Culture et Civilisations

L’ENFANT DANS LA CULTURE DE LA FORET ATLANTIQUE

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1979

En cette Année de l’Enfant, Roger Dorsinville, qui a déjà évoqué pour « Ethiopiques » les masques (Eth. N° 4) la danse (Ethi. N° 5) et les contes et proverbes (N° 8) de la forêt atlantique sur l’ancienne « Côte des Graines », résume comment il a perçu l’enfant dans cette société rurale où le processus de mutation, sans doute évident, paraît plus lent que dans d’autres sociétés chez lesquelles la colonisation européenne l’a accéléré.

Si l’enfant, venu aveugle et muet du royaume des morts, plonge dans la confusion, la métaphysique de l’Hinterland entre l’ancêtre divin qu’il rappelle et préfigure et les ignorances manifestes de sa vie de relation, son approche par l’éducateur social est éminemment pragmatique. Il faut tout lui apprendre et on lui apprend tout, ce qu’il porte d’excellence et de sagesse sous les apparences de l’impuissance, rejoignant un ordre impondérable et imprévisible. A quelques élus il est donné de manifester très tôt que la matière et les esprits leur sont soumis. Aux autres il faut les guides de la coutume et des rites, un long processus de formation aux mains de la société toute entière.

Le nouveau-né n’est donc pas absolument « nouveau ». Il vient d’ailleurs, et si on le prend en mains, c’est sans oublier qu’il est porte-mystère, peut-être porte-lumière. Bien sûr il est menacé : le royaume de ce monde est celui des ténèbres et de la douleur, et les maîtres de ce monde conspirent contre toute nouvelle vie, pour eux une menace. A cause de cette conjuration, aucune naissance ne peut être simple, livrée à la seule nature.

L’accouchement de la femme n’a jamais lieu, si on peut l’empêcher, dans sa propre maison : trop d’esprits malins en connaissent le chemin, aux aguets pendant toute la période de gestation. Elle se tend pour être délivrée dans la hutte de sa belle-mère ou d’une autre parente, peut-être chez la Ma-Zo [1]. Elle y est prise en charge par les anciennes dont l’une ou l’autre fait figure de spécialiste au titre d’une longue pratique et de techniques héritées. L’événement est important, requérant, outre la science la plus élevée que peut fournir le voisinage, des rites de protection où figure quelque esprit, lui aussi « spécialisé » peut-être comme l’a vu Harley chez les Mano : l’esprit de quelque célèbre accoucheuse décédée dont le masque prié, lavé (l’eau du lavage servant ensuite à frictionner la patiente) est gardé près du lit de travail. Toute présence mâle est bannie des lieux. S’il faut faire appel au sorcier en cas de complications, il donnera de l’extérieur sa « consultation » après avoir été renseigné sur les difficultés de la présentation.

L’expérience et les données de la Tradition font souvent des « anciennes » des accoucheuses compétentes, sachant au moins comme le dit Harley « ce qu’il ne faut pas faire » ; le traitement de la malade n’est jamais violent ou irrationnel ; elles y emploient une psychologie et des pratiques patientes, encourageant la femme en travail, lui tenant la main, la soutenant pour la faire marcher. A tout prendre, dans les conditions du lieu et de la culture technique, leurs qualités professionnelles sont surprenantes.

L’ésotérisme saisit l’enfant à la naissance. La mère reste cloîtrée quatre jours s’il s’agit d’un garçon, trois s’il s’agit d’une fille. La première chose qui sera administrée à l’enfant sera de l’eau, symbole de pureté. L’enfant mort-né ou décédé pendant la période de claustration serait sans cérémonie, enfoui quelque part et on n’en parlerait plus, clandestinité et silence répondant à la préoccupation de rompre le contact avec l’esprit malin coupable de l’avoir emporté, de le dérouter de la mère afin d’assurer à celle-ci de nouvelles couches heureuses. Le père et l’aïeul sont les seuls mâles admis auprès de l’enfant pendant les premiers jours, et c’est encore pour empêcher le contact entre une vie fragile et des influences pernicieuses. Après la période de confinement, l’enfant peut être vu, visité et au septième jour, lavé et si possible vêtu de blanc, il opère son entrée dans le « quartier » au milieu d’une explosion de joie. Les femmes, les filles accourant empressées et joyeuses, le visage des filles nubiles offrant une étude de contrastes entre l’étonnement, la curiosité, la timidité : visages soudain ambigus entre l’avidité et les convenances.

