Islam et littérature

PLATONISME, CHRISTIANISMME DANS L’OEUVRE DE CHEIKH HAMIDOU KANEE ET ISLAMIS

Ethiopiques numéros 66-67

Revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

1er et 2ème semestres 2001

Samba Diallo, Salif Bâ, deux jeunes métis culturels, dominent l’œuvre de Cheikh Hamidou Kane. Prolongement du premier récit de l’auteur, Les gardiens du temple se présente comme L’Aventure ambiguë de la pensée où la raison s’élève à la foi, l’argumentation logique à l’inspiration théologique. On ne peut voir là une simple coïncidence discursive et intuitive, apparaît comme l’expression d’une dialectique et l’exaltation d’une métaphysique.

  1. LA DIALECTIQUE PLATONICIENNE

L’aventure ambiguë avait laissé en suspens la réflexion du héros sur le Phédon de Platon : Samba Diallo prépare pour notre groupe d’études un travail sur le Phédon [1]. Les gardiens du temple nous plonge d’emblée dans l’allégorie de la caverne qui ouvre le Livre VII de La République. Le philosophe grec imagine des prisonniers enfermés dans l’obscurité d’une caverne. Ceux-ci ne voient sur les parois que des ombres confuses. Ces lueurs ne sont que des leurres car elles sont les reflets de la véritable lumière. La situation de ces malheureux est similaire à celle de l’homme plongé dans les ténèbres du Monde Sensible, monde de la matière et des corps périssables. Afin d’accéder à la lumière, au Monde intelligible qui renferme les Idées Eternelles, l’homme doit s’éle­ver par une ascèse que seule la philosophie est à même de lui per­mettre. Cette ascension initiatique s’effectue par degrés. Pour éviter d’éblouir le nouvel initié, son maître lui montrera d’abord les étoiles, ensuite la lune et enfin le Soleil qui est le terme de l’initiation. Mais, après avoir contemplé le Beau et le Bien, il doit redescendre dans la caverne pour aider ses compagnons à se libérer de leur emprisonne­ment.

A la vérité, il existe tellement de similitudes entre le début du Livre VII de La République et la première page du roman qu’on ne peut que conclure à une influence de l’Académie sur Cheikh Hamidou Kane. Ce ne serait du reste que le premier retour de Platon en Afrique, après son fameux voyage qui l’aurait conduit dans l’Egypte ancienne où il se serait initié à la sagesse africaine.

Comme dans la caverne platonicienne, les ténèbres ont envahi le pays des Diallobé éclairé par deux lumières :

La haute lumière qui tombe du ciel et son reflet tendre dans l’âme des hommes [2].

Mieux, l’auteur précise :

L’éclat minéral de la nuit tombait sur lui et comme en un puits, était réfléchi et la lumière qui naissait de lui était tendre [3].

L’itinéraire initiatique, comme chez Platon, est ponctué par une triple étape :

Ces étoiles du désert, la lune de cette nuit ainsi que le soleil.

Le héros Salif Bâ, nouvel initié, était doucement la lumière en vie, dans quoi tout est circonscrit et développé [4].

A ce stade suprême de son ascèse, il doit, par une dialectique descendante, revenir dans le Monde Sensible pour l’organiser. Tel est l’ob­jectif de Salif Bâ qui tente de construire une Cité nouvelle :

La mission qui lui incombait revenait donc… à rebâtir un monde à l’en­droit [5].

Tel était aussi le rêve de Platon : bâtir une cité idéale, en Sicile, auprès de son disciple Dion, beau-frère de Denys l’Ancien, tyran de Syracuse [6].

Cette Cité Platonicienne, on le sait, devait reposer sur une stratification sociale tripartite : les chefs ou magistrats, chargés de gouverner, les gardiens dont le rôle serait de défendre l’Etat et les artisans prépo­sés aux soins matériels des citoyens. Ces trois classes reproduisent l’unité de l’homme : la tête, le coeur et le ventre, en d’autres termes l’intelligence, le courage et les appétits. Selon le maître de l’Académie, il convient que chacun soit à sa place et assume sa fonction pour assu­rer l’harmonie de la Cité.

