Littérature

LES RUSES ET LES JEUX DE L’ÉNONCIATION DANS LA FICTION DE CALIXTHE BEYALA

Éthiopiques n°96.

Littérature, philosophie, sociologie anthropologie et art.

Raison, imaginaire et autres textes

1er semestre 2016

LES RUSES ET LES JEUX DE L’ÉNONCIATION DANS LA FICTION DE CALIXTHE BEYALA

Selon la théorie de l’énonciation, le texte littéraire cache un non-dit que le lecteur a l’obligation d’élucider en s’adaptant à un contexte donné pour s’accorder avec la pensée du scripteur, et de s’imprégner de ce qui est réellement énoncé. La démarche relève de l’interprétation sémantique ou du cadre syntaxique auquel correspond l’énoncé par lequel le scripteur ne se contente pas seulement de transmettre des informations ou de décrire la société, mais s’engage à poser des actes. Ainsi, en nous focalisant sur le pacte entre l’écrivain et le lecteur, et le principe selon lequel tout discours est doté d’une organisation logique propre, l’analyse de la pratique communicative montre que celle-ci est régie par l’implicite, des présuppositions et des sous-entendus. Et l’action réciproque des interlocuteurs est prévue dans l’organisation même de la langue. Dans la fiction de Beyala [2], le je(u) de l’énonciation, un « je » autodiégétique, est l’instance principale du récit. Le rapport entre le « je-narrateur », le « je-scripteur » et le « je-protagoniste » montre comment les déictiques permettent d’établir des analogies au niveau des représentations implicites ou explicites avec la trajectoire de l’auteure. Le réel nourrit la fiction, l’œuvre et la société sont mises en relation, sans que l’on quitte la conscience de l’auteure. Le « je-narrateur » serait-il l’allégorie d’une conscience collective ?

  1. « JE-NARRATEUR » ET/OU « JE-PROTAGONISTE »

Dans Figures III [3], Gérard Genette examine, à travers le concept de « voix », la relation entre trois instances narratives : l’auteur, le narrateur et le personnage. Il estime que « la situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture [4] ». Pour répondre donc à la question « qui parle ? », Genette distingue différentes formes de l’instance narrative, dont le degré de présence varie selon qu’elle se trouve ou non dans la diégèse. Si l’œuvre constitue un univers où s’opère le rapport entre la conscience de l’auteur et le monde qui l’entoure, on doit se rappeler que « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est » [5].

Dans les diverses mises en place des contextes d’écriture, le « je » de Beyala, multidimensionnel (enfant, adolescente, femme, africaine, immigrée, romancière, etc.), narre les événements, souvent douloureux, de son histoire. Ce « je » est parfois polyphonique, telle que la double narration dans Le petit prince de Belleville, introduite par la lettre signée « Abdou Traoré, père vénéré de Loukoum » (LPP : 8), qui écrit des messages à un ami français anonyme. Abdou figure l’immigré partagé entre la nécessité de s’intégrer et le besoin de préserver ses racines africaines. D’où son inquiétude sur le devoir d’instruire son fils, Loukoum, dont le récit, à la première personne, domine celui du père. Comment, de qui et dans quelle langue Loukoum devrait-il parler ? Ces questions tissent le fil conducteur du témoignage d’un enfant sur les immigrés, confrontés à une déchirure culturelle. Le discours du « je-narrateur » cerne la structure de la famille et les influences réciproques entre Blancs et Noirs. Il s’interroge et interroge les adultes, côtoie un monde multiculturel, et saisit de mieux en mieux les différences qui le marquent.

D’entrée de jeu, Loukoum décline son identité, trace son portrait d’un enfant qui veut rendre son témoignage crédible. À l’école, il prend conscience de l’écart entre le langage populaire de son milieu de vie et le bon usage de la langue française. Il intériorise son appartenance à une minorité visible. Il interpelle par moment son auditeur virtuel qu’il vouvoie et dont il sollicite l’approbation (LPP : 8- 9). Il accorde la parole à d’autres protagonistes, mais à maintes reprises, il rapporte leur discours au style indirect, notamment l’entretien avec son institutrice (LPP : 11) ou la visite de Madame Saddock (LPP : 90). Dans les moindres détails, il décrit leurs gestes et exprime ses sentiments.

Sur le plan discursif, dans C’est le soleil qui m’a brûlée, l’univocité de l’instance narrative est rejetée au profit de la polyphonie narrative pour raconter l’histoire d’Ateba. Le récit commence par une forme impersonnelle, avant de révéler une voix narrative par l’usage du pronom personnel « nous » : « Ici, il y a un creux, il y a le vide, il y a le drame. Il est extérieur à nous, il court vers des dimensions qui nous échappent. Il est comme le souffle de la mort » (CSB : 11). Rapporté au style direct, le discours est d’abord sans locuteur explicite dans l’incipit, avant l’intervention d’un « Moi » récurrent qui, sous forme de plongée dans le cœur d’Ateba, commente le récit, lit sa rancœur et ses espoirs. Finalement, un point de vue féminin se dévoile grâce à un déictique : « J’étais la seule à comprendre son désarroi » (CSB : 12-13). Ce malheur est avant tout l’abandon par la mère et l’absence du père, ensuite la rigidité de la tante, enfin la violence masculine. D’où la révolte de la voix narrative engagée à accompagner Ateba dans son combat pour la liberté : « Aujourd’hui, j’en ai marre ! Ras le bol ! J’ai envie de parler » (CSB : 13).

