Culture et Civilisations

LE MONDE PEUL A TRAVERS LE MYTHE DU BERGER CELESTE

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1979

Dans cette étude sur Koumen [1], nous ne nous proposons pas de reprendre ce qui a été déjà dit dans la partie introductive du récit ni ce qui a été déjà dit dans les notes dont le souci majeur visait surtout l’explicitation de certains aspects ésotériques.

Ce qui compte avant tout pour nous c’est de jeter un regard en direction du dieu pour qu’il se montre à nous et surtout de nous tenir dans la proximité intime de la parole mythologique où s’offre et se dérobe à la fois l’être du dieu.

La double articulation dans laquelle nous voulons nous maintenir dans cette étude sur Koumen a en vue d’une part la mise en lumière de l’essence du dieu et d’autre part le souci de nous maintenir dans le laisser-être duquel la parole mythique et poétique se fraye le chemin d’elle-même où, nous autres êtres oublieux, avons encore peut-être à chercher le nôtre. Cette double articulation qui n’est double que par souci méthodologique – en réalité ne fait qu’une qui tient rassemblés l’être du dieu et la parole mythique à travers laquelle il s’offre et se dérobe : « je suis Koumen aux formes multiples » [2]. Le dieu pastoral dont l’être est parlant « dans » le dit de la parole qui féconde le récit initiatique ne se laisse pas aisément pénétrer non seulement du fait qu’il se tient caché à travers une infinité de symboles mais aussi et surtout parce que là même où il semble se manifester à nous c’est là même où il disparaît. Son apparaître est un constant disparaître. Il s’éloigne en s’approchant et s’approche en s’éloignant. Dans ce flux d’apparitions – disparitions signifiées à travers ses métamorphoses (changements de formes) se tient le dieu qui est toujours en retrait, retrait dans lequel se meut toute la vision symbolique du récit initiatique dont le symbolisme du nœud est au centre. Par son étymologie même peut être approché l’être du dieu Koumen à travers ce symbolisme central.

Qui est Koumen ? La question interroge trop profond pour celui qui ne sait pas encore ce que représentent le « bœuf », le « lait », la « vache », le « bâton pastoral » etc… pour les Peul, c’est-à-dire pour celui qui n’a pas encore entrepris le voyage de l’écoute de la parole peul où le « bel agir » va avec le « beau dire » [3]. C’est dire que pour nous rendre proches dans l’intimité du dieu-qui-noue, nous avons d’abord à ne pas perdre de vue que son essence qui nous fait signe dans son retrait même, ne se laisse pas dissocier de ce qui originairement demeure rassemblé dans la pensée (vision) peul : mythos, éthos et poïesis. Cela on peut le voir dans cet autre récit peul, Kaydara. La question qui interroge sur l’essence du dieu Koumen nous interroge donc d’abord et avant tout sur le fond à partir duquel le monde peul est parlant de lui-même, mais ce monde est aussi essentiellement parlant « à travers » le dit du récit dont nous avons ici à nous mettre à l’écoute.

Symbolisme et vision du monde peul

Symbolisme et vision du monde. La conjonction apparemment vise ici une relation ; seulement il faut l’envisager non pas dans le sens d’une relation de coordination qui mettrait le symbolisme a côté de l’autre élément qui est la vision du monde, de sorte que chaque élément de la relation demeure comme si chacun se suffisait de son être-propre, les deux n’ayant entre eux qu’un simple rapport. Cette cassure ne serait pas justifiée. Le « et » ici nomme un rapport certes, mais non une séparation. Les deux termes du rapport ne sont pas séparables quant au fond de la réalité qu’ils ne désignent qu’ensemble. Le « et » est un rapport d’interdépendance qui tient « symbolisme » et « vision du monde » unis dans le même.

Ce que « le symbolisme » préfigure dans le récit initiatique est en rapport, est essentiellement expressif de la vision du monde peul, de même que la vision du monde peul se joue essentiellement dans la manifestation même du symbolisme où elle est en œuvre. La vision du monde peul parle dans le symbolisme même du récit lequel n’apparaît qu’en elle et sans lequel la parole même du récit devient lettre morte. Symbolisme, vision du monde, récit (parole mythique, poétique et éthique) sont originairement liés ; en eux se produit le fond originaire à partir duquel le peul s’ouvre à lui-même en nous faisant apparaître ce qui est sien. La mise au jour de ce fond en se produisant au jour produit aussi sa propre mise en forme dans le sens d’un laisser-être et d’une… « formation ». Laisser-être en ce sens que le fond originaire étant en prise directe sur l’existence, sur le surgissement de l’étant ; et il est « formation » parce que surgissant à même l’existence, il est en œuvre en nous à travers des formes que nous produisons. Il y a là une ambiguïté fondamentale qui vient du terme de « fond » lui-même, ambiguïté que nous retrouvons encore à propos du terme « produire ». Nous y reviendrons parce que ce sont là des « déterminations » essentielles, quoique le mot de « déterminations » ne soit pas approprié en ce qu’il suggère quelque chose de figé, d’accompli alors que ce qui est donné à entendre dans les termes de produire et de fond, seules peuvent l’éclairer les formes mythiques et les formes de l’œuvre d’art qui ne sont accomplies que précisément parce qu’elles n’ont point fini de s’accomplir étant en continuel jaillissement.

La figure du dieu-qui-noue dans l’irruption de la parole, nous fait signe vers elle dans son retrait à « travers » le symbolisme. Ce qui est donc donné à entendre et à voir dans un tel récit fait irruption de toute part en nous investissant à habiter un monde dont la surprenante réalité qui y est en œuvre excède toute prise thématisable dont on puisse simplement dire comme évident : « ce monde est ceci… ce monde est cela… » La réalité du monde qui se joue ici excède tout thème objectivable qui essayerait de la réduire dans un « moule » parce qu’elle est émergence perpétuelle, en ce qu’ici la parole est parlante de cette émergence qui est celle du fond peul lui-même à partir duquel la parole mythique peul en s’exprimant produit ce qui lui est propre ; et les Peul en s’y produisant au jour peuvent en elle s’écouter parler. Symbolisme « et » vision du monde, cela nomme donc les Peul se disant en eux-mêmes en la parole, comme fond de la réalité d’un monde où surpris ils sont en œuvre.

Le symbolisme du récit initiatique nous demanderait pour être exposé dans sa totalité de trop longs développements. Vouloir tout dire sur Koumen est une tentative certes qui peut être tentée, mais dans le cadre qui est le nôtre nous nous proposons plus modestement de cerner certains aspects qui nous paraissent essentiels quant au fond même du texte et qui en constituent, nous semble-t-il, les axes centraux à partir desquels le récit tient sa force et sa puissance. Notre projet est donc de nous limiter à quelques symboles clefs qui nous permettront de restituer toute l’atmosphère ésotérique de la parole mythique. Cette méthode sélective a l’avantage en nous limitant à un champ d’investigation, d’analyse, de nous amener à une plus grande rigueur de vue, à un travail en profondeur. Moins de dispersion, plus grande rigueur. Les exigences d’une telle méthode sont donc infiniment plus contraignantes. La question reste maintenant de savoir à partir de quels symboles pénétrer dans la substance même du récit. Tout choix resterait ici arbitraire ; on peut énoncer un certain nombre de symboles clefs nous semblant « traduire » le récit et en faire l’analyse systématique ou bien encore à partir de certaines phrases dont la profondeur symbolique nous apparaît comme informant la dynamique du récit dans toute sa profondeur essayer de pénétrer dans la réalité du monde peul telle qu’elle se profile en filigrane à travers de telles paroles.

 

Chaque parole est chargée d’un sens propre lequel sens n’a sens qu’à renvoyer à une direction de sens qui l’éclaire. Les images symboliques (mythiques) en s’articulant articulent aussi le monde qu’elles instaurent sans qu’il soit possible de décider ce qui est premier des images ou du monde. Considérons donc dans cette « optique » les paroles qui vont suivre en veillant à leur laisser dire le langage qui est le leur. Cette façon d’écouter nous place devant une difficulté qui est celle de toute écoute, car comment leur laisser dire leur parole si nous ne leur prêtons pas aussi la nôtre ? Leur laisser dire leur parole propre n’est-ce pas dire le moment conjoint où nous parlant nous leur parlons en un accord qui nous mette en présence ?

– « Silé est peul. Il ne gémit que pour les bœufs. Il surmontera mille épreuves pour acquérir le bovidé » [4].

La parole ici nomme la relation affective qui unit le Peul aux bœufs, relation qui conditionne toute la vie des pasteurs. Elle nomme aussi l’épreuve à laquelle il aura à faire face pour être digne d’être un vrai pasteur. C’est ici qu’entre en jeu l’initiation elle-même que le postulant aura à entreprendre sous la forme d’un voyage qui est plein d’embûches, c’est pourquoi si

– « Silé écorce le baobab sacré, c’est pour confectionner la corde aux vingt-huit nœuds magiques protectrices du parc. S’il arrache les feuilles du ngeloki c’est pour baigner les bêtes dans ses forces vertueuses »… [5].