Les gardiens du temple professe la même exigence sociale :

Pour ce qui touchait à l’organisation de la société, il fallait que cha­cun demeurât à sa place, la dignité et la sécurité de chacun et aussi de la collectivité étant à ce prix [7].

Comme l’atteste Salif Bâ, les griots furent les démiurges qui bâtirent ce monde.

Ce terme ne renvoie-t-il pas au Timée de Platon qui enseigne que la Création est l’oeuvre d’un Démiurge ?

D’autre part, l’admiration que le héros voue à Daba Mbaye participe de la dialectique amoureuse décrite dans le Phèdre et le Banquet : la beauté de l’être nous fait accéder à l’Etre de Beauté, à l’Idée du Beau. C’est en effet un amour platonique allant du corps à l’âme que Salif Bâ éprouve pour l’héroïne :

S’il avait d’abord été frappé par la singulière beauté de la jeune femme, bien vite il lui était apparu que, davantage que son aspect physique, c’était une caractéristique particulière de cette beauté qui avait capté son imagination. Cette beauté le ramenait à ses ori­gines. Elle symbolisait la manière noire d’être belle, la manière noire d’être mères [8].

En outre, de L’Aventure ambiguë aux gardiens du Temple, ce sont en quelque sorte les mêmes personnages qui reviennent, comme pour confirmer la théorie pythagoricienne de la métempsychose qui est le fondement du platonisme.

Pour l’Ecole de Pythagore, philosophe présocratique du VIème siècle, l’âme survivant à la mort se réincarne en se logeant dans un autre corps. Elle subit plusieurs vies successives que les pythagoriciens appellent la roue des existences. Ainsi, Samba Diallo revit en Salif Bâ et emprunte un itinéraire identique. La majesté de la Grande Royale se retrouve chez Daba Mbaye qui, comme l’héroïne de L’aventure ambi­guë, prend la parole devant les hommes [9]. La succession de Thierno Ahmed Baba Maal, comme maître des Diallobé, rappelle étrangement celle de Demba à Thierno dans le premier récit. La doctrine platoni­cienne de la métempsychose imprègne à tel point le roman que le thème du souvenir y est particulièrement récurrent. C’est Salif Bâ qui se remémora la tragique figure de Samba Diallo assassiné par un dément [10].

L’on sait que la théorie de la réminiscence développée dans le Ménon de Platon constitue une conséquence de la métempsychose. L’âme ayant vécu une existence antérieure se souvient des connaissances qu’il avait acquises. Voilà pourquoi l’esclave de Ménon, soumis à la maïeutique socratique, finit par résoudre un problème de géométrie alors qu’il n’avait jamais été à récole. La raison est qu’il possédait ces connaissances dans une vie antérieure, comme il en est des personnages du second roman de Kane.

Que dire enfin de la propension du romancier à évoquer des mythes qui, à l’instar de la rhétorique académicienne, étayent l’argumentation ?

Quand la voie de la dialectique se révèle impuissante, la voix de l’intuition survient au secours du logos. On pourrait ainsi relever dans le roman le mythe de Polel la tourterelle revenant du paradis [11], celui des deux frères, à propos de l’origine des castes [12] ou celui de Seth, relatif à la balkanisation du continent.

Assurément, Les gardiens du temple se présente comme un dialogue platonicien qui met en lumière l’idéalisme de l’Académie.

II- LES ECRITURES SAINTES

Cet idéalisme a été souvent rapproché de la patristique chrétienne.

De fait, comme Saint Augustin, le penseur africain élève l’ascèse plato­nicienne jusqu’au Saint-Esprit. Au demeurant, les citations et allu­sions bibliques fourmillent dans ce temple littéraire. Le troisième cha­pitre du roman consacré à une discussion sur les civilisations occi­dentale et africaine mentionne les Psaumes de David. C’est précisé­ment le maître coranique qui rappelle la parole du Psalmiste,

Les justes possèderont la terre ; là, ils habiteront pour toujours [13] et le sermon sur la montagne :

Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage [14].