Le « je » est d’abord homodiégétique, lorsqu’il parle de ses relations avec Ateba, puis hétérodiégétique dès qu’il raconte l’histoire proprement dite et paraît le double-narrant, son alter ego. Tous deux sont perçus comme des « personnages-embrayeurs [qui] sont les marques de la présence en texte de l’auteur, du lecteur, ou de leurs délégués : personnages ‘’porte-parole’’ » [6] . En effet, bien que le récit soit à la première personne, la narratrice n’est pas l’héroïne du roman, mais le type « d’un narrateur représenté : il devient un personnage dans son récit » [7]. Elle apparaît tantôt comme un esprit, tantôt comme un être qui se voit vide, une négation de soi : « Moi, moi dont les ténèbres avaient rendu la présence aussi invisible que l’invisible » (CSB : 12), « Moi, moi qui n’existais pas » (CSB : 31), « Moi que nul ne voyait, moi plus abstrait que l’idée » (CSB : 153), « Moi, simple esprit » (CSB : 154). À l’instar de la voix qui hante Oumarou, le personnage de Williams Sassine [8], celle de ce roman s’apparente à la voix intérieure d’Ateba pour l’encourager à affronter l’adversité, à vaincre l’ignominie.

Ce personnage abstrait et anonyme compatit avec l’héroïne, oriente ses actions. Il est aussi doté d’un pouvoir de prophète et de guide de conscience : « Moi je savais que tout se déroulerait conformément aux prévisions des astres […] je savais qu’elle voulait parler ainsi […] je guidais son souffle, je guidais ses lèvres… C’était mon rôle » (CSB : 21). On observe l’usage du « psycho-récit », c’est-à-dire la voix narrative « rend compte de ce que le personnage éprouve sans se le dire clairement, ou de ce qu’il se cache à lui-même. C’est la technique fondamentale de l’‘’exploration de l’âme’’ [9] ». Ce « Moi » sonde les pensées des personnages sans qu’eux-mêmes ne les expriment (CSB : 31). Après le meurtre, le récit se termine par des propos révélateurs du « Moi » qui s’identifie à l’âme d’Ateba, et se libère de son double, aussitôt l’acte commis : « Moi qui vous parle, j’entre dans la salle de bains, j’en sors le lendemain lavée de mes angoisses […], mon rôle s’achève. Il faut réintégrer la légende […] Ateba ! […] – Mais c’est Moi… C’est Moi ton âme… Tu ne me reconnais donc pas ? » (CSB : 174). Dans ce récit revendicatif, les deux personnages porteraient la marque du projet idéologique de Beyala, une volonté de s’impliquer dans ce roman qui a marqué son entrée fracassante en littérature.

Tu t’appelleras Tanga constitue en quelque sorte la suite logique de C’est le soleil qui m’a brûlée par rapport à l’acte libérateur posé par Ateba. Le titre phrastique est significatif sur le plan de la stratégie narrative : un « je » s’adresse à un « tu ». Dès le début du texte, le discours du narrateur se confond avec celui de Tanga, et s’applique à reproduire son état d’âme. Les souvenirs lancinants convoquent les analepses et les monologues. Néanmoins, Tanga garde le monopole de la parole arrachée par sa codétenue, Anna-Claude, une Européenne. La prison devient un cadre d’initiation où se déploie la parole à l’issue de laquelle, Tanga lègue son histoire à Anna-Claude : « Donne-moi la main, désormais tu seras moi […], tu seras noire, tu t’appelleras Tanga […] et mon histoire naîtra dans tes veines » (TTT : 18). Tanga meurt, mais se réincarne dans une autre femme, Anna-Claude sa codétenue.

Chez Beyala, les déictiques spatiaux et temporels ne sont pas du tout voilés et permettent d’établir des analogies avec sa trajectoire. De là s’accomplit la mise en scène de l’identité auteure-narratrice, car Beyala s’inspire des pans de son vécu pour construire son imaginaire, la perspective de son idéologie, « l’avènement d’une subjectivité individuelle originale qui prend conscience de son statut de singularité dans le monde » [10] remis en question. La plupart de ses textes tournent autour de l’angoisse existentielle d’un sujet féminin. Ils se moduleraient autour de sa propre identité psychologique, de ses sentiments personnels. De manière générale, de nombreux connecteurs indiciels trahissent des analogies entre l’identité de l’auteure, sa sphère sociale et celle de ses personnages féminins. Mais, il s’agit simplement de l’autofiction ou de la fiction autobiographique, et non de l’autobiographie.

  1. « JE-NARRATEUR » ET/OU « JE-SCRIPTEUR »

Philippe Lejeune entend, par « pacte autobiographique », « l’affirmation dans le texte de cette identité renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture » [11]. En d’autres termes, l’autobiographie construit le récit autour d’un « je » narrateur et scripteur, renvoie à l’identité sociale de l’écrivain, confond les deux instances, porte un jugement sur l’histoire réelle, manifeste une dimension à la fois objective et subjective. Mais l’autofiction s’affranchit de l’identité sociale du narrateur, adopte le dédoublement du « je », légitime la pseudonymie, investit la psyché du personnage parlant. À partir des similitudes, le lecteur établit l’identité de l’auteur et du personnage. Il interprète les textes à la lumière des événements qui ont marqué la vie de l’auteur, franchit la ligne de démarcation entre la personne et le personnage, entre ce qui relève de l’imaginaire du je-scripteur et ce qui tient de la revendication du narrateur.