Après les premières vingt quatre heures, l’enfant aura reçu le sein et très rapidement la nature des occupations de la mère l’y contraignant, le régime alimentaire du bébé se doublera de l’administration d’eau de riz et autres tisanes de féculents, aucun horaire n’étant consulté sinon les désirs de l’enfant. Bientôt ces liquides s’épaissiront, instituant un régime de bouillies (de riz, de manioc) et de purées (de plantains, de légumes) qui conduira l’enfant jusqu’au sevrage. Sauf à l’époque de la récolte, les bras ne manqueront jamais pour bercer l’enfant, anciennes et « nô » s’y offrant spontanément, les jeunes mères ayant déjà allaité lui offrant souvent leurs seins secs. Dès que les membres de l’enfant auront forci et l’articulation des reins assurée commencera son portage, l’enfant chevauchant la mère « assis » dans une large pièce d’étoffe portée en ceinture. Grebo et Kru ont pour ce faire un panier de portage. Au Nord des Grebo et des Kru, chez les Gio, le gardiennage des bébés aux époques préoccupantes des semailles et de la moisson est confié à des chiennes dressées qui les protègent des serpents et autres animaux nuisibles et les gardent « léchés » tirant à l’ombre leurs nattes à mesure que tourne le soleil.

Dès sa naissance, l’enfant a été mis sous la protection de multiples amulettes, les unes de protection générale, les autres spécifiques des endémies infantiles vers intestinaux, éruptions, champignons (crawcraw) chiques, dysenterie. L’enfant porte des grigris en collier ou dans les plis de ses vêtements, aux membres. Il n’aura pas trop de protections (en fait pas assez et surtout pas assez « spécifiques ») contre les trois Grands : malaria, vers, dysenterie et la nuée de diablotins nuisibles qui les accompagnent. On signale toutefois la rareté du tétanos, surprenante parce que sur toute blessure, en attendant l’intervention du « médecin » s’appliquent automatiquement des feuilles écrasées formant un mélange onctueux avec certaines boues.

L’enquête à l’américaine réserve une place dans ses questionnaires à l’âge du « bowel training » de l’enfant africain. Autant s’inquiéter du rythme d’évacuation des chiots de brousse.

En zone « civilisée », la contention de l’enfant marque une étape de la croissance et correspond à l’âge des premiers pas. La croissance en raison dans l’Hinterland commence avant, favorisée par le portage qui fait de l’enfant un constant témoin de toutes les démarches des grands. Il n’attend que le moment de marcher pour se préoccuper de son propre « isolement ».

Toutes les habitudes d’hygiène s’acquièrent par la vertu de l’exemple. Il n’est pas de village sans pièce ou cours d’eau attenant. Le portage bi-quotidien de l’eau du bain est l’une des tâches déléguées aux « nô » par les femmes. La corvée de l’eau est gaie ; elle commence et finit la journée par des chahuts amicaux et d’incessantes causeries. L’habitude du double lavage ainsi acquise dans le compagnonnage et les rires ne se perdra plus, les garçons ayant plus tendance à sortir de cette discipline que les filles dont la coquetterie est autant mimétique qu’objet de leçons.

