Philosophie, sociologie et anthropologie

MONDE NOIR VS MONDE BLANC ? UNE ÉPREUVE D’INTERCULTURALITÉ

Éthiopiques n°96.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Raison, imaginaire et autres textes

1er semestre 2016

MONDE NOIR VS MONDE BLANC ? UNE ÉPREUVE D’INTERCULTURALITÉ

Sous le titre « Monde noir vs monde blanc ? Une épreuve d’interculturalité », nous voulons attirer l’attention sur le livre d’Anthony Mangeon, La pensée noire et l’Occident. De la bibliothèque coloniale à Barack Obama [2], dont nous proposons ici un compte rendu, assorti de quelques analyses personnelles. L’auteur, maître de conférences à l’université Paul-Valéry (Montpellier), a publié de nombreux articles sur les littératures africaines et africaines américaines [3].

Un liminaire, titré « précautions oratoires » ; une accroche salutaire, une alerte sur la nécessité de se déprendre de tout essentialisme, de toute propension à une ethno-racialisation de la faculté humaine, de la pensée tout court. La précaution n’est pas de trop lorsque l’objet principal du propos est la « pensée noire », et le relevé de ses multiples incarnations, les lieux privilégiés de sa mise en récit, en discours (« afrotopiques », selon l’auteur) : négritude, africanité, afrocentrisme, garveyisme, panafricanisme, la littérature ; et puis, majestueusement, en face, l’Occident, la métonymie de la « pensée blanche ». Accroche salutaire, disions-nous, à l’unisson de la mise en garde prémonitoire de Fanon dans la conclusion de Peau noire, masque blanc :

« Je ne veux pas être la victime de la Ruse d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, il n’y a pas d’intelligence blanche » [4].

Pensée noire, pensée blanche, monde noir, monde blanc, ces deux hémisphères de la pensée, du monde sont renvoyés dos à dos, et, nous semble-t-il, à propos.

  1. LE PROJET DE L’AUTEUR

D’abord un parcours de reconnaissance des lieux d’effectuation du sens du projet du livre. L’ouvrage est composé de trois parties : la première partie chapeaute quatre chapitres (I-IV) avec le titre : « Dans la bibliothèque coloniale ». La parité du nombre de chapitres est assurée dans la deuxième partie (V-VIII) sous le titre : « Philosopher en Afrique ». La troisième partie, loin d’être réduite à la portion congrue – elle occupe quasiment le tiers du propos avec 72 pages contre respectivement 87 pages à la première partie et 107 pages – ne comporte que deux chapitres (IX-X) sous le titre : Politiques de l’indiscipline.

Pour l’analyse du contenu, nous partirons d’une définition stratégique : celle de la bibliothèque coloniale. C’est le rejeton du rapport compliqué entre L’Afrique et l’Occident. Anthony Mongeon rappelle que c’est une expression forgée par Valentin-Yves Mudimbe pour désigner « les discours européens sur l’Afrique », discours indivisément savant et politique, dont la violence symbolique, traduisons avec l’aide de Fanon, la colonisation linguistique, s’est révélée un puissant excipient de l’entreprise coloniale de l’Occident. (op. cit., p.13-14). L’expression est la métaphore tout simplement du déni d’une « pensée noire », déni de l’Afrique comme figure intellectuelle, spirituelle et morale. _ Une généalogie de ce discours met à jour une « rhétorique de l’altérité » dont la figure patriarcale est incarnée par Hérodote. Entre l’Afrique et la Grèce, on peut relever une certaine empathie. Les Noirs sont fréquentables dans l’Iliade. Pas étonnants en écho chez Hésiode, nous apprenons que ce sont des enfants de Zeus. Selon l’auteur, la présence noire n’est pas encore obsédante dans l’imaginaire grec. Tout s’y organise selon un schéma binaire bien rodé. Nous et les autres. Eux et nous [5]. Le tragique, l’histoire nous l’enseignera après, est dans cette logique binaire, funeste et mortifère. Le miroir d’Hérodote [6] est la cellule germinale d’une rhétorique de l’altérité, et, singulièrement, d’une élaboration conceptuelle de l’altérité africaine. Selon Mangeon, s’appuyant sur les travaux de François Hartog, l’Antiquité avec Hérodote a abrité le premier laboratoire de l’altérité, a mis en œuvre des procédures, savantes et fictionnelles, qui ont présidé à la fabrication de l’altérité, mêlant bienveillance, curiosité et répulsion (op. cit., p. 15 -30).

