs de clans et même les frères (Famoussa et Harouna) de Danfaga, son adversaire principal. Aussi sort-il vainqueur.

L’abondance de ces séances de communication orale que sont les palabres dans le texte de Diabaté révèle un souci chez le romancier-griot malien de recréer l’atmosphère socioculturelle de son terroir dont l’oralité est la caractéristique fondamentale.

Mais la palabre a un support de choix : le proverbe.

 

Les proverbes

 

Ces derniers sont du patrimoine de la littérature orale. En Afrique de l’Ouest, leur maniement est preuve de sagesse et d’habileté oratoire. En effet, ces « pensées en boîte » pour reprendre l’expression de Mamoussé Diagne [5], sont comme des aliments mis en conserve, déjà cuisinés, préparés. Le proverbe est du « prêt-à-consommer ». Forgé habilement par un auteur souvent anonyme, remontant parfois à des temps immémoriaux, il exprime une vérité dont l’évidence est telle que l’interlocuteur ne peut se priver d’acquiescer. L’orateur qui en produit le plus gagne souvent la joute. Ainsi de nombreux proverbes appuient et enrichissent les propos des personnages, notamment lors des palabres :

 

On peut éteindre le feu, [conclut Sékou], avec de l’eau chaude ou froide. Mais avec de l’eau froide… [un des auditeurs, Diély Madi, termine le proverbe] – On économise du temps et aussi du bois [6]. « Il est plus difficile de subir une injure que de la proférer [7]. Etc.

 

Les proverbes sont mis dans la bouche des hommes expérimentés qui savent les manier avec dextérité. Ils servent parfois à légitimer une conduite, une décision. Ainsi pour justifier son hospitalité envers Danfaga, Balla, allié de Sangoï – rappelons qu’il existe une adversité irréductible entre Danfaga et Sangoï – dit ironiquement : « En se serrant autour de notre plat, il y a toujours une place pour l’étranger » [8].

Une autre recette de l’habileté oratoire est l’emploi, au moment opportun, de grossièretés.

 

Le registre grossier

 

La performance discursive de la communication quotidienne produit toujours des mots et expressions crus. Ce que l’écrit, discours retravaillé par excellence, filtre, échappe en situation d’émission verbale. En transcrivant de telles grossièretés, Diabaté transpose son narrataire dans l’atmosphère réelle des interlocutions qu’il a lui-même vécue.

La fonction du langage grossier est non seulement de mettre de l’humour dans le récit, mais aussi de faire progresser l’intrigue en suscitant la réaction d’interlocuteurs atteints dans leur amour-propre. Voici quelques exemples relevant de ce registre : « Que chacun se taise comme s’il a entendu le pet de sa belle-mère » [9]. « Eh, Danfaga ! Oh, Danfaga ! Ah, Danfaga ! Et j’ai tout dit ! » [10]. « C’est juste ce qu’il faut si tu veux voir le pubis de ma femme » [11]. Etc.

Mais qui sont ces personnages qui manient les mots comme bon leur semble ? Quels effets produisent leurs répliques sur leurs vis-à-vis ?

 

  1. LA FIGURE DES LOCUTEURS ET LE POUVOIR DE LEUR PAROLE

Les producteurs de paroles sont multiples dans le roman, comme dans la vie ; ce sont des enfants, des femmes, des jeunes, des personnes âgées. Mais la maîtrise parfaite de la verbalisation, qui, par ce fait, devient performative, c’est-à-dire un agir qui suscite un réagir, est, dans le roman de Diabaté, l’apanage exclusif des griots d’âge mur, de sexe masculin.

 

Les griots

 

Pour cette raison, eux seuls sont habilités à prendre part à la palabre. Ils sont rusés, insaisissables comme les djinns ; d’où ces exclamations admiratives proférées par « le griot des griots », Diély Mady : « Ah ! les djinns ! » (p. 96), « Ah ! les griots ! […] tout comme les djinns » (p. 202).

Dans L’assemblée des Djinns, il s’agit d’une lutte entre griots, de la parole face à elle-même. Les maîtres de la parole, ce coup-ci, utilisent moins celle-ci pour manipuler l’autre que pour s’entrenuire. La finesse discursive, nous l’avons vu supra, est à un tel degré que le profane s’y perd. Le narrateur se voit obligé d’intervenir pour expliquer certaines nuances en offrant au lecteur les intentions secrètes des protagonistes, le mode de focalisation (focalisation zéro), lui confère ce privilège (cf. p. 66).

