Littérature

LE SEXE ROMANESQUE OU LA PROBLEMATIQUE DE L’ECRITURE DE LA SEXUALITE CHEZ QUELQUES ECRIVAINS AFRICAINS DE LA NOUVELLE GENERATION

Ethiopiques n°86.

Littérature, philosophie et art

Demain l’Afrique : penser le devenir africain

1er semestre 2011

Si la question de la sexualité a toujours été présente dans les littératures africaines, elle était abordée jusque-là avec délicatesse, pudeur et circonspection. Si la femme est immanquablement le sujet et l’objet du discours romanesque, si elle constitue le personnage le plus prégnant et le plus attrayant des romans africains, le corps féminin ou, disons-le tout net, sans détour, son sexe n’a jamais été autant considéré comme un sujet d’écriture, un objet romanesque ou une catégorie littéraire assumant des fonctions au niveau actoriel, actantiel, thématique et même idéologique. C’est pourquoi nous parlons de sexe romanesque.

Libéré des tabous de l’ordre social et livré à l’hyperréalisme incontrôlé de l’imagination débridée des écrivains africains de la nouvelle génération, le sexe est aujourd’hui partout : il est mis à nu, dévoilé, exhibé ; il est mis en scène sur la scène des textes romanesques qu’il articule et dynamise.

Comme pour affirmer le règne et l’omniprésence du sexe, comme pour proclamer, sans fausse pudeur, le triomphe du sexe, les écrivains ne veulent plus se taire ni se cacher derrière les mots. Ils parlent ouvertement, effrontément de ce qui, habituellement et par décence, est tu, réservé, tenu secret, caché, interdit, c’est-à-dire défendu de dire, ou ce qui ne doit pas être dit entre gens en public, au risque de déranger l’ordre des choses et la bienséance.

Tels des obsédés textuels, des romanciers comme Jean-Marie Adiaffi, Sony Labou Tansi, Tierno Monemembo, Williams Sassine, Maurice Bandaman, Baenga Bolya, Calixthe Beyala, Giselle Aka, Alain Mabanckou, Sami Tchak, pour ne citer que quelques-uns, violent les interdits et se délectent, pour ainsi dire, dans une écriture osée du sexe et dans une langue fortement charnelle, volontairement choquante. Ils parlent du sexe, sans retenue aucune ; ils décrivent le sexe, crûment ; ils dépeignent, avec force détails et sans maquillage, des scènes érotiques ou pornographiques, des séances d’orgies sexuelles ; ils présentent complaisamment des sexualités déviantes, interdites, transgressives, désordonnées, débridées ou libérées.

Ainsi, la crudité des mots et le dévergondage textuel veulent, sans euphémisme ni fausse pudibonderie, dévoiler et dire à la fois la débauche sexuelle et le désordre social ainsi que le malaise et le mal-être d’une société moderne, déboussolée, sans repère et sans ordre.

Pour illustrer notre propos, nous nous appuieront sur quelques romans africains et nous prendrons volontiers des cas de sexualités transgressives considérées comme hors-normes, comme des formes de désordre ; nous terminerons par quelques réflexions sur le roman du sexe, une écriture de la sexualité.

L’écriture du désordre sexuel ou de la profanation des vagins

Un des traits des plus remarquables des nouvelles écritures romanesques africaines est, sans conteste, cette tendance excessive, comme dans le Nouveau Roman et le roman postmoderne, à la transgression des tabous et des interdits. La débauche sexuelle, comme la débauche sociale, est exposée, étalée, pourrait-on dire, en public, insolemment, comme par défi ou par provocation, avec une volonté manifeste de choquer, de restituer le vécu quotidien, les laideurs de la société dans toute leur verdeur, sans tricher, sans jouer hypocritement avec ou sur les mots, par conformisme ou par convenance.