Le tournant de la modernité, remontant au temps des récits de voyages arabes et s’achevant à la Renaissance européenne, est marqué par une rhétorique de la péjoration. Les images mythiques et négatives sur les Noirs prolifèrent. (op. cit., p.20). Une référence canonique dans cette littérature, de source arabe : Description de l’Afrique (version française 1556) de Jean-Léon l’Africain, un voyageur musulman. Le propos est redondant, polarisé sur le déni d’humanité du Noir, aux déclinaisons infinies : sans intelligence, sans empathie, sans règles, sans lois, sans âme, sans finesse, sans goût, sans esprit… et culmine dans l’animalisation/bestialisation des Noirs. Certes, le racisme est la chose du monde la mieux partagée (Lévi-Strauss) ; toutefois, il est loisible, à chacun, de décerner un accessit ou un premier prix. Nous observons que ce déni a été magistralement relayé, notamment par les philosophies de l’histoire de Kant, de Hegel et bien d’autres plumes plus ou moins géniales (Voltaire, Hugo…), plus ou moins éclairées (L’ambiguïté des Lumières). Il atteint une sophistication exemplaire dans les morceaux de bravoure de l’ethnologie, de l’anthropologie qui constituent l’essentiel du fonds de la bibliothèque coloniale. En tout état de cause, se fait jour ici une intertextualité féconde, qui fait feu de tout bois, trouve sa litière en toutes matières : géographie, histoire, théologie, politique, nationalisme (…) et convergent dans l’idée qu’ « il y a du singe dans l’homme noir de peau » [7]. Le capitalisme accomplira le devenir-marchandise du Noir/Nègre (A. Mbembe). En tout état de cause, « l’homme noir-singe » est le motif, au sens artistique, de la littérature coloniale. « Mais il n’empêche qu’une telle animalisation des autres triomphera surtout avec la littérature européenne, et finira par culminer au XXe siècle dans la littérature coloniale et dans la littérature de jeunesse, à compter des années cinquante, le champ de prédilection de plusieurs romans coloniaux tombés en désuétude » (op. cit., p. 23). Des cautions paradoxales dans ce théâtre de l’intertextualité. Delavignette, Demaison, Bergson… Des francs-tireurs qui n’ont pas navigué de conserve ? Montaigne (Des cannibales, 1580), Rousseau (L’Essai sur l’origine de l’inégalité, 1755), Diderot (Supplément au voyage de Bougainville, 1771) communient dans le mythe du « bon sauvage », miroir renversé de l’Europe, la métaphore obsessionnelle [8] de sa propre sauvagerie. Dans cette généalogie, ce motif de la sauvagerie accomplit la Renaissance et, annonce les temps coloniaux. À l’appui de telle idée, Mangeon cite Français et Africains (1961) de William Cohen :

« Après la Renaissance, les Européens devinrent obsédés par leur propre animalité ; (…). Lorsque les Français mirent pied en Afrique, ils projetèrent sans difficulté sur les autochtones la crainte de voir surgir l’être que chacun d’entre eux pouvait devenir sans les garde-fous que constituaient, pour leur sauvegarde, les institutions et les conventions en vigueur en Europe. […] c’est ainsi que le Blanc fit de l’Africain un être proche de la bête, une créature tourmentée par de continuels désirs sexuels, en proie à la paresse constante et incapable de toute génération spirituelle » [9].

La perspective méthodologique de l’ouvrage se précise à partir du chapitres II titré « Motifs » (p.2) au détour de deux références : William Cohen et Alain Leroy Locke [10]. On comprend qu’Anthony Mangeon s’inscrit dans la tradition de l’histoire des représentations coloniales et raciales [11] avec cet impératif méthodologique inspiré de Locke [12] : aborder l’histoire des représentations par le biais d’une « étude simultanée et comparée des littératures « noires » et des littératures « blanches », sans préséance ni exclusivité » (op. cit., p. 30). Un relevé des itinéraires de cette histoire : la colonisation, les sources des idées raciales – biologique, anthropologique, culturelle – la trinité conceptuelle élaborée dans Ancient society de Lewis Morgan – Sauvage-barbare-civilisé – l’évolutionnisme et son ombre portée, l’ethnocentrisme (Spencer, Tylor, Frazer), et les ruptures épistémologiques qui s’en sont suivies avec Théodule Ribot, Lucien Lévy-Bruhl, Edward Evans-Pritchard, Franz Boas… cette nébuleuse va se cristalliser dans le discours racialiste et colonial de la bibliothèque colonial (op. cit., p. 31-47).