 

Le pouvoir de la parole

 

La parole, éjectée, devient moteur de l’action. Danfaga a assassiné son frère Famoussa suite au message de Sangoï lui révélant avoir reçu neuf colas et demie au lieu de dix. Faute grave commise par Famoussa, si friand de ce fruit, qui a réveillé l’inimitié entre les chefs guena et annabon ce qui a contribué à priver Danfaga de la chefferie des griots. Lisons ces passages :

 

Famoussa mourut d’une fièvre subite : amateur invétéré de cola, il avait prélevé rien que la moitié d’une sur la dizaine qu’il devait apporter à Sangoï avec le bonnet du chef des griots. Et ce manquement à la coutume aurait été à l’origine d’un nouveau conflit entre Guena et Anabon [12].

– De quoi Famoussa est-il mort ? demanda [Sangoï à Danfaga].

– D’une fièvre subite, murmura Danfaga. Ne cherche pas à savoir si le silure a des cuisses. C’est un poisson [13].

 

La parole agit sur les relations humaines : elle les coupe ou les solidifie. Celle du père de Danfaga a créé jalousie et haine entre ses enfants (p. 15). Diély Mady met sa parole, tout au long du récit, au service de Sangoï et devient son allié (par le mariage) et ami fidèle

La parole est un instrument de conquête du pouvoir chez Danfaga et Sangoï. Ce dernier, grâce au verbe, s’impose comme le véritable chef des gens de sa caste. Mais c’est la parole qui fait perdre le pouvoir à Danfaga (p. 66). Il tombe dans le piège de Sangoï en répondant négativement à sa question se mettant, du coup, à dos les autres chefs de clans. Qui plus est, Harouna, en s’en prenant insolemment à Yamoudou, le chef pressenti des griots (p. 67), le pousse à accepter la chefferie qu’il voulait décliner, enfonçant ainsi le clou au détriment de son frère qu’il déteste secrètement.

Enfin, la parole elle-même devient arme de crime (lire les pages 199 et 200). Nous voyons comment Sangoï, en l’humiliant très profondément, parvient à pousser Danfaga au suicide.

La parole est donc un instrument redoutable, surtout lorsqu’elle est employée par de fins connaisseurs.

Le roman de Diabaté, L’Assemblée des Djinns, ne dresse pas seulement une fresque de la communication quotidienne dans les sociétés de l’oralité de l’Ouest-sahélien, il reproduit des genres littéraires oraux traditionnels, intégrant harmonieusement leur esthétique dans les canons romanesques. Les prochaines lignes seront consacrées à l’analyse d’autres aspects de cette prouesse d’intertextualité.

 

  1. TRANSPOSITION DE GENRES ORAUX DANS LE ROMAN

Ici, il s’agit de la transposition d’œuvres littéraires orales. En effet, l’intertextualité s’effectue soit par transposition, soit par traduction, cette dernière n’étant que la manifestation du bilinguisme de l’auteur. La transposition nous semble un donné plus pertinent, parce que plus fourni, dans l’analyse de L’Assemblée des Djinns, où le xénisme est rare, à la différence d’un roman comme Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, où le bilinguisme du narrateur est l’une des caractéristiques esthétiques de base.

Il faut entendre par transposition, d’après Alioune Tine : « Ensemble de procédures qui consistent à transposer dans la fiction littéraire écrite des modèles discursifs, narratifs et pragmatiques spécifiques à la tradition orale africaine » [14].

Cette opération de transposition – nous l’avons analysée dans la première partie comme un processus de discursivisation par lequel le narrateur imite un émetteur dépositaire de la tradition orale ou un personnage représenté ne connaissant pas le français – sera envisagée sous deux aspects : l’enchâssement d’œuvres orales dans le roman et l’inscription de traits esthétiques propres aux genres oraux dans le récit écrit.

