Islam et littérature

LE SOUFISME DANS LE CHAPITRE 10 DE L’AVENTURE AMBIGUË DE CHEIKH HAMIDOU KANE

Ethiopiques numéros 66-67

Revue négro-africaine de littérature et de philosophie

1er et 2ème semestres 2001

« La fonction essentielle de la critique (…) reste d’entretenir le dialogue d’un texte et d’une psyché, consciente et/ou inconsciente, individuelle et ou collective, créatrice et/ou réceptrice ».

Gérard Genette, Figures III, « Critique et poétique »,

« Dans son débat avec l’histoire littéraire, la Critique moderne depuis un demi-siècle s’est appliqué à séparer les notions d’œuvre et d’auteur, dans le dessein tactique fort compréhensible d’opposer la première à la seconde, responsable de tant d’ex­cès et d’activités parfois oiseuses. On commence à percevoir aujourd’hui qu’elles ont partie liée, et que toute forme de Critique est nécessairement prise dans le cercle de leur réunion réciproque ». (Id., ibid, p. 10).

« Dire que la Connaissance « surnaturelle » de Dieu, c’est-à-dire la « vision béatifique » dans l’« au-delà », est une connaissance sans ombre de l’Essence divine et dont jouit l’âme individuelle, revient à dire que la Connaissance absolue peut être le fait d’un être relatif envisagé comme tel, alors qu’en réalité cette connaissance, puisqu’elle est absolue, n’est autre que l’Absolu en tant qu’il se connaît »,

Frithjof Schuon De l’Unité Transcendale des Religions, Gallimard, 1948.

INTRODUCTION

Le Chapitre X de L’Aventure ambiguë a peu retenu l’attention de la critique. Des thèses, des mémoires, des articles, des essais ont été consacrés, en totalité ou en partie, à cette œuvre majeure de notre lit­térature qui, malgré les trente-sept ans écoulés depuis sa publication, n’a pas pris une seule ride. Cheikh Hamidou Kane en effet l’a voulue dépouillée de la quasi-totalité de ces oripeaux dont les auteurs habillent habituellement leurs textes pour leur donner du corps et de la prestance. Il a préféré mettre l’emphase sur l’essentiel : l’homme, la vie, la mort, Dieu.

Le cheminement de Samba Diallo, du « Foyer Ardent » à la « Cité des Morts » en passant par la petite ville de L… et la mégapole de Paris se résume, tout compte fait, en un mot : Quête de la Vérité, quête du Sens, autrement dit, quête de la Réalité suprême, de Dieu.

Or, nous semble-t-il, c’est ce petit chapitre d’à peine trois pages et demie qui renferme la clé, la solution finale que Kane donne à cette œuvre si complexe, si profonde et si vraie.

De fait, la tonalité du dialogue d’ombres anonymes qui constitue la totalité du chapitre X invite à lire celui-ci à la lumière de la vie et de la mort d’hommes de femmes qui, depuis l’aube l’Islam jusqu’à nos jours, font profession de se détourner du monde d’apparences et de vanités qu’est la vie terrestre pour l’immense majorité des humains ; par la méditation et l’ascétisme, ils cherchent à se rapprocher de Dieu pour finalement, s’ils figurent au nombre restreint des élus, accéder à la compréhension, ce mot étant à prendre aussi dans son sens étymolo­gique de fait de prendre avec soi, d’assimiler à soi, de dissoudre en soi et de se dissoudre dans autre chose que soi. Ces hommes et ces femmes, les soufis, mystiques de l’Islam, sont ceux qui ont atteint la quasi perfection dans la soumission à Dieu à force de Le chercher.

  1. PROBLEMATIQUE DE DEUX PERSONNAGES : CHEIKH HAMIDOU KANE ET LA DOUBLE POSTULATION

C’est plus pour la commodité de l’exercice que par nécessité qu’on s’en tiendra pour l’essentiel au seul chapitre X de la 2ème partie de L’Aventure ambiguë.