La critique de la bibliothèque coloniale suit un trajet qui va de Franz Boas à Mudimbe (op. cit., p.60). En lieu et place de la race, la notion de culture, envisagée dans une double perspective, géographique et historique. « Boas est donc à mes yeux, avec Evans-Pritchard, un des penseurs occidentaux qui ont pris le plus de distance vis-à-vis de la « bibliothèque coloniale », et qui sont parvenus, dans la première moitié du XXe siècle, à anticiper certaines voies poursuivies par les « pensées noires » (op. cit., p. 66). « La pensée noire » est ainsi redevable à Boas pour l’obtention de son brevet de reconnaissance culturelle. Boas défendait plus qu’une simple « Pensée africaine (1983) » (Alassane Ndaw) ; il parlait de philosophie des « proverbes africains » [13], plus précisément de « la philosophie pratique et domestique du Nègre ». Il ne doute pas un instant de la possibilité de mettre à contribution toutes les races pour le progrès de l’humanité, pour servir les intérêts de l’humanité. Se fait jour, avec lui, une thématique qui fera florès, notamment dans les idéologies de la négritude et de l’afrocentrisme : « L’apport de l’Afrique à la civilisation occidentale, et plus largement à la civilisation mondiale ».

Le dernier chapitre de la première partie, « Métamorphoses », fait le point sur les sources de la pensée noire. Nous sommes au seuil du « philosopher en Afrique ». D’abord, est mis au crédit de l’auteur de L’Apport de l’Afrique à la pensée humaine (1952), Eugène Guernier [14], la thématique, fort prisée des égyptologues et des afrocentristes, et qui emporte l’adhésion enthousiaste de Mudimbe, des origines africaines de l’humanité. Sa verve lyrique le poussa à faire de l’Afrique « un vaste creuset des civilisations », après l’avoir privée de la raison en lui concédant à titre compensatoire le monopole de l’art. Gobineau n’est pas loin. Ensuite, le révérend père Placide Tempels, avec sa Philosophie bantoue (1945) est la figure totémique de la philosophie africaine. Son dessein est sans ambiguïté : l’osmose entre christianisme et « mentalité africaine ». L’ouvrage assume ses ascendances ethnologiques. Lévy-Bruhl y figure au titre d’alluvion substantielle. Entreprise clouée au pilori pour ses insuffisances théoriques et méthodologiques et stigmatisée par Césaire pour son paternalisme (cf. aussi Paulin Hountondji, Alexis Kagame, Fabien Eboussi-Boulaga…). La philosophie bantoue, malgré les critiques qu’elle a suscitées, se dresse comme un menhir au cœur de la bibliothèque coloniale. Elle a paru sous de bienveillants auspices. De prestigieuses signatures lui ont fourni une armature de protection inattaquable, celles, entre autres, de Gaston Bachelard, Albert Camus, Marcel Griaule, Louis Lavelle, Gabriel Marcel (…). Enfin, le « dogoneux » Marcel Griaule trouva dans le personnage d’Ogotemmêli son « philosophe de brousse », dispensateur d’un enseignement ésotérique qui retrouve parfois les accents et certaines thèses de Tempels : la « force vitale », la parole, vecteur de cette force. Et Mangeon de conclure cette première partie : « Enfin, Guernier, Tempels et Griaule ont ceci en commun qu’ils reconfigurent systématiquement le savoir africain comme une gnose, c’est-à-dire comme une « connaissance ésotérique » » (op. cit., p. 86).

Tout l’enjeu de ce livre reconduit à une question essentielle que l’auteur laisse à Mudimbe le soin de formuler : dans quelle mesure les voies/x africaines du philosopher se détachent-elles effectivement de l’ordre occidental du discours, qui posa leur inexistence avant de se figurer leurs possibilités (op. cit. p. 87) ? Elle annonce la deuxième partie de l’ouvrage : Philosopher en Afrique.