D’un roman à l’autre, le « je-narrateur » de Beyala s’engage à se libérer d’une sphère sociale contraignante. Tanga, notamment, devient « la jeune femme indépendante, intellectuelle, excédée par le relâchement littéraire des journalistes » (TTT : 27). Beyala crée, ici, un lien à travers ce « je » qui s’affirme comme une femme émancipée. Le texte évoque les contraintes du champ littéraire qui conduisent la romancière à collaborer avec la presse pour la promotion de ses textes. Le « je-narrateur » utilise aussi la troisième personne, adopte le point de vue omniscient et se permet des interventions pour créer une certaine complicité avec le « je-protagoniste ». Il y aurait une confusion entre, d’une part, les personnages protagoniste et le narrateur ; de l’autre, entre ceux-ci et le « je-écrivant ». Répondant à la définition de Lucien Dällenbach, cette stratégie de mise en abyme, c’est-à-dire « toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’œuvre qui la contient [12] », est plus explicite dans des récits où Beyala met en scène des romancières engagées à un acte de distinction. La femme se rend compte qu’elle doit se prendre en mains pour échapper à un destin malheureux. Dans ces récits où le « je-narrateur » écrit son histoire, le rapport entre l’écrit et l’oral devient ambigu. La narratrice parle-t-elle ou écrit-elle son histoire ? Dans le premier cas, elle garde naturellement son statut de personnage autodiégétique ; dans le second, elle risque de se confondre avec l’auteure.

La composition d’Assèze l’Africaine présente avant tout une espèce de prologue d’une page en exergue dans lequel le « je-narrateur » autodiégétique, jusque-là anonyme, décline son statut, dresse l’état des lieux, circonscrit le cadre spatio-temporel de son récit. Mariée, la narratrice vit à Paris, sans métier précis. Pieuse, elle a surmonté la mort de sa sœur. Le roman est donc une remémoration, car la diégèse est reconstruite trente ans après la disparition de Sorraya, personnage secondaire dont le rôle essentiel rivalise avec celui de la narratrice, Assèze. Après cette mise au point, se précise la visée de son écriture, qui « ne consiste pas à chercher la vraisemblance mais à raconter ce qui s’est passé » (ALA : 9). Ayant déjà acquis un capital symbolique, Assèze retrace sa trajectoire : « Aujourd’hui, je n’écris pas pour vous parler de nos misères, mais de quels moyens pour y échapper » (ALA : 19). Il s’agit d’une narration avec des variations de style pour attirer l’attention de l’interlocuteur (lecteur) sur l’évolution de l’histoire racontée, comme lorsqu’elle dit : « A ce niveau du récit, il convient de signaler les modifications de comportement de mes concitoyens depuis leur évangélisation » (ALA : 40). La narratrice ne se limite pas à raconter, mais elle commente, juge, jauge ce qu’elle dit. C’est la mise en abyme métatextuelle : dédoublement de la narratrice-narrataire. Elle réfléchit même sur son projet d’écriture, ses craintes, son assurance : « Mon mari s’inquiète quelquefois de ma passivité. […] Il veut m’aider à prendre confiance en moi […] Je me demande bien ce que mon mari va dire quand il verra que j’écris un roman sur ma vie. Il ne connaît rien de mon passé » (ALA : 44). Mais dans ce mélange de la fiction et de la méditation, cette séquence métatextuelle brise la linéarité du récit, et souligne la lucidité de la narratrice.

Assèze a relevé un défi contre « ce qui s’imposait à [elle] comme un destin : le refus des déterminations sociales, de celles qui, comme des malédictions […], s’attachent à une position sociale » [13]. Elle s’est battue pour y arriver et déclare : « Au fil du récit, je vous fournirai une foule de détails secondaires, qui ont leur importance et dont la bizarrerie vous empêchera de me condamner trop vite » (ALA : 20). Elle convoque la fonction conative, et la communication est réussie avec le lecteur. L’implicite dans tout le récit d’Assèze est de témoigner de la « bizarrerie » du village en France, lieu du reclassement social, en passant par Douala. La réussite du « je-narrateur », comme celle du « je-scripteur », s’est réalisée par la synthèse des valeurs africaines et occidentales. Cette vision peut se lire dans le discours de la clôture du récit : « Aujourd’hui, je me retrouve. Et ce que je retrouve pourrait s’appeler Dieu […]. Ce Dieu n’est ni blanc, ni noir, ni Afrique, ni Occident […] et prétend à la magnificence universelle » (ALA : 348).

Comme Assèze, Saïda, dans Les honneurs perdus, part du Cameroun pour la France. Saïda décline d’abord son identité (LHP : 11), avant d’évoquer sa trajectoire, depuis les événements marquants de sa naissance jusqu’à la mort de Ngaremba qui l’a hébergée, après une clandestinité éprouvante. Forte de caractère, elle a appris à lire et à écrire, avant de fonder son propre foyer. A la fin du récit, Saïda, romancière, apostrophe son lectorat :

« Ce livre n’est pas une autobiographie. C’est ma lutte, du moins celle que m’ont léguée mon père et ma mère. Parce qu’il m’a fallu du temps pour croire à mon destin plus qu’en n’importe quel Dieu. J’ai assemblé ma vie de travers comme tous les immigrés. Mais peu importe, notre monde à nous est désintégré et on recolle les morceaux comme on peut » (LHP : 403).