L’importance du végétal qui est partout attestée dans le récit transparaît dans cette parole qui montre sous-jacente au symbolisme du nœud et des nombres l’unité fondamentale du monde végétal et du monde des bovidés. Le monde est en germination dans la surrection des bovidés.

– « Nous allons être mis en présence du foroforondou. Elle est mon épouse. Elle te présentera nos petits dieux et te demandera de les nommer. » [6].

L’Autre féminin de Koumen

Qui est Foroforondou ? C’est l’épouse de Koumen. Sa figure est centrale parce qu’elle préside au dénouement des nœuds. C’est l’autre féminin de Koumen, gardienne de la « tradition du Taureau sacré, de la Vache mère et de l’Agneau Céleste ». La figure de « la déesse du lait » apparaît nettement affirmée en relation avec cette triade extrêmement importante dans la symbolique peul. Au centre de cette triade où se joue le cycle même du devenir est le Bovidé hermaphrodite en qui les trois éléments se réconcilient pour n’être qu’unité indissoluble. Il est intéressant ici aussi de remarquer que Foroforondou est aussi celle qui garde sous sa protection l’être même des lared’i, c’est-à-dire des dieux protecteurs peul. Ici apparaît l’importance du nom qui est à lier à l’être même et à la symbolique des nœuds.

– « Puisque tu désires connaître le nom secret du bœuf sacré, dis-moi quels sont parmi les nœuds de cette corde, les nœuds vides, les mystérieux et les chargés et quel est le nom de ces derniers » [7].

Comme nous l’affirmions précédemment, ce qui est signifié ici c’est la relation fondamentale du nom, de l’être et du nœud. Les trois signifiant le même. Dénouer c’est dire, mais un dire dans lequel nommer et dénommer ne sont pas séparables de l’être, de ce qui apparaît. Dénouer c’est un dire qui n’est pas seulement la simple visée de concepts, mais dans dénouer, comme dans le nom qui est chargé d’affectivité, se compénètrent le gnosique et le pathique, ainsi que nous pouvons le voir dans Koumen. Nommer est à la fois un acte banal et fondamental, cette banalité il le partage aussi avec l’être, ce qui est, par la généralité de ce concept.

Seulement la gratuité (la banalité) n’est qu’apparente, car nommer est à la fois, ce que Holderlin a dit de l’acte poétique qu’il est le plus innocent et le plus dangereux de tous. Nous parlons aussi de ce que représente cette symbolique des nœuds vides des nœuds mystérieux et des nœuds chargés. Retenons simplement que l’être vide, l’être mystérieux et l’être chargé renvoient à toute une métaphysique, à tout un monde de représentations, où figure à côté de la dualité originelle de l’être sous forme de manichéisme la totalité du panthéon peul avec ses dieux « sanglants, terribles et coléreux ».

– Tu auras plus qu’une lutte à mener contre le lion… tu le tueras… Le brûleras tout entier après avoir arraché (sa) touffe. Ce talisman mis sous la tête d’un dormeur quel qu’il soit provoquera un rêve au cours duquel le vrai nom de la vache sera donné par un esprit des eaux pasteur des bovidés marins [8].

Le lion ? Non seulement force physique, mais encore puissance occulte, le lion est un voyant.Son regard est dangereux.La touffe qui servira de talisman pour obtenir le vrai nom de la vache est située , et ce n’est pas un hasard, entre ses yeux. Le regard ! La puissance qui voit et regarde participant d’un fond dangereux, voilà ce qui est privilégié en le lion. Il est dit du génie qui accompagne le lion qu’il est « vieux fascinateur, vieux noueur, vieux traceur de l’illisible » [9]. Ces paroles résonnent de manière étrange, parce que le monde du lion est un monde étrange et inquiétant, c’est un monde d’en-dessous.

A la symbolique du lion est liée la puissance non seulement « malfaisante », mais aussi la puissance qui noue et qui dénoue, et en cela on est même en droit de se demander si les termes de « malfaisant » et de « bienfaisant », visant des catégories éthiques lui sont applicables. A la figure terrifiante du lion gardien du secret est en rapport le secret du bovidé et là aussi est parlante l’origine des bovidés mythiques surgis des eaux primordiales. « L’esprit des eaux pasteur des bovidés marins » parle du mythe de Tyanaba, la figure de serpent originel. Serpent, eau, bovidé, « hon » demeurent ici fondamentalement liés.

Nous voyons ainsi qu’en parlant la parole mythique se manifeste dans l’expression même du non thématique qui est en deçà des significations constituées. Dans cet en deçà des paroles que nous avons citées du texte de Koumen, nous sommes constamment renvoyés à des horizons de sens qui débordent « la langue » constituée du récit dans ce que son énoncé a « d’évident ». Le non dit est aussi essentiel que ce qui est dit, et cela surtout à propos des mythes et des symboles.

Le récit initiatique est un voyage, un voyage où le postulant a à se frayer son chemin afin de trouver sa voie. Recherche de sa propre voie sur le chemin de la connaissance, Silé entreprend le voyage qui, de l’étranger (là où est l’étrange d’un monde à investir), lui permettra d’habiter le chez soi, le propre.

Mais la quête du propre exige que nous nous perdions déjà, ou du moins que nous soyons en péril de l’être et Silé dans la quête qui le conduira à la vérité du monde d’où il a la sienne propre, devra apprendre à « triompher des défauts qui pénètrent l’homme par les yeux, les oreilles les narines, la bouche et ceux que l’homme contracte par ses sens » [10]. Exigence donc de la part de l’homme ancien pour renaître homme nouveau « neddo kibbo » , une personne complète ; car au-delà de l’acquisition d’un avoir il y a la consécration d’un être. Voyageur au pays de la connaissance, le postulant sera confronté à un monde dont la perpétuelle émergence échappe à toute prise « objectivable » précisément parce que le monde dont la réalité s’investit dans la dynamique même du symbole est signifié dans un horizon de sens où il s’outrepasse lui-même. Si le monde est parlant en s’outrepassant dans un horizon de sens dans lequel il est signifiant et signifié à la fois c’est parce que le symbole est ici essentiellement parole.

Cette articulation de la parole, du monde et du symbole dans sa réalité mouvante est signifiée dans la pensée peul « à travers » le symbolisme du nœud. Dans un tel entrelacs la nature même du symbole est à saisir à l’intérieur même du monde inauguré par lui et d’où le symbole est signifié dans sa présence constituante et agissante. Le monde et le symbole, originairement liés participent d’une commune genèse.

La parole du monde est contemporaine de l’apparaître du symbole dans son avènement, dans le surgissement du monde qu’il instaure et d’où il a sens. La fonction essentielle du monde étant de véhiculer des signifiants, la connaissance apparaît au niveau symbolique – initiatique – comme « un déchiffrement » à savoir une tentative de mise à découvert du « chiffre » qui, à l’intérieur du symbole et du monde qui s’y inaugure, en excède tous les sens. Le symbole est un lieu ouvert de rencontre. Il instaure le monde où il est signifié en le signifiant.

Que la parole symbolique soit assimilée à un nœud, cela ressort dans le récit qui fait du « dénouement des nœuds » la connaissance initiatique par excellence. Etre initié c’est pouvoir déchiffrer le nœud du monde dans la parole duquel est rencontré le savoir suprême : « le nom du bovidé hermaphrodite ». Dans la tradition ésotérique peul la nature du symbole s’inscrit donc de façon fondamentale dans l’essence même du nœud qui est essentiellement un rassembler où le monde est parlant du moment privilégié et originaire de non rupture.

Il n’est pas de la nature du symbole de séparer mais il est le « signe » de ce qui est séparé, d’une unité brisée et paradoxalement il est en même temps cette unité qui posant ensemble rassemble ce que l’étymologie du mot « cumogal » que l’on traduit par « signe » [11], mais qui en déborde largement le sens, atteste. « Cumogal » vient de la racine verbale de « cumde » (humde), ou encore Kumde qui veut dire lier, attacher. De la même racine dérivent aussi le nom du dieu Koumen (« celui qui noue, qui attache) et aussi le terme « Kumal » signifiant mariage dont on sait que la principale fonction est de lier ensemble de façon à former une unité indissoluble pareille à « cette plante synthèse qui autour d’une tige unique assemble feuilles, rameaux et fleurs » dont parle Koumen [12].