En effet, une recherche systématique de la dimension d’allure ou d’inspiration soufie devrait pousser le chercheur à ausculter pour ainsi dire chacun des principaux personnages et à déceler en lui une part plus ou moins importante vouée à la quête exclusive de Dieu. Hormis le Fou – qui n’est pas sans intérêt de ce point de vue, mais qu’un trau­matisme a figé dans un stade inférieur -, et la Grande Royale qui incar­ne en partie le monde que le soufisme proscrit, hormis ces deux-là, des personnages diallobé qui comptent sont peu ou prou déterminés par des tendances soufistes. On définira plus loin cette philosophie musul­mane ; pour l’heure, disons que le soufisme se distingue de la sunna en ce que l’adepte du soufisme ne se satisfait pas de l’obéissance aux prescriptions de l’Islam, et que, par une répression féroce de toute ten­tation terrestre, il cherche à accéder à un degré élevé de connaissance de Dieu et d’abandonnement à Lui.

De ce point de vue, le Maître des Diallobé, avec son ascétisme (p. 17), son rigorisme et son effroi est, sans conteste, un soufi (disons en pas­sant que le concept est passé en poular : le soufi est appelé suufiyan­ke, et que nombreux sont les grands noms de l’Islam sénégalais et ouest-africain qui sont partis à l’origine du Pays des Diallobé »). Le che­valier aussi présente bien des aspects qui en feraient un adepte du soufisme, un murid (aspirant) selon le terme arabe consacré.

Mais qu’en est-il de Samba Diallo ? Après tout, si tous ces person­nages existent désormais : Thierno, le Chevalier, la Grande Royale, le Fou, et aussi Paul Lacroix, Lucienne, Adèle…, c’est au cheminement terrestre de Samba Diallo qu’ils le doivent. Le but suprême que s’est assigné le Maître des Diallobé, dès le début du roman, n’était-il pas de tuer en Samba tout penchant à la vie méprisable du commun des mor­tels ? Le Maître n’a-t-il pas distingué en Samba, après quelque 40 années de magistère au « Foyer Ardent », l’unique enfant qui attendît Dieu de toute son âme (p. 15) ? Ces prédispositions, cette élection même, la vie erratique de celui qui n’était à l’origine qu’un enfant de six ans mais qui a grandi et rencontré le Monde les a-t-elle préservées ?

Répondre à cette question nous semble une des préoccupations majeures de la dynamique même que l’auteur de L’Aventure ambiguë assigne à son roman. Il n’est jusqu’à ce tout dernier chapitre de la 2ème partie, le chapitre X (la 1ère partie en compte neuf) qui, par son isolement et sa spécificité, ne tende à corroborer cette assertion.

1.1. Cheikh Hamidou Kane est-il un assassin ?

Le Soleil du 3 décembre dernier renferme des contributions vouées à l’événement qui nous réunit ici [2]. On y a lu l’interrogation du Professeur Oumar Sankharé : « Qui a tué Samba Diallo ? ». Avec une logique inattaquable, celui-ci cherche à montrer que Cheikh Hamidou Kane s’est laissé suggestionner par les élucubrations de la critique lit­téraire et a souscrit à la position de celle-ci, ce qui l’a amené à affirmer, dans Les Gardiens du Temple, que Samba Diallo avait été tué par le Fou. Et Sankharé de conclure que si Samba Diallo est mort, c’est quelque trente-quatre ans après que le Fou a eu brandi son arme ; Kane a donc sauté sur l’occasion offerte par les analystes de son pre­mier roman pour se débarrasser de son héros devenu encombrant :

« En définitive, le véritable meurtrier de Samba Diallo est Cheikh Hamidou Kane. Le crime a été froidement exécuté pour faire germer une nouvelle génération d’intellectuels africains plus portés à l’ac­tion qu’à la spéculation » [3].

Il est vrai que les héros de L’Aventure ambiguë et des Gardiens du temple entretiennent entre eux, par la volonté de leur père commun, un rapport de contingence et d’opposition qui n’est pas sans rappeler les deux personnages d’un tableau du peintre Raphaël, « l’Ecole d’Athènes » (1509-1510), tableau que le philosophe Jean Brun commente ainsi :

« On sait que, dans le célèbre tableau de Raphaël, l’Ecole d’Athènes, Platon et Aristote occupent la place centrale de la scène. Platon l’index dirigé vers le Ciel. Aristote le doigt braqué vers la Terre, les deux pôles attractifs de leurs intérêts réciproques [res­pectifs ?] sont bien mis en valeur » [4].