  1. PHILOSOPHER EN AFRIQUE

Que veut dire : philosopher en Afrique ? L’auteur dresse en quatre chapitres la cartographie de la philosophie en Afrique. En première ligne, une aporie de taille : le problème des classifications ou des courants [15], matière polémique s’il en est, avec en point de mire une réelle difficulté à intégrer les traditions écrites non europhones en Afrique ainsi que l’apport théorique dans le champ de la pensée politique des Afro-descendants (Antillais, Afro-américains (op.cit., p. 93) [16]. À défaut de la formulation d’un pluralisme cohérent de la philosophie africaine, Mangeon se résout, attentif comme il le reconnaît lui-même aux propositions d’Amselle et de Bidima, à parler de « modes du philosopher en Afrique », postulant dans cette désignation un substrat interculturel. L’enjeu méthodologique de la recherche de Mangeon se précise par une référence explicite et assumée à la « théorie de la schismogenèse » de Bateson qu’il assimile à un modèle relationnel, à une « théorie du contact culturel » (op.cit., p. 94-95). L’idée d’une logique dynamique et rétroactive des interactions est la réplique à une logique de la reproduction des rapports entre pensée dominante (pensée occidentale) et pensée dominée, colonisée, mineure et barbare, (la pensée noire). La schismogenèse vient s’ajouter à la liste des métaphores [17] en l’honneur de l’interculturalité. Mais pour faire bonne mesure, Mangeon lui joint, comme son complément indispensable, un modèle alternatif, fondé sur la réciprocité et l’échange. Ce qu’attestent les lignes suivantes : « Je voudrais ainsi étudier, dans les pages qui suivent comment les rapports entre philosophie africaine et philosophie européenne (ou entre bibliothèque occidentale et bibliothèques africaines) viennent illustrer les rapports schismogénétiques dans lesquelles l’expansion coloniale européenne a fait entrer les sociétés africaines ; mais je voudrais aussi montrer comment le modèle alternatif – quoique ignoré et minoré – de la réciprocité se trouve puissamment réactivé dès lors que les expériences philosophiques renoncent à la question de l’origine pour privilégier, à rebours, les pratiques du « bricolage » (Lévi-Strauss) ou du « branchement » (Amselle), mettant ainsi en œuvre divers processus de translation et de dialogue interculturel » (op. cit., p. 95).

Que veut dire : philosopher en Afrique ? Mangeon propose quatre trajets thématiques. Langue et philosophie (chap. V) brosse une brève généalogie des fondateurs de la philosophie africaine. L’abbé congolais Stéphano Kaozé (1885-1951), les Ghanéens Joseph Casely-Hayford (1866-1930), Kwame Nkrumah (1909-1972), Jean-Baptiste Danquah (1895-1965), le Kenyan Jomo Kenyatta (1889-1978). Ils ouvrent une brèche dans la bibliothèque coloniale. Un auteur porté au pinacle : Alexis Kagamé. Un paradigme linguistique de la philosophie sur lequel pèse une double hypothèque : le relativisme culturel induit par l’« hypothèse Sapir-Whorf ». Concrètement, elle accrédite l’idée d’une pluralité des visions du monde incommensurables entre elles. Elle est majorée, chez Quine, d’un ethnocentrisme. Dans une telle perspective, tout projet interculturel est mort-né. Kagamé illustre le mode du philosopher selon le paradigme du langage. La philosophie est « toujours une pensée de et dans la langue, qui se caractérise alors par les propriétés de cette dernière et les singularités conceptuelles qui en découlent » (op. cit., p. 107). Et Mangeon de conclure : « Il y a donc, inhérente au projet philosophique de Kagamé, une forte tension entre le particularisme linguistique et l’universalité conceptuelle » (op. cit., p. 107). Une authentique « philosophie bantu » est-elle possible, exhumée des catégories des langues de l’Afrique centrale ? Une conception ethnologique de la philosophie africaine échappe-t-elle pour autant à l’ordre du discours occidental ? L’échec d’un tel projet – Kagamé est resté captif de la philosophie d’Aristote – est compensé, selon Mangeon, par le modèle alternatif de la réciprocité et de l’échange entre savoirs endogènes africains et les enjeux épistémologiques contemporains. Il salue en ces termes l’apport de Kagamé à la philosophie en Afrique : « En faisant ici œuvre de pionner, il est aussi paradoxalement le premier à mettre en garde contre l’extraversion théorique et conceptuelle d’une philosophie africaine qui s’exprimerait uniquement dans les langues européennes. Il anticipe à ce titre l’exigence de « décolonisation mentale » qu’ont à sa suite exprimée le Congolais Mabika Kalanda (1966) et le Ghanéen Kwasi Wiredu (1995) » (op. cit., p. 110).

Trois paradigmes orientent le mode de philosopher en Afrique : oralité, écriture, sagacité (chap.VI). En réalité, ils président à un dilemme que Mangeon formule ainsi : « Divers penseurs africains ont, de fait, revendiqué l’idée d’une sagacité propre à l’oralité, mais d’autres insistent à rebours sur l’existence de bibliothèques et d’écritures africaines pour défendre leurs traditions de sagesse » [18] (op.cit., p. 127). En tout état de cause, il est toujours question de définir un positionnement stratégique par rapport à la pensée occidentale ; c’est ce qui exsude d’une logique schismogénétique qui est une logique du choc des cultures. Pour Mangeon, il faut sortir des crispations, des malentendus et des impasses d’une logique schismogénétique, qui, de fait, se résout en la revendication d’un droit à la différence, en d’autres termes, une sorte de « narcissisme de la petite différence » (Freud). Il postule en toute tradition de pensée une dimension interculturelle. C’est le leitmotiv de ce livre.