 

Enchâssement d’œuvres orales dans le roman

 

L’œuvre orale, traduite en français, est intégrée dans le roman. Dans cette transposition, elle perd son environnement de production. D’abord, elle perd son anonymat, ensuite on assiste au déplacement du mode de réception de la parole proférée reçue hic et nunc, à la réception différée, à l’effacement du lieu et du temps de l’énonciation. À la réception collective se substitue une réception solitaire, individuelle. Contes, chants populaires, épopées sont des récits secondaires insérés dans le roman qui est le récit principal. Ils ont leur intérêt esthétique : « L’introduction de récits secondaires donne à l’ensemble sa respiration sans pour autant éloigner du récit principal ». [15]

 

Des contes

 

Les contes parsèment le roman de Diabaté. Ils sont le lieu d’enseignements. Ils corroborent les arguments des orateurs. C’est le cas, lorsque Kélékélé, « un des frères-de-père » de Danfaga, furieux de la défaite de son clan face aux Guena, s’en prend férocement à son aîné, il fait recours à plusieurs récits imagés dont ces deux contes, que nous intitulons : « Les trois oiseaux » (p.167) et « La chèvre et le chameau » (p.169). Danfaga est comparable au troisième oiseau qui dit : « Je ne me suis jamais soucié d’acquérir ni éducation ni bon sens. Quant aux conseils que les gens donnent à profusion… ». L’infortuné volatile « n’acheva pas sa phrase, car un aigle fondit du ciel et lui arracha un œil ». Pour le second conte, Danfaga n’a pas la puissance du chameau, c’est une chèvre incapable de soutenir le moindre fardeau, à savoir le pouvoir.

 

Des chants populaires

 

Leur intégration dans le roman est matérialisée graphiquement par des guillemets et une écriture en italique (p. 38, p.47-48, 85, 141,142, 150, 151, 165, 189, 190, 201). Dans le texte, plusieurs sortes de chants sont enchâssées : chants incantatoires, chants funèbres, chants épiques, etc. Les premiers sont psalmodiés dans des situations de prière. Diély Mady, en faisant des offrandes à ses ancêtres, afin qu’ils intercèdent en faveur de son camp incarné par Sangoï, scande deux chants incantatoires (p. 141, 142).

En Afrique, même la mort est occasion de chanter. Le chant funèbre a une fonction cathartique. Il libère les émotions et pousse à se libérer en pleurant sans retenue. Cependant, il n’en est pas toujours ainsi. En effet, à la mort de la vieille Kotigui, « doyenne de la caste », ex-quatrième épouse de Kala Jula, conformément à la volonté de la défunte, on l’accompagna à sa dernière demeure au son des tams-tams et des balafons […] tandis que les griottes, contenant leurs larmes, fredonnaient des chants funèbres narguant la mort. Et le narrateur de reproduire in extenso un chant funèbre (p. 150, 151). Notons enfin que le suicide de Danfaga est salué par un chant épique, le glorifiant :

 

Il est parti !

Celui-là qui se livrait

À l’amble doux d’un cheval blanc,

Il est parti !

Préférant la mort à l’humiliation,

Car la honte c’est la mort morale.

Ainsi, Danfaga qu’on dit mort,

Vivra pour nous [16].

 

En plus des contes et chants, une épopée est narrée dans le roman.

 

Une épopée

 

Il s’agit de l’épopée de Kala Jula, héros Guena, grand-oncle de Sangoï, premier à transgresser les règles de succession des chefs griots et à avoir déclenché les rivalités entre Anabon et Guena, modèle suivi et jalousé par Sangoï (p. 45-48).

Ce micro-récit fonctionne comme une mise en abyme. En effet, le récit principal amplifie cette épopée de Kala Jula : Sangoï se comportera comme lui, faisant montre de la même audace et de la même arrogance, ils ont le même âge lorsqu’ils décident de s’emparer du pouvoir en sous-main, faisant élire un fantoche qu’ils pourront manipuler et, après la mort de ce dernier, le pouvoir leur revient automatiquement. Comme tout héros épique doit avoir en face un antihéros de son envergure tous deux ont chacun un redoutable adversaire (Mkan pour K. Jula, Danfaga pour Sangoï).

Cette observation amène à s’interroger sur la manière dont les éléments formels du genre épique sont transposés dans le texte romanesque.

 

Transposition de l’esthétique du genre épique dans le roman

 

Des caractéristiques du genre épique sont insérées dans le texte de Diabaté : les héros et l’action épiques, la structure actancielle de l’épopée.