Alors ? Kane aurait donc créé, après un Samba Diallo disciple de Platon, un Salif Bâ sectateur d’Aristote ? Deux hommes qui se livre­raient à deux sortes de spéculation, l’une toute idéelle et l’autre toute matérielle (agricole) ? Cheikh Hamidou Kane aurait donc fini par sous­crire à l’aphorisme de Georges Duhamel : « Le petit chien de M. Bergeret ne regarde jamais le bleu incomestible du ciel » ? Et il aurait, père, indigne, froidement assassiné Samba Diallo ?

Rien n’est moins sûr ! Et si le véritable assassin de Samba Diallo n’était autre que… Samba Diallo lui-même ? Autrement dit, si l’on considérait comme explicatives du suicide les méditations mêmes de Samba Diallo ? Parlant en pensée au Maître, Samba Diallo commence par réfuter les croyances naïves par lesquelles on se représente ordi­nairement l’accueil fait aux morts dans l’autre monde (Azrael, le trou noir, etc., p. 185). Une phrase essentielle annonce le suicide : « Ton Ami, Celui qui t’a appelé à Lui, ne s’offre pas. Il se conquiert au prix de la dou­leur (p. 186, S.N.).

Ensuite, Samba pense aux martyrs morts au Jihad [5] : « C’est eux-­ mêmes que tous ces combattants voulaient chasser d’eux-mêmes afin de se remplir de Lui » (p. 186, S.N).

Si sa pensée n’eût été interrompue par une intervention musclée du Fou, Samba aurait continué cette phrase par la suivante : « Peut-être, après tout. Contraindre Dieu… Lui donner le choix entre son retour dans votre cœur, ou votre mort, au nom de Sa gloire (…). Il ne peut pas, éluder le choix, si je l’y contrains vraiment, du fond du cœur, avec toute ma sincérité » (p. 187, S.N).

A bien observer le « choix » que Samba cherche à imposer à Dieu, on constate qu’aucun des deux termes n’exclut le Seigneur, puisqu’il y gagne, quelle que soit Son option. Le vrai choix, c’est Samba qui l’a : ou bien accepter Dieu dans son coeur, et vivre, mais vivre dans l’incertitude, dans le doute (car le doute est inhérent à l’esprit de l’homme ; or, comme le dit le poète mystique espagnol Miguel et Unamuno, « la vie est doute et la foi sans le doute n’est ni plus ni moins que la mort » [6]), ou fuir le doute, donc fuir la vie.

Car la souffrance de Samba lui vient de la perte des certitudes ras­surantes bien que terrifiantes où il baignait avant son contact avec l’Occident. Tout était expliqué, tout avait un sens, le monde était maî­trisé ; l’Occident lui a fourni l’explication de l’« extérieur », de la matière, mais dans le même temps, apprenant, il a oublié, justifiant la vieille crainte des siens. Ce qu’il a oublié, c’est la plénitude de l’« intérieur », ce qui lui rendait la vie vivable, la promesse d’un au-delà rassurant pour vu qu’il eût respecté les prescriptions divines. Or, Samba, comme tout homme, est persuadé que la matière à elle seule ne suffit pas à rendre compte de la Vie, de l’Univers, de la Mort. Il y a nécessairement autre chose, qui pour lui, ne peut être que Dieu. On le voit, le choix en aucun cas n’évacue Dieu du débat.

Tout au plus Samba peut-il faire grief à Dieu de « [Son] éloignement » (p. 187), Lui reprocher de « [L’] oublier » (p. 187). Ce que veut Samba, par conséquent, c’est d’échapper à l’aporie où le place ce qu’il appelle l’éloi­gnement de Dieu, alors que c’est lui-même Samba qui s’est éloigné. Il ne lui reste qu’une solution : se rapprocher du Seigneur. Et comment se rapprocher de Dieu en restant vivant, donc encore et toujours en proie au doute ?

Son cri du cœur d’où naît le quiproquo (« Non…je n’accepte pas ») est donc finalement un véritable appel au meurtre. Il se suicide littérale­ment, puisque le Fou, Etre insensé, n’est pas responsable de son acte, et n’est que le bras par lequel Samba se donne un ou plusieurs coups mortels.

On peut arguer que l’auteur favorise l’indétermination par cette phrase : « Sans y prendre garde, il avait prononcé ces mots à haute voix ». Certes, mais il fallait aussi que la mort de Samba fût acceptable, au regard de l’Islam (là, c’est Cheikh Hamidou Kane lui-même qui se protège contre la probable réprobation des siens qu’il eût encourue s’il eût amené son personnage à se tuer sans médiateur).