Ce n’est donc pas étonnant si ces romans sont remplis de sexe, de chair, de plaisir, de sexualité et d’obscénités, avec des scènes érotico-pornographiques, des violences sexuelles, des sexualités débridées et toutes sortes de pratiques désordonnées qui constituent, de fait, des formes variées de profanation des vagins, pour employer le titre provocateur du roman de Baenga Bolya. Pour le besoin de la cause, arrêtons-nous simplement à quelques cas parmi les plus couramment abordés dans les romans : le viol, l’inceste et l’homosexualité.

Le viol est une des formes de perversions sexuelles (les plus dénoncées dans les romans africains), mais raconté avec une certaine pudeur et peu de détails. C’est le cas, par exemple, de l’allusion rapide de l’excision, puis du viol de Salimata dans Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma.

Aujourd’hui, avec l’imagination fertile et la licence créatrice, les romanciers franchissent allègrement les limites des interdits et de la décence. Dans La Carte d’Identité, Jean-Marie Adiaffi expose, sans gêne, quatre cas de viol dont celui d’une fillette de 9 ans à peine, et celui d’une femme enceinte. Celle-ci subira les assauts fougueux d’un psychopathe qui la tuera, violera encore son cadavre avant de violer aussi le bébé après avoir éventré la mère. Ici, le viol du forcené est accompagné de pédophilie et d’un double meurtre. Les circonstances du viol, les viols eux-mêmes et la folie sadique et assassine qui s’empare de l’ignoble obsédé sexuel sont rendus avec précision en quelques phrases qu’accentue le tragi-comique qui rend la scène à la fois pitoyable et révoltante.

Dans Les naufragés de l’intelligence, on a également plusieurs scènes de viol qui sont décrites. Le cas par exemple du viol de Aïcha, une jeune mariée, sous le regard impuissant et apeuré de Daouda, son époux. Avant elle, les gangsters du groupe des Justiciers de l’enfer violent aussi filles, femmes et grands-mères avant de les assassiner froidement.

Le débridement des instincts libidinaux s’exprimant par le viol est présent également dans Cannibale de Baenga Bolya. Le narrateur s’adonne, pour ainsi dire, à cœur joie, à la description carnavalesque des violences corporelles et des brutalités sexuelles infligées à un prêtre. Avec un sang-froid inhumain et une gaieté crapuleuse, le préfet lui-même et ses sadiques soldats procèdent au viol du Père Moussa tout en continuant de le torturer. A la cruauté de la séance de sodomie forcée s’ajoute un tragi-comique de mauvais aloi que créent, d’une part, les ordres vicieux et les éclats de rire du préfet ainsi que la paillardise et la trivialité des bourreaux, et, d’autre part, les hurlements pitoyables du supplicié ensanglanté, immobilisé et obligé d’avaler les urines des militaires qui, à tour de rôle, venaient pisser dans sa bouche.

On peut noter aussi le viol collectif de la belle Chaïdana dans La vie et demie. Evanouie, elle va subir, pendant trois nuits de suite, les coups de rein de trois équipes de miliciens déchaînés, qui n’en demandaient pas mieux.

L’abjection sexuelle et morale atteint son comble dans La vie et demie de Sony Labou Tansi, avec les bacchanales et des orgies sexuelles organisées, chaque année, par les Guides providentiels qui rivalisent de prouesses sexuelles. La séance de copulation et de procréation avec cinquante jeunes filles vierges, en quelque trois heures, est retransmise en direct à la télévision et à la radio, malgré les interventions du Pape, de l’ONU et des pays amis.

Dans La Bible et le fusil, Maurice Bandaman reprend, à son compte, la séance de copulation publique et de démonstration de parfaite santé et de virilité du Plus-que-Patriarche, un vieillard de 250 ans, qui se maintient à tout prix au pouvoir. Il fait l’amour de « façon historique », avec cinquante sept jeunes filles vierges, choisies parmi les plus belles du pays. Le grotesque et le grossier de cette scène érotico-orgiaque sont soulignés.