La politesse et les devoirs d’état envers l’âge adulte s’enseignent dès que l’enfant est en mesure de comprendre et d’agir indépendamment de la mère. L’exigence n’est pas accablante au cours des premières années. Dès lors que l’enfant n’est pas désobéissant ou têtu, on ne s’attend pas à ce qu’il réprime ou refoule ses antipathies ou ses sympathies. Il garde longtemps sa spontanéité, mais déjà à six ou sept ans c’est un « contractuel » qui connaît les « petites lignes » de la règle sociale. Saluant l’adulte, il lui présente l’épaule basse, amorçant une génuflexion qui est le rappel des prosternements d’un autre âge. L’adulte touche l’épaule et dit un mot de bienvenue ; l’enfant se retire dans un coin où il reste immobile, puis prend sa volée pour rejoindre ceux de son âge. Il a appris à ne plus regarder aucun adulte en face et, là où il doit subir leur présence, à ne bouger qu’à bon escient. Sa capacité hiératique n’a d’égale que sa curiosité et, censément aveugle derrière le rideau de ses paupières, il n’est pas un geste, pas une idiosyncrasie du grave entourage qu’il ne soit prêt à reproduire pour ses camarades dans la plus convaincante des pantomimes.

Les yeux posés sur l’étranger, ils semblent méfiants, ils ne sont que vigilants, prêts à se donner pour rien : pour un sourire, une bonne parole, prêts à le suivre. Car l’Hinterland, renouvelant en ceci les dispositions des deux ensembles soudanais et bantou, aime à partir de sa prison l’étranger qui lui paraît libre et messager d’un monde autre présumé meilleur. Les visages nouveaux doivent livrer l’unique secret qu’on en sollicite : Nous aime-t-il ? Les objets nouveaux, tout ce que porte l’étranger, sont commentés, évalués, touchés, touchés surtout, moins à cause d’un réflexe d’avidité que parce que le toucher est le moyen suprême d’évaluation. L’objet se donne dans le toucher, et s’il est lisse, tiède, souple, il en acquiert une « conviction » où n’entre pas l’évaluation fonctionnelle.

L’initiation n’est plus un rite de puberté que chez les Gio. Dans le secteur Poro où la longueur des sessions a disloqué les classes d’âge, elle réclame souvent l’enfant à un âge très tendre. Des parents inquiets ont forcé leurs filles dans le Sande à un âge contraire à l’esprit même de l’institution. Les garçons peuvent être réclamés à l’âge de six ans. Le Poro, dans ses préoccupations socialisantes, aura donc contribué à enlever à l’individu une partie sensible de cette adolescence que déjà lui disputent les circonstances de la vie et de la subsistance.

Il n’y a rien de comparable dans le secteur Poro à la liberté adolescente des Gio qui jusqu’à treize ans parfois quinze ou seize, sont chaque année, entre la récolte et les semailles, donnés à l’entière liberté de courir les campagnes autour de leurs villages. Les parents ne se préoccupent que de leur donner, quand ils viennent en quérir, de la nourriture et l’équipement nécessaire à leurs jeux qui souvent sont moins des jeux qu’un libre apprentissage des techniques vitales de la communauté.

Ils construisent des tonnelles, des cases, des « villages », des forteresses à leur échelle. Ils grimpent, nagent, tendent des appâts, chassent, chassent surtout : plus d’un adolescent a tué en ces circonstances son premier daim. Les filles cuisent leurs aliments ; des chefs nés émergent qui prennent le commandement des excursions.

Sur les activités de cette période heureuse plus que sur l’initiation repose le « patriotisme » Gio, comportant et pour l’évolué désormais sans amarres et pour l’adulte emporté par l’âge et les tâches, un élément de nostalgie. Il n’y a pas de nostalgie de l’initiation mais peut-être une fierté agressive qui la situe, avec l’esprit de corps et ses succédanés, sur un autre plan.

Des initiés récents, encore sans responsabilités précises, rejoignaient ces libres bandes dès qu’ils pouvaient s’échapper pour quelques heures ou quelques jours.

