Littérature

L’ESTHETIQUE DU DISCOURS DE LA PROSTITUTION : L’EXEMPLE DE SADJI, HAMPATE BA, BETI, DAHER AHMED FARAH, SEMBENE, LABOU TANSI ET BEYALA

Ethiopiques n°81

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2008

Si l’importance du thème de la prostitution dans la littérature de l’Afrique en voie de développement est une chose à considérer, la façon dans laquelle Abdoulaye Sadji, Amadou Hampate Bâ, Mongo Beti, Daher Ahmed Farah, Ousmane Sembene, Sony Labou Tansi et Calixthe Beyala présentent la prostitution et sa pratiquante ne s’avère pas moins importante. C’est parce que comme le dit Aminata Sow Fall lors d’un entretien avec nous (RETFRAC : 22) : « Un thème ne constitue pas le livre, ce qui le constitue c’est la vision de l’auteur sur le thème ».

Les sociologues et les correspondants des quotidiens écrivent aussi sur le thème de la prostitution. Leurs écrits ne répondent qu’à un seul objectif pour un lecteur critique, l’informer. Il est à constater que c’est différent avec des littérateurs, en l’occurrence, les auteurs de Maimouna, L’étrange destin de Wangrin, (L’étrange destin…) Perpétue et l’habitude du malheur (Perpétue), Splendeur éphémère, Les Bouts de Bois de Dieu (Les BDBDD) , La vie et demie (La Vie…), Les sept solitudes de Lorsa Lopez (Les Sept solitudes…) , C’est le soleil qui m’a brulée (C’est le Soleil…) et Tu t’appelleras Tanga (TTT) respectivement. Ces romanciers, il est vrai, nous renseignent sur le thème de la prostitution dans leurs œuvres. Mais on constate qu’au-delà de nous informer, il nous plaisent, nous flattent, nous font passer du bon temps, nous chatouillent, nous transportent et nous font rêver par leurs styles particuliers dans l’univers de l’éros. Car comme le dit Roland Barthes, (1964) « chacun a son code de signifiants et de signifiés ».

Ce constat fait que chaque thème appelle vivement une technique convenable pour l’aborder. L’assonance des mots, leur emploi onomatopéique, leur rythme bref, toute la poésie du langage dont les romanciers assaisonnent leurs œuvres, offrent en vrac au lecteur critique, tant de divertissements. Il est question du style qui se définit selon Spitzer (Cressot, 1980 :12) comme « la mise en œuvre méthodique des éléments fournis par la langue ».

On peut ne pas aimer la prostitution ni la prostituée. Mais on ne peut pas s’empêcher d’admirer l’automatisme dans lequel se déroule l’acte prostitutionnel, et la dextérité avec laquelle la prostituée se dérobe, vu la manière dont les romanciers les décrivent. Les romanciers mettent en œuvre leur génie créateur pour nous imposer ce semblant de changement d’attitude envers la prostitution et sa pratiquante. Ceci nous inspire la définition anglaise venant de M.A. Johnson (2002 :196) : « Style is the distinctive way of conveying ideas, a preferential selection of lexical items and other elements of language with a view to achieving desired effects » (le style c’est une manière particulière de communiquer les idées, un choix préférentiel des mots et d’autres éléments linguistiques ayant pour vue l’accomplissement des effets voulus).

Cet aperçu nous inspire à explorer le sujet en sept temps à savoir, l’anaphore et le rythme chez Sadji ; l’art du conte, l’hyperbole, la transposition et le proverbe chez Hampaté Bâ. D’autres comprennent l’euphémisme, l’art du dialogue, la comparaison et l’humour chez Beti ; l’ellipse, l’art de parler aux yeux et l’euphémisme chez Daher A. Farah. Il y a la personnification, le langage vulgaire du petit nègre, le dialogue satirique chez Sembene, la satire, le comique (de situation et de mots), l’ironie chez Labou Tansi et finalement la métaphore, l’euphémisme, l’éllipse, l’anaphore, la litote, la réticence et l’emploi des symboles chez Calixthe Beyala. Les effets de toutes ces figures, techniques et procédés sur la description de la prostitution nous permettent de tirer la conclusion.