 

Héros et action épiques

 

Commençons en citant ce beau passage qui définit l’épopée :

 

L’épopée est bien le seul département de la littérature où la bagarre est belle, où le public applaudit au massacre, où la violence est valorisée, où celui qui risque sa vie conquiert le droit de tuer les autres, et y gagne panache de surcroît. Pourquoi ? Parce qu’elle met le ou les héros en situation de guerre. Vie contre vie. Sans quoi, point d’exploit, point d’épopée [17].

 

Notons la présence de quelques éléments de cette définition de l’épopée dans le corpus. Dans L’Assemblée des Djinns, toute l’intrigue est tissée autour d’une lutte pour le pouvoir – la chefferie des griots. Bien que la parole soit le principal instrument de combat, la violence mortelle se révèle plusieurs fois dans le récit : assassinat de Famoussa par son frère, meurtre de Yamoudou, le nouveau chef des griots par Sangoï, suicide de Danfaga. Les personnages qui gênent les héros (Sangoï et Danfaga) dans la réalisation de leurs ambitions sont éliminés sans pitié (Famoussa et Yamoudou). Le suicide du héros défait est chanté comme un acte de bravoure, comme s’il était tombé sur un champ de bataille, les armes à la main (voir supra et page 201 du roman).

Les nombreuses joutes oratoires qui ont lieu entre les deux protagonistes, Sangoï et Danfaga lors des assemblées, sont autant d’instants cruciaux de l’action épique. Dans les grandes épopées, elles précèdent toujours la guerre. En fait, « l’épopée est une dialectique parole-action » [18].

Il faut souligner enfin que le héros épique est complété par deux motifs : son arme et son destrier. Kala Jula avait son cheval et son fusil. Sangoï et Danfaga ont leurs belles montures mais leur seule arme est la parole. Nous l’avons vu, la parole maniée par ces chefs-griots peut se révéler redoutable.

 

La structure actantielle du récit

 

À présent, l’action épique et les rapports qu’entretiennent les protagonistes seront passés sous l’éclairage du schéma actanciel d’Algirdas Greimas [19]. Un double schéma actantiel peut être appliqué à L’Assemblée des Djinns… Cela illustre les rapports ambigus entre les personnages et l’étoffe des protagonistes principaux.

 

Schéma actanciel 1

Destinateur …………….. objet……………………Destinateurs

La caste des griots pouvoir/chefferie les clans de griots

des griots

Adjuvants……………………quête………………Opposant

 

_ Tous les autres clans sujet/héros Danfaga _ de griots, les griots Sangoï orphelins, les esclaves, les horon, l’ancien chef de canton, les frères de Danfaga

 

Schéma actanciel 2 Destinateur………………….objet…………………opposant

 

Caste des griots pouvoir/chefferie les clans de griots des griots

 

Adjuvants……………………….quête…………….opposants

 

Ses épouses héros/sujet Sangoï, les Guena Danfaga tous les autres clans et chefs de clans, ses frères (Famoussa, Harouna, Jonsoba

 

Le vainqueur, Sangoï, a plus d’alliés (adjuvants) que le vaincu (Danfaga). Ce dernier est un héros solitaire qui ne parvient même pas, du fait de son excès d’orgueil, d’égoïsme, et de son introversion, à mettre ses frères de sang de son côté. Voici ce que ceux-ci pensent de lui :

 

Danfaga est quelqu’un qui ne se donne pas la peine de battre des mains quand on danse pour lui. Veille Danfaga malade, et le lendemain il te demandera pourquoi tes yeux sont rouges [20].

 

Le merveilleux

 

Il existe une constante dans tous les récits oraux, en Afrique, c’est l’omniprésence du surnaturel. K. Echenim affirme à juste titre que le monde de l’oralité est

 

Un monde où les fantômes côtoient les hommes, où les génies interviennent pour donner du poids positif aux vicissitudes de l’homme, où les dieux sont toujours prêts à prendre parti en cas de litige. Ce monde est caractérisé par la communication permanente entre les règnes animal, végétal et minéral, et entre le naturel et le surnaturel [21].