Les parties d’orgies sexuelles, Calixthe Beyala en rapporte aussi dans Femme nue femme noire. On a l’exemple de celle organisée par Madeleine, la patronne de Diego, avec ses collègues. Les ébats amoureux et les plaisirs hystériques furent d’une telle intensité que la patronne en mourut.

Les bacchanales, les scènes immondes d’orgies ou de copulation, données en spectacle public, sont des signes patents de la décadence de la société et de la dépravation des dirigeants africains qui foulent au pied les principes moraux et les règles de bienséance dont ils sont en principe les garants.

Ailleurs, le sexe et la violence s’imbriquent souvent et explosent dans des scènes érotiques ou pornographiques qui aboutissent à des actes ignobles de meurtre. Tel est le cas qu’on voit dans le roman posthume de Williams Sassine, Mémoire d’une peau. Le personnage hors norme, l’albinos Milo Kan, est mal dans sa peau et dans sa tête ; en désespoir de cause, il devient un tueur en série, et cela depuis son enfance. Nymphomane, schizophrène, véritable obsédé sexuel, il veut posséder toutes les femmes qu’il rencontre sur sa route. Il les violente, les possède et les tue sans état d’âme. Cette perversité sexuelle est du registre du sado-masochisme, comme c’est le cas aussi de Heberto Prado dans Hermina de Sami Tchak ; il se laisse fouetter et pisser dessus par son amante.

Une autre forme de violence sexuelle et de perversité ignoble consiste à humilier et à instrumentaliser les femmes, à les torturer, à les violer, à profaner leurs corps et leur anatomie, comme on le voit dans La profanation des vagins de Baenga Bolya et Johnny Chien méchant d’Emmanuel Dongala. Profitant de la guerre, des soldats, surtout des enfants-soldats, avec leurs Kalachs, se permettent toutes les libertés, et de façon sadique, se livrent à des cruautés des plus fantaisistes, assurés de toute impunité. Ils violent systématiquement les femmes et les enfants ; ils s’amusent à contaminer leurs victimes du sida dont ils se savent atteints ; ils les engrossent, les vouant à la mort avec les bébés qu’elles portent.

Ces petits monstres sans cœur, souvent drogués de surcroît, comme on le voit dans Allah n’est pas obligé de Kourouma ou dans L’Aîné des orphelins de Tierno Monemembo, vont jusqu’à introduire le bout de leurs kalachs dans le vagin des femmes, l’enfoncer le plus loin possible avant de les tuer en faisant exploser leur sexe et leur ventre. Parfois, ils prennent plaisir à découper avec des couteaux ou des lames de rasoir les parties génitales.

La profanation des vagins sous toutes ses formes, les atrocités inhumaines et déshonorantes subies par les femmes, montrent à quel point, dans certaines circonstances de la vie, l’homme, livré à ses instincts et assuré de toutes représailles, devient plus animal qu’un animal féroce, plus pervers et plus sadique qu’un monstre, débile mental.

Les réalités de la guerre, la misère et la pauvreté, la désintégration des normes sociales et morales, la perversion sexuelle, ajoutées au mystère de la sexualité, offrent, à l’imaginaire des romanciers, des espaces de fictionnalité et de fantaisie créatrice permettant des transgressions encore hardies des valeurs éthico-sociales ; elles aboutissent à des pratiques sexuelles hors normes. C’est le cas de l’inceste et de l’homosexualité, pour ne citer que ces deux parmi les plus courants.