Que dit pour l’essentiel ce chapitre ? Il fait le partage des voies (x) de la philosophie africaine entre : 1. Un plaidoyer pour « la raison graphique » (Jack Goody) chez Hountondji, Towa, Masolo, Wiredu (…), conforté par la mise au jour des ressources d’une bibliothèque islamique dans les travaux de Cheik Anta Diop, Ousmane Kane, Souleymane Bachir Diagne, et celles d’une bibliothèque éthiopienne, exhumée par les travaux du philosophe canadien Claude Sumner. Modèle scientifique et critique fondé sur une tradition scripturaire [19] et l’exigence de penser à partir des langues africaines. Le projet d’un discours autocentré et autotélique, le projet « des écritures africaines de soi » (Mbembe) fera long feu c’est un des paradoxes de la philosophie africaine. 2. Contre-plaidoyer pour la logique de l’oralité ou la ruse de « la raison orale » chez Alassane Ndaw, Mamoussé Diagne, Odera Oruka, Amadou Hampâté Bâ. Modèle ethnographique et initiatique (op. cit., p. 127-162). L’ascendant occidental de la tradition scripturaire par rapport à la pensée noire n’est pas à établir. C’est un truisme. La tradition de l’oralité n’offre pas non plus un contrechamp à la bibliothèque coloniale. « Pour mettre à jour ces chemins de la connaissance propres à l’oralité, les philosophes africains combinent donc trois modèles [socratique, ethnographique et initiatique], largement hérités de la bibliothèque coloniale par le truchement de Marcel Griaule » (p. 129). Il faut donc se rendre à l’évidence de l’interculturalité.

Le chapitre VII s’interroge sur le statut de l’afrocentrisme. Constitue-t-il une révolution philosophique ? L’auteur y a répondu dans la conclusion du chapitre précédent, le chapitre VI. « Le processus de la schismogenèse et sa vertu compensatoire, sur le plan de la psychologie sociale, culmine sans doute dans la construction de l’idéologie afrocentriste, laquelle peut se comprendre comme la synthèse des divers courants du « philosopher en Afrique » que nous avons jusque-là abordés » (op. cit., p.162).

Comprenons que l’afrocentrisme est une idéologie fondée sur une ontologie de la différence [20]. Il illustre une relation schismogénétique avec l’Occident. Grâce aux travaux fondateurs de Cheick Anta Diop, il se présente comme l’envers de la bibliothèque coloniale sous l’éclairage de la falsification moderne de l’histoire pour servir les intérêts impérialistes de l’Europe. Toutefois, subsistent chez Diop, des lignes de continuité avec l’Occident, notamment le cadre raciologique et essentialiste de sa pensée. Il pointe aussi chez Diop l’impensé de la présence ancienne de l’Islam, et de l’existence multiséculaire de la Traite, l’occultation de l’interculturalité par la thématique de l’unité culturelle de l’Afrique. D’un mot, le diopisme est une ethnophilosophie.

Philosophie et littérature est le titre du chapitre VIII. Mangeon y dégage les enjeux philosophiques de la littérature africaine contemporaine. Les œuvres littéraires qui se prêtent à cette lecture sont : L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane ; Monnè, outrages et défis d’Ahmadou Kourouma. Elles sont des illustrations du dialogue interculturel entre l’Afrique et l’Europe selon une modalité schismogénétique [21] – spiritualité africaine vs matérialisme occidental – tantôt symétrique, tantôt complémentaire. Ce qui manque, c’est la réciprocité d’une translation interculturelle. C’est l’idée directrice de la troisième partie de ce livre intitulé : Politique de l’indiscipline.

À rebours des impensés de l’afrocentrisme – occultation des réalités de la créolisation, l’enjeu politique d’un universalisme concret et la thématique d’un cosmopolitisme postcolonial et postracial – formuler le pari d’une pensée culturelle, sociale et politique « noire » [22] à l’élaboration de laquelle cette étude entend contribuer. Plaidoyer pour une histoire réciproque, commune, dont le projet à la fois politique et épistémologique est de solder les comptes de la relation coloniale dans l’ordre du discours et dans les faits. Plaidoyer pour les logiques métisses (Amselle), le cosmopolitisme (Appiah), pour une politique de l’indiscipline (Mangeon), la nouvelle désignation métaphorique de la pensée noire. À la logique schismogénétique, il faut préférer des logiques de l’indiscipline, de la réciprocité, pour reconfigurer l’univers intellectuel et politique du monde contemporain (p. 230-233).