L’anaphore et le rythme chez Sadji

La lecture de Maïmouna montre que son auteur use, entre autres, de figures de construction, plus particulièrement de l’anaphore. C’est la répétition d’un mot ou d’une expression en vue de produire une gradation d’idées. Abdoulaye Sadji emploie cette figure de construction pour mettre en relief son ton larmoyant sur les effets de la prostitution pour son héroïne prostituée. En témoigne cette citation pleine de périodes anaphoriques introduites par le verbe, ‘être’.

« Maïmouna se trouvait être la grande vaincue de la vie qui l’avait bafouée. Etre le grand vaincu de la vie c’est la mort véritable être et n’être plus. Etre et n’avoir pas de dépendance, être une chose insignifiante… et perdre l’espoir d’intéresser à son sort les hommes. C’est la mort véritable » (Maimouna : 249).

La première période anaphorique ne fait que constater simplement l’effet du phénomène de la prostitution pour Maïmouna. La deuxième c’est pour exprimer indirectement les sentiments de l’artiste envers le sort de sa créature, le personnage que la prostitution avait bafoué. La troisième pousse loin ses sentiments pour sembler signifier une certaine déontologie du personnage de Maïmouna. La quatrième semble indiquer encore un frisson de doute chez le romancier qui croit que la prostitution ne peut pas annuler l’existence de sa pratiquante. La cinquième traduit la chosification de celle-ci.

L’auteur de Maïmouna sait mettre le goût du rythme, très central à presque toute créativité africaine au service de la littérature. C’est ainsi qu’il se sert du chant pour se moquer de son héroïne, enfant prostituée, Maïmouna. Les enfants moqueurs hésitent au début lorsque Sadji (1958 :212) les fait chanter :

« Touki byr lô di sa ba le Voyageuse enceinte que vas-tu raconter ? Boung guérre demé Quand vous irez Ni lène sa yaye Dites à ma mère Gatché dal na ma Que la honte m’a eue, (Maimouna : 212) ».

Ce chant est fait de vers libres. Les enfants railleurs hésitent au début parce qu’ils semblent savoir que leur moquerie ne va pas plaire à la prostituée. Et c’est la raison pour laquelle le premier vers du chant est octosyllabique, le double des autres vers du quatrain. Le point d’intérêt esthétique ici c’est que la traduction française de ce chant suit le même rythme que la version en langue nationale (wolof). Cela veut dire que le chant est très cadencé après la veillée initiale. Et cela dans la langue de départ (Tld), de même que la langue d’arrivée (Tla). La cadence du chant moqueur le fait affecter la psychologie de son personnage cible, Maïmouna.

L’art du conte, l’hyperbole et le proverbe chez Hampate Bâ

L’auteur-conteur, A. Hampaté Bâ, met en œuvre bien des atouts de la tradition orale, partie intégrante de la langue indigène dans la composition de L’étrange destin… Un de ces atouts c’est l’art du conte. L’esthétique orale de cet auteur est déployée pour peindre l’image de la prostituée lorsqu’il (1992 :151) fait dire au narrateur :

« Ma foi – sauf le respect que je dois à vos oreilles chers lecteurs – ces débauches se terminaient pour d’autres dans les bras de quelques beautés venues là pour prodiguer leurs faveurs au plus offrant et dernier enchérisseur », (L’étrange destin… : 151).

L’expression entre deux tirets, qui montre la volubilité dans la parole, en est éloquente. Elle exprime l’amabilité feinte du conteur envers son auditoire qui, dans le contexte du roman, sont ses lecteurs. Par cet art du conte, l’auteur arrive à s’excuser indirectement devant ses lecteurs du semblant d’obscurité exprimée par les mots mis entre tirets. Une telle apologie suggère que l’auteur-conteur n ‘approuve pas des actes prostitutionnels qui sont le fait de quelques filles « venues-là pour prodiguer leurs faveurs ».

Hampaté Bâ emploie l’hyperbole pour décrire les pratiquantes de la prostitution. L’hyperbole c’est l’exagération dans la description d’une personne, d’une idée. Ces paroles de l’auteur (1992 :119) – « Quelques beautés venues là pour prodiguer leurs faveurs au plus offrant et dernier enchérisseur » la montrent. Ces deux expressions que nous soulignons exagèrent le sens de la valeur que les prostituées se donnent. Il s’en moque. L’auteur sait manier des proverbes pour réussir son intention qui consiste à se moquer du personnage de la prostituée. Wangrin s’adresse à Tenin, prostituée occasionnelle ou déguisée dans cette formule proverbiale – « Oh ma sœur… apprend que l’amour est comme un fleuve, son eau roule, s’écoule et passe mais jamais il ne tarit ni ne varie d’état ». Ceci est de boniment pour flatter la prostituée. Et Hampaté Bâ s’empare de l’amour. Quelle ambiguïté ! L’amour dont parle le proverbe c’est l’amour naturel, mais pour la prostituée, c’est celui tarifé qui compte. Que Hampaté Bâ sache que si l’amour ne varie pas d’état, la prostituée dépérit rapidement, en témoigne l’inspiration du roman de Beyala, C’est le soleil qui m’a brulée.