Ce discours de clôture ressemble à « un discours préfaciel » [14], selon l’expression d’Henri Mitterrand, un avertissement [15] qui, en principe, serait au début du texte. Il est lu comme une mise en garde pour le lecteur, appelé à établir une ligne de démarcation entre l’autofiction et l’autobiographie. La recommandation relève de la légitimation de l’auteure qui valorise son œuvre, s’impose par cette stratégie instaurée, et fait entendre sa singularité. La narratrice souligne son ascension sociale, sa « lutte », depuis la famille jusqu’à son statut d’immigrée. L’écriture devient une marque de revanche après un passé malheureux. Pourquoi ne pas voir dans ce récit de vie un rapprochement avec la trajectoire de l’auteure ? Elle-même s’explique ainsi :

« Les auteurs ont toujours écrit des histoires qui les concernaient. Flaubert avec Madame Bovary. On retrouve un peu de Proust dans chacune de ses œuvres. L’autofiction fait partie de l’histoire de la littérature. Bien évidemment, tout cela passe par le tamis de l’imagination de l’écrivain qui est une éponge qui absorbe tout ce qui l’entoure. On prend ainsi de la distance par rapport à son œuvre. Notamment pour des auteurs, comme moi, qui ont beaucoup d’autodérision. La démarche n’a rien d’exceptionnel et l’autofiction est un processus très intéressant. L’écrivain devient alors un peu schizophrène et se met en scène. Le personnage d’Andela tient autant de moi que, par exemple, l’héroïne de La petite fille du réverbère » [16].

Comme on peut l’observer, Beyala rappelle l’élan autofictionnel de ses romans. La petite fille du réverbère inaugure véritablement la série de romans dans lesquels Beyala se met en scène, même si les premières tentatives commencent avec Assèze l’Africaine, publié quatre ans auparavant. La narratrice autodiégétique, Beyala B’Asanga Djuli, porte le même nom que l’auteure. Cet élément référentiel permettrait de considérer cette œuvre comme autobiographique si on se fie aux deux critères énoncés par Lejeune. Mais Beyala use de l’imagination de l’écrivain pour éviter l’homologie réelle entre la fiction et sa trajectoire. En effet, La petite fille du réverbère décrit l’itinéraire de la tourmente identitaire de la narratrice semblable à celle de l’auteure. Le « je-narrateur » (comme le « je-scripteur ») est romancière, fille d’un père inconnu, élevée par sa grand-mère. Après reconstitution de la structure du récit, l’ouverture et la clôture du texte font état de l’évènement majeur qui déclenche le projet d’écriture dans la fiction. L’incipit dévoile la colère d’une écrivaine noire qui s’en prend à ses détracteurs :

« À l’époque où commence cette histoire, je n’étais pas encore l’écrivain décoré, vraiment ?… qu’on charrie, qu’on insulte, qu’on vilipende, qu’on traite de cervelle en jupon ! Pas non plus la Négresse qui fait pâmer les pantalons sans fonds, les barbichettes sans virilité, tous ces riens qui me couvrent de leurs frustrations – parce qu’ils croient, ces imbéciles, qu’une femme, Négresse de surcroît, ne saurait se défendre. Je n’étais même pas encore la première lycéenne du quartier qui, contre une pièce de vingt-cinq centimes, écrivait des lettres à toutes les putes, à tous les androsexuels, tombereaux d’amour, voleurs et autres débris qui affectionnent notre région. À l’époque, j’étais simplement la petite fille du réverbère » (LPF : 11).

Ce passage laisse entendre que la locutrice est dans une situation oppressante qui l’incite à revenir sur son passé malheureux. Le titre du roman, avec ses valeurs stylistique et sémantique, évoque, par métonymie, l’objet qui l’a fortement marquée, signe de pauvreté, car elle opèrerait ses leçons et ses devoirs sous le réverbère, en plus d’être surnommée Tapoussière, « la fille la plus sale du quartier » (LPF : 42). Le réverbère devient un adjuvant dans la quête du reclassement social. L’anaphore à la fin du roman est éloquente. Au début de six petits paragraphes consécutifs, nous lisons : « Je revins sur mes pas », avant de dater la fin du texte, « Paris, le 30 juin 1997 ». Beyala se sert donc de la fiction pour se remémorer le passé et répondre à ses détracteurs, avec la mention du lieu de reclassement social et de l’année où les accusations de plagiat sont d’actualité. La narratrice « bouleversée mais souveraine des souvenirs d’une époque enluminée […] avec des symboles à disséquer, des vérités à débattre » (LPF : 233) est devenue « la-petite-fille-du-réverbère », figure d’une romancière primée, mais accusée de plagiat, comme son auteure qui clame son innocence. Elle use de la dérision, écrit « pour alimenter les Missés Riene Poussalire [17], ces critiques envieux, et leur permettre de continuer une carrière infertile qui, selon Alexandre Dumas, n’apporte au monde littéraire que ces ronces qu’ils ont tressées et qu’ils enfoncent en riant sur la tête du poète vainqueur ou vaincu » (LPF : 233). En revanche, la composition du récit contribue à franchir la barrière entre la romancière et son personnage. La petite fille du réverbère a pour seul cadre spatial le Cameroun. Mais le projet de partir en France, « même en fond de cale, découvrir cet univers de propreté » (LPF : 193) déclenche et poursuit, par extrapolation, la défense contre les accusations de plagiat :

« J’ignorais alors que j’y rencontrerais des humains dignes de ce nom, mais également certains, d’un autre type, de ceux qui vous soumettent sous le poids de leurs professions décoratives qui ne savent pas encore que, derrière le mot ou la phrase mille fois répétés, existe toujours une inconnue et que le talent ne consiste pas toujours à dire ce qui n’a jamais été dit » (LPF : 192).