Le chapitre IX, Des lumières noires aux Nations-Unies, répare un oubli, une injustice en revisitant l’histoire des Révolutions de la fin du XVIIIe siècle, sous le prisme de la lutte contre l’esclavage, contre les « hiérarchies raciales » (P. Gilroy). La construction républicaine est le double produit des Lumières et de ce qu’il faut se résoudre à identifier comme « les Lumières noires » (p. 198), dont les faits d’arme sont la conquête de nouveaux horizons du droit et de l’universel, une redéfinition enrichie du modèle républicain. Les dernières pages du livre mettent en perspective les idéologies des indépendances (le garveyisme, le communisme, le panafricanisme) au titre des « contributions majeures de la pensée politique noire à la construction d’un nouvel ordre international » (op. cit., p. 230).

Le dernier chapitre du livre est volontiers interrogateur : Une question de tempérament ? Deux parcours d’exception sont proposés. Celui de l’historien, philosophe et sociologue afro-américain William E. B. Du Bois et du philosophe afro-américain Alain Leroy Locke. Présentation plus ou moins systématique de la pensée de Dubois. « La double conscience » et « le voile », écrit Mangeon, « sont en effet devenus des concepts majeurs de son œuvre propre, mais ils ont également circulé et permis à de nombreux penseurs – dont Paul Gilroy et divers penseurs postcoloniaux – d’élaborer un nouveau cadre théorique pour analyser les effets de la domination culturelle » (op. cit., p. 236). Les réflexions de Du Bois et de Locke se focalisent sur les notions de valeur, race et culture (op. cit., p.245). La philosophie des valeurs de Locke a moins retenu notre attention – refus du partage entre valeurs/sentiments, entre valorisation et évaluation – que sa cible : les préjugés racistes, dont le fameux « tempérament artistique des Noirs ». À la focale du tempérament, il substitue une approche historique, culturelle et anthropologique. Il articule une politique de l’échange, de la reconnaissance réciproque, une problématique de l’interculturalité dont la fine fleur, aux pétales contrastés, se présentent sous la forme d’une critique et d’une adhésion : « D’une part, la répudiation scientifique des doctrines racistes et de la supériorité raciale, et, d’autre part, un appui moral et intellectuel, aux conceptions démocratiques de la société humaine » (Locke, op. cit., p. 254).

CONCLUSION

Récapitulons. Tout est parti d’un déni : le monde noir est un fantôme. L’articulation d’une riposte, à plusieurs mains, noires, blanches, et selon d’abord une logique schismogénétique, relayée par des logiques de l’indiscipline et de la réciprocité, instituant un ordre du savoir sans frontières, sans illusions. Des métaphores pour thésauriser les acquis : créolisation (E. Glissant), branchements (Amselle), double conscience (Dubois), Atlantique noir (Paul Gilroy), bibliothèque coloniale (Mudimbe), « une éthique de l’identité » pour « la tribu mondiale » (Kwame Appiah)… Une thèse majeure : « Il n’est donc pas de « pensée noire » au sens d’un contenu qui serait propre à un sang et à un territoire, et qui resterait immuable malgré les métissages et les intrications avec d’autres mondes » (op. cit., p. 262). Mais une pensée noire, aux ancrages multiples, ouvertes à toutes les sources, à toutes les contributions, africaines certes, mais aussi européennes [23], américaines, historiques, politiques, littéraires (…). Finalement, une pensée qui doit apprendre à faire son deuil des représentations passéiste, romantique, mythique et folklorique de l’identité noire. La mention du nom d’Obama dans le sous-titre de cet ouvrage et dans cette généalogie de la pensée noire : un dispositif rhétorique du titrage de livre ? Laissons le dernier mot à l’auteur :

« Obama incarne désormais au plus haut niveau cette politique de la reconnaissance, d’interdépendance et d’alternative à la schismogenèse qui constitue, de mon point de vue, l’une des principales contributions de la pensée noire à la pensée occidentale » (p. 267).

Nous saluons ici la représentation d’une autre Afrique et d’un autre destin de l’Afrique, en défiance vis-à-vis du nativisme/naturalisme, de la victimisation, de la clôture identitaire, de la concurrence mémorielle, autant de répliques inopérantes à la bibliothèque coloniale, et en porte-à-faux avec les défis et enjeux du monde d’aujourd’hui, mais qui continuent à inspirer hélas certaines « écritures africaines de soi ».Toute tradition de pensée, noire ou occidentale, a une dimension interculturelle, se revivifie dans l’échange et la réciprocité : tel est le credo de ce texte et auquel nous adhérons. Il n’est pas à recommander : il se recommande de lui-même à l’attention intéressée et lucide de ceux qui, de Platon à Levinas via Hegel, sont interpellés par la dialectique du Même et de l’Autre ou sobrement par le souci de l’autre.