Du reste, il est possible, si l’on se réfère à la psychanalyse de Freud, d’étayer cette idée de suicide. En effet, dans psychopathologie de la vie quotidienne, au chapitre 8 (« Méprises et maladresses »), Freud écrit : « Ceux qui ont l’intention consciente de se suicider choisissent (…) leur moment, leurs moyens et leur occasion ; de son côté, l’intention inconsciente attend un prétexte qui se substituera à une partie des causes réelles et véritables et qui, détournant les forces de conserva­tion de la personne, la débarrassera de la pression qu’exercent sur elle ces causes [7] ». Il s’agit le plus souvent de personnes atteintes de névro­se, et dans le cas de Samba Diallo, on peut supputer qu’il s’agit d’une névrose [8] d’angoisse. Si cela n’emporte pas d’adhésion pleine et entière, du moins devra-t-on en tenir compte dans l’interprétation de la per­sonnalité de Samba Diallo. A quelle fin ou selon quelles déterminations intérieures Samba cherche-t-il ainsi, au prix de sa vie, à « contraindre Dieu » ? Cette expression même, au-delà de son caractère apparemment blasphématoire, pousse invinciblement à rapprocher l’attitude de Samba de celle des soufis.

  1. LE SOUFISME

En l’an 309 de l’Hégire (922), à Bagdad, le khalife condamna à mort, fit supplicier et lapider un homme. Ce dernier, quoiqu’il eût pu s’échap­per de la prison où il séjourna pendant plus d’un an avant d’être mis à mort, refusa de s’évader. Le jour de son exécution, bien que chargé de seize lourdes chaînes, il marcha fermement au gibet, suivi d’une foule immense de 800.000 personnes. A ceux qui s’étonnaient de son alacrité et de la joie qui le transfigurait, il répondit : « c’est parce que je me rends à la cour céleste ».

Son crime ? Il avait proféré des paroles blasphématoires que l’Islam punit de mort. Il avait dit, saisi d’exaltation : « Anâ al Haqq ! » je suis la Vérité). Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, au moment où il le disait, il ne le pensait pas, il le vivait. Il était si rempli de l’idée de Dieu qu’il se sentait Dieu.

Cet homme s’appelait Cheikh Hucein ben Mansour alias « Al Hallaj » (le Cardeur).

Innombrables sont les soufis. Rien que Le Mémorial des Saints en présente 82, parmi lesquels de grands noms : Dja’far Sâdiq, Veis Qarni, Haçan Basri, Râbi’a Adaviyeh, Abou Hanifeh de Koufa, Imâm Châfi’i,

Selon Jacqueline CHABRI [9] , le soufisme vient du nom verbal al tasa­ wuf : le fait de prendre une robe de laine [d’où le sobriquet de « Cardeur » pour Al Hallaj] ; il peut se définir comme un mouvement mystique isla­mique, ayant pour base l’idée de renoncement au monde (al-Zudh-fi al­ Dunyà). Pour Eva de Vitray-Meyerovitch [10] qui cite entre autres Shîbli, selon qui le soufi est « celui qui ne voit dans les deux mondes rien d’autre que Dieu », le soufisme est « l’intériorisation vécue de l’Islam » [11]. On pourrait aussi avancer l’image de l’âme en quête fébrile et impé­rieuse du chemin de retour vers sa source, et ce chemin, c’est en lui même que l’ascète le trouvera : « L’âme aspire désormais à se connaître dans sa vérité supra consciente, car « celui qui se connaît connaît son seigneur » selon une célèbre tradition prophétique méditée par tous les soufis » [12].

A l’origine (au IIème siècle de l’Hégire), les premiers soufis ont pour mot d’ordre la ghurba (le fait de se vouloir étranger (gharib) à un monde jugé corrompu et égaré par de mauvais guides. Aussi, par toutes sortes d’excentricités cherchent-ils systématiquement à prendre le contre-pied des mœurs sociales, et privilégient-ils la marginalité : érémitisme, errance, mendicité, dénuement extrême… Ce soufisme originel est celui de Râbi’a Adaviyeh ou d’Abd-al Wahib ben Zayd.