Tempêtes irraisonnées

Ainsi les Gio repliés avaient-ils su conserver, entre leurs ados colonisés et les voisins avec qui s’acculturaient leur périphérie : Mano, Kono (r), Kran et Mandingo, le laisser-vivre de l’adolescence tandis qu’ailleurs la tradition s’en trouvait modifiée par la guerre permanente (Kru-Grebo), par la civilisation ou ses ersatz (Kru côtiers, Bassa, Dey) ou par les voies divergentes de l’Eglise Poro.

Si les tout petits ne connaissent que la tendresse, le seigneur lui-même allant parfois jusqu’à les bercer sans sourire, la croissance entraîne l’enfant sur un parcours caillouteux traversé de quelques violentes rafales. On voudrait tenter de résumer ainsi les modes caractéristiques de la formation des jeunes classes :

  1. a) Assignation à des tâches d’âge : transport de l’eau (les deux sexes), balayage (filles), commissions (deux sexes), transport du bois (garçons) , les uns et les autres aidant les parents dans les tâches de la vie économique et domestique ;
  2. b) Dispersion des enfants grandissants à travers les familles de la communauté consanguine et alliée ;
  3. c) Initiation ou passage de l’autorité normative aux mains du clergé chargé de socialiser les tendances et les connaissances ;
  4. e) Préparation professionnelle sérieuse de l’adolescent après l’initiation et préparation de la fille au mariage.

Pendant ces années, la tendance des enfants grandissants à s’isoler du monde adulte, formant leurs congrégations fermées avec leurs mots de passe, leurs signes de reconnaissance et des « gloussements » de connivence pour exprimer toutes sortes de sentiments, est générale. Le contact avec les adultes, pas toujours amusant, peut devenir dramatique. Caractéristique de l’adulte vis-à-vis du jeune âge est une insécurité fondamentale sur les voies et moyens de l’éducation, sur ses techniques sinon sur son orientation. Exprimée vis-à-vis des tout petits par l’affection jalouse, le long portage, l’allaitement prolongé, elle devient, avec le passage du temps, la croissance, l’âge questionneur, vaguement « méfiante » , provoque les longs silences, l’abandon de l’enfant à soi, la mise en gardiennage et explose occasionnellement en tempêtes irraisonnées.

CAS § 12 ACCÈS DE VIOLENCE IRRAISONNÉE

Sujet : M – Sexe : F.

Tribu : Vaï.

Statut : Illettrée.

Age : 11-12 ans.

Aînée de trois. Sa cadette, huit ans, a été longtemps gâtée, longtemps portée et l’est encore occasionnellement sans justification malgré la présence de la dernière née : 2 ans. La cadette, bien qu’intelligente, a visiblement trop pris l’habitude de dépendre de la tendresse maternelle et est désorientée loin d’elle. Mais, comme c’était naturel dans les circonstances, est self-reliant, débrouillarde, volontaire. On ne peut la dire têtue, mais elle extériorise généralement peu d’affection. Le diagnostic c’est qu’elle est maladivement jalouse de la cadette, et peu disposée à « rire » avec une mère qui lui vole sa part d’affection. – Cette mère est pourtant une personne gaie, toujours de bonne humeur, portant allègrement les charges d’une vie pas très difficile. Une après midi, pour rien ou presque rien (Maïma indocile a traîné en cours de commission ; interrogée sur son retard, elle s’est fermée ; peut-être a-t-elle « bougonné ») la mère lui tombant dessus la fouette, d’un bras dur, se fatigue, use le fouet de l’autre bras. L’enfant hurle, ameutant le village. Concours de gens. On arrache enfin Maïma à sa mère. Le lendemain, on demande à celle-ci : pourquoi ? De bonne humeur, comme toujours, elle répond : « C’est elle ; elle est toujours désobéissante ; pourquoi ne lui demandez-vous pas » ; et après un temps elle ajoute : « Je ne fais pas ça souvent ».

 

CAS § 13 VIOLENCES MOTIVÉES HORS DE PROPORTION AVEC SES CAUSES

Sujet : Musu – Sexe : F.