Commençons par l’inceste. Dans La vie et demie par exemple, le revenant de Martial apparaît à sa fille Chaïdana dont la conduite débauchée l’agaçait. Pris d’une grande colère, il la bat sauvagement et couche avec elle, « sans doute pour lui donner une gifle intérieure », selon la pittoresque expression du narrateur. De même, dans Le jeune homme de Sable de Williams Sassine, Oumarou, révolté contre son géniteur, le député Abdou, couche avec sa dernière épouse Hadiza, comme pour s’affirmer et surtout pour s’affranchir de la tutelle paternelle, tout en consacrant la rupture avec le détestable père, ami et valet du Guide, ce dictateur qui maintient son peuple dans la misère et la reptation. Dans Mémoire d’une peau, la vieille Hadja Fatou, qui est allée plusieurs fois à la Mecque et qui passait pour une sainte, va commettre l’inceste avec le jeune Milo Kan qui lui était confié après la mort de son père adoptif. De même, dans Verre Cassé d’Alain Mabanckou, le père finit par découvrir la supercherie de Céline, sa femme blanche, qui le trompait, sous son toit, avec un certain Ferdinand qui n’était autre que son propre fils aîné. Ferdinand et Céline, les deux amants, surpris dans leurs ébats, vont frapper le cocu avant de l’envoyer, à demi-mort, dans un asile de fous et le faire interner pour tel.

Les actes sexuels incestueux ne laissent pas indifférente la communauté sociale qui ne comprend pas toujours comment certaines personnes, apparentées, veulent vivre tranquillement des amours interdits, contre nature. Dans Les haillons de l’amour, Gisèle Aka présente le dilemme et le drame de Johanne, une jeune et belle étudiante qui s’est entichée de son père dont elle est tombée follement amoureuse. Aveuglée par sa passion, elle ne voit pas quel mal et quel crime il y a à aimer celui que le cœur aime, fût-il un père. Pour elle, le crime, c’est de briser, de tuer l’amour, c’est de séparer à tout prix des personnes qui s’aiment et de les pousser à se donner la mort. Victime de sa passion incontrôlée, victime des hésitations et finalement de la reculade de son père qui n’ose pas faire le saut et rompre avec les tabous, Johanne sombre dans une grande dépression nerveuse avant de disparaître de la maison. Quand elle y reviendra, ce sera pour tuer son père. Son crime, elle l’impute autant à la lâcheté de son géniteur qu’à la société, d’habitude plutôt permissive, qui s’est montrée ici indifférente et inflexible en leur refusant le droit de s’aimer et de vivre simplement leur amour sincère.

Dans l’univers des romans érotiques africains qui traitent de l’inceste, on note que le thème baroque de l’amour et de la mort (la mort de l’un des partenaires ou des deux) est souvent présent. Puisque ce type d’amour est reprouvé par la société, c’est ailleurs, dans la mort et dans l’au-delà, que cette union se réalisera et s’épanouira. Tel est le message !

Dans d’autres récits africains de la nouvelle génération, l’accent est plutôt mis sur l’homosexualité (masculine ou féminine) qui défraie l’actualité et divise l’opinion publique. Dans Saint Monsieur Baly et Mémoire d’une peau, Williams Sassine présente des cas d’androgynie. Dans le premier roman, ce sont des rapports sexuels qu’entretiennent Abdoulaye, le député, et Gaoussou, au vu et au su de tout le monde, à l’indignation générale. Gaoussou ne s’en cachait même plus puisqu’il aimait se travestir et s’habiller souvent en femme. Les pratiques homosexuelles s’observent aussi chez Milo Kan qui, pourtant, aimait beaucoup les femmes et couchait avec elles. Il embrasse Christian comme on embrasse une femme qu’on aime et se comporte de façon évidente comme un amoureux ; il aimait d’ailleurs retrouver l’odeur de Rama, la femme de ce dernier avec laquelle il entretenait déjà des relations sexuelles.

Dans Cannibale, c’est plutôt, et entre autres, un cas de lesbianisme qui est souligné. Malata, une servante de la Reine des Kuyu, raconte dans le détail comment cette femme sensuelle, lesbienne, vicieuse et sadique l’avait prise, déshabillée et lui avait fait l’amour comme un homme tout en lui faisant mal, tout en lui disant des choses obscènes.

On l’aura remarqué, le sexe féminin est effectivement présent dans beaucoup de romans de la nouvelle génération. Signifiant métaphorique opératoire, acteur polyvalent intéressant, les écrivains africains, hommes et femmes, se plaisent à le mettre en scène en étalant en même temps toutes les dérives et toutes les perversités qui l’accompagnent et qu’ils exposent en langage cru, charnel et impudique.