Le paradoxe, dimension du symbole

Plante synthèse de vie triomphant de la mort et qui tient les deux moments à la fois unis et séparés dans l’acuité de leurs tensions contraires ; cela montre le paradoxe qui est une des dimensions fondamentales du symbole. Ainsi dans le panthéon peul, le lare féminin de la résurrection Kumbasara, dérivant de la même racine que Koumen, Kumal et Koumba (second nom féminin dans le système de nomination des Toucouleurs) est articulé à partir du nœud parce que ce lare est essentiellement en relation avec qui est à la fois et séparé et lié. Il est dit dans Koumen : « Kumbasara naît dans un cimetière après 3 jours de travail de l’accouchement… vêtue d’un fourreau abandonné par un serpent lors d’une mue. » [13]. Victoire sur la mort « sa naissance est en relation avec le sacrifice effectué par un défunt le troisième jour après sa mort et qui consacre la séparation du corps et de l’âme immortelle ». Kumbasara est présentée comme la figure qui lie, comme le symbole même de la vie infinie, universelle, assemblant en un cycle perpétuel, vie, mort et renaissance lesquelles suivant la parole de Maldiney, « à la fois se séparent et s’identifient comme moments d’une même forme dans le geste autocréateur de laquelle involution et évolution échangent leurs dimensions contraires et apparemment finies, dans la même et infinie croissance » [14] Le nœud est à la fois parole nouée-dénouée. C’est ainsi que le lare Pellel – à rapprocher du terme Pibbol ou Fillol, terme toucouleur et peul désignant le nœud dans le sens où celui-ci sert à attacher des charmes et des amulettes qui protègent l’homme contre les dangers, le mauvais œil, la mauvaise parole… – « est ce dieu habillé de blanc, chargé d’une foudre occulte qui, dirigée sur un homme, pulvérise son âme et réduit ses os en poussière… Quand Pellel noue personne ne peut dénouer » [15]. Les attributs font de Pellel le dieu de la mort et du destin dont on ne peut pénétrer la nature profonde, c’est en cela que ses nœuds sont impénétrables comme ses paroles irrévocables. La mort et le destin sont noués à l’homme pour jamais. Les nœuds sont des paroles chargées de forces à la fois destructrices et protectrices.

Le symbolisme du nœud dans son expression même apparaît articulé à la parole du monde comme moment fondamental de rencontre. La vie, la mort et la renaissance, l’être noué dénoué, mènent leurs rondes contraires au sein d’une commune genèse dans la figure qui lie parce que le nœud est possibilité ouverte qui tient les éléments le constituant rassemblés sans en abolir les différences. Il n’y a pas ici de synthèse close, et si synthèse il y a elle est ouverture d’un horizon de sens. La parole en se faisant jour dans « le nœud » s’y outrepasse elle-même en un monde où elle est aussi inaugurée. Il y a là une liaison originaire de l’apparaître et du sens pour reprendre les termes même de Maldiney. Là où la réalité du monde est exprimée elle se produit dans un entrelacs originaire dans l’horizon duquel sens et apparaître se produisent aussi en produisant le monde au jour.

Quand les wolof disent par exemple « gudi gu magat » (littéralement « nuit qui a vieilli »), la liaison est originaire qui, dans l’en deçà d’une telle parole nourrie de réalité symbolique, entrelace l’assombrissement, la chute du jour et la naissance (croissance) et le vieillissement (mort). La parole noue dans son expression les structures de l’existence humaine et les structures cosmiques dans une liaison originaire obscurément pressante, débordant toute signification fixée parce que la parole est parlante non d’un sens mais d’une direction de sens dans laquelle sous-jacent au signifié (nuit qui a vieilli, nuit vieille) d’où la langue constituée caractérisée « l’avancée », le « tard » de la nuit, le monde parle lui-même de naissance et de vieillissement originaires. La parole est ici aux sources même du non thématique et ne parlant qu’à partir d’elle elle parle des hommes et du monde unis en un seul recueil. Une telle parole les Dogon la nomment « e duno so », parole du monde [16] en ce qu’ils y voient le symbole lui-même.

Le monde est en naissance et nous y sommes – quand parle la parole. Dans sa fonction essentielle d’être un rassemblant le symbolisme du nœud dans le récit de Koumen montre avant tout l’articulation originaire de ce qui à la fois reste voilé et de ce qui apparaît. C’est à être le lieu de leur rencontre que manifeste précisément un tel symbolisme. Le nœud inaugure en s’y dévoilant la dimension fondamentale de la rencontre qui dans le récit se donne comme lieu de la parole, du savoir et du symbole « Silé m’a cherché, Silé m’a trouvé. J’ai cherché Silé, Silé m’a trouvé » [17].

Pouvoir de rassembler le nœud manifeste l’être dans sa possibilité d’être rencontré… à même dans son retrait. Le nœud tient à la fois ouvert et fermé. On peut dire du symbolisme du nœud ce qu’Alquié dit de tout symbole qu’il « voile en dévoilant et dévoile en voilant ». Le nœud recueille dans le même « ce qui s’efforce hors de l’autre et contre l’autre », pour parler comme Heidegger [18], tout en les maintenant dans l’extrême acuité de leurs tensions contraires. Dans un autre récit peul, Kaydara, le dieu de l’or et du savoir pour exprimer son être embusqué manifeste « à travers » le nœud sa présence absente et son absence présente. Quant à Koumen lui-même « le maître qui sait et qui connaît les signes », en faisant du dénouement des nœuds la suprême connaissance à partir de laquelle le nom secret du bovidé sera révélé, ne fait-il pas du nœud, la voie même de la manifestation de l’être ? Le nœud est plus que symbole. Il est essentiellement expression qui en se manifestant est aussi connaissance.

« Puisque tu désires connaître le nom du secret du bœuf sacré dis-moi quels sont parmi les nœuds de cette corde les nœuds vides, les mystérieux et les chargés ? … [19]. Le nœud n’est pas ce qui seulement dissimule un savoir, il est lui-même savoir dissimulé ; de même que toute parole authentiquement parlante en parlant s’outrepasse en deçà même du simple énoncé qui en est la limite.

La symbolique peul en se jouant à travers le « nœud » articule le fond du monde et l’existence peul comme passage de l’un à l’autre, passage qui en est l’unité en profondeur. L’être du monde et l’existence humaine ne sont pas des moments conjoints ni séparés mais œuvrent ensemble dans le sens qu’indique Léo Frobenius en parlant de la civilisation « quand l’essence des choses se révèle à l’homme, quand prêt à s’abandonner, il se laisse saisir par cette essence. Cela permet à l’homme de jouer la réalité » [20]. L’abandon de l’âme à une essence païdeumatique qui sait le monde peul est parlant dans le nœud que forme la relation eau – bovidé serpent, relation mythique dont nous ne saurions épuiser la profondeur qu’à nous (re)placer dans la proximité de la première parole où l’homme (le peul) à l’aube de son enfance ne se distinguait pas de la jeunesse même du monde. Et avec le mythe il y est.

Le grand jeu de la réalité

Pénétrer dans l’ultime signification de telles images c’est surgir à cette proximité essentielle où l’homme parle en le monde de sa propre enfance et le monde en l’homme de sa propre jeunesse. « Le grand jeu de la réalité » est partout manifeste dans l’auto-mouvement même des mythologèmes. Le mythe de Tyamaba le serpent mythique qui en épousant le cours du fleuve produit par son serpentement, en faisant jaillir les 22 premiers bovidés est essentiellement une parole nouée-dénouée dans le jeu monde – peul – bovidé. Une telle relation, la parole mythique en l’exposant sur fond d’un monde habité en ce que le Peul s’y découvre en s’y produisant tel qu’il se propose, manifeste dans son surgissement au jour l’existence et le fond dans un même recueil.

Le mythe en exposant la parole y noue dans son « dénouer » le fond à partir duquel elle parle en le produisant comme séjour, c’est-à-dire comme monde habité d’où l’existant (le Peul) exprime ce qui lui est propre. La parole mythique dans l’expression constituante de sa propre parole réquisitionne dans son dire le monde vécu des hommes dévoilé en elle. En elle l’homme habite originairement en s’investissant dans la proximité du propre. Mythos, éthos et poïesis sont originairement liés. La parole mythique en se manifestant comme l’expression d’un fond antérieur à tout dire autre que le sien propre manifeste aussi le dire à la lumière duquel nous nous produisons dans un monde habité ; en elle nous nous produisons dans un séjour, dans un « Ethos » ce qui ne veut pas seulement dire manière d’être, mais séjour, un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents » [21]. Cette façon d’habiter, c’est « se tenir en la présence des dieux et être atteint par la proximité essentielle des choses » [22].

Cette façon de se tenir est en son essence même poétique, en ce que nous habitons le monde en deçà de tout signe. Nous sommes dans la proximité de la parole originelle n’ayant d’autres recours que celui d’exister le fond, l’essence des choses :

« A travers nous s’envolent les oiseaux en silence.

O moi qui veux grandir,

je regarde au dehors et l’arbre en moi grandit », dit Rainer Maria Rilke[ [Cité par Bachelard, poétique de l’espace, p. 182 – PUF 1974.]]. Ethos, poesis, mythos. Une telle articulation est parlante de ce que nous nommons l’expression du fond, laquelle sourd des paroles constituantes, non-thématiques, parce qu’en deçà des langues constituées et systématisées dans des références qui se veulent « objectives » et figées. Cette expression du fond que Léo Frobenius saisit quand il parle de « l’essence païdeumatique » est génératrice de formes mais elle est avant tout dans cette manière d’habiter qui inclut l’Ethos et le Mythos. C’est, selon la parole d’Hôlderlin « poétiquement que l’homme habite ». Frobenius écrit pour dire dans le langage qui est le sien une telle articulation qui manifeste « le jeu humain de la réalité » saisissant l’humanité africaine « l’essence de la plante… à laquelle ces hommes se consacrent entièrement, les émeut ». Elle devient leur symbole et, par voie d’analogie leur devenir et leur dépérir deviennent l’image de la vie de la plante. Comme un fruit des champs on met en terre le corps de la morte après lui avoir enlevé le crâne ; et quand dans la famille la nouvelle femme va devenir mère, elle saisit, avec ses lèvres des grains posés sur le crâne de l’aïeule. L’homme joue l’essence de la plante » [23]. Jouant l’essence de la plante il se joue lui-même dans le jeu grave et innocent de l’habiter et du « faire » c’est-à-dire dans l’expression de l’éthique et du poétique dans la désignation originaire de ces termes.