L’euphémisme, l’art du dialogue et l’humour chez Beti

Nous trouvons toutes ces figures linguistiques chez Beti à travers sa présentation du phénomène de la prostitution. Selon Le Petit Robert (2003), « l’euphémisme c’est l’emploi d’un mot favorable, un adoucissement d’une expression jugée trop crue, trop choquante ». Ainsi Mongo Beti se sert de cette figure de rhétorique lorsqu’il (1974 :54) fait dire au narrateur – « Elle avait quelques écarts pour faire bouillir la marmite ». Cette phrase est une tournure détournée pour dire sans ambages que la femme, Crescentia, s’est adonnée à la prostitution pour survivre.

Mongo Beti embrasse aussi l’art du dialogue dans sa peinture de la prostitution de Perpétue. Cela va d’ordinaire bien avec l’esprit communautaire issu de l’ambiance d’arbre à palabre. Les interventions de Katri et de l’héroïne, Perpétue, sont expressives à cet égard :

« Perpétue : … Il faudra bien qu’on me consulte Katri : trop tard la petite mère, ta mère t’a piégée » (Perpétue : 110).

Nous savons, à partir de la métaphore ‘piégée’ décrivant la cohabitation de l’héroïne avec les hommes, que cette figure de rhétorique est là pour amplifier dans le dialogue le sens du faux dans le mariage de Perpétue. Piégée, au participe, porte en lui le sens de dangereux comme dans voiture piégée ou avion piégé. Une femme piégée comme Perpétue sert d’appât pour leurrer les hommes.

Mongo Beti use aussi de la figure de la comparaison. Selon Peter Okeh (1996 : 7), « la comparaison est différente de la métaphore en ce sens que la comparaison y est explicite : un mot de comparaison est introduit et les deux termes de comparaison sont indiqués ». C’est ainsi qu’en décrivant la prostitution des filles dont Sophie, prostituée professionnelle, Beti (1974:153) la compare aux objets : « … ministres, hauts fonctionnaires et leurs clients se les transmettaient comme autant de ballons sur un stade ». La figure de comparaison se voit introduire par le mot « comme ». Le point d ‘attention ici c’est que la chosification de la fille ou la femme qui s’avère être le pire des effets de la prostitution pour la prostituée se voit exprimer avec équanimité.

Une autre technique de description de la prostitution chez Beti c’est l’humour. Il y a deux formes : la satire et le comique. L’auteur de Perpétue s’empare de la satire pour décrire la part de la prostitution dans le comportement de Baba Toura qui semble représenté le Président Ahmadou Ahidjo dans le roman.

« … elle avait commencé sa carrière de courtisane à douze ans dans l’alcôve de Baba Toura dévoré déjà par une manie notoire du tendron qui allait s’aggravant … » (Perpétue : 153)

Beti l’accuse là de pédophilie. On peut hasarder pour ce bref texte, le titre de « LA MANIE PROSTITUTIONNELLE DE PAPA BABA ». La deuxième forme de l’humour dont se sert Mongo Beti dans Perpétue, c’est le comique. Beti emploie le comique pour dire de façon plaisante les méfaits de la prostitution chez le clergé. C’est ainsi que le Christianisme se trouve ciblé. Il s’agit du comique de situation où il y a contradiction entre les dires et les actes des missionnaires blancs. Beti (1974 :115) inspire ces paroles à Amougou pour provoquer le comique :

« Ils prêchent le respect du bien d’autrui et les Blancs ne cessent de nous piller, ils prêchent la chasteté et leurs frères traînent partout des filles impudiques » (Perpétue : 115)

L’humour sort du ridicule, la confusion dans le comportement des missionnaires blancs, en fonction de ce qu’ils disent et font, semble faire croire qu’ils ne savent pas démêler leur droite de leur gauche. Or c’est eux les soi-disant maîtres de civilisation en Afrique.

L’ellipse, l’art de parler aux yeux, l’euphémisme et la répétition chez Farah

Daher Ahmed Farah embrasse dans Splendeur éphémère la technique qui consiste à employer des phrases elliptiques. L’ellipse comme image langagière est la suppression d’un ou plusieurs mots qui n’est ou ne sont pas indispensable(s) à l’intelligence de la phrase. L’ellipse relève des figures de construction. Considérons un peu cet exemple où Farah (1993:158) présente non seulement la prostituée mais aussi le prostitué :

« Dignitaires volages et midinettes purent alors s’approcher, faire connaissance, se donner rendez-vous… Même les nouveaux mariés ne purent résister au rythme entraînant de la musique » (Splendeur éphémère : 158)

On constate là-dessus qu’il n y a pas de déterminant sous formes d’article ou d’adjectif démonstratif qui précèdent les noms ‘Dignitaires et midinettes’. Malgré cela on comprend bien la phrase. Farah nous fait apprendre par cette figure que même les hommes peuvent se prostituer.

L’écrivain djiboutien se passionne pour l’art de « parler aux yeux ». L’art de parler aux yeux se trouve mise en exergue par Peter Okeh (1972:235). Il évoque ainsi cet art lorsqu’il décrit la technique de composition de l’auteur guinéen, Camara Laye :

« Grâce à son entraînement au sein de la nature, l’homme africain acquiert l’art de parler aux yeux : lorsqu’il écrit, ce n’est pas tellement l’esprit qui dirige le travail, c’est l’œil. Et puisqu’il n’observe pas seulement le spectacle de la nature mais y participe avec son corps même, il arrive à posséder un rythme… il possède en même temps une mémoire qui le mène à exprimer chaque espèce de sensation avec une ingéniosité… Cet art de parler aux yeux existe chez Camara Laye » (Peter Okeh 1972:236).

Deux fonctions classiques du langage ressortent de cette description de l’art de parler aux yeux à savoir, les fonctions « émotive et conative » comme le veut Jakobson (1964) parce que l’écrivain ressent la situation et réagit. Même si Farah est afro-arabe (de la tribu somali), il manifeste son enracinement dans cet art originaire de l’Afrique noire. Décrivant l’ambiance prostitutionnelle dans la fête couronnant le mariage de son héros, Farah (1993:147) parle ainsi aux yeux :

« Les invités restèrent encore dix minutes sirotant une boisson, bavardant ou reluquant les filles puis ils se retirent en laissant la place aux femmes, jusque-là spectatrices silencieuses. Celles-ci fêtent l’événement en dansant et en chantant… L’atmosphère y était à l’euphorie et les bavardages… entrecoupés par les chansons, d’amour. On commentait la mise de telle invitée, son regard peu innocent, les clins d’œil… Plusieurs brouteurs racontent même que des filles étaient venues… dans l’espoir de leur glisser un mot tendre à l’oreille au passage ou leur adresser une œillade tout aussi expressive ».

Le romancier se veut donc ‘témoin’ de la fête décrite plus haut. L’imaginaire concourt surtout au visuel pour donner à sa peinture de la prostitution une certaine force cadencée. De même que les filles qui souhaitent qu’on leur glisse un mot tendre ou recevoir une œillade amoureuse sont en quelque sorte envoûtées par l’euphorie de la fête. Le narrateur est également emporté par son émotion qui se traduit dans la création de la scène. La citation suggère que les regards parlent. Ce style permet à l’auteur de décrire la façon dont les clients et les prostituées racolent sans pour autant mentionner le mot racoler (verbe) ou racolage (nom).

Comme Beti, Farah se sert de l’euphémisme. Il s’agit des mots adoucissants pour se référer à la prostitution et à la prostituée. C’est ainsi qu’il (1993 :169) se réfère aux prostituées en des expressions floues comme « douces compagnes », « partenaires » et « grandes amatrices de la bonne chère ». Le romancier suivant semble se passionner pour des figures de style tout à fait différentes de celles de Farah.

La personnification, le français vulgaire, le petit nègre et la satire dans le dialogue chez Sembene

Sembene Ousmane emploie des images langagières ci-dessus pour décrire la prostitution et sa pratiquante. Sembene (1960:218) personnifie un objet, la terre – « il fait nuit et la terre qui se reposait, elle aussi était fraîche à ses pieds. Penda était coutumière à ce genre de fugues… ». Cette image est significative, à savoir, qu’il existe des preuves palpables pour inculper la prostituée, Penda qui vient, selon le narrateur, de revenir de ses pérégrinations.