Mais ces pages épicées à souhait en trivialité, en scatologie, avec une surenchère d’expressions des plus dévergondées, constituent malgré tout, au-delà des mots indécents, choquants et provocateurs, des espaces efficaces (parce que justement intéressants) de violentes critiques des mœurs amorales et immorales, et aussi des lieux de réflexion sur la société moderne, sur la sexualité, sur l’homme.

L’écriture de la sexualité, une stratégie de libération

En fait, le discours du sexe s’avère une arme de combat contre les vices immondes de tous ordres et, en particulier, les dépravations sexuelles et les violences de toutes sortes faites aux femmes. En les exposant sous nos yeux, en les étalant devant nous, c’est pour mieux les faire voir, faire voir les réalités nues, telles qu’elles sont, pour en faire prendre conscience et bien les stigmatiser. Nous sommes là dans un processus de « carnavalisation littéraire » dont parle Mikhaïl Bakhtine. Dans le carnaval, on se rappelle, la vie, comme le monde, est à l’envers ; les principes moraux, les tabous et les interdits sont suspendus, mis de côté ou mis entre parenthèses, et tout est permis. Le renversement de l’ordre établi et le défoulement général ont une valeur cathartique et libératrice.

On comprend alors que le débridement des instincts et l’usage forcené du langage grossier et vulgaire ne sont pas gratuits ou simplement provocateurs : ils sont porteurs de la signification des textes romanesques. Au-delà des grossièretés et des obscénités, par-delà les considérations morales, les répugnances, les transgressions expressément outrancières et provocatrices, l’écriture carnavalesque, le discours charnel, la débauche textuelle sont à l’image de la débauche sociale, à l’image de cette société dégénérée où il n’y a plus de valeur qui tienne, comme dans Cannibale ou La profanation des vagins de Baenga Bolya ou dans Johnny Chien méchant d’Emmanuel Dongala.

Les valeurs humaines sont renversées, piétinées, bafouées et il est tout à fait normal que cela s’en ressente dans le langage ; un langage qui colle à la réalité et la restitue telle qu’elle est. La vulgarité du langage et le dévergondage textuel sont aussi une manière de faire vrai. Il s’agit, en effet de rompre avec le mensonge social, la supercherie collective, les convenances hypocrites pour dévoiler, sans détour et sans faux-fuyant, la superficialité de l’homme et l’avilissement dont il peut faire preuve. Il s’agit de traduire, telle quelle, la réalité sociale sans masquer la vérité indécente.

C’est pourquoi l’écriture du sexe se fait carnavalesque pour s’affranchir des interdits et tabous et s’exprimer librement, sans trop se préoccuper des contraintes éthiques et du souci de bienséance. Libérés et très critiques, les écrivains de la nouvelle génération, les « écrivains de l’insolence et de l’irrévérence », comme on les désigne aussi, ne mâchent plus leurs mots ; ils crachent des grossièretés, décrivent crûment les vices sexuels, les laideurs sociales et mettent devant nos yeux et devant nos responsabilités ce que la société hypocrite cache habituellement par fausse pudibonderie. Avec eux, la parole est libérée pour dire enfin ce qui est. Et le dire, sans fard, sans vergogne. A société dégradée, parole débridée ! L’usage du carnavalesque, l’usage de l’écriture sans limite de la sexualité, l’usage de la débauche langagière s’avèrent nécessaires pour dire le dévergondage sexuel et le désordre moral.

On l’aura compris : derrière la violence et la crudité des mots, derrière le langage volontairement corporel, vulgaire, obscène, se dissimule une violente satire de la société où les valeurs sont sens dessus dessous, un monde où les mots orduriers sont des plus banals, tant la perversion a franchi depuis longtemps les limites du tolérable.