La relation eau – bovidé – serpent qui « saisit » le Peul comme on peut le voir à travers le mythologème du Berger Céleste, est donc parlant d’un fond d’où le Peul a son séjour. Dans le récit initiatique de Koumen, tout est articulé à partir de cette relation au centre de laquelle la vision du monde peul s’éclaire dans sa tradition fondamentale c’est-à-dire dans un passé qui est toujours en devenir. Dans la 10e clairière qu’éclaire le 5e soleil orangé qui est une flamme, est mise sous la protection de Foroforondon, l’épouse de Koumen, la tradition figurée par la triade : « Taureau Sacré, Vache mère, Agneau Céleste ». L’évocation du Taureau Sacré, de la Vache-mère et de l’Agneau Céleste nous introduit dans le cycle même du devenir en la triade « père », « mère » et « fils », mais ceux-ci étant compris dans leur acception originelle.

Cette triade est à lier à ce que les Peul nomment la figure du yoobodu : tout ce qui va par trois. A la limite, cette figure montre le principe actif de l’être. Il est dit dans Kaydara (cf. notes p. 159) : « l’homme et la femme sont en yoobodu ; de même que l’eau tiède indique les extrémités que sont l’eau chaude et l’eau froide ». Principe actif, dynamique, la signification du yoobodu, dans la symbolique de la triade qui l’éclaire, permet de saisir l’unité des êtres et des étangs dans leurs tensions opposées. C’est ce qui fait dire à Kaydara le dieu de l’or et du savoir, qui sait « le sens caché des secrets ternaires » [24] :

Quand on défait le nœud de trois que de reflets en jaillissent !

Tu vois le bien et le mal se disputer le cœur

le père et la mère s’opposer pour l’enfant

tu vois le forgeron d’un côté et ses outils de l’autre.

Mais il faut qu’ils s’unissent pour transformer le fer.

Comme pour engendre la femme et l’homme s’unissent

l’eau du ciel et la terre s’unissent pour que les êtres soient créés.

Comme alternent les deux pieds pour que soit la marche.

Le yoobodu n’est pas une synthèse close de deux termes séparés ni une conjonction du « un » et du « deux » pour former le « trois », car au-delà de la réalisation d’une dualité surmontée, il faut saisir en lui l’essentiel rayonnement autonome de ce que l’on pourrait appeler l’unité triple, la tri-unité. Ainsi pour montrer le mystère fondamental de l’un en trois en tant qu’Androgyne enveloppant les deux sexes, Kaydara dit à 3 reprises « Un ! Un ! Un ! ô source éternelle inconnue ! [25], dévoilant ainsi le sens profond de l’un en trois et du trois en l’Un. Dans cette figure aussi le symbolisme de l’arbre est parlant, symbolisme central dans la pensée négro-africaine ; ce symbolisme est parlant de sa puissance souterraine, verticale, horizontale qui, réquisitionnant dans le rythme tensionnel de son ascension verticale les racines, le tronc, les branches les assemble unis dans la simplicité de la triade.

De même, axée sur la figure du yoobodu qui nous introduit dans le cycle du même devenir, la tradition du Taureau Sacré ; de la Vache-mère et de l’Agneau Céleste, image mythologique nous renvoyant à l’arche, aux archétypes immémoriaux traduisant le devenir cosmique, trouve en le Bovidé hermaphrodite, sommet du yoobodu, l’unité qui les assemble sans les abolir dans leur être propre. Le Bovidé-hermaphrodite « à l’unique exutoire vulve-anus » [26], « unit en Un les multiplicités bovines, bigarré de toutes les couleurs bovines » [27].

Foroforondou « la déesse du lait » en rappelant à l’unité que le foyer de cette triade est une flamme, montre à travers la parenté essentielle liant la vache et le feu (parenté que confirme la langue peul par l’appartenance des 2 termes à la même classe linguistique nge qui est aussi celle de ngaînirki (pastorat) et d’où le Dieu suprême Gueno et ngenu (l’éternité) sont désignés non seulement le caractère éminemment créateur du feu symbole des bovidés et des Peul eux-mêmes, mais montre aussi que la tradition est « une flamme » qu’on doit recueillir en le maintenant dans son feu propre.

L’image mythologique suggérée par la triade est consubstantiellement en rapport avec « le feu », avec le principe spirituel qui est l’autre façon de nommer les principes nourriciers que sont « l’eau », berceau des bovidés mythiques, et le « lait » d’où selon les Peul le monde a surgi. La triade exprime donc la perpétuelle jeunesse du monde se renouvelant sans cesse perpétuellement en sa propre jeunesse. Les images originelles de « père », de « mère » et d’« enfant » sont mythologiquement réciproques et égales car ce qu’elles expriment c’est cette même jeunesse dont le feu se perpétue en un cycle vital dont le bovidé hermaphrodite représente l’image la plus profonde en tant que « corps maternel, sein paternel et berceau » pour reprendre les termes du Kérényi parlant de l’image de l’eau.

Aux origines premières du monde

Avec cette triade nous sommes donc conviés à un fond que l’image mythologique en parlant exprime, en deçà de son simple énoncé, dans tout ce qu’il a d’informulé. Nous sommes aux origines premières du monde quand parle la première parole. Et au seuil de cette proximité primordiale que l’on ne peut saisir à nouveau qu’à habiter à nouveau cette proximité de l’élémental (feu – eau) l’homme participe d’une essence purement « poïétique » que le rend « voyant ».

En se produisant ainsi dans la proximité de l’origine, l’homme manifeste un fond dans lequel « la création » dans le sens du faire et du pouvoir habiter, et la « voyance » sont égales et contemporaines. Pouvoir de mettre en vue et pouvoir poétique sont originairement contemporains parce qu’en l’expression du fond l’un est tout et le tout est un.

« Maintenant que j’ai bu le lait après avoir mangé les jujubes, je suis consacré. Aucun nœud ne me sera énigmatique… Je saurai tout et, spontanément comme le nouveau-né sait téter au premier mouvement des lèvres » [28] dit Silé le postulant qui rendu dans la proximité de l’origine du monde participant ainsi de l’essence de l’élémental, habite poétiquement. Ainsi il peut mettre en vue le fond même des choses. Il est « voyant », c’est dire qu’il est doué d’un regard prophétique parce que participant d’un fond dans la puissance « informulée » duquel demeurent à l’état enveloppé les choses passées, présentes, futures. Silé est aux origines même du monde, à la fondation même du temps et son regard est celui du fond.

« Je suis voyant pour avoir aperçu Foroforondou dénouer sa coiffure… (elle) m’a donné sans que je l’aie demandée la propriété de ndett [29]. En dénouant sa coiffure, Foroforondou lui a révélé le fond de son être et de son savoir. Foroforondou s’est montré à lui telle qu’en elle-même, dans son « être dénoué », elle apparaît, c’est-à-dire l’apparaître de sa forme dévoilée à Silé. Silé est voyant pour avoir approché une telle intimité (proximité). Koumen lui-même pour préserver le fond et le secret de son être lance une mise en garde solennelle : « Ne portez pas vos regards sur le creux de son nombril, vous seriez renversés, vos femmes rendues stériles et votre cheptel ruiné » [30]. Pourquoi donc une telle mise en garde ? Est-ce parce que la connaissance de l’être, du fond des choses est dangereuse pour celui qui n’est pas initié ?

La puissance originelle du fond d’où le secret des choses est enveloppé participe à la fois en les rassemblant dans le même, aussi bien les forces obscures, dangereuses que les forces « bienveillantes ». Qu’est-ce que le nombril sinon l’être même des choses ? Nombril se dit en peul « wuddu » qui viendrait de la même racine que « uddu » (ce qui est fermé). On pourrait aussi le rapprocher du verbe « wonde » (l’être) qui a la même racine que « yonde » (être digne de… suffire). Le nombril serait ce qui est fermé en tant qu’il est ce qui se suffit à soi-même. Ainsi les femmes peul par exemple, cachent scrupuleusement leur nombril au regard, car le voir c’est pour elles, tout voir d’elles ; c’est les voir et les percer dans leur intimité propre non pas seulement au sens sexuel mais métaphysique. La pudeur sexuelle masquant ici une réalité plus profonde.

Le nombril de Koumen est à mettre sur le même plan que le dénouement de la coiffure de Foroforondou et celui des nœuds d’où sont enlacés les dieux dans leur être propre. Qui est ce ndett dont Silé a acquis désormais la propriété ?« Ce lare préside les nuits du printemps et paît les étoiles dans l’espace. Il ne voit jamais le soleil sous peine de communiquer son feu à la terre qui s’enflammerait. Les esprits résident dans les eaux ou dans les airs, mais jamais directement sur la terre » [31]. Le caractère paradoxal de ce lare bien que présidant les nuits et les étoiles, ayant son domaine dans les eaux et dans les airs, au feu tel qu’il risquerait d’enflammer la terre, le séjour des hommes qui ne peuvent ainsi sans dommage en supporter la proximité, est parlant du caractère ambigu et de la puissance que peuvent avoir ceux qui ont la connaissance du fond.

Que soit dangereuse la trop grande proximité de ce lare avec la terre, monde habité des hommes, des mortels, signifie-t-il que les hommes ne peuvent sans en périr approcher le feu de la puissance ténébreuse du fond qui est en même temps lumière ? La mise en garde de Koumen concernant la vue de son nombril autoriserait une telle interprétation : « Ne portez pas vos regards sur le creux de mon nombril. » Dans une telle parole qui veut préserver le fond au regard, est en œuvre la même puissance qui est parlante dans l’apparition des divinités masquées qui, en jetant l’effroi « aux spectateurs » terrifiés dérobe ainsi au regard le fond à partir duquel elles se produisent.

La proximité dangereuse dans laquelle l’être des divinités masquées est manifesté (cris aigus, bruits terrifiants, apparitions soudaines, violences inouïes…) aurait le même sens que cette mise en garde du dieu concernant son nombril qui à la limite n’est ni à voir ni à nommer. Il y a là un nœud, un pli au creux duquel l’être ne peut être nommé sans qu’il en résulte quelque danger terrible. Comment donc « nommer et dire » ce creux de l’être, cet indicible, cette puissance à la fois lumineuse et ténébreuse du fond dont à la limite même on pourrait dire qu’il ne décèle ni ne recèle, appliquant ce que Maldiney dit de la parole oraculaire de l’Apollon delphique telle qu’elle s’exprime à travers l’hystérie de la Pythie qui dévoile en voilant ? [32].

La réponse n’est pas aisée ; mais on peut en avoir une idée précisément dans le surgissement au jour des divinités masquées, dans l’expression d’où les masques surgissent entre ciel et terre en les investissant sans qu’il soit possible de dire d’où ils viennent. Leur épiphanie pathétique manifestée à même les gestes, les cris expressifs, les mouvements désarticulés, témoigne d’un fond dont la proximité est vécue par les « spectateurs », les fidèles, comme dangereux. Leur « éloignement », dans le sens qu’indique Heidegger, voilà qui n’est vécu que dans l’effroi et le tremblement. A leur encontre et à leur rencontre nous sommes investis et saisis dans cette puissance même du fond. Le chant du Samaï, masque diola, accompagnant le Koumpo dit ces paroles :

« Vous souhaitez m’accueillir bien :

D’avance je vous remercie de tout

Pourtant ne vous lassez pas de ma présence

Car je suis dangereux

Le premier que mon arme touchera

Mourra de douleur

Prenez donc garde à moi. »

Par cette mise en garde en corrélation avec la puissance du fond, le masque entend préserver son être profond du regard. Nous avons donc ici la même signification que la mise en garde de Koumen touchant son nombril. Parce que « la propriété de ndett lui est désormais acquise » le postulant est voyant, c’est-à-dire qu’il peut sans danger approcher (se tenir dans la proximité et mettre en vue, dans un voir) la puissance du fond d’où les êtres se manifestent tels qu’ils sont. Silé est voyant parce qu’il voit. Voir c’est être voyant, mais dans un tel voir est le savoir. Voir ainsi et co(n)naître sont réciproques. « Maintenant que j’ai vu… aucun nœud ne me sera énigmatique. »

Ce n’est pas par hasard si ce pouvoir lui a été donné seulement en dernier, après le dénouement du dernier nœud qui est « le douzième des douze et le 28e des 28 enlacements ». Ce dernier nœud tient scellé le secret du père de Foroforondou, Morimawdo. Nœud aux 22 enlacements le dernier nœud est « le charme des charmes pastoraux. Il a nom bù..bù…, prénom peul spécifique. Le bœuf le beugle en 2 temps : bù… bù… » [33]. Ce nœud est en liaison avec les 22 bovidés mythiques surgis de l’eau originelle avec Tyanaba le serpent mythique. Le charme des charmes pastoraux a pour symbole le nombre 22. Il serait permis ici de voir que chaque beuglement (bù…) renvoie à un nombre clef de la symbolique peul : 11.

Dans Kaïdara par exemple, il y a 11 symboles à déchiffrer, le 11e étant l’or. Koumen lui-même peut prendre toutes les formes « et peut apparaître aux hommes sous la forme d’un enfant de trois, sept ou neuf ans, sans jamais dépassez onze ans » [34]. Il a fallu aussi dans Kaydara, 11 pas à un des postulants pour se noyer dans l’eau. Chiffre de base, le 11 symbolise la limite infranchissable de l’être et de la connaissance. Onze est la limite dans l’ouverture de laquelle tout s’épuise et a lieu. Dernier nœud à dénouer le 12e des 12, le nœud lié à la propriété de ndett est le nœud qui boucle la boucle. « La déesse de la terre et des mammifères » en donnant à Silé cette propriété exclusive de ndett lui donne aussi et ainsi : « pouvoir sur les esprits de sous la terre » [35] pour dire le fond caché des choses.

Le fond caché de l’être tel qu’il est lié à ndett n’est pas seulement parlant d’un savoir des choses cachées, mais aussi d’un pouvoir originaire d’habiter qui inclut une façon de se tenir par laquelle le postulant s’investit dans un être nouveau. La propriété de ndett ne nomme pas simplement un avoir nouveau, mais un être nouveau. Voir, avoir et être sont ici originairement contemporains. « Cette attribution m’affranchit de toute dépendance extérieure : Je n’ai plus de juge que ma conscience qui ne me quitte jamais, même quand je ferme les yeux durant mon sommeil », dit Silé [36]. Le voir, l’avoir et le connaître ne se départissant pas d’une façon de se tenir éthique.

Silé est voyant. Son regard perce les ténèbres, le monde de la nuit, des apparences. Il est voyant. Son regard amène en les montrant dans leur vérité les choses à la lumière. Son regard est un pur voir, c’est pourquoi il a le pouvoir de mettre en vue l’être des choses parce que son regard « est » celui de l’être. La vue expose. Voir c’est co(n)naître. Il est intéressant de voir que ce thème du regard est aussi sous-jacent, concernant l’articulation du savoir secret et du fond, à la lutte qui amène Silé à combattre « le lion ». Ce qu’il s’agit de conquérir c’est « une touffe de poils située entre les yeux du lion » [37], afin d’en faire un talisman à partir duquel lui sera révélé le vrai nom caché du bœuf hermaphrodite.

Le lion est un voyant

Le lion est un voyant. La figure du lion est intéressante parce que liée au nom secret du bœuf. Que représente le lion ? Incontestablement il apparaît ici comme le gardien même du secret fondamental, le nom secret du bovidé et le fond lui-même. Le lion à mon sens, serait à lier à la figure même du bovidé dont il est dit qu’il était : « tantôt beuglant… tantôt mugissant à rappeler le rugissement d’un lion » [38]. Le lion représente aussi le secret puisqu’il est détenteur de la voie qui permet d’y accéder c’est dans ce sens que le génie qui l’accompagne, donc le lion lui-même en son double, est dit : « … vieux noueur, vieux traceux de l’illisible… » (p. 87). Ce qui fait l’intérêt du lion surtout c’est qu’il est « un fascinateur » c’est-à-dire qu’il possède la puissance du regard qui fait de lui un être du fond, comme le sont précisément les divinités masquées dont les yeux-orbites, au regard incontournable fixent les spectateurs qui ne peuvent se dérober à une telle présence. Le lion est essentiellement un être masqué.

« La touffe de poils » est située entre ses yeux. Par elle sera révélé le vrai nom du bovidé. C’est dire que seule par la possession de la connaissance du fond qui est voyance (un voir dans le sens déjà indiqué) que l’initié peut avoir accès au secret de l’être. A cet égard « la propriété de ndett » et la figure du lion – qui – regarde, toutes deux sont en rapport avec le fond comme voyance. Et toutes deux sont identiques. Le lion est aussi non seulement celui qui donne la connaissance ou celui par qui elle arrive, mais il est encore un pourvoyeur de mort. Les deux aspects qui font son ambiguïté sont bien soulignés dans le texte, et ne sont pas contradictoires.

Le lion est celui qui regarde et garde, ce qui est souvent associé ; l’accès à un secret, à un trésor est toujours interdit et gardé par des êtres du fond qui ont la puissance fascinante du regard comme le sont les serpents, les nains, les êtres à plusieurs têtes (cf. Gorgone, Cerbère), êtres qui participent du fond immémorial des âges. Le lion, de ce fait, est un être dangereux à la figure inquiétante. Nous rejoignons ici ce que nous disions de la puissance du fond quand nous donnions l’exemple des divinités masquées.

La connaissance au sens initiatique est une épreuve qui n’est pas sans danger de mort. Tout cela est parfaitement figuré dans le fait que le lion est « fascinateur, vieux noueur, vieux traceur de l’illisible ». Quand il surgit comme le font les êtres masqués, du monde tellurique et ténébreux non seulement l’effroi est immense de ne pas rencontrer son regard, mais aussi grand est le pouvoir de fixer son regard. Cette ambiguïté de la figure du lion nous la saisirons encore d’avantage à la lumière de la civilisation des Mahalbi, des chasseurs, comme le rapporte Frobenius.

Frobenius remarquait sur quelques unes des images découvertes dans la caverne des Trois-Frères (Ariège) « une grande différence entre la représentation du lion et celle des autres animaux : le lion avait la tête absolument de face, tandis que chez tous les autres la tête suivait la direction du corps » [39]. Le lion a le regard dirigé vers le spectateur. Les masques aussi ont un tel regard fascinant. « Les Mahalbi vivant entre l’Aïr et le Moursouk disent des lions… qu’ils ont été jadis des hommes doués du mauvais œil » [40], conceptions qu’ils partagent avec les Kabyles et les tribus de l’Aurès… : « les hommes de ces tribus cachaient jadis leur sexe dans un petit étui lorsqu’ils allaient à la chasse pour que le regard du lion ne pût leur nuire » et le narrateur qui racontait cela à Frobenius ajouta que « le lion (est) comme un homme féroce et dément doué du mauvais œil » [41]. Seulement, il n’y a pas que cette puissance du regard maléfique qui soit privilégiée, bien que centrale, car le lion est aussi un initiateur, il est même l’Initié par excellence, c’est-à-dire celui qui ouvre la voie ; il est celui qui tient ouvert à celui qui le tue l’accès fermé au secret ésotérique comme nous l’avons vu à propos du lion avec lequel lutta Silé. Ainsi « avant tout, fait remarquer Frobenius, le droit de chasser et le succès de cette chasse dépendent du comportement à l’égard du lion. Il faut que le regard du fauve rencontre le chasseur qu’on vient d’initier » [42].

« La figure du lion doit donc son importance au regard, c’est-à-dire à la croyance que l’éclat de ses yeux décide du destin. Masqué en « sorcier » il se dresse dans le « sanctuaire » des Trois Frères au-dessus de la ligne des taureaux couverts de flèches, c’est-à-dire voués à la mort… Le comportement à l’égard de la bête décide de la vie. De là le rôle que le félin joue dans les cérémonies d’initiation imbues d’un sentiment de vie et de mort » [43].

Le lion est un initiateur parce qu’il est l’Initié lui-même celui qui garde l’entrée du chemin. Il veille sur le secret et a pouvoir de le donner à qui peut rencontrer sans en mourir la puissance de son regard fascinant, c’est-à-dire la puissance même du fond dont il est dans le texte de Koumen l’un des représentants les plus typiques par l’ambiguïté de sa figure, par son pouvoir de nouer et de dénouer le destin de ceux qui cherchent le savoir, la connaissance cachée des choses. Dans le récit de Koumen il n’est pas que le lion qui soit le gardien du fond, du secret initiatique il en est un autre dont nous n’avons pas encore précisé la figure bien que nous l’ayons déjà entrevue à propos de la triade Taureau sacré, Vache mère, Agneau Céleste et à propos de la parole de Silé : « Je suis voyant pour avoir aperçu Foroforondou dénouer sa coiffure », cette figure est celle de Foroforondou. Qui est Foroforondou ?

Foroforondou

Foroforondou est l’épouse de Koumen, le dieu pastoral. Elle préside au dénouement des nœuds. Elle est la gardienne de la tradition pastorale et veille sur le Kaggu et le ngaïnirki [44]. Si Koumen est celui « qui introduit les enfants (ceux qui cherchent à s’initier) et si c’est encore « lui qui congédie ceux qu’il faut éconduire » [45] c’est Foroforondou son épouse qui initie. « Devant Foroforondou Silé sera un homme » [46]. Silé est « voyageur vers Foroforondou » qui prononce des sentences irrévocables subjugue les sorciers et dompte les méchants » (47, car Foroforondou a le pouvoir comme le lion de nouer et de dénouer- ce qui est le même – le destin des hommes qui cherchent la connaissance du pastorat. Elle est la gardienne de la tradition du Taureau sacré ; de la vache-mère et de l’Agneau Céleste. C’est pourquoi c’est encore elle qui présente les dieux dont elle a la garde, étant celle qui veille à que ceux-ci soient correctement nommés, c’est-à-dire à ce que la tradition soit respectée. On pourrait voir là une des fonctions majeures de la femme peul – négro-africaine – comme gardienne et transmetteuse des valeurs et de la culture.

La figure de la déesse dépasse pourtant infiniment ce simple aspect car n’est-il pas dit au postulant : « Va vers Foroforondou douée de prestige. Sois son nourrisson » ? [47]. Ces paroles sonnent de façon à rappeler l’évocation des Mères dans Faust dont Gœthe disait : « Les Mères ! les Mères ! comme cela sonne d’une manière étrange ». Foroforondou apparaît non seulement comme la conquête finale de Silé qui serait aussi la conquête de l’Autre féminin, la Vache dont elle est la gardienne mais elle apparaît aussi comme une Mère. Plus qu’un rapport entre la Vache et Foroforondou, il y a une unité indissoluble des deux qui rend encore la figure de Foroforondou plus difficile à saisir.

Foroforondou est celle qui doit faire de Silé un homme, elle est aussi celle qui doit lui révéler le vrai nom de la Vache et elle est encore celle qui figure la mère. N’est-ce pas là des liens complexes, en une même figure qui évoquent en nous l’image de la Mère ? Foroforondou est en même temps Femme, Initiatrice, Mère. Il faudrait pouvoir creuser davantage, pour en préciser les contours le sens de ce que représente l’image de la mère. A cet égard nous serions amenés à mieux saisir la relation interne qui unit Foroforondou et le bovidé hermaphrodite, « mère universelle ».

Femme, Initiatrice et Mère, Foroforondou réunit dans le même ces trois. « Tiens, voici mon sein tête-le ne crains rien. Tu es mon fils. Tu es l’ami, de mon époux » [48] dit-elle à Silé. Dans ce symbole de sein offert est articulée l’image de la relation nourricière de la mère et de l’enfant mais aussi et essentiellement de l’Initiatrice et du postulant qui reçoit le lait de la connaissance qui fera de lui un homme qui sait et encore de la relation (soulignée par Freud) de l’Amante et de l’amant. Cette relation par son ambiguïté sans doute, est autrement exprimée en ces paroles de Silé : « Je préfère la langue de Foroforondou. C’est d’elle que coule un lait doux et agréable à boire et non de son sein » [49]. Téter le sein et sucer la langue, images mythologiquement correspondantes, bien que la première expression suggère des relations plus complexes qui mettent en jeu le maternel (image de la mère), le sexuel (image de l’Amante) et le cognitif (image de l’Initiatrice, don du savoir). Par contre, ce qui est privilégié dans le fait de « sucer la langue » c’est plus le côté qui touche au savoir ; et Silé en rejetant le sein pour la langue pour mieux marquer et montrer son intention et son désir d’acquisition du savoir ne privilégie-t-il pas du même coup l’Initiatrice qu’est Foroforondou par rapport à la Mère et à l’Amante ? Il est permis de le penser d’autant plus que l’Initiateur Koumen pour se présenter au postulant dit ces paroles : « Je lui communique au moyen de ma salive le charme fécondant la vache ». Foroforondou est donc celle « qui se montre à celui qui aime et protège le bœuf » [50].

Si Foroforondou est celle qui initie qui est donc Koumen ? C’est celui qui ouvre le chemin et montre la voie. C’est lui, l’époux de la reine, « le maître des formulés » « qui introduit les enfants reçus et congédie ceux qu’il faut éconduire ». Mais est-ce là sa seule fonction ? ou plutôt la signification du dieu est-elle simplement limitée à cette fonction d’introduire et d’éconduire ceux qui cherchent la connaissance ? Il faut pour mieux saisir l’être du dieu dont la présence est partout manifestée dans le récit, questionner encore davantage et mieux écouter ce que les paroles disent.

Koumen le Pasteur divin

Koumen est dans tout le récit la figure dont on parle le plus. Partout, on le rencontre, sauf peut-être dans la dernière partie et encore… car le berger, génie des eaux qui souffle à Silé le nom secret dans l’oreille est peut-être Koumen lui-même. De prime abord l’être du dieu semble donc facile à saisir par la multiplicité des détails que nous avons de lui ; seulement, cette trop grande présence qui semble nous le rendre familier et facilement accessible nous le rend peut-être encore plus difficile à cerner, car le dieu est en continuel retrait dans cette proximité même où il s’offre. Il faut dire de lui, appliquant les paroles de Walter Otto sur Dionysos, présent il est absent, absent il est présent. Sa trop grande proximité est déjà une des manières qu’a le dieu de nous tenir son être éloigné. « Je suis Koumen aux formes multiples », dit le dieu pastoral dont l’être est en œuvre dans « le tourbillon soulevant la poussière, l’inondation submergeant les hautes brousses » [51] et dans toute la nature entière avec laquelle il fusionne.