En outre, la vulgarité qu’expriment la prostitution et sa pratiquante se trouve représentée aussi dans la technique de composition de l’auteur. On ne se gêne plus de trouver du français vulgaire comme « je ne veux pas être servie d’un pitin ». Le mot que nous mettons nous-mêmes en italique est l’altération du mot « putain », du petit nègre. Ce mot est péjoratif, une insulte. Cela ne semble pas gêner l’auteur d’orientation marxiste qui souhaite que la femme prostituée quitte son état de lumpenprolétaire pour devenir prolétaire, un travailleur. Sembene fait parler les personnages hommes :

« Tu es de mèche avec eux Mabigué et de plus tu n’es qu’un fornicateur.

-Asta fourah. Que Dieu te pardonne. Je suis un El Hadj » (Les BDBDD… : 83).

Sembene passe par le dialogue, engageant des croyants pour faire la satire de la religion. Etre un El Hadj ne veut pas forcement dire qu’on ne peut s’adonner aux actes ou comportements prostitutionnels. Abibatou Traoré (1998 :125,129 et passim) nous fait raconter l’histoire de son héros, El Hadj Moussa qui a le Sida.

L’humour (la satire et le comique) et l’allitération chez Labou Tansi

Labou Tansi offre dans La vie… l’ébauche de la satire qu’il perfectionne dans les autres romans y compris le quatrième, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez. Il s ‘attaque au comportement prostitutionnel du Guide Providentiel de Katamalanasie tout en tournant en ridicule le personnage, prostitué professionnel, la deuxième Chaïdana. Labou Tansi (1979:136) fait dire au narrateur :

 

« Elle revint lui parler pendant trois jours et trois nuits, tandis que le Guide recevait sa nouvelle épouse, une vierge dont les cris remplissaient tout le palais… Elle s’aperçut qu’on lui avait coupé la langue » (La vie…:136).

La satire réside dans la toute dernière proposition subordonnée, « dont les cris de la fille troublent la conscience du Guide Providentiel qui les perçoit comme du scandale à son honorabilité ! ». Grâce à cet humour, l’auteur réussit à troubler l’esprit de celui-ci qui trouble tout le pays, la Katamalanasie.

Labou Tansi continue à mettre en valeur les aspects ridicules ou absurdes de la réalité du cadre romanesque. Cette fois-ci c’est à travers le comique, celui de situation. Le Guide Providentiel semble être impuissant mais il se tue à faire l’amour non pas avec une fille ou une femme, mais avec plusieurs, voire, en même temps. C’est ce que l’auteur semble nous dire ainsi :

« C’était dans la chambre rouge… On y apprêta cinquante masseurs cinquante vierges… elles avaient toutes un teint de métal chauffé à blanc. La scène fut radiodiffusée et télévisée malgré l’intervention du Pape » (La Vie…147).

Faire radiodiffuser et téléviser les ébats sexuels d’un président nous paraît le comble du ridicule. Ainsi cette figure stylistique permet au jeune écrivain radical congolais de pouvoir prendre sa revanche sur les autorités sans être incarcéré.

Nous trouvons aussi du comique de mots (Les sept solitudes … : 94) qui ressort de ces phrases – « bordélisation à gauche, vitesse maximale : cinq bâtardises à l’heure ». D’où les services des travaux publics qui doivent installer des panneaux routiers pour guider les clients ou les jouisseurs. Mû par ce style plein d’humour, Labou Tansi (1985:95) opine encore – « les autorités t’ont confisqué les ustensiles d’homologation ». Cette dernière expression tient compte de l’effet négatif de la chosification qu’entraîne l’amour payant.

Labou Tansi embrasse aussi l’allitération pour peindre l’image de la luxure (La vie… 159) – « dans un pays où le pouvoir ne donnait que les voitures, les villas, les femmes et les vins. V V V F…, une maladie ». Il semble ainsi dire que la prostitution rend malade le pays.

La métaphore, l’euphémisme, l’ellipse l’anaphore, la litote, la réticence et le symbolisme chez Beyala

Notre seule femme-écrivain, Calixthe Beyala, se montre une véritable esthéticienne dans sa présentation de la prostitution. En général, elle se sert de la métaphore, l’euphémisme, l’ellipse, l’anaphore, la litote, la réticence et le symbolisme.