[1] Lycée Paul Indjedjet Gondjout, Libreville, Gabon

[2] Cabris (France), Éditions Sulliver, 2010, 301 p.

[3] Deux titres émergent de sa bibliographie. 1. Harlem Héritage, mémoire et renaissance (dir.), hors-série de la revue Riveneuve Continents, Paris, Riveneuve Éditions, 2008. 2. LOCKE, Alain Leroy, Le Rôle du Nègre dans la culture des Amériques, présentation d’Anthony Mangeon, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2009. Il a fait partie de l’équipe de rédaction du magazine Le Point pour un hors-série sur « La pensée noire » : les textes fondamentaux, 2009.

[4] FANON, Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », (1952), 1995, p. 186.

[5] Le pari pour un nouveau cosmopolitisme chez Kwame APPIAH tient au fil d’un espoir : « À la fin de ma réflexion, j’espère avoir fait perdre de sa pertinence à une vision du monde qui établit entre l’Occident et « tous les autres », entre les arriérés et les modernes (…) entre « eux » et « nous » », in Pour un nouveau cosmopolitisme, traduit de l’anglais (États-Unis) par Agnès Botz, Paris, O. Jacob, 2008, p. 22.

[6] HARTOG, François, Le Miroir d’Hérodote, essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1980, 581 p.

[7] Selon René MARAN, c’est le leitmotiv des romanciers coloniaux. Cité par MANGEON, op. cit. p. 23. La formule résume l’enjeu politique du racisme colonial : les droits de l’homme ne s’appliquent pas aux animaux. « Le singe », quelle image saisissante de la supériorité de la « race blanche », dépositaire exclusive de l’humanité. Marcien TOWA voit dans l’animalisation du Noir « un crime de lèse-humanité » (in L’idée d’une philosophie négro-africaine, Yaoundé, Clé, 1979, p. 53.

[8] MANGEON écrit, s’inspirant de William Cohen, que l’Afrique faisait office d’ « écran sur lequel les Européens projetèrent leurs craintes d’eux-mêmes et du monde environnant », op. cit., p. 29.

[9] COHEN, William, Français et Africains : les Noirs dans le regard des Blancs, 1530-1880, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1980, 409 p. cité par MANGEON, op. cit., p. 29-30.

[10] Un penseur noir américain.

[11] Cf. DOZON, Jean-Pierre, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003, 350 p. ; NDIAYE, Pape, La Condition noire, essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008, 435 p. ; BLANCHARD, Pascal, BANCEL, Nicolas et LEMAIRE, Sandrine, Zoos humains, Paris, La Découverte, 2004.

[12] Il s’agit de l’ouvrage d’Alain LOCKE, écrivain et philosophe afro-américain, un des animateurs par ses écrits de la Harlem Renaissance. Cf. Le rôle du Nègre dans la culture des Amériques, édition et introduction d’Anthony Mangeon, Paris, L’Harmattan, coll. « Autrement Mêmes », 2009, 242 p.

[13] Pour une approche plus systématique de ce champ de la recherche de la philosophie africaine, cf. OLEKO, Nkombe, Métaphore et métonymie dans les systèmes parémiologiques. L’intersubjectivité dans les proverbes « Tetela », Kinshasa, Faculté de Théologie catholique, 19789, 259 p.

[14] Promoteur de « l’africanistique », définie comme « l’étude préalable des composantes de l’esprit africain », cité par A. MANGEON, op. cit., p. 70. Signalons les travaux de Mamadou DIOUF, historien sénégalais actuellement en poste à l’université de Columbia. Ils réinvestissent cette thématique de l’apport de l’Afrique – l’art, le jazz, la sculpture, la peinture, ce qu’il appelle, dans les années 20 avec le phénomène Joséphine Baker, « la vogue noire » – dans une perspective globale, dans une transaction multiforme avec les tentatives africaines de décolonisation de Savoir, et les études postcoloniales/raciales dont le point de mire est la problématisation de « la représentation du sujet du Tiers-Monde dans le discours occidental » (Gayatri Chakravorty Spivak)

[15] Cf. celles de HOUNTONDJI, Peter BODUNRIN, WIREDU, MUDIMBE, APPIAH, BIDIMA…

[16] Luc NGOWET a souligné, dans la genèse les idéologies des indépendances, la part de l’affermissement des liens entre intellectuels africains et panafricanistes de l’Atlantique noire, cf. Les fondements théoriques de la modernité politique africaine, Thèse inédite, p. 152.

