Philosophie, sociologie, anthropologie

LA COMMUNICATION MÉDIÉE

LA COMMUNICATION MÉDIÉE : UNE RUSE DE LA RAISON ORALE POUR L’EFFICACITÉ DISCURSIVE

 

Éthiopiques n°93.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2014

 

Papa Abdou FALL [1]

 

Par « communication médiée » [2] et « médiation » [3], nous désignons, à la suite de Sory Camara, une pratique discursive ancestrale que l’on retrouve dans beaucoup de sociétés négro-africaines [4]. Une telle pratique, dont on ne saurait contester l’actualité, est appelée jottali en wolof. Elle constitue une forme de communication indirecte qui consiste à transmettre le discours ou le message d’un émetteur à son auditoire par l’entremise d’un tiers [5], d’un « médiateur » [6]. Le rôle de celui-ci est d’autant moins facile qu’il est généralement un griot. Or autant le griot est réputé être un « maître de la parole » [7], un « maître dans l’art de parler » [8], un professionnel du discours [9], autant cette pratique est un art oratoire [10], etc., elle prend en considération les exigences sociales, culturelles, religieuses et morales qui président aux modes d’être et de penser largement admis dans la société considérée. Pour une autre raison, l’efficacité communicationnelle ou discursive que le jottali promeut ne s’enracine pas uniquement dans le champ linguistico-communicationnel : elle est aussi à l’origine de certaines conduites. En d’autres termes, elle peut être pensée par rapport aux différentes influences de cette pratique sur l’auditoire et en fonction des attitudes que celles-ci engendrent. Ce sens que nous donnons à l’efficacité discursive montre que le jottali est un art oratoire fondamentalement lié aux relations de pouvoir.

Dès lors, une bonne appréhension de la communication médiée passe par la prise en charge de ces différentes interrogations : comment comprendre cette pratique ? Qu’est-ce qui la justifie ? Qu’apporte-t-elle au discours

 

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.

 

[2] CAMARA, Sory, 1992, p. 246.

 

[3] Id., p.245.

 

[4] Cf. LY, Mouhamed Abdellah, 2007, p. 1.

 

[5] Dans son article intitulé « Oralité et modernité communicationnelle : l’exemple du jottali du Sénégal », Mouhamed Abdellah LY définit cette pratique en ces termes : « Le jottali consiste pour le jottalikat (le locuteur praticien du jottali) à transmettre les propos d’un tiers (l’énonciateur) à ses destinataires » (id.).

 

[6] CAMARA, Sory, 1992, p. 245.

 

[7] ZAHAN, Dominique, 1963, p. 125.

 

[8] NIANE, Djibril Tamsir, 1960, p. 9.

 

[9] Sur ce plan, on consultera utilement notre article « Le héros et le griot dans Soundjata ou l’épopée mandingue : la dialectique de la parole et de l’action au service de la promotion du mémorable » publié dans le n° 91 d’Éthiopiques (Cf. FALL, Papa Abdou, 2013).

 

[10] Dans un mythe, dont on trouve des variantes dans beaucoup de sociétés négro-africaines, on parle de cette pratique et le griot y assume les fonctions de médiateur. Le griot y est étroitement lié à Simboumba Tangnagati, celui qui a révélé la parole aux hommes (Cf. DIETERLEN, Germaine, 1955, p. 47.). Aussi, transmet-il, avec succès, son message : « Simboumba Tangnagati jouant du simbo, clochette de fer forgé à l’image de la bouche de Faro, énonça cinquante paroles, tandis que le griot les répétait de l’autre côté du fleuve, en jouant du tambour, tama, alternativement sur les deux faces, mâle et femelle, de l’instrument » (id., p. 55.) La logique narratologique du mythe montre que le griot à beau échouer dans certains domaines, il réussit souvent sur le plan discursif. D’ailleurs, son succès de transmission du message de Simboumba Tangnagati contraste avec l’échec qu’il a connu précédemment en voulant provoquer la pluie : « L’ancêtre des griots, Sourakata, créé du sang du sacrifice de Faro, descendit à son tour du ciel à Kri Кого, tenant dans ses mains le crâne de Faro sacrifié, qui fut le premier tambour. Il en joua, une seule fois, vainement, pour demander la pluie, puis il le déposa dans l’une des cavernes de Ka » (ibid., p. 45.). Au-delà de ces considérations mythiques et de sa maîtrise du verbe et de la verve, le choix du griot pour la transmission indirecte des discours se justifie aussi, ainsi que nous le verrons, par d’autres raisons.. Mieux, plus qu’une pratique discursive ou un art oratoire, la communication médiée est aussi une ruse que la raison orale met en œuvre pour prendre en charge certaines contraintes et difficultés liées à l’oralité et que des personnes et surtout des détenteurs de pouvoir instrumentalisent de multiples manières et pour des raisons diverses.

En effet, celui qui use de la ruse de la raison orale qu’est le jottali la met au service de sa propre communication qui, tout compte fait, ne saurait être rigoureusement qualifiée d’efficace que lorsque, dépassant les performances proprement langagières, discursives ou oratoires, la persuasion et la rhétorique, le bien dire[[Le bien dire dépend, à maints égards, de la connaissance de l’émetteur, du médiateur – s’il s’agit d’une communication médiée –, du récepteur (ou de l’auditoire) et du contexte d’énonciation (moment, lieu, discours oral ou écrit, etc.), connaissance qui, du reste, est déterminante pour saisir le sens, la consistance et la portée des paroles, des discours (Cf. GUSDORF, Georges, 1956, p. 79-80.).