Dans le titre de son roman ci-dessus cité, « soleil » se réfère à l’homme qui, selon elle, oblige la femme à se prostituer ; « brûlée » signifie enlaidie. Elle se sert de cette figure accrocheuse pour communiquer son message-clé qui veut que la femme soit complète et parfaite en elle-même mais la violence de la part de l’homme la corrompt. Beyala (1987:10) élabore cet emploi – « je suis noire et pourtant belle. Ne prenez pas garde à mon teint, c’est le soleil qui m’a brûlée ». Ateba garde rancune envers l’homme qui l’a violente.

Elle use aussi de l’euphémisme où l’amour devient, selon elle (TTT:23), « le privilège d’un verre de connaissance ». Elle masque la prostitution. Beyala recourt aussi au langage elliptique pour décrire le déroulement de la prostitution. « Cul. Bille. Fesse ». (C’est le soleil… :16). Elle s’empare également de l’image de l’anaphore pour représenter le cheminement de son esprit qui rationalise les efforts de la femme pour vaincre la violence prostitutionnelle dont la femme, son héroïne, est victime.

« Un jour le passé viendra et … La femme froissera le présent en boule et le jettera dans le fleuve des abominations. Et si elle avait tort ? Et si elle poursuivait des chimères ? Et si le passé ne revenait pas ? Et si la femme continuait de vivre dans un monde déchu ? » (C’est le soleil…:33).

Nous voyons là comment semble travailler l’esprit de la femme-écrivain à travers ces quatre périodes anaphoriques que nous mettons en italiques nous-mêmes. La première semble marquer une simple hésitation ou doute chez la femme que l’homme (phallocrate) maintient dans la prostitution. La deuxième approfondit ce doute, déjouant ainsi l’œuvre de libération. La troisième exagère la situation, la rend pire, car elle semble dire que se libérer de la prostitution est impossible. Enfin, la quatrième semble traduire le refus de la femme d’être quitte de la prostitution.

Beyala n’hésite pas à employer la litote dans sa description de la prostitution et de la prostituée. Par exemple, sa phrase (1987:44) – « elle lit dans ses yeux le désir de la soumettre un jour ou l’autre pour le seul plaisir de l’humilier » en dit long. Là, l’auteur sous-entend que la femme qui se livre à la prostitution se considère d’ordinaire comme une proie toute faite pour l’homme qui la chevauche.

Selon Dejean (1968), « le non dit de l’écriture est un dit biaisé ». Convaincue de cette vérité littéraire, Beyala emploie une autre image, la figure de pensée, à savoir, la réticence. Cette figure consiste à s’interrompre avant d’avoir achevé l’expression d’une pensée, tout en laissant entendre ce qu’on ne dit pas. Ainsi, décrivant la prostitution de son héroïne, Ateba, Beyala fait dire ceci à son narrateur :

 

«  La garce en question divague. Son cœur déraille… ses tympans sifflent… ses sens dérapent… De peur. Celle apprise, faite de morts-vivants, d’esprits et d’horribles aventures… Si en me caressant je me suis… sans m’en rendre compte et si… Non… Impossible, je m’en serais aperçue… « (C’est le soleil… :79)

Nous nous servons d’un seul exemple de réticence à travers cette citation pour éclairer l’emploi de cette figure. Ateba dit : « Si en me caressant je me suis… ». On peut comprendre ce qui doit suivre, ce que l’auteur de la phrase veut dire en fonction de ce qui précède les trois points de suspension. Ce qui est sous-entendu dans ce cas particulier, c’est ‘donnée à lui’. Cette réponse que nous fournissons s’enchaîne avec l’autre bribe de la pensée qui suit à savoir, « sans m’en rendre compte ».

Le symbolisme se présente également comme procédé de description de la prostitution chez Beyala. En décrivant les ébats sexuels des prostituées professionnelles, Beyala laisse entendre :

« Irène habite au dernier poteau chez ses parents… qui assistent sans trop de douleur à la déchéance de leur fille. Irène lui parlera de ses parties de jambes en l’air »,(C’est le soleil… : 42).

Le symbole ici c’est que les jambes en l’air représentent les acrobaties sexuelles d’Irène lorsqu’elle rencontre les hommes, ses clients. Beyala passe ainsi par le biais des symboles pour s’exprimer de façon pittoresque.