« Je parle aux animaux, les racines des plantes me livrent leurs secrets. Le bruissement des sources, le remuement des feuillages dans les branches, les traits d’une étoile filante, tous me confient leurs secrets. Et la tourterelle qui roucoule j’entends ce qu’elle dit. Et le bœuf qui beugle je connais son verbe… » [52]. Dans cette cosmosynthèse d’où l’être du dieu qui fait signe apparaît, nous voyons en même temps une célébration de la nature toute entière.

Dans la parole du monde se manifestant à même le chant des tourterelles, la surrection souterraine des plantes, le dieu lui-même est parlant de son intimité propre. Entre la nature et lui il n’y a pas de distance ; rien ne les sépare parce que l’être du dieu est originairement lié à celui du monde, car le dieu participe à la première parole du monde. Son origine participe des origines même du monde. « Guéno, le dieusuprême des Peul, me connaît. Du haut il fit de moi un enfant éternel. La terre m’obéit parce que je suis descendu du ciel dans les airs au moment où les grandes eaux étaient en ébullition et enceintes des terres, mères des pâturages et des cultures » [53].

Au delà du symbolisme fertilisant des eaux émerge le mythologème de l’Enfant divin, de l’Enfant éternel, aux pouvoirs illimités « qui connaît la température initiale des eaux, la nature des étoiles et le but de leur existence… le secret de la lune, quand en croissant – faucille, elle transperce les nuages, quand en « rond de paille », elle éclaire les nuits du printemps et vante le beurre et le lait » [54]. Le mythologème de l’Enfant divin est ici celui du Pasteur divin qui apparaît sous les traits mythologiques de « l’orphelin abandonné » ; les deux motifs sont souvent liés et apparaissent dans de nombreux contes. « Silé Sadio surprit (Koumen) couché sous un grand tamarinier. Silé Sadio se saisit de Koumen. Il le croyait un enfant abandonné par une mère dévorée par les fauves. Il lui trouva une barbe de patriarche à moitié grisonnante. Il en fut au comble de la stupéfaction ».

Enfant divin, orphelin abandonné par une mère dévorée par les fauves, cela est un thème extrêmement fréquent que l’on rencontre surtout dans la civilisation des pasteurs. Kérényi et Jung ont consacré une étude décisive à ce mythologème dans « Introduction à l’essence de la mythologie » (Payot 1968), ouvrage capital auquel nous renvoyons le lecteur. Pasteur divin, Koumen est un enfant éternel portant une barbe de patriarche. Le caractère paradoxal de son être est un des traits de la divinité ; car le paradoxe participe de l’essence même du dieu en qui toute contradiction est surmontée bien que les différences qui le constituent soient conservées dans l’extrême acuité de leurs tensions contraires.

Koumen semble, tel que Silé le découvre, fragile et menacé quoiqu’il soit « dominateur » [55]. « Il peut se métamorphoser aux hommes sous la forme d’un enfant de trois, sept ou neuf ans sans jamais dépasser onze ans » et pourtant il est l’enfant « à la barbe vénérable » [56]. Concilier l’inconciliable tel est le caractère paradoxal du dieu qui est en rapport avec tout ce qui touche le pastorat : les animaux, les plantes, les étoiles ; en ce sens, on peut dire que la fonction et la signification essentielles de l’initiation au pastorat, se présentant comme la connaissance relative à la structure du monde, renvoient à une systématique de correspondances cosmobiologiques entre les différents éléments qui composent l’univers. Le monde apparaît comme un nœud dans lequel le plus infime des éléments renvoie à la totalité comme la totalité peut refléter chaque élément.

Koumen le Berger Céleste en étant la voie à l’accès fermé qui mène à la connaissance du pastorat, même en étant à proximité de l’initié est toujours à l’horizon. Il n’est là que pour s’y absenter, étant le dieu qui faisant signe vers lui signifie sa proximité dans le retrait : « Ne portez pas vos regards sur le creux de mon nombril ». Il est en retrait dans l’irruption surprenante de la réalité du monde. Koumen parle en le monde et le monde parle en lui.

Qu’il soit « le maître à la voix dominatrice », signifie qu’il est avant tout le maître de la parole. « Un vrai feu de ciel l’embrase ». C’est pourquoi il est celui qui amène les choses à la lumière en les faisant apparaître dans sa parole en leur état de rigueur ; c’est pourquoi il est celui qui introduit parce qu’il « parle comme un maître et s’exprime comme un souverain ». Le caractère impératif de son langage et de son être n’est rien d’autre que la « tyrannie » même de la parole, le pouvoir dominateur du logos dans son éclatante souveraineté sur toutes choses. Que Koumen apparaisse comme un être terrible « à la colère redoutable » tient donc uniquement au fait que c’est le pouvoir du logos qui est en lui privilégié, sa domination sur l’étant.

C’est pourquoi le postulant qu’il est chargé de diriger doit comme lui être « poète à la parole chantante afin de répandre ce qu’il faut répandre pour créer des chemins » ; car qui mieux qu’un poète sait de quel pouvoir la parole est investie ? Voie d’accès à la vérité de l’être la parole dans sa fonction originaire est d’instaurer un monde habité ; que cette parole soit poétique ou mythique, les deux parlent également à partir du même et manifestent la même indépendance qui est celle du fond vis-à-vis du monde parlé des hommes. Le récit de Koumen atteste cette puissance du dire d’où le fond mythique et le fond poétique dans l’inintentionalité de leur source commune sont parlants.

« Je mène Silé vers le fleuve de vie où il pêchera une ambre magnifique destinée aux âmes souillées [57] dit Koumen, celui qui montre la voie, Silé ne peut vraiment être un initié accompli que si la parole de Koumen, la parole poétique, le touche en l’investissant dans une certaine façon d’habiter le monde qui n’est que poétique. C’est ce que le récit nomme ici « fleuve de vie ». Le fleuve de vie, nomme la source poétique qui est dans l’avènement du sacré où le postulant doit se recueillir. Dans ce fond qui convient « aux âmes non souillées », la proximité du sacré surgit dans la parole poétique. Silé comme Koumen habite poétiquement. Pour être initié, il faut que Silé de Koumen reçoive le don de la parole qui fera de lui un poète qui a pouvoir de nommer le fond des choses et de dire le Sacré dans l’avènement de sa parole.

Etre poète veut dire ici parler de telle façon que dans l’avènement de la parole qui est don du sacré le monde surgisse et que nous y soyons. Silé doit comme Koumen par la parole qui est voie d’instauration du monde ouvrir le chemin par lequel nous advenons au monde et le monde en nous. L’initiation que Koumen dirige est cependant un tout, au bout duquel le postulant doit non seulement apprendre tout ce qui touche le pastorat, mais apprendre aussi à habiter poétiquement le monde. Il n’y a pas là de différence entre la façon de vivre éthique et la façon de vivre poétique ; connaître les lois de la nature qui régissent tout ce qui concerne le pastorat (botanique, astronomie) et respecter les lois morales (intégrité, courage, souci de défendre la veuve et l’orphelin) sont intimement liés, et cela va de pair avec le fait de pouvoir habiter poétiquement. En ce sens « le beau dire et le bel agir » [58], l’esthétique et l’éthique sont inséparables.

C’est tout cela que Koumen enseigne, car le postulant doit non seulement être « berger chanteur », mais il veut aussi être « connaisseur ». « Il n’exposera sa poitrine velue que pour défendre la vache, la femme et l’orphelin. Son cœur est pur, ses mains sont propres » [59]. Avec Koumen ce qui apparaît c’est le pouvoir dans sa possibilité authentique d’instauration du monde de telle sorte qu’il puisse être habité. L’être du dieu qui est sans cesse parlant de lui-même, de son être propre, tient son pouvoir central de la parole et parle de la parole parce qu’il est « le maître qui allume pour éclairer ». « Je suis Koumen… Je suis armé de paroles onctueuses pour les esprits fins et les âmes délicates… »

Koumen est le dieu qui communique le savoir à l’initié « en lui faisant sucer sa langue ». N’est-ce pas là dire que Koumen est le dieu dont l’être est essentiellement en prise sur la parole en tant que celle-ci est articulé à partir de son pouvoir de produire un monde habité. « Maître des formules » [60], Koumen n’apparaît comme le dieu qui enseigne la vertu fécondatrice de la parole que parce que comme nous l’avons dit, son être est en prise sur elle. Ceci expliquant cela. L’être de Koumen s’y implique tout entier en la produisant.