 

Ainsi, dans le corpus, chaque griot possède son attirail magique. « Tous se targuaient de pouvoir libérer, si les autres ne prenaient pas les précautions nécessaires, des forces décochées de loin » [22]. Danfaga et Sangoï ont recours aux sorciers Kankouba, sœur du premier, et Jonsaba, frère du second. Ils se livrent une bataille mystique (p.130) avant de faire la paix en se mariant, comme pour montrer aux deux adversaires la voie à suivre. Le rêve étonnant de Yamoudou (p.175-176), à la suite du rituel d’intronisation, dans lequel les anciens chefs des griots (dont Kala Jula) lui apparaissent et l’adoubent, participe du merveilleux épique.

 

CONCLUSION

En définitive, la mise en scène de la parole dans L’Assemblée des Djinns se perçoit à plusieurs niveaux. En premier lieu, elle apparaît comme représentation de la communication orale par le biais des palabres, des proverbes et du registre grossier. Ensuite, elle est soulignée par l’identité des principaux locuteurs, qui sont des griots, et le pouvoir que leur adresse oratoire confère à leur verbe. Enfin, elle est mise en évidence par l’enchâssement de genres oraux traditionnels et la transposition d’aspects esthétiques de l’épopée dans le roman.

Chez un auteur qui revendique son appartenance à la caste des griots, ces gardiens de la culture ouest-sahélienne, on ne pouvait pas attendre moins. Tant il est vrai que la tradition orale africaine est une mine inépuisable de ressources littéraires.

C’est justement cette richesse qui rend la littérature africaine écrite si originale, si diversifiée, malgré l’utilisation des langues européennes. D’ailleurs, celles-ci sont devenues la propriété des Africains qui, au lieu d’en être les esclaves, en sont devenus les maîtres en les transformant à leur guise, en les adaptant au moule de la culture locale.

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

CORPUS

 

DIABATÉ, Massa Makan, L’Assemblée des Djinns, Paris, Présence Africaine, 1985.

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TINE, Alioune, Texte et intertextes, études sur le XVIe siècle, ouvrage collectif, Paris, A. G. Nizet, 1979.

 

Webographie

 

http://www.cnrtl.fr/definition/palabre consulté le 04 septembre 2014 à 10 h 20 mn.

 

 

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

 

[2] SENGHOR, L. S., « Comme les lamantins vont boire à la source », Poèmes, Seuil, 1975, p. 115.

 

[3] DIABATÉ, Massa Makan, L’Assemblée des Djinns, Paris, Présence Africaine, 1985

 

[4] http://www.cnrtl.fr/definition/palabre, consulté le 04 septembre 2014 à 10 h 20 mn.

 

[5] DIAGNE, Mamoussé, Critique de la raison orale, les pratiques discursives en Afrique noire, Paris, Karthala, 2005.

 

[6] DIABATÉ, Massa Makan, op. cit., p. 55.

 

[7] Ibid., p. 58.

 

[8] Id., p. 59.

 

[9] DIABATÉ, Massa Makan, L’Assemblée des Djinns, p. 54.

 

[10] Ibid., p. 58.

 

[11] Id., p. 99.

 

[12] DIABATÉ, Massa Makan, op. cit., p. 103.

 

[13] Ibid., p. 106.

 

[14] TINE, Alioune, Texte et intertextes, études sur le XVIe siècle, ouvrage collectif, Paris, A. G. Nizet, 1979.

 

[15] DEBERRE, Jean-Christophe et DIAKITÉ, Drissa, « Massa Makan Diabaté », in Littératures Francophones, CLEF, 1994.

 

[16] DIABATÉ, Massa Makan, op. cit. , p.201

 

[17] KESTELOOT, L. Et DIENG, B., Les épopées d’Afrique noire, Paris, UNESC/Karthala, 1997, p.36.

 

[18] DIENG, B., Société wolof et discours du pouvoir, Presses Universitaires de Dakar, 2008, p. 281.

 

[19] GREIMAS, A. J., Sémantique structurale : recherche et méthode, Paris, Presses universitaires de France, 1986, 262 pages.

 

[20] DIABATÉ, Massa Makan, op. cit. , p.41.

 

[21] ECHENIM, K., « De l’oralité dans le roman africain », in Peuples noirs, peuples africains, 24, nov-décembre, 1981.

 

[22] DIABATÉ, Massa Makan, op. cit. , p. 50.