CONCLUSION

L’étude descriptive que font nos romanciers de la prostitution nous fait faire des constats et des découvertes.

L’analyse du rythme dans le chant moqueur montre que, nonobstant la différence d’origine des langues, wolof africaine et français européenne, la cadence semble les synchroniser. Elle nous révèle l’univers linguistique de la prostitution d’où nous découvrons que le langage de la prostitution est universel de même que celui de la musique. Bien que le témoignage du phénomène leur soit commun, chacun joue le jeu comme bon lui semble. Il y a toujours cette particularité individuelle même là où se trouvent des similitudes comme dans l’emploi de l’anaphore, l’ellipse, l’euphémisme, et l’humour. La construction anaphorique des phrases traduit le degré des impressions de Sadji sur la prostitution. La déontologisation de la prostituée semble suggérer que l’auteur est d’opinion que la prostituée ne vit réellement pas. L’art du conte permet à l’écrivain-conteur, Hampaté Bâ, d’amadouer ses lecteurs et de se distancier de la prostituée. Beti, Daher et Beyala semblent projeter dans l’imagination de leurs lecteurs les images dont l’euphémisme pour leur faire croire que la prostitution est une peccadille.

Nous découvrons aussi que le dialogue entre croyants permet à Sembene de faire sans sourciller la satire de l’Islam. En plus, la répétition du thème de la prostitution entamé respectivement dans La vie… et C’est le soleil… par Labou Tansi et Beyala révèle qu’ils embrassent la technique de reprise pour pouvoir développer leurs idées et manifester leurs engagements. La métaphore, « c’est le soleil… », permet à Beyala d’évoquer la révolte antiphallocrate que rallient toutes ses héroïnes.

A travers l’art de parler aux yeux, nous apprenons que la composition des œuvres littéraires n’est plus seulement œuvre d’imagination mais inclut parfois la perception visuelle. Nous constatons que ces artistes réussissent leur œuvre de peinture de la prostitution et de la prostituée grâce à la littérarité des romans étudiés .

BARTHES, Roland, Le Degré Zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1953.

BETI, Mongo, Perpétue et l’habitude de malheur, Paris, Buchet Chastel, 1974.

BEYALA, Calixthe, C’est le soleil qui m’a brûlée, Paris, Stock, 1987.

– Tu t’appelleras Tanga, Paris, Stock, 1988.

CRESSOT, M., Le Style et ses techniques, Paris, PUF, 1980.

FARAH, Daher Ahmed, Splendeur éphémeur, Paris, L’Harmattan, 1993.

BA Hampate Amadou, L’étrange destin de Wangrin, Paris, Editions 10/18 et Union Générale d’Editions, 1973 & 1992.

JACOBSON, R., Essai de Linguistique générale, Paris, Minuit, 1965.

JOHNSON, M.A. Stella, « Style and literary genre », in AIRE, Victor and KUJU, Chris (éd.), The French Language and Culture. (Proceedings of the Second Annual Conference of the Nigerian Universities French Teachers Association (NUFTA) held at Lagos State University, Ojo, Lagos State) Jos, Stephen Book House, 2002.

LABOU TANSI, Sony, La vie et demie, Paris, Seuil, 1979.

– Les sept Solitudes de Lorsa Lopez, Paris, Seuil, 1985.

MATAILLET, Dominique, « Interview du Trimestre : Qui êtes-vous… Calixthe Beyala », in SEPIA, n° 13, 1993.

OBITABA, E.J., « Entretien avec Sembene Ousmane et Aminata Sow Fall : différents points de vue sur la mendicité », dans Revue d’Etudes Francophones de Calabar (RETFRAC), vol. 5, n°1, 2005

OKEH, Peter, L’enracinement dans l’œuvre de Camara Laye, thèse de doctorat, Québec, Université de Laval, 1972.

– « Les démarches équilibrées dans l’abord des thèmes en littérature africaine » (Procès verbaux de la Conférence Africaine des professeurs de français des Universités Anglophones), Village français du Nigéria/Agence de Coopération Culturelle et Technique, Bureau Régional, Afrique de l’Ouest, 11-16 août, 1996.

SADJI, Abdoulaye, Maimouna, Paris, Présence Africaine, 1958.

SEMBENE, Ousmane, Les bouts de bois de Dieu, Paris, Presses Pocket, 1960.

[1] Delta State University, Abraka