Opposé à son autre féminin qu’est Foroforondou, Koumen non seulement apparaît comme celui qui ouvre le chemin, mais aussi comme celui par qui l’initiation s’achève, par qui la lumière advient. « Silé te voilà à mon seuil », dit Koumen [61] ; ce seuil introduit et, à la fin du récit, c’est encore Koumen qui « ramène Silé à la lisière de ses domaines pour l’y abandonner à ses propres forces » [62]. Ne serait-il pas permis de voir ici que l’initiation commence avec l’apprentissage de la parole et s’achève avec la maîtrise de la parole ? Cette maîtrise qui fait que par le pouvoir « magique » que confère la parole, Silé peut vaincre le lion. La parole est force. Elle est au commencement et à la fin ; et toute l’initiation est en somme un voyage au cours duquel le postulant en apprenant à mieux nommer apprend à mieux parler, à parler juste comme le fait le poète lequel en parlant, instaure le monde à chaque fois en s’y produisant lui-même chaque fois. Quand parle un poète, parle la première parole du monde. Koumen est essentiellement poète car il habite originairement et fait un avec l’essence des choses qu’il habite originairement.

Pour parler le langage de Frobenius avec le mythologème de Pasteur Céleste, tel qu’il apparaît ici, se manifeste la manière qu’ont les Peul de jouer leur réalité quand ils ont été saisis par l’essence des choses, par l’essence païdeumatique. Koumen, le Berger Céleste en étant saisi par l’essence de la plante, de l’animal (des bovidés), des astres, du temps joue en quelque sorte le jeu même du monde, jeu dans lequel il se produit tel qu’il se propose. Qu’est-ce que produire ? L’ambiguïté du terme « indique, écrit Levinas, et l’affectuation de l’être… et sa mise en lumière ou son exposition. L’ambiguïté de ce verbe (produire) traduit l’ambiguïté de l’opération par laquelle à la fois s’évertue l’être d’une entité et par laquelle il se révèle » [63]. Koumen en se produisant dans la parole du monde qui est la sienne propre non seulement s’y joue en y tenant « noué » son être propre, mais s’y révèle aussi tel qu’il est.

C’est dire que ce qu’il est à la fois dans la parole mythique qui instaure le monde et lui-même, manifesté et caché, dérobé dans le retrait de la parole elle-même. La parole mythique en parlant à la fois éclaire et voile, de même Koumen. « Silé Sadio cherchait sa vache égarée quand il entend ceci : « Ma voix ! Ma voix … me voici, je suis Koumen » [64]. Pourquoi le dieu se distingue-t-il de sa « voix », de ce qui amène sa parole au jour, de ce qui la fait apparaître dans l’éclatement propre de sa lumière (telle que l’étymologie de voix le suggère) s’il n’était pas en retrait lui-même dans sa propre parole ? Mais être en retrait dans sa parole ne veut pas dire qu’il n’y soit (être) pas. Au contraire. L’être du dieu n’est jamais donné de façon évidente. Quand il se manifeste, sa proximité est encore lointaine. Qui est donc Koumen ? Nous l’avons rencontré dans la parole mythologique sous les traits du Berger Céleste dont l’être est essentiellement en prise sur la parole originaire dans sa puissance fondamentale, inaugurale, non Thématique, participant d’un fond à la fois éthique et poétique d’où le dieu lui-même est en œuvre.

Une façon originale d’habiter le monde

Certes, nous aurions pu souligner davantage certains aspects du texte et aurions pu parler de certains autres que nous avons délibérément écartés de notre étude. Ainsi nous n’avons que très peu parlé de la symbolique des nombres et pas du tout de celle des couleurs, ni donné la signification symbolique des « 12 clairières » et des « soleils » rencontrés par le postulant. De même nous n’avons pas éclairé le sens de tous les symboles rencontrés au pays de la connaissance.

Si nous avions eu le dessein d’entreprendre une étude de ce genre l’idéal serait d’accompagner Silé et de le suivre pas à pas, de conformer notre regard au sien. Notre dessein était simplement de nous en tenir à l’essentiel, de nous tenir dans la proximité de la parole mythologique à partir de laquelle les pasteurs peul en se produisant produisent aussi le fond qui est le leur. Le mythologème du Berger Céleste tel que nous l’avons rencontré dans le récit articule un horizon de sens au-delà des symboles constitués, et nous ne saurions le thématiser dans des significations locales sans en trahir la profondeur de la vision du monde qui est en œuvre dans son autogenèse.

La conception du monde des Peul jouant leur destin à travers celui des bovidés nous a révélé avant tout une façon originaire d’habiter le monde qui, pour poétique qu’elle soit, est en son fond même éthique ; précisément parce qu’elle est dans l’expression d’un fond d’où l’éthique et le poétique ne se distinguent pas. Qu’est-ce ici que l’éthique sinon le séjour que nous sommes auprès de… ? A l’expression du fond peul qui fait irruption dans l’autogenèse même du Berger Céleste, c’est tout un que d’habiter poétiquement et de se tenir auprès de… que cette façon de se tenir vise la proximité des hommes ou des dieux ou les deux ensemble. Koumen le Berger Céleste en montrant le chemin à l’initié, nous l’avons vu, lui signifie aussi du même coup cette manière de se tenir qui fera de lui non seulement « un berger chanteur », « un poète » à « la parole chantante », « un voyant », mais aussi un homme juste et intègre, c’est-à-dire un homme au cœur pur et « aux mains propres », selon les paroles même de Koumen. Le postulant doit être tout cela à la fin de l’initiation.

L’initiation telle qu’elle apparaît dans ce récit nous montre ainsi que son essence dépasse largement la simple consécration d’un avoir, l’acquisition d’un savoir ; elle vise aussi fondamentalement à produire un être nouveau. Telle est la destination, la motivation fondamentale qui se profile à l’horizon du voyage initiatique de Koumen, lequel récit en articulant un monde en prise sur la parole articule aussi la puissance de la réalité d’un fond que les Peul produisent à la lumière en s’y produisant eux-mêmes.

[1] Hampaté Bâ et Diertelen : Koumen. Texte initiatique des Pasteurs Peul. Cahiers de l’Homme. Paris – Mouton et Co – La Haye – 1961.

[2] Ibidem p. 33.

[3] Koumen p. 87.

[4] Koumen p. 45.

[5] Ibidem p. 45.

[6] Ibidem p. 61.

[7] Koumen p. 71.

[8] Koumen p. 81.

[9] Koumen p. 87.

[10] Koumen p.51

[11] Cf Kaydara p. 11.

[12] Koumen p. 47.

[13] Ibid. p. 77.

[14] Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Edit. L’Age d’Homme 1973, p. 83.

[15] Koumen p. 77.

[16] G.C. Griaule, Ethnologie et Langage. La parole chez les Dogon. Edit. Gallimard 1965, p. 27.

[17] Koumen p. 49.

[18] M. Heidegger – Introduction à la métaphysique, p. 142.

 

[19] Koumen p. 71.

[20] Léo Frobenius – Histoire de la civilisation africaine. Gallimard 1953 – p. 31.

[21] H. Maldiney – Regard, parole, espace, p. 145.

[22] Heidegger – Approche de Holderlin, Gallimard 1973, p. 54.

[23] Léo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine, p. 37.

[24] Hampaté Bâ – Kaydara – Récit initiatique peul, Julliard 1969. Classiques afric. 7 – Bruges, Belgique, p. 159.

[25] Kaydara, p. 161.

[26] Koumen, p. 73.

[27] Koumen, p. 69

[28] Koumen, p. 73.

[29] Ibid. p. 81.

[30] Koumen, p. 45

[31] Koumen, p. 79.

[32] H. Maldiney – Aîtres de la langue et demeures de la pensée. Edit. l’Age d’homme – Lausanne (Suisse), 1975, p. 130.

[33] Koumen, p. 8I.

[34] Koumen, p. 28.

[35] Koumen.

[36] Koumen, p. 81-83.

[37] Koumen, p. 89.

[38] Koumen, p. 69.

[39] L. Frobenius – La civilisation africaine, p. 61.

[40] L. Frobenius – La civilisation africaine, p. 65.

[41] L. Frobenius – La civilisation africaine, p. 67.

[42] L. Frobenius – La civilisation africaine, p.69.

[43] L. Frobenius – La civilisation africaine, p. 82.

[44] Cf. Koumen, p. 16.

[45] Cf. Koumen, p. 45.

[46] Cf. Koumen, p. 39.

[47] Cf.Koumen, p.39

 

[48] Koumen, p. 75.

[49] Koumen, p. 31.

[50] Ibid., p. 81.

[51] Koumen, p. 33.

[52] Koumen, p. 42-43.

[53] Koumen, p. 35.

[54] Ibid., p. 35.

[55] Koumen, p. 49.

[56] Ibid., p. 43.

[57] Ibid., p. 41.

[58] Koumen, p. 87.

[59] Koumen, p. 41.

[60] Ibid., p. 35. (61) Ibid., p. 33.

[61] Ibid.,p.33

[62] Ibid., p. 81.

[63] E. Levinas – Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité – 4e édition Martinus Nijhoff – La Haye 1974, p. 4.

[64] P. 33.