Tribu : Vaï.

Statut : Illettrée.

Age : 15-16 ans.

A un grand père, sévère, intransigeant, jouant volontiers les « terreurs ».

Son traitement de l’adolescente, toujours dur, sévère, dans le meilleur des cas silencieux, car pour lui parler il affecte toujours le ton d’un juge.

Cet âge est difficile, c’est celui du diable et bien que Musu, désamorcée par l’initiation, soit une fille « bien tranquille » l’insécurité du grand-père est manifeste. Un jour, parce qu’elle s’est servi du mouchoir de tête d’un jeune voisin (signe possible de « complicité » amoureuse) le grand-père tombe sur elle comme un matelassier passant sa laine au fléau. Les portes s’ouvrent, les voisines accourent, mais l’homme a le double privilège d’être le chef du village et celui de la famille. Les femmes ne peuvent que créer une atmosphère d’émeute sans lui arracher l’enfant. Une des épouses l’emporte enfin étourdie.

On notera dans les deux cas le même élément théâtral : la foule accourt, c’est le chœur, exactement : un chœur de participants.

Elles font du bruit, crient, s’interpellent, interpellent le « bourreau ». Quand elles l’osent, l’une arrache le fouet, l’autre la victime. Elles portent de l’eau, des infusions, entourent de moins apaisants les deux partis. On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a eu au départ dans cette violence publique, simulée, autant que réelle (devenue réelle après avoir été simulée) un appel au chœur, un besoin profond du chœur, communauté de témoins afin d’en recueillir quelque certitude, serait-elle d’avoir tort.

En dehors du bush-school auquel pour un temps est passée la haute main, les parents semblent prendre des précautions contre eux-mêmes en confiant les enfants aux autres membres de la famille, sur place ou dispersée. Il n’y a pas de père de l’Hinterland qui ne soit prêt à laisser vivre son enfant dans un village plus important, dans le voisinage d’une école ou à la ville avec quelque « évolué » chaque fois que s’offrent la chance d’une « relève » et l’hypothèse d’une meilleure orientation.

Des Ganda de l’Uganda, Martin Southwold écrit ces lignes qui rendent un son familier bien que l’Hinterland libérien ne systématise pas tant à cet égard ses attitudes : « A cause de l’instabilité du mariage, beaucoup d’enfants ne sont pas élevés par leurs mères. Ceci peut être psychologiquement déplorable mais ne constitue rien de neuf pour les Ganda où la coutume a toujours été de faire élever les enfants loin de la maison. On donnait les enfants aux parents comme un acte de faveur afin de maintenir vivaces les liens et le frère de la mère avait droit à la moitié des enfants de sa sœur jusqu’à leur puberté, à moins que leur père ne payât le droit de les garder. On considérait meilleur pour les enfants d’être élevés là où ils pourraient être soumis à une discipline plus stricte qu’au foyer ».

Les jeux des enfants

Chants et danses ne sont pas absents des activités des enfants, mais sont loin d’y figurer comme prioritaires. Activités pour eux d’abord mimétiques quand les aînés s’y adonnent dans leur voisinage, elles deviennent ensuite l’objet d’une discipline collective précise et contraignante visant à l’excellence et s’improvisent rarement de manière spontanée.

Quoiqu’en pensent les voyageurs de quelque séance « spontanée » dont ils auraient été témoins, le chant et la danse sont affaire d’occasions réglées par les traditions, et aucun esprit de libre improvisation ne prépare l’enfant de l’Hinterland à reproduire les stéréotypes du « fou chantant du monde » et du nègre déhanché, favoris de l’Occident.

Tandis que les fillettes sagement en cercle se livrent à des tissages de fibres aux variétés infinies, les garçons dansent moins qu’ils ne s’adonnent à des jeux de force et d’habileté au sein desquels figure la lutte, un destin de lutteur professionnel, dont la tradition se perd attendant autrefois les plus forts et les plus adroits.

Les fillettes ont des poupées faites de riens, pour lesquelles leurs « frères » fabriquent des maisonnettes avec la même technique qui leur sert à préparer des pièges à oiseaux et à rongeurs. Souvent ils élèvent des lézards, des tortues, etc. Les garçons jouent à la toupie, tirent (de plus en plus rarement) à l’arc, pratiquent deux ou trois espèces de frondes (auxquelles les femmes, gardiennes comme eux du riz contre les oiseaux mange-mil sont aussi expertes). Si la culture physique est inconnue, la gymnastique a sa large part dans les bonds, sauts et cabrioles de compétition venus en droite ligne de l’entraînement athlétique à la danse.

Le football, adopté sur la Côte ne fait que prolonger de manière affaiblie l’esprit de compétition qui présidait aux jeux autrement dangereux de certaines tribus où ils préparaient à l’utilisation agressive de la force et de la souplesse. On n’en veut en exemple que les jeux favoris des jeunes Kru.

Le plus innocent est un jeu de force, pratiqué également par les adolescents occidentaux, consistant pour les adversaires, après s’être alignés l’un contre l’autre le pied droit, à se saisir la main droite poussant ou tirant de manière continue ou par brusques saccades, le premier à perdre l’équilibre étant réputé perdant.

Le jeu est autrement sérieux quand ayant, dans cette même position, saisi chacun l’extrémité d’une cordelette de raphia, il s’agit pour les adversaires de s’assommer de la main libre à coups de poing sans déplacer les pieds, chacun se défendant comme il peut, le vaincu étant celui qui bouge ou qui le premier lâche la corde, la pénalité étant de porter le vainqueur en courant autour de la place du village.

Si aux tout jeunes l’arbre à pain offre les projectiles de leurs batailles rangées, les adolescents se défiaient de quartier à quartier, de demi village à demi village au « jeu » de la toupie. C’étaient des toupies de bois dur mises à tourner au moyen d’une cordelette. Les toupies étaient de taille et les cordelettes se prolongeaient d’un long manche qui en faisait un véritable fouet qui fouettant à toute volée les toupies en pleine évolution les lançaient, projectiles ronflants, à la tête des adversaires. L’adresse était dans l’envoi au but autant que dans l’esquive. Des victimes à ragaillardir et chansonner – par les femmes restaient au sol tandis que les vainqueurs poursuivaient les vaincus de maison en maison, les chassant du quartier où ils devaient acheter le droit de rentrer.

Ainsi s’amusaient les Kru – (qui n’ont jamais eu peur, disent-ils, ni de la douleur ni de la mort), quand ce n’était pas à des concours de javelot ou de fronde.

Les jeux du jeune âge cédaient toutefois chaque fois que c’était possible à l’imitation des aînés. Expéditions de petite chasse, pose de pièges, jeux de construction (de poulaillers, d’étables), chacun s’y adonnant rêvait que vînt le temps où se serait pour de vrai. Comptaient aussi au nombre de leurs distractions, la participation à certaines activités collectives, désherbage, construction de maisons (transport de l’eau, crépissage) pêche (activité féminine à laquelle se mêlaient de tout jeunes garçons) dont le caractère mixte était un charme de plus dans une société où les adolescents des deux sexes vivent pour le général plus séparés que mêlés les uns aux autres.

Les soirs de clair de lune on dansait ; les autres soirs, dans l’intimité des cabanes jouxtées, quelque tante rassemblait les « nô » pour leur conter les légendes toujours moralisatrices de l’Hinterland.

Georges Tabman cite plusieurs exemples d’instruments de musique Gio ayant tiré leur origine de l’expérimentation des enfants sur des tubes, des cordes ou des pieux. Nous nous étonnerons moins d’un génie de l’invention que se partagent toutes les enfances que de la mobilité culturelle, de la disponibilité de l’adulte prenant leçon de ses « muets ».