Dans cet acte de défense, la publication de La petite fille du réverbère reste, pour Beyala, la preuve de ses capacités de production intellectuelle. De même, dans le passage suivant, on est tenté de rapprocher le discours du « je-narrateur » avec la verve et la nature qui caractérisent Beyala depuis son enfance : « J’étais déjà une allumeuse d’histoires, une fouteuse de n’importe quoi, une créatrice de situations rocambolesques qui exaltaient mon imaginaire » (LPF : 113). Tapoussière associe les tristes souvenirs du passé au moment de la rédaction de son roman : « Plus tard, en décrivant mes personnages, leurs réactions, leurs angoisses, leurs tristesses, je l’identifierai avec la minutie d’un chercheur, je le disséquerai et le surnommerai rejette-vie » (LPF : 102). Elle revient sur l’histoire « d’une vieillarde [et] de sa petite-fille bâtarde, abandonnée par sa mère, qui deviendrait une romancière et dont les impropriétés rhétoriques dresseraient les cheveux des Papes de la Littérature française » (LPF : 145-146). Beyala se projette donc dans son personnage pour s’attaquer, de manière plus habile, aux discours critiques qui remettent en cause ses prix littéraires après la révélation du plagiat.

Des indices textuels permettent de reconstituer également la figure de l’auteure imprimée dans L’homme qui m’offrait le ciel. Le discours d’ouverture d’Andela met en scène les positions et prises de position de Beyala : la défense des droits des femmes et des minorités visibles, le combat contre les parents indignes, la prise en charge des enfants (LHC : 11-12). Andela est aussi auteure de La petite fille du réverbère, le roman « le plus autobiographique » (LHC : 25). Elle publie dans Afrique Magazine (LHC : 39) qui reprend les chroniques de Beyala. Mère monoparentale, active socialement, Andela réside à Pantin. Elle évoque le décès de sa sœur aînée (LHC : 16). De même, on pourrait assimiler l’intrigue principale de ce roman, la rupture de sa relation amoureuse avec François Ackerman (marié, célébrité du paysage audiovisuel français), aux déboires sentimentaux entre Calixthe Beyala et Michel Drucker, l’animateur des médias français.

Avec Le roman de Pauline, Beyala revient sur les milieux défavorisés qui fondent son combat social. Une lecture minutieuse permet de découvrir la voix de l’auteure à travers le « je-narrateur ». Récupérée dans la rue par son institutrice, Pauline est consciente que son « changement a fait l’effet d’une bombe sur les gens de Pantin » (LRP : 147), qu’elle fait son entrée dans « la cohorte des grands » (LRP : 151). Elle défend le féminisme (LRP : 72), émet ses opinions sur la négritude et les stéréotypes (LRP : 97-99). Beyala confie s’être inspirée de la trajectoire d’une jeune fille désespérée de la banlieue parisienne. Elle a transposé les faits réels, comme l’assumait Flaubert (« Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessus et le dessous des choses » [18]) qu’elle paraphrase : « J’ai voulu montrer cette banlieue telle que je la connaissais, telle que je la vis ; montrer aussi quels sont les repères pour certaines filles qui cherchent à grandir » [19]. Avec artifice et imagination, Beyala peint le quotidien des immigrés à travers le vécu des jeunes de la banlieue.

  1. DU COMBAT PERSONNEL À UN DISCOURS SUR LA COLLECTIVITÉ

À la fois métaphorique et allégorique, l’écriture de Beyala transgresse les interdits qui occultent la réalité sociale et la freinent dans son essor. Elle dénonce l’effondrement des valeurs humaines, récuse la soumission éternelle à la tradition désuète et préconise la libéralisation de l’ordre social. La fiction devient une entreprise de connaissance du social par laquelle Beyala transmet ses idées. Elle habite la conscience de ses personnages, rend accessibles les récits de vie des minorités asservies, prioritairement la femme et l’enfant. Ses romans font un clin d’œil à la collectivité, notamment, en traçant le parcours de personnages issus de familles éclatées. Et la prise de conscience des protagonistes révèle la vision de l’auteure par des représentations imagées. Par son caractère militant et provocateur, Beyala s’oppose à toute domination, surtout masculine.

Pour la critique, le « je » de l’autobiographie féminine africaine « ne se donne pas comme la marque d’une voix unique et exceptionnelle mais bien plutôt comme la voix d’un représentant, d’un délégué » [20]. Et le « je-narrant » de Beyala « est présenté comme l’allégorie d’une conscience collective. En effet, on a clairement l’impression que ce n’est pas seulement un ‘’je’’ individuel qui s’y exprime, mais un ‘’je’’ préoccupé par la condition de la femme africaine en général » [21]. Avec C’est le soleil qui m’a brûlée et Tu t’appelleras Tanga, le discours de la narratrice a déjà une vision à la fois critique et contestataire de la femme. Dans le premier, Ateba écrit à « toutes les femmes qui peuplent son imaginaire » (CSB : 43) un texte dont le choix des prénoms français et africains souligne sa visée d’un public féminin diversifié. Elle les prend à témoin et devient leur porte-parole : « Ateba était femme. Elle était des milliers de femmes […] et toutes les femmes étaient elle » (CSB : 24). Ainsi devait-on entendre le discours libérateur de la femme dès l’entrée de Beyala en littérature, fustigeant la tradition avec son lot de prescriptions. Dans le second, Tanga noue une relation singulière avec Anna-Claude dont le discours termine le récit : « Vous nous avez tuées, Madame » (TTT : 201) et souligne son rôle de porte-parole des femmes et d’ouverture au monde. L’insertion des histoires des enfants de la rue (TTT : 74-76) montre le caractère universel de la situation évoquée.