Un tel syncrétisme islamo-chrétien dénote l’esprit de tolérance de Kane, cet érudit musulman qui, dans la scène de la Conférence natio­nale placée à la fin de l’oeuvre, n’a pas hésité à affubler l’imam Malam Sango du père chrétien Tchalao.

Par ailleurs, la première page des gardiens du temple est illuminée par la haute lumière qui tombe du ciel [15].

Cette évocation de la lumière du pays des Diallobé se résout en une invocation de la lumière du Seigneur, ainsi qu’il est dit dans les Psaumes :

A toi est le jour, à toi est la nuit : Qui a créé la lumière et le soleil [16].

L’exaltation de la lumière divine figure également dans les livres his­toriques de l’Ancien Testament :

Oui, tu es ma lumière, ô Eternel !

l’Eternel éclaire mes ténèbres [17].

Dans le Nouveau Testament, la lumière céleste illumine, entre autres livres, l’Evangile de Jean :

En elle (la parole) était la vie, et la vie était la lumière des hommes.

La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue [18] et l’Epître de Saint-Jean :

Dieu est lumière et il n’y a point en lui de ténèbres… Si nous marchons dans la lumière, comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes mutuellement en communion [19]. Ainsi donc, l’écriture romanesque de Kane se dissout constamment dans les Ecritures Saintes de sorte que toute parole y devient parabole.

III – LA REVELATION CORANIQUE

Au commencement de l’oeuvre de Cheikh Hamidou Kane était la parole : Ce Jour-là, Thierno l’avait encore battu. Cependant, Samba Diallo savait son verset [20]

Le verset qui ouvre Les gardiens du temple est précisément celui qui magnifie la lumière divine :

Dieu est la lumière des Cieux et de la Terre, il en est de Sa lumière comme d’une niche où se trouve une lampe, la lampe dans un verre, le verre, comme un astre de grand éclat ; elle tient sa lumière d’un arbre béni, l’olivier [21].

Les cinq sources lumineuses sont disposées sous forme de cercles concentriques : niches, verre, lampe, astre, arbre.

De la même manière, le début du roman est illuminé par les cinq lumières céleste, terrestre, stellaire, lunaire et solaire :

Deux lumières éclairent le pays des Diallobé : la haute lumière qui tombe du ciel et son reflet tendre dans l’âme des hommes… ces étoiles du désert, la lune de cette nuit ainsi que le soleil… [22]

Le verset coranique présente des lumières imbriquées les unes dans les autres par le biais du procédé stylistique de la concaténation [23] qui les emboîte plus étroitement :

Une niche où se trouve une lampe, la lampe dans un verre, le verre, comme un astre de grand éclat [24].

Le romancier, quant à lui, obtient le même effet par le procédé de l’accumulation, Ces étoiles du désert, la lune de cette nuit ainsi que le soleil [25] et par des expressions qui évoquent un assemblage :

L’une dans l’autre ; leur éclat ; leur ensemble ; leur lumière [26].

La suite du verset évoque la prière dite dans les mosquées où est magnifié le nom d’Allah :

Dans les maisons Qu’Allah a permis que l’on élève haut, où Son nom est rappelé, où matin et après-midi, des hommes exaltent Sa pureté [27].

Nul n’ignore que les exégètes assimilent les cinq lumières aux cinq prières quotidiennes du musulman. Et ce n’est pas un hasard si l’écri­vain se complaît, comme dans L’Aventure ambiguë, à mentionner les différentes heures de prières qui ponctuent le temps du roman et la journée de l’Imam Malam Sanga :

Il était l’heure de la prière du soir [28]

Après la dernière prière du soir, [29]

La prière du milieu du jour [30]

La prière de la fin du jour [31]

La prière de la nuit [32]

Cette dernière prière du soir [33].

Les gardiens du temple apparaissent alors comme un temple qui retentit sans cesse de prières adressées à Dieu.

On sait d’autre part que la Sourate de la lumière avait été révélée pour laver du soupçon d’adultère Aïcha, l’épouse du Prophète, qu’un scandale avait éclaboussée. Dieu s’était proposé d’effacer le doute de l’esprit de son Envoyé (paix et salut sur lui) en y répandant la lumière. Cette lumière incarnée par le héros Salif Bâ, bâtisseur d’une Afrique nouvelle, jaillira encore sur le continent pour le débarrasser des incer­titudes qui planent sur son développement :

Il (le héros) était doucement la lumière en vie, dans quoi tout est cir­conscrit et développé [34].