Dans une deuxième phase (IIIème/IVème siècles), le soufisme renia tout ou partie de ces attitudes, et revint à une observance plus stricte des prescriptions de l’Islam. Il prit sa véritable naissance en Irak, à Bagdad autour d’Al Djunayd (mort en 298) et à Bassora, autour d’Al Rustari. Ces deux maîtres fondèrent des écoles où les thèmes relevant de l’expérience mystique furent développés et consignés dans des textes : introspection, éducation de l’âme, aspiration vers Dieu et ascension vers le Seigneur par paliers (maqàm). Au bout du processus, l’adepte (murîd) qui a réussi son cheminement doit parvenir à l’anéantissement en Dieu (al fanà), ce qui est proche mais distinct de la fusion consubstantielle avec Dieu (ittihàd) et de la fusion en Dieu (hulùl). Les moyens pour y parvenir sont essentiellement les macérations, la répé­tition inlassable du nom de Dieu (dzikr) et la pratique de litanies (wird).

La grande figure de ce néo-soufisme est sans conteste Al Hallaj, dont nous reparlerons. Signalons pour finir les deux autres évolutions que le soufisme a connues : le passage, au IVe siècle de l’Hégire, au « sou­fisme sunnite », suite à une vague de répressions consécutives à l’affai­re Al Hallaj, avec comme figure marquante Ghazali ; puis, aux Vé et VIe siècles, l’émergence du « soufisme confrérique » qui continue de se mani­fester de nos jours. Entre autres, on peut citer Djamil Ad-Din Rumi (mort en 672), Ahmad Al Rifà’i (mort en 578) et Abd Al Qàdir Al Djilàni (mort en 561).

III. LE CHAPITRE X : LES SEPT ETAPES VERS LA FUSION

3.1. Mourir d’aider

De son séjour en Occident, Samba Diallo n’a pas réussi à tirer ce qui constituait l’objet primordial de sa mission. Il n’a pas appris « l’art de vaincre sans avoir raison , car c’est là finalement une leçon que l’Histoire locale revisitée aurait pu lui enseigner. Au contraire, le piège a merveilleusement fonctionné, et il est revenu plein de doutes. Les certitudes de son enfance ont fait place à ce qui constitue le cœur même de la philosophie, discipline qu’il s’était choisie : le questionnement qui n’attend pas de réponse, qui constitue son propre but, une quête autotélique disent les philosophes : Qui suis-je ? Que suis-je ? D’où viens­-je ? Où vais-je ? Pourquoi existé-je ? Par quoi ou par qui ?… Et surtout, une sensation de grand vide, vide laissé par l’éloignement de Dieu.

On se souvient en effet qu’au chapitre II de la 2ème partie, Samba laisse percer son doute. Priant à Dieu, il tient ces propos : « Tu m’as voulu. Tu ne saurais m’oublier comme cela. Je n’accepterais pas, seul de nous deux, de pâtir de Ton éloignement » [13]. Ces propos, qu’il se tient en France, il se les redira à son retour, sur la tombe du maître. Et il écrivit au Chevalier une lettre que le texte ne donne pas, mais qui poussa le père à enjoindre au fils de revenir au pays. A travers la réponse du Chevalier, on sent l’angoisse et le doute qui taraudent l’esprit de Samba Diallo : « … Tu crains que Dieu ne t’ait abandonné, parce que tu ne Le sens plus avec autant de plénitude que dans le passé et, comme Il l’a promis à Ses fidèles, « plus proche que l’artère carotide » (…) Tu cloueras Dieu au pilori quand tu L’auras quêté, comme Il l’a dit, et qu’Il ne sera par venu » [14].

Aussi, revenu au pays des Diallobé, Samba Diallo se retrouve-t-il en déphasage absolu avec son groupe et repousse-t-il jusqu’à ce qui mani­feste le plus l’identité de celui-ci, ce qui rythme la vie et en constitue la justification : la prière. Contrairement à ce qu’il a observé en Occident, a marche du temps et les progrès n’ont aucune emprise sur les esprits, et les certitudes demeurent inébranlables. Il est d’ailleurs symptoma­tique que le contact de Samba Diallo avec les siens se résume pour l’es­sentiel à quelques discussions avec le Fou.

La mort, telle que Cheikh Hamidou Kane la laisse percevoir à travers celle du personnage Samba Diallo, n’est pas une punition ni une fin, mais c’est au contraire la voie obligée par laquelle les mortels que nous sommes peuvent accéder à l’autre monde, à l’autre vie. Et le « suicide » sanctificateur de Samba Diallo se justifie pleinement au regard de cet appel du mystique irakien Al Hallaj (858-922) dans un de ses Qasaïds mystique. Pressé du désir irrépressible de rejoindre Celui après : Qui son cœur soupire, Dieu, il écrit, du fond de sa prison :

« Tuez-moi donc, mes camarades, c’est dans mon meurtre qu’est ma Vie !