Le roman du sexe se révèle provocateur et subversif : non seulement il dérange les habitudes et la décence, mais il participe à cette quête de liberté et à cette entreprise de libération de la femme. Libérer la femme des complexes traditionnellement et socialement admis ; libérer la femme des tabous et interdits sexuels et démystifier quelque peu l’acte sexuel afin qu’elle puisse jouir, sans peur et sans complexe, de son corps et gérer son plaisir sexuel, à sa guise, en toute conscience et responsabilité. C’est le sens du combat de Calixthe Beyala dans ses romans érotiques et en particulier dans son roman pornographique Femme nue femme noire. Il faut libérer la femme de la phallocratie, de la domination de l’homme qui, chacun sait, se révèle, tout compte fait, non pas le sexe fort, mais le sexe faible.

Nous ne voulons pas rallumer la guerre des sexes et des débats interminables, mais il est évident que la profanation des vagins est un acte crapuleux, ignoble, immonde et révoltant contre lequel tout homme, nous voulons dire tout être humain, doit lutter. Un tel acte ne peut que provoquer la sédition des vagins ou la rébellion des femmes et montrer jusqu’à quel point l’être humain peut tomber bas et se montrer parfois plus barbare, plus cruel, plus bestial que des bêtes féroces.

 

L’écriture du sexe ou l’esthétique de la sexualité

Le penchant exagéré des romanciers africains de la nouvelle génération pour l’écriture du sexe, pour l’érotique, le pornographique, le grossier et le grotesque, pour la crudité des mots indécents, l’étalage du vocabulaire scatologique, le dévergondage textuel et la débauche langagière inscrivent le roman du sexe dans le vulgaire. Mais, qui a dit que le vulgaire, l’érotique, l’impudique, le charnel, le baroque, le carnavalesque ne sont pas poétiques ou ne peuvent pas s’écrire de façon poétique ou esthétique ?

La littéralité d’un texte, on le sait, ne se situe pas dans le contenu du discours, ni dans la valeur morale et la convenance des termes choisis, ni même dans la qualité de la syntaxe ; elle est plutôt dans l’écart, dans la démarcation par rapport aux normes habituelles, dans la transgression et la subversion de la langue, dans la manière singulière, anomale et anormale de s’exprimer, dans la façon poétique, artistique ou esthétique de dire ou d’écrire sa pensée.

Quoi de plus littéraire que le roman du sexe ou l’écriture de la sexualité pour parler du sexe, pour exprimer la sexualité et la sensualité, la beauté et le charme du corps ?

Il faut le reconnaître, le sexe, qu’on le veuille ou non, est devenu un matériau littéraire, un objet romanesque comme un autre, même si la sexualité, depuis toujours, tient une place privilégiée dans tous les domaines de l’activité créatrice. Le roman du sexe ou l’écriture de la sexualité apparaît bien comme une stratégie d’écriture, une stratégie pour appréhender et affronter la réalité et pour transformer la société. Il s’agit de se débarrasser des tabous inhibiteurs, des interdits paralysants, de briser les verrous de la peur et les chaînes des traditions, de défoncer et d’ouvrir les portes pour toucher l’intouchable, pour dévoiler les secrets, pour démystifier le sexe, pour démasquer l’hypocrisie du langage et exprimer haut et fort la réalité nue et l’anomie vécue au quotidien.

Le mot de la fin … pour ne pas conclure

Ainsi compris, le scabreux, l’érotique, le pornographique, le lubrique, le scatologique et même le vulgaire, l’abject et l’obscène se révèlent aussi des modalités efficaces ou de bons ingrédients du dispositif narratif d’une écriture hardie du sexe ou du désordre sexuel.

Le roman du sexe ou l’écriture du sexe s’inscrit dans la ligne d’une écriture débridée, libérée et libérante qui laisse le poétique s’exprimer. Nous parlons donc de poétique du sexe ou d’esthétique de la sexualité comme on parle aujourd’hui d’esthétique du grossier, d’esthétique de la laideur, d’esthétique du désordre.

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[1] Université de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire