LES ÉVOCATIONS DE L’ESPACE DANS LES CHANTS NARRATIFS ET LES LES DEVINETTES NGEMBÀ
Ethiopiques n°60 revue négro-africaine
de littérature et de philosohpie
1er semestre 1998
Les évocations de l’espace dans les chants narratifs et les devinettes ngembà [1]
En littérature écrite et singulièrement dans le roman, les analyses de l’espace en sont déjà au renouvellement des approches, au dépassement des théories. Pendant ce temps, peu de réflexion est consacrée au même sujet en littérature orale. Pourtant, s’agissant en particulier de l’espace-fiction défini par Henri MITTERAND comme « espace-contenu », cordonnées topographiques de l’action imaginée et contée [2], on ne peut pas dire qu’il soit absent des textes oraux. Je voudrais justement tenter d’appréhender les différentes dimensions de la présence de l’espace dans deux genres discursifs oraux Ngembà : les chants narratifs populaires et les devinettes.
Comme il s’agit de textes inédits, autant pour les faire connaître que pour montrer le contexte des évocations de l’espace, je présenterai d’abord le corpus exploité : six chants populaires narratifs et treize devinettes. Ensuite, je circonscrirai les différentes catégories spatiales déterminées par les degrés décroissants de réalité physique. Enfin, je m’interrogerai sur la fonction de l’espace dans les chants narratifs et les devinettes.
I – LE CORPUS
A – Chants populaires narratifs
MAK 37 [3]
Sur le chemin je trouvai le « Kà » [4] tenant réunion / Hamâ
Tenait réunion je ramassais six cents cauris/Hamâ
Ramassais six cents cauris grâce auxquels j’entrai dans un « lon » [5]/ Hamâ Entré dans le « Zan » je pris deux sacs/Hamâ
Un des deux sacs j’échangeai contre une noisette/Hamâ
Echangeai contre une noisette, la noisette s’avéra vide / Hamâ
S’avéra vide je la ramenai à la personne / Hamâ
La ramenai à la personne, la personne me donna une tête de sel/Hamâ
Me donna une tête de sel, le « mekhum » [6] me prit en chasse/Hamâ
Me prit en chasse, je la laissai tomber /Hamâ
La laisser tomber le mouton la mangea / Hamâ
Le mouton la mangea, je franchis une petite échelle-escalier /Hamâ
Franchis une petite échelle escalier et bus deux calebasses d’eau/Hamâ
Bus deux calebasses d’eau puis déposai un gros tas de crotte/Hamâ.
MAK 38 a)
Dans la case de Makamgang je mangeai un grain de maïs
Une fois rendu à l’entrée de la concession
Je traitai Makamgang de vieille femme
Vieille femme ! sors de la case
Pour cultiver le tabac de Mbâ’
Quand tu mourras les segwon te lamenteront
En émettant des sifflements
Segwon lit, Segwon lit.
MAK 39 b)
Je m’étais rendu dans la galerie de raphia
Pour extraire des larves de hannetons
J’en avais extrait sept
Et m’apprêtais à en extraire d’autres
Lorsque j’entendis pleurer quelqu’un
Qui est-ce qui pleure ainsi ?
C’est moi la femme de Mufé
Qu’y a-t-il femme de Mufé ?
On a enlevé tous les enfants
Où vas-tu donc ainsi en pleurant ?
A la chefferie en informer notre chef
A la chefferie je ne trouvai pas notre chef
Je sautai « tchoua » dans la case-magasin,
Arrachai une mince croûte de viande
Que je mangeai en marchant
En marchant jusqu’à la case de notre reine
Elle me donna une boule de couscous
J’étais sur le point de la tremper dans le piment à même la pierre [7]
Lorsqu’on déclencha la lutte dehors
Moi aussi je portai la lutte dehors
Tatsinkou Fone
Joug de cochon, viande puante !
MAK. 40
J’étais allé à Nekeu
Où j’avais vu de la patate
La reine de Nekeu ne m’en offrit point
Sur le chemin je vis et déterrai ma part
Quand je voyais un bon enfant
J’en brisais pour lui offrir
Rencontrais-je un bon père mien
J’en brisais pour lui offrir
Rencontrais-je un bon prince
J’en brisais pour lui offrir
Mais c’est tout doucement que je la grignotais
Mais c’est tout doucement que je la grignotais.
MAK. 41
En me rendant au champ lointain
J’avais demandé à Moukougang
D’écraser le maïs pendant mon absenc
Pour préparer le couscous
Si j’avais été Moukougang
J’aurais écrasé le maïs
Et j’en aurais même préparé pour magner
Ta…………….
Nul n’en sait le jour
Ta Nkwe Tagne apprête la sauce des notables
Qu’il ceint d’un ruban rouge !
MAK. 42
Quand j’arrivai près du cours d’eau
Le cours d’eau se baignait
Je demandai au cours d’eau ceci :
« Où est passée cette femme mienne » ?
Le cours d’eau ne fit que se courber
Qui en informera Taguelajo [8]
Une femme là-bas montre ses dents
: P
: Gh
: Magw
: Ng
: Nz
: Mafotsin tincakyak.
B- DEVINETTES
DEV 1 – L – Kwelso / A. Lokwan
L – Ils se battent dans les deux camps / A – Les roseaux au bord de l’eau.
DEV 3 – L – Mon sac derrière la case-magasin / A. Mon ombre.
L – Un arbre au milieu de l’eau ; si on le coupe, l’eau se desséchera /
A – Le coeur de l’homme ; s’il est supprimé, l’homme vivra-t-il encore ?
DEV 5 – L – Voyage de jour ; voyage de nuit / A. L’eau.
DEV 12. L – Je ne suis ni dedans, ni dehors / A. Les montants de la porte.
DEV 26. L – Mon compagnon de voyage m’a frappé tout le long de la route / A.
Les bas de pagne.
DEV 41. L – Mes deux très larges feuilles / A. Le ciel et la terre
DEV 50. L – Je suis venu d’un pays où je ne retournerai jamais / A. Tu ne rentreras jamais dans le ventre de ta mère.
DEV 53. L – Mes bouts de légumes dans l’arrière-champ / A. Les cheveux.
DEV 66. – L – Il existe un village où chaque habitant porte son enfants sur le dos / A. Le champ de maïs.
DEV 75. L – Un arbre dans notre cour : il ne produit que deux fruits / A. Les seins de la femme.
DEV 83. L – Mon champ est un petit champ caillouteux / A. Le dos tatoué.
DEV 9. L – Il va très loin sans bouger d’ici / A. L’oeil.
II – CATÉGORIES SPATIALES
L’espace dans les chants narratifs et les devinettes est indiqué d’une part, explicitement, par un lexique de localisation et de désignation des lieux et d’autre part, implicitement, par des expressions qui suggèrent un déplacement, un parcours, une aire. En tenant compte non seulement de ces modes d’indication mais aussi de leur environnement textuel et du contexte culturel, on pourra distinguer : un espace réel déterminé, un espace réel indéterminé, un espace lié, un espace suggéré et multiplié.
- a) L’espace réel déterminé
Il est exprimé par des référents spatiaux qui ne prêtent pas à confusion, qui désignent des entités pour ainsi dire uniques dans leur genre. Tels sont, dans les chants narratifs, les cas de « Nekeu » (Mak 40) qui est le nom d’un village bien connu, et de « la case de Makamgang » (Mak 38), rendue unique par l’attribution à une propriétaire précise. Tel est le cas, dans les devinettes, de « ciel » et « terre » (DEV 41) qui ont ici un sens dénoté, en raison de ce qu’ils se trouvent dans le dévoilement, lieu du retour au réel plat, lieu du rétablissement du vrai. Par rapport à l’ensemble des indications explicites, on peut noter sans s’y arrêter pour l’instant, la faible représentation des indications relatives à l’espace réel déterminé.
- b) L’espace réel indéterminé
Dans les indications explicites de l’espace, la plupart des substantifs et expressions utilisés désignent des réalités communes, mais laissées sur un plan très général. Bien qu’on sache de manière objective de quoi il s’agit, la chefferie, le champ lointain, le cours d’eau, le village, etc. contraignent l’auditeur à se poser des questions du genre : laquelle. lequel, lesquels, duquel, desquelles etc… Il y a donc indétermination mais celle-ci n’est pas ambiguïté.
Elle est généralisation et les réponses aux interrogations ci-dessus pourront être, seront : n’importe laquelle, n’importe lequel, n’importe lesquels. On joue sur les propriétés, sur les caractéristiques communes des espaces semblables. L’indétermination spatiale fait des chants narratifs et des devinettes des choses d’ici et de partout. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquels on les retrouve d’un secteur à l’autre du même village, d’un village à l’autre de la même aire culturelle, presque identiques.
- c) L’espace lié
A un degré plus élevé d’indétermination, on trouve l’espace désigné par des déictiques « à référence variable qui ne peut être saisi qu’en relation étroite à la situation » [9] du locuteur ou d’un objet repère. Ces déictiques sont : ici (DEV 94), là-bas (Mak 42) et dans une moindre mesure, dehors (Mak 39, DEV 12) et dedans (DEV 12). Ici, c’est partout d’où je parle tandis que là-bas, c’est partout ailleurs, un ailleurs vague, situé pratiquement nulle part. Quant à dehors et dedans, qu’ils soient tous deux présents ou non, leur interdépendance est immuable. Ce qui importe c’est le repère par rapport auquel on les mentionne. Le repère, c’est « la case » dans la devinette (DEV 12). Certes l’espace lié n’est pas spécifique aux chants narratifs ou aux devinettes – il apparaît partout dès qu’il y a présence de déictiques spatiaux – mais il est intéressant en raison de son caractère mouvant, instable, engendreur d’irréalité pour ainsi dire.
- d) L’espace suggéré et multiplié
Il s’agit ici de l’espace des indications implicites. Ce sont toutes des expressions qui évoquent un parcours, un déplacement de plus ou moins grande amplitude. Substantif comme dans « compagnon de voyage » (DEV 26) ou verbe comme dans « voyage de jour », « voyage de nuit » (DEV 5), le terme « voyage » est un puissant évocateur de l’espace, un évocateur traditionnel pourrait-on dire. « Cultiver le tabac » (Mak 38) est un évocateur accessoire, qui appelle l’idée de superficie travaillée. Les indications implicites se situent ainsi entre les deux bornes : l’accessoirement évocateur d’espace et l’essentiellement évocateur d’espace.
Par différents procédés, la plupart de ces indications implicites multiplient l’espace, lui donnent une mesure sans mesure, ou plutôt à la mesure de la fécondité de l’imagination de l’auditeur ou du lecteur. Dans « voyage de jour, voyage de nuit », les circonstances « de jour, de nuit », au-delà d’exprimer la permanence du mouvement, suggèrent la diversité des lieux traversés et la grande distance parcourue. Ailleurs, ce seront la répétition intensificatrice de « mangeai en marchant » (Mak 39), la multiplication des personnes rencontrées (en des lieux différents) par la reprise fréquente de « rencontrais-je » (Mak 40), l’adjonction au verbe d’un complément exprimant la grande distance. « En me rendant au champ lointain » (Mak 41), « va très loin » (DEV 94) . En somme, l’espace suggéré se révèle un espace poétisé d’une certaine manière, irréel, subjectif.
III – FAILLITE DE LA LOCALISATION OU EFFICACITÉ D’UNE TECHNIQUE DISCURSIVE ?
Par cette interrogation, je pose le problème de la fonction de l’espace dans les chants narratifs et les devinettes. Chacun des dix chants narratifs considérés se préoccupe de donner dès le premier vers, des coordonnées spatiales à l’aventure de « je ». Ces coordonnées sont tantôt seules, tantôt complétés par d’autres à l’intérieur du texte. C’est que, dans la fiction orale comme dans la fiction romanesque,
« Le nom du lieu proclame l’authenticité de l’aventure par une sorte de reflet métonymique qui court-circuite la suspicion du lecteur : puisque le lieu est vrai, tout ce qui est contigu, associé, est vrai » [10].
Mais à la différence de la fiction romanesque, la fiction orale semble ne pas maintenir son illusion réaliste ; elle la crée et la détruit par une certaine déficience de l’espace réel, par la prépondérance de l’indétermination, le vaste champ lissé à l’activité imaginatrice du destinataire, l’accréditation d’inadéquations. L’indétermination et rappel à l’activité imaginatrice ont été montrés ci-dessus. Je vais maintenant relever la déficience de l’espace réel déterminé ainsi que deux inadéquations.
Certains lieux de l’espace réel indéterminé – essentiellement dans les chants narratifs – sont déficients par contamination à partir des déficiences de leurs occupants humains. Ainsi la reine de Nekeu (Mak 40), avaricieuse, entache de son vice tout Nekeu, conférant à ce village une image négative.
Nekeu est justement un de ces petits villages dont les voisins ne disent pas volontiers du bien. Peut-être est-ce un de ces jugements défavorables qui est passé dans le chant narratif ! Quant à la « case de Makamgang » (Mak 38), son occupante a beau être généreuse puisqu’elle offre du couscous, elle apparaît comme une femme désobéissante qui refuserait de rendre service à son mari. On pourrait aussi dire que, dans le même chant narratif, rentrée de la concession est souillée par l’impolitesse et l’ingratitude de celui ou celle qui interpelle moqueusement Makamgang. Entre la case et rentrée de la concession, la distance utile pour maintenir l’interpellé à portée de voix violente en éloignant l’interpellateur de la possible réaction violente de la première. L’espace n’est décidément pas innocent !
Il n’est pas non plus toujours adéquat. Le chemin n’est pas un cadre « normal » pour la tenue des réunion du « Kà » (Mak 37) ; le cadre adéquat, c’est une case dans la forêt de la chefferie. Le cours d’eau, désigné comme cadre, est en même temps fait de personnage voire personne puisque lui sont attribués des comportement d’homme : « le cours d’eau se baignait », « le cours d’eau ne fit que se courber », alors qu’une question venait de lui être posée (Mak 42). Même s’il répond par un silence ou plus exactement par un langage non articulé mais néanmoins expressif, les vertus d’entendre et de pouvoir parler lui sont manifestement prêtées. La logique du texte en tant qu’agencement harmonieux voire mélodieux des mots-sons, masque l’illogique des faits.
L’espace des chants narratifs est ainsi plus ou moins un leurre (davantage plus que moins), mais un leurre presque « innocent » par absence d’intention arrêté d’égarer « négativement » le destinataire.
Et c’est là la grande différence d’avec l’espace des devinettes, il faudrait dire de la première partie des devinettes, le texte-énigme. L’on est ici dans un leurre organisé, intentionnel. Les cordonnées spatiales, comme d’autres coordonnées, participent à la technique du détour, au langage voilé caractéristique du genre. Elles feignent seulement de situer, de localiser, les lieux sont tous fictifs, ce qu’on comprend en considérant les dévoilements admis. Des énoncés-énigmes à ceux-ci, les lieux ne sont plus les mêmes. Ainsi, dans nos devinettes de référence, il n’y a pas de véritable champ de bataille, l’eau n’est plus l’eau, l’arrière-champ cesse d’être l’arrière-champ puisqu’il n’y a pas de champ ; il n’y a plus de pays, plus de village, plus de cour.
En définitive, d’une manière générale, dans les chants narratifs comme dans les devinettes, l’essentiel des évocations de l’espace apparaît comme une stratégie de construction du discours plutôt que comme une indication de repères ou de repères exacts. Dans l’un et l’autre cas s’illustre l’adage selon lequel « la meilleure façon de tromper quelqu’un c’est d’éviter de rire ».
BIBLIOGRAPHIE
Collectif : Sémiotique de l’espace, Paris, Denoël/Gonthier, 1979
Genette, Gérard : Figures 1. Chap. « Espace et langue » Paris Seuil, 1966
Kuitché Fonkou, Gabriel : Création et circulation des discours codés en milieu Ngembà / Mungum, Thèse d’Etat, Lille 1988.
Mitterand, Henri : Le discours du roman, Paris, PUF, 1980.
Mounin, Georges : Dictionnaire de la linguistique, Paris, PUF. 1974.
Nanhou, Jean : Les fonctions de l’espace et du temps dans « Quand saigne le palmier » de Charly Gabriel Mbock, Mémoire de DIPLEG. Yaoundé ENS, 1988.
[1] Les Ngembà, dans l’Ouest du Cameroun, constituent une entité linguistique composée des villages Bamougown, Bamendjou et Bameka dans la Mifi, Bansoa dans la Menoua et Bafounda dans les Bamboutos.
[2] Henri Mitterrand, Le discours du roman, Paris, PUF, 1980, p. 192.
[3] Les numéros dont les textes sont affectés ici (Ex. Mak. 37, DEY. 5) sont ceux qu’ils ont dans un recueil inédit que j’a réalisé.
[4] Kà : Groupe d’hommes membres d’une société secrète, chacune a un nom spécifique.
[5] « Lon » : Nom commun de société secrètes ; chacune a un nom spécifique.
[6] « Mekhunm » : Membre (masqué) d’une société secrète.
[7] La pierre à écraser le piment. En cas de pénurie d’éléments pour préparer une sauce complète, ou pour manger une petite quantité de couscous (reliquat du repas précédent), on écrasait le piment qu’on diluait légèrement et salait sur la pierre même puis on y trempait le couscous.
[8] Taguelajo : littéralement, Pére je verrai un jour.
[9] L désigne le locuteur et A l’auditoire. « …. » L….. sont les formules introductives qui ouvrent toute devinette. Par économie d’espace, je les mentionne une seule fois.
[10] Georges Mounin, Dictionnaire de la linguistique, Paris, PUF, 1997, P. 98.
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