Ma mort, c’est de survivre, et ma Vie, c’est de mourir !

Je sens que l’abolition de mon être est le plus noble présent à me faire (…)

Ma vie a dégoûté mon âme, parmi ces ruines croulantes, tuez-moi donc et brûlez-moi, dans ces os périssables ; ensuite, quand vous pas­ serez près de mes restes, parmi les tombes abandonnées, vous trouve­rez le secret de mon Ami, dans le repli des âmes survivantes » [15].

Sans doute faut-il préciser que ce mystique tenait là des propos pré­monitoires, puisqu’il fut mis à mort à Bagdad en 922. Farid-ud­-Din’Attar, l’auteur du Mémorial des Saints, présente ainsi le Cheikh Hucein ben Mansour Hallaj (le Cardeur) : « Celui qui a été un martyr dans la voie de la vérité ; lui dont l’extérieur et l’intérieur étaient purs, qui a été un modèle de loyauté dans l’amour ; lui qu’un penchant irré­sistible attirait vers la contemplation de la face de Dieu » [16].

L’homme de Dieu, donc, ne craint point la mort ; il serait même pour la désirer, puisque selon une sentence du même Al Hallaj, « Quiconque renonce à ce bas monde voit sa personnalité sensuelle s’élever jusqu’à l’ascétisme. Quiconque renonce à lui-même, c’est son âme qu’il voit s’élever jusqu’à l’ascétisme » [17]…

Une manière de lire un texte peut consister à en souligner les mots-­clés, les termes forts ou répétés, qui signifient l’importance que l’au­teur, consciemment ou non, confère au champ sémantique qu’ils induisent.

Dans le chapitre X de L’Aventure ambiguë, voici les mots qui comp­tent : paix-ombre-apparence-reflets-lumière-rêve-exil-réconciliation­-amour-sagesse-instant-infini-pensée-mer-éternité.

Dans les Zuhdîyyat (poèmes ascétiques), les soufis usent de ces mêmes mots et concepts, et en particulier de celui d’AMOUR. Ils tra­duisent par-là une recherche inquiète (angoissée et incessante) de Celui qu’ils appellent « l’Ami », ou encore « l’Aimé ». Et l’ardeur de leur désir est telle qu’ils parlent à Dieu (ou de Dieu) comme à (ou d)’une femme aimée après qui leur âme soupire, ce qui confère à leurs textes des allures de poésie galante, voire érotique [18].

3.2. Une interprétation d’un texte plutôt hermétique : les sept paliers de l’Ascension-Fusion

A la lumière des principes du soufisme, le chapitre X s’éclaire et prend sens ; du moins peut-on se hasarder à une lecture qui ait du sens, et qui élargisse indéfiniment la portée du cheminement de Samba Diallo. La « courge », « l’évidence, vérité de surface » (90), le triomphe de « l’extérieur » (91) la contradiction (« Il y a Dieu et il y a la vie (…) ; il y a l’oraison et il y a le combat » (107), l’ambiguïté, tout se résorbe, et les questions nombreuses et angoissées qui se sont posées tout au long du roman s’évanouissent devant la Révélation de la Vérité. Samba Diallo­ ou l’« ombre » supposée telle est accueilli par la « voix ». Qui est derrière cette voix ? On ne saurait en décider : le Maître des Diallobé ? La vieille Rella ? Dieu ? Chacun de ceux-ci peut avoir « longtemps » attendu Samba, le maître moins longtemps que les autres, mais dans cet autre monde le temps est-il structuré et mesuré comme dans la vie sur terre ?

1 – La discussion s’engage dans un premier temps, autour de la « paix ». Il est difficile de savoir du reste qui attendait l’autre. Supposons que ce soit le précurseur qui ait attendu Samba Diallo, et qui l’accueille (« Alors viens. Oublie, oublie le reflet »). Les réponses du nouveau venu semblant satisfaisantes, on va le faire passer à un palier supérieur. Cela confère au dialogue la tonalité d’un rite d’initiation (ou de passage). Ici, il s’agissait pour le précurseur de s’assurer que Samba était réellement prêt à se détourner de l’« apparence », du « reflet », autrement dit du monde des vivants qui, comme dans le mythe de la caverne de Platon, n’est que fausse réalité, leurre, tromperie, « rêve, exil »(ce terme est employé p. 189) : « tout ce qui s’oppose et agresse, soleils aveu­glants de l’exil ». (se rappeler l’Exil et le Royaume).

2 – On passe donc à la deuxième phase, au second palier de l’intégration de Samba, lequel aspire à se rapprocher davantage de la Vérité : « Plus loin, plus loin encore ! ».

3 – A ce moment, le vœu de Samba semble s’être réalisé ; le précur­seur n’est déjà plus perceptible que par le son de sa voix (« je ne te vois plus » (189). Il sent son moi inondé par quelque chose qui le dilate ; son départ récent lui fait comparer ses sensations à des réalités terrestres (« l’eau nouvelle dans le fleuve en crue »). C’est que, comme le lui explique le précurseur-initiateur, est en train de s’opérer la dilution de son être dans le Grand Tout ; ce qui est appelé « la grande réconciliation » (189). Dans le monde où l’on est, il n’y a pas de contradiction, pas que ces pauvres réalités qui sont en partie l’essence même de l’existence terrestre : l’ombre et la haine se résorbent, sont absorbées par la lumière et l’amour, données éminemment divines…

4 – Autre palier, Samba commence à participer de l’essence divine ; il vibre aux propos du précurseur, il partage même des paroles de ce dernier. C’est pourquoi son guide rappelle pour la seconde fois au calme, au recueillement, pour que se fasse le Mystère de la renaissance à l’Etre, en un nouveau lieu-temps où la lumière elle-même a disparu, et la matière (« il n’y a plus de poids » ; comme on est loin de l’image des courges, dans l’autre monde ! ). « Ici, il n’y a plus d’antagonisme », et donc, plus de moteur de la vie telle qu’on l’entend sur terre.

5 – Le processus se poursuivant, Samba accède à un palier supérieur que son mentor se charge de lui percevoir. Par rapport au premier stade, celui de la phase probatoire (« je suis las de cette rondeur fermée. Ma pensée toujours me revient, réfléchie par l’apparence, lorsque, pris d’inquiétude, je l’ai jetée comme un tentacule » (188) ; c’était la période de la vacuité, de l’absence de l’autre, de l’Etre « Toi seul remplis la rondeur fermée » (189), on passe au déploiement vers l’infini de la pensée. C’est le début de la « sagesse » véritable, car celle-ci est seulement « pressentie ».

6 – De nouveau, le guide informe Samba du stade, du palier où il est arrivé : « tu es l’infini » (190) lui dit-il : c’est le sixième palier.

7 – Le septième palier est celui de l’achèvement : Samba est « Seul » ; il est « arrivé », et enfin il « reconnaît » son « frère annonciateur de fin d’exil ». Il est arrivé où « l’instant » (le temps terrestre) rejoint, recouvre et devient tout à la fois « l’éternité » et la Face qu’il aspi­rait à contempler, l’infini, la mer, la pureté. Samba en est arrivé où, comme l’écrit le mystique Sinésios le Grec (IVème ou Vème siècle), « Bientôt tu te mêles au Père. Et, dieu, tu vas danser en Dieu » ; ou encore, comme l’affirme Raman LLULL, mystique catalan du IIIe siècle, en ce lieu-temps où

« L’amour est une mer agitée de vagues et de vents qui n’a ni port ni rivage. L’ami périt dans la mer, et dans son péril périssent ses tourments et naît son accomplissement (…)

L’Aimé acheva son œuvre, et l’ami demeura éternellement en compagnie de son Aimé » [19].

Voilà, semble-t-il, comment, en sept paliers ou stations (maqàm) [20], Cheikh Hamidou Kane a choisi de nous présenter la fin du bref séjour terrestre de Samba Diallo, et de nous dire sa propre foi en la survie des âmes élues qui, libérées du poids du corps, tels des fleuves qui vont se jeter dans la Mer, accéderont un jour à l’infini et à l’éternel. A Dieu…

[1] Département Lettres Modernes de l’Université Cheikh Anta Diop – Dakar

[2] Il s’agissait de la célébration des 70 ans de Cheikh Hamidou Kane, à l’Université Gaston Berger de Saint Louis (Sénégal), en 1998.