Les textes de Beyala montrent combien l’instruction de la femme est aussi déterminante, une voie de sortie pour l’autonomie et une solution à la crise des relations humaines. À la fin de son récit, Pauline exprime le souhait d’une éventuelle reprise des rapports normaux avec sa mère et projette de dédier son roman à celle-ci (LRP : 213). De même, Loukoum pense se consoler de sa famille éclatée par l’écriture (LPP : 247). Tanga évoque aussi cet impératif à l’intention de sa sœur (TTT : 98). Dans Seul le diable le savait, Laetitia veut étudier davantage pour défendre les intérêts des femmes. Dans Les honneurs perdus, le pharmacien soutient que « la liberté d’un peuple passe par l’éducation ! […] De Zola à […] Victor Hugo […] de Rimbaud à Sartre, de Diderot à Camus ! L’éducation, voilà la seule et unique vérité pour sauver le peuple » (LHP : 152-153). Ce passage révèle aussi le parti pris de Beyala à travers un « je » qui s’affirme comme professionnel de textes littéraires ou de lecture et l’élite intellectuelle de son milieu. Le drapeau que brandit Tapoussière (LPF : 126) symbolise son émergence et sa mission de représenter son pays à l’échelle mondiale, comme l’auteure qui évolue à la fois dans les grands champs littéraires africain et français.

Ce faisant, la force subversive des personnages féminins se dresse en prétexte pour « penser autrement l’Afrique » [22], comme le déclare d’ailleurs Assèze : « Je ne parle pas de désespoir. Je parle vie. J’écris ce livre pour une Afrique qu’on oublie, pour l’Afrique au long sommeil » (ALA : 20). « Assèze, l’Africaine » n’est plus un simple personnage, elle est l’emblème du continent en décadence : « Je suis née en voie de développement. Je vis en voie de déchéance » (ALA : 348). Sans foyer, Saïda est sans avenir, comme l’Afrique, « un continent maudit » (LHP : 232) avec ses inégalités sociales. Désillusionnée, Sorraya prend conscience de ses erreurs du passé. À travers l’aveu ci-dessous, elle déconstruit le discours civilisateur de la colonisation pour réécrire et réfuter les opinions longtemps véhiculées sur l’Afrique.

« J’ai toujours appartenu à une minorité […] j’estimais que j’avais certains droits, que tout n’était pas bon dans nos traditions. En France, j’appartiens encore à une minorité. Jamais je ne serai comme une Blanche. Je n’appartiens à rien. Une hybride. Un non-sens ! Tout est de la faute de papa. Il aurait dû m’envoyer à l’école publique avec d’autres enfants noirs comme toi, Assèze ! Mais il croyait bien faire. […] Chacun à notre façon, nous avons vendu notre âme au diable. Tous des vendus ! L’Afrique bradée ! Dépossédés de nous-mêmes. Je me suis vendue en allant à l’école des Blancs. […] Où est l’Afrique, dans ce déchaînement d’ambitions et de corruptions ? […] Où suis-je ? […] Je ne sais même plus où je suis. Je n’ai pas réussi ma vie. J’ai raté en tant que jeune fille et aujourd’hui en tant que femme […] » (ALA : 339-340).

Au demeurant, son discours sur la déchéance de l’Afrique se confond avec le bilan du parcours des Africains en général, mais encore plus de sa trajectoire en particulier : « Je n’ai plus de projets. Je n’ai plus rien. Je suis comme l’Afrique, comme toi et tous les exilés. Nous avons en réalité plus d’hiers que de lendemains » (ALA : 343). Sorraya se découvre prisonnière de ses propres représentations culturelles de l’autre, contrairement à Assèze qui concilie les deux réalités. Pour sa part, Pauline aimerait prendre ses distances avec la catégorie d’immigrés en perte de leurs valeurs, comme la mère de Lou, une universitaire (LRP : 105). Mais l’essentiel reste l’engagement pour une avancée significative, la détermination pour l’autonomie de la femme, comme Assèze qui a gagné le pari dans le pays d’adoption. La fiction témoigne aussi des difficultés d’adaptation et de la solidarité entre les immigrés, une valeur incarnée dans la relation fraternelle que tissent Saïda et Ngaramba dans Les honneurs perdus. Ne pourrait-on pas voir dans l’instruction de la femme et l’immigration réussie, la vision de Beyala, ses positions et prises de position, sa conception singulière du pouvoir libérateur de l’écriture ?

Beyala n’est pas la seule écrivaine africaine à faire de l’instruction de la femme une priorité. C’est le même défi que lance, par exemple, Mariama Bâ, dans Une si longue lettre, en faisant de la polygamie son champ de bataille. L’écriture et la lecture ont permis à Aïssatou de se hisser à un niveau supérieur et d’obtenir ce que la société lui refusait. Dans La nouvelle romance d’Henri Lopes qui sublime la femme, Wali se sépare de son époux et reste étudier en France, car elle pense qu’il lui faut des diplômes pour s’affirmer dans une société en mutation. Dans cette lutte pour la défense des droits de la femme, Beyala s’insurge singulièrement contre la domination masculine, revendique sa « féminitude », en mettant en scène la femme qui assume ses responsabilités.