Les jeux et les noms

En dehors des jeux propres à l’enfance et conçus par les « nô » autour d’accessoires et avec des règles propres à leur âge et à leur condition, les jeux « adultes » dont ils font l’apprentissage sont constamment organisés pour engager l’intelligence, l’esprit de suite et de réflexion. On a déjà compris que la danse nègre est le produit d’une école exigeante et patiente, que si le « rythme est nègre » il ne s’est pas trouvé au berceau, que le tir à l’arc exige plus de coup d’œil et plus de maîtrise des muscles que l’arme à feu et que placer sa flèche dans un oiseau en vol n’est pas donnée de l’instinct mais d’une calculatrice.

Il faut faire un pas de plus et découvrir dans l’acte « gratuit » qu’est le jeu ce qui annule sa gratuité pour l’intégrer dans un système : la création du « problème ». C’est le WI ou KPO* (commun à toute l’Afrique de l’Ouest et qu’ont emprunté d’autres cultures : européenne, américaine) sur lequel se penchent des faces graves, l’élégance étant, en distribuant les graines entre les trous d’en jeter d’un coup de poignet sec deux ou trois qui partis de compagnie gagneront chacune son alvéole.

C’est le jeu Gola de l’araignée faisant glisser une large graine plate du nom de son « père adoptif » avant extrémité à l’autre d’un fil passant (en s’enroulant) par le chas minuscule d’un bâtonnet. C’est proposer l’impossible et le réussir : le chameau par le chas d’une aiguille.

Il en est d’autres : leur nomenclature, leur description mérite une monographie qui serait surprenante, montrant l’homme africain préoccupé, comme méthode de développement de l’intelligence, de créer pour les résoudre des difficultés souvent dosées. (Il y a deux « degrés » dans le jeu de l’araignée : un jouet simple (façon de parler) et le grand frère à double boucle et double graine, objet d’un nouvel apprentissage quand le premier « truc » a été maîtrisé.

LE NOM. – Du nom de l’enfant n’attendons pas des révélations imprévues, mais tout de même des indications assez précises sur la culture de l’Hinterland. Comme dans toute l’Afrique, le nombre des patronymes utilisé par chaque tribu est limité par les traditions de familles ou de clans. Ayant été autrefois bien portés, ils semblent promettre avec leurs vertus des protections particulières. C’est si l’on veut un calendrier de saints réduit à l’échelle de la tribu. Comme en Occident d’ailleurs, on évitera d’écraser le nouveau-né de quelque nom trop glorieux ou trop exigeant pour ne pas encombrer son existence. Cependant des Kru et des Grebo se prénomment Nyesswa, d’après la divinité.

Le prénom, accolé au nom du père – souvent lui aussi un prénom définit l’appartenance tribale ou y tend, certains patronymes étant échangés par affinité entre tribus ou à la suite d’alliances entre familles d’ethnies différentes.

Si ce baptême est de simple coutume, il devient une rigueur dans les cas où, par révélation ou autrement, il paraît certain que le nouveau-né est une réincarnation. Même le Bassa, vis-à-vis du nom a l’attitude la plus casuelle n’hésite pas à adopter celui qui lui est imposé « d’en haut ».

Le Bassa, au contraire de ses correspondants de l’intérieur nomme ses enfants moins selon un calendrier d’ascendants que selon l’événement, la circonstance, l’accident accompagnant la naissant. Un enfant né accidentellement sur la ferme se nommera Greboga (garçon) ou Grebe-ga (fille), le mot Grebo signifiant : ferme. Né sur la grand-route, il recevra les prénoms de « Quiega » ou « Qwiema ». L’enfant d’une femme longtemps stérile se prénommera « Nasi » : il est enfin venu. Un enfant Bassa né à Monrovia recevra peut-être le prénom de « Dumamy » : né de l’autre côté de la rivière Du (nom bassa pour la rivière St Paul). On peut ainsi imaginer une infinie variété.