Une telle lumière qui est vie représente l’éternité du monde et de l’Afrique millénaire :

Ces étoiles du désert, la lune de cette nuit ainsi que le soleil avaient inscrit dans leur lumière ce qui fut hier, l’an dernier, il y a mille ans, tou­jours, par cette lumière, hier c’est aujourd’hui au loin [35].

De même, dans le verset coranique, c’est d’un arbre béni, l’olivier, un arbre de vie [36] que dérive la lumière.

Un constat s’impose, Cheikh Hamidou Kane est un écrivain musul­man. Dans L’Aventure ambiguë, Thierno et Demba étaient les dépositaires de la science coranique ; dans Les gardiens du temple, Thierno Saïdou et Malam Sango apparaissent comme les détenteurs du Livre Saint omniprésent.

En définitive, Les gardiens du temple révèle une conscience philosophique et une prescience mystique. Par-delà les principes rationalistes, par delà les convictions religieuses, le temple recèle les gardiens de la tradition. A travers la trame romanesque de l’oeuvre qui s’ouvre sur la nuit pour se refermer sur le lever du jour, Cheikh Hamidou Kane déroule un cheminement initiatique qui s’élève de la Matière à l’Idée et de l’Humanité à la Divinité.

Ainsi donc, cette fusion des cultes et des cultures, ce mariage de la raison dialectique avec la foi biblique et coranique exalte la condition de l’homme en le hissant vers la Civilisation de l’Universel.

[1] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Coll. 10-18 Paris, p.121

[2] Id. Les gardiens du temple – Nouvelles éditions ivoiriennes 1997, Abidjan, P.5.

[3] Id. Ibid. P.6.

[4] Id. Ibid.

[5] Id. Ibid p. 123.

[6] Cf. Platon, Lettre VII, Les Belles Lettres, Paris, 1960.

[7] Cheikh Hamidou Kane, les gardiens du temple, op. cit., ; p.8

[8] Id. Ibid., p. 146-147, Edition Stock.

[9] Id. Ibid., p.94

[10] Id. Ibid. P.42

[11] Id. Ibid P.10

[12] Id. Ibid P. 13

[13] La Sainte Bible, Psaumes 37. 29, Louis SEGOND. Paris, Les gardiens du temple, p. 52

[14] Ibid. Mathieu V. 5

[15] Cheikh Hamidou Kane, Les gardiens du temple. op. cit. p.5

[16] Ibid, III.16

 

[17] Ibid. II Samuel XXII.29

[18] Ibid. Evangile selon Jean 4-5

[19] Epître de Saint Jean, 1,5.

[20] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë op. cit., première phrase.

[21] Coran, Sourate de la Lumière XXIV, 35.

[22] Cheikh Hamidou Kane, cit. p. 5.

[23] Elle consiste à prendre un mot ou une expression du premier membre d’une phrase pour commencer le second, du deuxième membre pour commencer le troisième et continuer à enchaîner ainsi tous les membres d’une phrase jusqu’au dernier. Henry Suhamy (Les figures de style, Collection « Que sais-je ? », Paris, P.U.F. p. 61), la concaténation est parfaite quand le mot rebondit sur lui-même, occupant la dernière puis la première position.

[24] Coran, Sourate de la lumière op. cit.

[25] Cheikh Hamidou Kane, Les gardiens du temple, op. cit., p.5.

[26] Id. Ibid.

[27] Coran, Sourate de la lumière op. cit.

[28] Cheikh Hamidou Kane, Les gardiens du temple, op. cit. p. 17.

[29] Id Ibid., p. 37.

[30] Id. Ibid., p. 298.

[31] Id. Ibid., p. 299

[32] Id. Ibid.

[33] Id. Ibid., p. 300.

[34] Id. Ibid p. 6

[35] – Id. Ibid p. 5

[36] Coran « Sourate de la Lumière » op.cit.