La discrimination raciale, traitée dans Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes, trouve en quelque sorte sa fictionnalisation dans L’homme qui m’offrait le ciel qui allégorise mieux les relations entre Noirs et Blancs. François allègue le facteur racial pour rompre avec Andela : « Que vont dire la presse et la France profonde si on apprenait que j’ai quitté ma femme pour une femme noire ? » (LHC : 206). Confrontée à l’opinion des Noirs, Andela est interpellée sur le danger de se fier plus aux sentiments plutôt qu’à la raison : « Tu nous représentes. Il y a des images que tu ne dois pas renvoyer à notre jeunesse. Il faut sortir du complexe senghorien » (LHC : 143). Ce discours dénonce l’éternelle dépendance de l’Afrique. L’allusion au dialogue préconisé par Senghor suscite le vœu de la « civilisation du donner et du recevoir ». Beyala prône un métissage culturel à vocation universelle là où l’Occident s’affirme toujours comme le modèle face à l’identité culturelle africaine.

Le pouvoir du texte chez Beyala est de convoquer également l’esclavage et la colonisation, deux événements historiques majeurs, afin de faire comprendre la vérité [23]. Lou pose ce problème de discrimination en évoquant le système anglophone respectueux des Noirs (LHC : 157) et la sélection des invités lors des émissions télévisées de François (LHC : 158). Beyala soutient cette thèse en préconisant « la mise en œuvre des quotas [24] ». Elle défend ainsi « les minorités visibles [qui] vivent dans un sarcophage de silence [25], un « système sclérosé », « une espèce de ghettoïsation » [26] dans une société dite multiculturelle. Elle propose les modalités de la cohabitation avec des perspectives d’ouverture au monde. Son personnage, Monsieur Guillaume, est convaincu que « ça compte pas la couleur de la peau […] tous les hommes sont égaux, sauf les cons […] si les Noirs se cassent la gueule, c’est justement parce qu’ils se croient différents » (LPP : 39). Beyala convoque Blancs et Noirs à la table de la civilisation du « zèbre » en les invitant à une symbiose culturelle.

Les idiolectes des textes laissent entrevoir les sociolectes, les clivages sociaux, étant donné que le locuteur fort impose au faible son propre idiolecte [27]. Le discours du locuteur, « un individu social », peut devenir un facteur de stratification du langage, une introduction au plurilinguisme [28]. Dans Le roman de Pauline, la hiérarchisation de la société convoque le registre de langue des locuteurs. La mère de Lou corrige le langage de Pauline (LRP : 107), alors que Lou verse dans le langage populaire (LRP : 34). Dans Le petit prince de Belleville, le contraste existe entre la famille de Lolita et celle de Loukoum qui refuse de trahir le capital symbolique de son père (LPP : 160-161). Assèze pose le problème du niveau de langue au sujet de la catéchèse donnée dans un « français étonisé », alors que les élèves parlaient un « éton francisé » (ALA : 36). La polémique autour du discours à Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007, inspire la romancière pour dénoncer la politique française (LRP : 116), par le biais de Pauline, qui remet aussi en cause le système éducatif français contraignant pour les immigrés.

Quant à la condition faite à la femme, thématique chère à Beyala, son personnage Andela, l’Africaine, n’emprunte pas la même démarche que la femme occidentale, l’épouse de François, dans la lutte pour l’émancipation de la femme (LHC : 180-181). Dans son essai, Beyala reconnaît que le combat des Européennes a permis aux Africaines de voir « l’espoir de se libérer des pratiques ancestrales rétrogrades » [29]. Mais, elle souligne que, dans le contexte africain, le combat devrait se focaliser sur la subordination de la femme par rapport à son partenaire homme. Enfant, Loukoum, bien instruit de la supériorité de l’homme sur la femme, s’approprie le même pouvoir que son père absent du foyer (LPP : 248). Beyala l’a montré [30] en fustigeant cette conception et le comportement des mères démissionnaires leur rôle. L’une d’elles évoque dans la fiction « la tragédie des jeunes filles en Afrique » (LPP : 130) qui abandonnent leurs enfants. Par le biais de son personnage, Beyala interpelle les parents : « Ne fuyez pas vos responsabilités » (LPF : 113). Ce faisant, la fiction montre que de nombreux personnages sont capables de se libérer d’un environnement défavorable à la mobilité sociale et à l’épanouissement. Ils sont dynamiques pour briser le cercle vicieux des inégalités et des préjudices : « on trouve de bons grains même dans un sac de maïs pourri » (LRP : 25), ou : « chaque humain a le choix de son propre destin » (LRP : 81), comme le dit merveilleusement Pauline, qui s’inscrit en faux contre le déterminisme social, l’hérédité qui bloquerait la volonté de se construire en dehors des chemins tracés par les liens parentaux.

À la suite de Michel Zéraffa, on peut soutenir que « plus l’art du roman favorise le pour-soi (subjectif) au détriment de l’avec-autrui (social), plus on peut légitimement soupçonner l’écrivain d’être assujetti aux structures idéologiques qui doublent un système de classe » [31]. Dans la même perspective, Justin Bisanswa note avec raison que « la fiction est essentiellement, pour le roman africain contemporain, un mode de lecture des complexités sociales » [32] et que « c’est à même l’imaginaire et l’écriture que les romanciers africains réussissent à dire la vérité du social et à déchiffrer la société en inventant un univers au gré des multiples stratégies de figuration » [33]. Par ailleurs, on se laisserait prendre au piège de « l’illusion référentielle » [34], alors que les textes de Beyala qui, comme tout autre texte littéraire, qui produisent des effets spécifiques chez le lecteur censé mesurer l’écart entre l’ordre des signes et l’ordre social, ne relèvent que de son imaginaire. Beyala publie « dans un champ de luttes […] comparé à un jeu : les dispositions […] et le capital sous ses diverses formes […] constituent des atouts qui vont commander et la manière de jouer et la réussite au jeu » [35]. Sa vision personnelle se manifeste même dans la fiction, pour servir de support au discours de ses personnages. L’ensemble de la thématique développée relève d’un dépassement du cadre restreint de sa personne pour parler de la condition humaine. Beyala se regarde au miroir de ses romans.