[3] Oumar Sankharé, « Qui a tué Samba Diallo ? », in Le Soleil du 3 décembre 1998, p. 9 – On pourrait rétorquer que dans ce cas il s’agirait d’un suicide, comme c’est un suicide si c’est le Fou qui tue effective­ment Samba Diallo. En effet, Samba Diallo peut être perçu, selon le système de l’onomastique en pays dial­lobé (au Fouta-Toro, pour être plus exact), comme un alter ego de Cheikh Hamidou Kane. On sait que Kane et Diallo sont pour ainsi dire des « synonymes », et que, dans la tradition antéislamique, Samba est le pré­nom du puîné (cf. Oumar Bâ, Le Fouta Tôro au carrefour des cultures, Paris, L’Harmattan, 1977, p. 162 et suiv. : « Du nom au Fouta-Tôro ») Et on sait que Bâ et Kane/Diallo sont on ne peut plus « opposés », puisque ce sont des « cousins à plaisanterie ».

[4] Jean Brun, L’Homme et le langage, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 45. Ce tableau a peut-être joué un rôle important dans l’élaboration mentale de l’œuvre romanesque de Cheikh Hamidou Kane ; celui-ci a pu en voir ne serait-ce qu’une copie à la Bibliothèque Sainte Geneviève, à Paris.

[5] Guerre sainte pour l’Islam, le Jihad n’est que la « petite guerre sainte », la « grande » étant celle que l’on mène contre son propre nafs, c’est-à-dire les aspirations purement terrestres, l’aspect animal de son être.

[6] Miguel de Unamuno, Salmo, II.

[7] Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Ed, française : Payot, Paris, 1923 (1967), pages 207-208.

[8] « Affectation caractérisée par des conflits qui inhibent les conduites sociales et qui s’accompagnent d’une conscience pénible des troubles (…) Les névroses n’ont aucun substrat anatomique et n’altèrent pas les fonctions Intellectuelles du sujet qui est lucide et conscient de ses troubles » (Encyclopaedia Universalis, Paris, Ed. Encydopaedia Universalis, 1985). Imam Ahmed Hanbal, Oumar Ben Osman Mekki ; et Mansour Hallaj…

[9] Encyclopaedia Universalis, Paris, op. cit.

[10] « Introduction » au Mémorial des Saints de Farid-ud-Din’Attar, ed. française, Paris, Le Seuil, 1976. C’est aux deux sources ci-dessus citées que nous empruntons les éléments sur le soufisme que nous résumons ci­ après.

[11] Ibid. p. 8

[12] Ibid. p. 9

 

[13] p.139

[14] P. 176 – Pourtant, c’est Samba Diallo qui dit à Lucienne, p. 156 : « Je crois que je préfère Dieu à ma mère ».

[15] Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert – Trésor de la poésie universelle, Gallimard – UNESCO, 1958, p.252-253 (Trad. L. Masignon, in Le divan d’Al Hallaj, 1931), On peut penser au fameux « Je meurs de ne pas mourir » de Sainte Thérèse d’Avila.

[16] « Saint-Anselme dit, en parlant de Dieu : « guaero vultum tuum », je cherche Ta Face. Un tel désir appartient à l’homme, être créé pour tendre vers cette vision qui doit d’abord passer par l’amour ». (Jean Brun, L’Homme et le langage, op. cit., chapitre II, « Routes et déroutes du langage ». p. 47).

[17] Farid-ud-Din’Attar, Le Mémorial op. cit., p. 302. Il convient du reste de rappeler qu’Al Hallaj fut condamné à mort pour avoir tenu des propos jugés blasphématoires : « Anà al aqq » (« je suis la Vérité ») et avoir refusé jusqu’au bout de se rétracter. Et quand on lui eut coupé mains et pieds, oreilles, nez et langue puis la tête, « de toutes les parties de son corps s’élevait une voix disant « je suis la Vérité ! ».

[18] Il est vrai que ce fut peut-être aussi un moyen pour eux d’échapper à la censure et à la répression, dans ces moments où les soufis n’étaient pas en odeur de sainteté auprès d’un pouvoir politique prompt à détecter dans leurs écrits et propos le blasphème ou l’hérésie.

[19] in Trésor de la Poésie Universelle, op. cit.

[20] Ces stations sont à rapprocher de celles du voyage nocturne de prophète Mohammed de la Mosquée El Aqsa (Jérusalem) au Trône de Dieu à travers les Sept Cieux.

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