Contrairement aux autres initiés de l’Hinterland, l’initié Bassa ne reçoit pas le nom nouveau qui n’est généralement porté, mais connu des « pairs » indique quel était dans la société le rang, l’excellence ou la spécialité de l’individu.

Comme tout Libérien de l’Hinterland porté au contact des villes, le Bassa s’empresse d’adopter un nom « américain ». C’est une tendance difficile à combattre ; instituée par les « missions-schools » indication d’un transfert qui s’obtient d’abord par l’éducation, elle est tolérée sinon favorisée par l’Etat. Plus d’un citadin d’origine tribale porte ainsi deux noms, si ce n’est trois, l’enfant envoyé à la ville ayant souvent porté à l’école le nom de son « père adoptif » avant de se distinguer de sa famille d’adoption par l’acquisition d’un nom propre.

Quoiqu’il en soit des avatars du nom au contact de la ville, les improvisations sur les noms des domestiques sont du plus mauvais goût. Le domestique ne dit mot, mais méprise profondément le maître à l’esprit trop facile et trop léger.

Les jumeaux

Comme ailleurs en Afrique et dans d’autres cultures qui n’ont pas l’explication technique du phénomène, la naissance de jumeaux semble manifester une intention spéciale des forces d’en haut. Tout en leur marquant une certaine révérence, l’Hinterland ne semble pas les considérer comme uniformément maléfiques.

Les tribus les plus méfiantes vis-à-vis de leurs jumeaux semblent être dans le Sud-Est les Krahn et les Grebo. On voit intervenir à leur naissance le sorcier qui leur administre l’ordalie au sasswood. Le survivant est censé être porteur d’un bon esprit. Si les deux meurent, un grand malheur a été épargné àla communauté. Au cas où les deux survivent à l’épreuve, leur statut restera toute leur vie celui de créatures très spéciales.

Partout ailleurs, leur fréquentation s’accompagne de respect et d’un certain nombre d’interdits. On ne « plaisante » pas avec les jumeaux, on ne les malmène pas de peur de rétribution soudaine.

Certaines tribus, et les familles des intéressés, se félicitent d’avoir donné naissance à des jumeaux, ceux-ci leur semblant constituer une protection particulière. Leurs pouvoirs de clairvoyance et de guérison ne sont mis en doute par personne. On pourrait même se demander si l’ostracisme dirigé par les sorciers en certains secteurs contre ces êtres « scellés » n’est pas la crainte de leur future concurrence.

En résumé, les jumeaux sont en général redoutés. Leur naissance déroute, pose des problèmes. Dans certains secteurs on rompt le menaçant tandem, dans d’autres on s’en accommode, mais une révérence méfiante accompagnera les jumeaux toute leur vie. La sorcellerie organisée par des jumeaux serait invincible.

Il va sans dire que plusieurs des traits culturels affirmés ici au présent sont en voie de disparition. Mais plusieurs raisons, au nombre desquelles figurent la colonisation par des Noirs rapatriés plutôt que par des allogènes, et les retards dans le développement, expliquent que dans l’ancienne Côte des Graines les mutations sociales aient été moins accélérées qu’ailleurs. La culture des côtes agit sur l’Hinterland moins par éradication que par persuasion et participation, dans un processus d’acculturation mutuelle, en sorte que les dieux de la forêt y sont encore bien vivants. D’où la préservation dans leur authenticité première d’anciennes attitudes et de vieilles coutumes.

[1] Prêtresse du culte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

-ALBOURY NDIAYE, DERNIER GRAND BOURBA DU DJOLOF

-LE MONDE PEUL A TRAVERS LE MYTHE DU BERGER CELESTE

-EQUIANO, PRECURSEUR DE LA LITTERATURE NIGERIANE ANGLOPHONE

-PORTEE REVOLUTIONNAIRE DU PREMIER « ROMAN NEGRE »

-LA FEMME DE COULEUR DANS LES CONTES POPULAIRES FRANCAIS