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[1] Université de Laval, Canada

[2] Notre analyse repose sur un corpus de huit romans dont les références correspondent aux éditions consultées indiquées par le sigle : C’est le soleil qui m’a brûlée (1987) : CSB ; Tu t’appelleras Tanga (1988) : TTT ; Le petit prince de Belleville (1992) : LPP ; Assèze l’Africaine (1994) : ALA ; Les honneurs perdus (1996) : LHP ; La petite fille du réverbère (1998) : LPF, L’homme qui m’offrait le ciel (2007) : LHC, Le roman de Pauline (2009) : LRP.

[3] GENETTE, Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 225-267.

[4] Ibid., p. 226.

[5] BARTHES, Roland et al., « Introduction à l’analyse structurale du récit », in Communications, vol. 8, n°1, 1981, p. 26.

[6] HAMON, Philippe, « Pour un statut sémiologique du personnage », in BARTHES, R. et KAYSER, W. et al., Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p. 122-123

[7] ANGELET, Christian et HERMAN, Jan, « Narratologie », in DELCROIX, Maurice et HALLY, Fernand (dir.), Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, Paris Louvain La Neuve, 1995, Duculot, p. 170.

[8] Dans Le jeune homme du sable, conduit dans le désert pour y être exécuté par le pouvoir dictatorial, Oumarou est habité par une voix intérieure qui lui donne force et courage pour ne pas désespérer devant le sort qui est le sien. Elle s’appelle tantôt la bête, tantôt l’araignée ou encore le monstre.

[9] ANGELET, Christian et HERMAN, Jan, « Narratologie », art. cit., p. 180.

[10] HUSTI-LABOYE, Carmen, « Postures féminines dans l’œuvre de Calixthe Beyala », in Présence Francophone, n°75 (Beyala romancière iconoclaste), 2010, p. 8.

[11] LEJEUNE, Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 26.

[12] DÄLLENBACH, Lucien, Le récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, p. 18.

[13] BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 59.

[14] MITTERRAND, Henri, « Le discours préfaciel », FALCONER, Graham et MITTERRAND, Henri, La lecture sociocritique du texte romanesque, Toronto, Hakkert, 1975, p. 3-13.

[15] Selon le choix de l’auteur, ce texte, généralement court, introduit le texte proprement dit, et peut être baptisé diversement : préface, avertissement, avant-dire, avant-propos, prologue, ou même être sans nom. On trouve ce genre de discours, notamment, dans La vie et demie (1979) et L’État honteux (1981) de Sony Labou TANSI ; L’écart (1979) et Shaba deux (1989) de V.Y. MUDIMBE, pour ne citer que ceux-ci.

[16] GBADAMASSI, Falila, « Calixthe Beyala : la femme qui contait l’Amour ». [en ligne] http://www.afrik.com/article11832.html, Akrik.com 9 juin 2007. [consulté le 23 mars 2013].

[17] Riene Poussalire est l’anagramme de Pierre Assouline, l’homme des médias français le plus engagé dans les accusations de plagiat sur Calixthe Beyala.

[18] FLAUBERT, Gustave, « Lettre à Louise Colet, 6 avril 1853 », in Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, tome I, p. 680. [Corr., Pléiade, tome II, p. 298].

[19] LUEMBA, Firmin, « Calixthe Beyala : le talent ! », in Amina n° 467, 2009, p. 45.

[20] BORGOMANO, Madeleine, Voix et visages des femmes dans les livres écrits par des femmes en Afrique francophone, Abidjan, CEDA, 1989, p, 13.

[21] GALLIMORE, Béatrice Rangira, L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala. Le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 16.

[22] MALONGA, Alpha-Noël, « ‘’Migritude’’, amour et identité. L’exemple de Calixthe Beyala et Ken Bugul », in Cahiers d’études africaines, vol. 46, n°1, 2006, p. 174.

[23] DUBOIS, Jacques, Les romanciers du réel, Paris, Seuil, 2000, p. 11.

[24] BEYALA, Calixthe, Lettre d’une Afro-française à ses compatriotes, Paris, Mango, 2000, p. 27-28.

[25] Ibid., p. 82.

[26] Idem, p. 52.

[27] KERBRAT-ORECCHIONI, Katherine, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 2002, p. 18.

[28] BAKHTINE, Mikhaïl, Esthétique et théorique du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 153.

[29] BEYALA, Calixthe, Lettre d’une Africaine à ses sœurs occidentales, Paris, Spengler, 1995, p. 10.

[30] Ibid., p. 52.

[31] ZÉRAFFA, Michel, Roman et société, Paris, PUF, 1971, p. 44-45.

[32] BISANSWA, Justin, Roman africain contemporain. Fictions sur fiction de la modernité et du réalisme, Paris, Honoré Champion, 2009, p.16.

[33] BISANSWA, Justin, « D’une critique l’autre : la littérature africaine au prisme de ses lectures », in Notre Librairie, n°160, 2006, p. 68.

[34] Au sujet de « l’illusion référentielle », Roland BARTHES écrit : « Être simplement vrai, être ce que sont les choses elles-mêmes, n’être rien de plus qu’elles, n’être rien que par elles, comme elles, autant qu’elles », BARTHES, Roland, « L’effet de réel », BARTHES, Roland et al., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 90, note 11.

[35] BOURDIEU, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 31.