[17] Cf. MANGEON, A, op. cit., p.222. Logiques métisses, branchements (AMSELLE), L’Atlantique noir (Paul GILROY), La traversée (BIDIMA/MBEMBE), Les conversations transfrontalières (APPIAH/DIOUF), l’esthétique frontalière de Léonora MIANO… L’Atlantique noir fait ici figure de paradigme de l’interculturalité. Nous empruntons sa définition à Nicole LAPIERRE : « … l’expérience de l’esclavage, du racisme et de l’oppression dominée par la terreur et l’injustice, mais aussi jalonnée de résistances et de luttes, a engendré cette culture dissonante, diasporique et transocéanique, qu’il [Paul GILROY] appelle « atlantique noir ». Mouvante, mutante, ramifiée, faites de branches, de branchements, de croisements, de bifurcations, plus que d’enracinements et de continuités, elle traverse aisément les frontières nationales et ethniques, ignorant les leurres de la pureté et de l’authenticité », in Pensons l’ailleurs, Paris, Stock, coll. « un ordre d’idées », 2004, p. 183-184.

[18] Bibliothèque éthiopienne et musulmane.

[19] Pour mémoire, l’incipit de Sur « la philosophie africaine » (Maspero, 1977) de HOUNTONDJI : « J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes : l’ensemble, précisément, des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de « philosophiques » » p. 11. Variante de cette définition chez TOWA : « La philosophie existe. Elle se présente comme un ensemble d’ouvrages dits philosophiques », in L’idée d’une philosophie négro-africaine, op. cit., p. 7. Il en résulte la reconnaissance de l’horizon européen de toute inscription philosophique du discours : « Pour se faire une idée de la nature de la philosophie il faut bien partir des ouvrages dits philosophiques, interroger ces ouvrages et la discipline qui porte le nom de philosophie. Or ces ouvrages sont européens, ce nom est européen et c’est avant tout dans les universités européennes que la discipline appelée philosophie s’enseigne depuis des siècles », op. cit., p. 16. Ce serait un peu court de parler de l’europhilie de TOWA. L’enjeu de son propos c’est de déjouer ce qu’il appelle « le syllogisme du racisme », la mystification idéologique de l’impérialisme européen.

[20] TOWA a une lecture culturaliste de cette idéologie de la différence. Il insiste sur son enjeu politique et en fait un repoussoir d’une politique de la renaissance culturelle et de la libération politique : « Notre opinion est que nous devons exorciser la hantise de l’originalité et de la différence, c’est-à-dire de la tradition. (…) Parce que le rapport entre l’Occident et nous demeure celui entre le maître et l’esclave, nous devons nourrir à l’égard de tout culte de la différence et de l’identité une méfiance systématique ; sans quoi nous courons le risque de nous confiner dans la servitude » (op. cit., p.63-64).

[21] Nous trouvons une autre illustration littéraire de cette relation schismogénétique entre L’Europe et l’Afrique dans L’indocilité. Supplément au « Désir d’Afrique », Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2005, 144 pages, du critique littéraire congolais Boniface MONGO-MBOUSSA. Au magistère de la bibliothèque coloniale, il oppose l’insolence des écrivains des continents noirs, avalisant ainsi, comme il le dit lui-même, la politique du pied de nez littéraire de Sony Labou TANSI.

[22] Cf. Le Hors-série du Point, Souleymane Bachir DIAGNE, « Penser en couleur ? », p. 7-9 ; L’entretien avec Edouard Glissant, « La créolisation du monde est infinie », p. 112-115. Obama, le discours postracial de Philadelphie du 18 mars 2008, « De la race en Amérique » (Extraits), p. 116-117.

[23] Focus sur le terme communalisme pour désigner la spécificité du socialisme africain. Illustration d’une connivence interculturelle malgré l’étiquette d’endogénéité que NYERERE a collé sur ce terme. « La société traditionnelle tanzanienne, note NYERERE, avait de nombreuses caractéristiques socialistes. Les gens ne s’appelaient pas socialistes, et ne se concevaient pas comme tels. Mais tous étaient des travailleurs, et il n’y avait personne qui profitait de la sueur des autres. Il n’y avait pas de grande différence dans la quantité de biens disponibles pour les différents membres de la société. Tout ceci constitue des caractéristiques socialistes. En dépit du faible niveau de progrès matériel, la société traditionnelle africaine était en pratique organisée sur un modèle de base conformes aux principes socialistes », NYERERE, J. K., Uhuru na Ujamaa. Freedom and Socialism. A Selection from Writings and Speeches 1965-1967, London, Oxford University Press, 1968, p.16, citée par Luc NGOWET, thèse citée, p. 164.