Sheila S. Walker
Culture et Civilisations

NOMS ET IDENTITE CHEZ LES NOIRS AMERICAINS

Ethiopiques numéro 18

revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1979

 

L’époque actuelle est particulièrement opportune pour essayer de dégager les grandes lignes historiques qui déterminent le choix des appellations caractéristiques des noirs-américains et d’analyser la signification socioculturelle de ces choix, puisque cette époque-ci est encore une période de changement de noms. Chaque société a son propre système conventionnel d’appellation qui peut donner un aperçu sur des aspects de sa culture en indiquant certaines perspectives et valeurs sociales. Les noms sont des indices de l’image qu’un peuple se fait de lui-même et de son sens d’identification sociale. Une analyse descriptive de l’évolution du système d’appellation chez les noirs-américains suggère de très intéressantes perspectives sur la dynamique de leur sens d’identification socio-culturelle et politique.

Dans une telle analyse il est évident que l’on doit commencer par les origines ouest-africaines des noirs-américains. Dans beaucoup de sociétés traditionnelles africaines, comme dans d’autres sociétés traditionnelles du monde, les noms avaient une plus grande signification que les simples étiquettes qu’ils sont devenus dans les sociétés modernes occidentales. Plusieurs des noms qui maintenant ne jouent que le rôle d’étiquettes dans la société américaine avaient aussi à l’origine un sens. Par exemple, les noms de famille anglo-saxons tels que Cooper, Smith, Hunter, et Weaver tonnelier, forgeron, chasseur, et tisse­rand), pourraient être des indices des occupations du groupe familial à l’origine.

Les diverses sociétés africaines traditionnelles ont des systèmes d’appellation différents mais l’on peut généraliser et affirmer que les noms, plus que de simples étiquettes, sont plutôt une partie intégrante de l’identité. Ils peuvent se rapporter à des événements entourant la naissance ou décrire quelques caractéristiques ou potentialités que la famille croit déceler chez l’enfant ou espère le voir manifester. Par exemple, dans certaines sociétés, à un enfant né dans une famille après le décès de plusieurs autres peut être attribué un nom qui veut dire « donné par Dieu », et par conséquent Dieudonné, nom qui se retrouve assez fréquemment dans certaines parties d’Afrique francophone et aux Antilles. A un enfant dont le géniteur était un officier colonial qui refusait comme c’était très souvent le cas, de reconnaître son enfant, pourrait être attribué un nom signifiant « apporter la honte à sa mère ».

Chez les Fon du Bénin, groupe ethnique dont sont originaires une bonne partie des esclaves qui ont été amenés aux Etats-Unis, une série de noms sont en relation avec les diffé­rentes caractéristiques de l’individu.

Une personne peut acquérir de nouveaux noms à des stades significatifs de son existence, tel qu’à la puberté ou au mariage. Le nouveau nom est symbolique d’une nouvelle identité. Certains noms sont privés et ne peuvent être connus ou utilisés que par certaines catégories de gens ou dans certaines circonstances. Dans le système traditionnel, l’individu pouvait encore acquérir d’autres noms résultant d’événements significatifs de sa vie. Les noms des rois d’Abomey, au centre du royaume Fon, étaient tirés des proverbes qui indiquaient la nature du roi ou une qualité de son règne.

Le nom de Houégbadja, le fondateur du royaume, veut dire, le « poisson qui refuse le filet », se référant au proverbe « le poisson qui refuse le filet n’entrera pas », faisant ainsi allusion à la capacité du roi d’éviter tous les pièges tendus pas ses ennemis. Le nom de Tegbessou, un roi qui régna plus tard, veut dire, « le champ d’ignames est plein de mauvaises herbes » ce qui est tiré du proverbe : « Le champ d’ignames qui est plein de mauvaises herbes ne produira pas ». Ce nom a pour origine un évènement qui eut lieu avant que Tegbessou ne devînt roi dans les circonstances suivantes : Le roi Yoruba d’Oyo (Nigéria) exigea que le roi Agadja, lui rendît hommage en envoyant son fils cultiver ses champs d’ignames. Le jeune prince se rendit à Oyo, mais une fois sur place, refusa non seulement de travailler mais aussi de manger, boire et parler. Le roi Oyo, de peur que le fils de son rival ne meure et que le roi Agadja n’use de représailles envers lui, renvoya chez son père le jeune homme. D’où le nom de Tegbessou, sous lequel le jeune homme, considéré comme un héros pour son habileté à déjouer les stratégies du roi ennemi, fut intronisé pour succéder à son père [1].

Ainsi, ces noms traditionnels africains reflétaient certains aspects de l’identité de l’individu et par conséquent en étaient une composante significative.

Une culture hybride

Les Africains amenés aux Amériques comme esclaves eurent à faire face au problème de se créer une nouvelle culture et une nouvelle identité dans un contexte social entièrement nouveau. Dans ce nouveau contexte, les Africains sont devenus des afro-américains au fur et à mesure qu’ils créaient une nouvelle culture hybride combinant dans une synthèse originale des éléments de leur culture africaine avec ceux de la culture euro-américaine.

En raison de leur différence raciale, les afro-américains étaient socialement gardés à bonne distance de la culture euro-américaine et développèrent en conséquence une culture distincte qui leur est propre, tout en participant aussi bien à différents degrés à la culture euro-américaine. La position des afro-américains comme partie intégrale et pourtant différente de la société américaine, a résulté en des approches ambiguës de leur quête d’identité provoquant des types d’ap­pellation montrant la co-existence dans une période historique donnée de noms reflétant une orientation culturelle double et en d’autres types de noms résultant de périodes historiques différentes. L’idée d’écrire sur les noms afro-américains n’est pas nouvelle. Il y a près d’un siècle, des voyageurs blancs du sud des E.U. étaient frappés par les noms « bizarres » ou peu communs des afro-américains, choix attribués à « l’imagination fantaisiste » des afro-américains. Il y a même une collection spéciale de 500.000 noms de Noirs couvrant la période de 1619 aux années 1940 dans le John G White Dept de la bibliothèque publique de Cleveland (Ohio). Cependant, peu d’efforts ont été déployés pour insérer le phénomène du système d’appellation distinctif des afro-américains dans un contexte socio-culturel, bien que Neubell Niles Pucket ait entrepris un effort dans ce sens avec la collection Black Names in America : Origin and Usage (1973)

Les Africains importés aux Amériques débarquaient avec leurs noms d’origine. Quelques-uns continuèrent à être connus par ces noms aussi bien par les Noirs que par les Blancs. Henning Cohen constate, d’un examen de documents sur les esclaves et de journaux antérieurs à la guerre de révolution, qu’à cette période beaucoup d’esclaves portaient des noms africains. Quelques-uns étaient connus exclusivement par des appellations telles que Sambo, Quash, (variante de Kwasi) Mingo et Juba, noms assez répandus au XVIIIe siècle [2]. Puckett révèle le fait intéressant qu’entre 1619 et 1799 les noms africains étaient plus courants parmi les Noirs libres du nord que parmi les esclaves du sud [3].

Ce fait peut sans doute être attribué à la plus grande liberté qu’avaient ceux du nord de définir leur identité plutôt que de s’en voir imposer une autre. Le choix d’un nom africain par les Noirs libres suggère qu’ils s’identifiaient encore à leur continent d’origine.

Le groupe ethnique Akan peuplant actuellement des régions du Ghana, de la Côte d’Ivoire, dont beaucoup d’esclaves étaient originaires, a un système d’appellation comprenant 14 noms, 7 par sexe, selon le jour de naissance de l’enfant. Cohen remar­que que Cuffee et Cudjo parmi les noms masculins et Abba et Juba pour les féminins étaient les plus répandus aux Etats-Unis [4]

 

Garçon Fille
Lundi Cudjoe Juba
Mardi Cubena Beneba
Mercredi Quaco Cuba
Jeudi Quao Abba
Vendredi Cuffee Phibba
Samedi Quamia Mimba
Dimanche Quashee Quashaba

 

Ces orthographes qui sont une version américaine varient d’usage en usage ami : Amériques et en Afrique

Ces noms existaient aussi aux Antilles et furent retenus le plus longtemps possible parmi les communautés de « marrons », comme ils le furent aux U.S.A. parmi les Gullahs des Iles de la mer, c’est-à-dire dans les régions où les Noirs restèrent les plus isolés et furent le mieux capables de préserver les éléments culturels africains.

Dans son livre « Africanisms in the Gullah Dialect » (1947), Lorenzo Turner, historien et linguiste noir bien connu, remarquait l’existence de ce système d’appellation parmi les Gullahs des années 1940, aussi bien que la pratique de traduire en anglais les jours et les noms qui en découlaient.

Un personnage important dans l’his­toire afro-américaine fut Paul Cuffee, remarquable homme d’affaires noir libre, dont le père s’appelait Cuffe Socum. Cuffee, qui mena un mouvement de « retour à l’Afrique », choisit de se faire appeler par le prénom de son père plutôt que par son nom de famille, peut-être précisément à cause des origines africaines de ce nom. Il est intéressant de noter que ce nom a été ressuscité dans les années 70 comme « Coffie », titre et nom de l’héroïne d’un film noir-américain.

De Camp, dans un article sur la transformation en noms des jours de la semaine en Jamaïque remarque qu’ils y ont cessé d’exister comme noms personnels, mais par contre continuent à être utilisés pour désigner les caractères et peuvent même s’appliquer aux Noirs en général. Ainsi « Quashie » est un terme péjoratif pour désigner une femme de mœurs légères [5].

Que ce même genre d’usage existât aux U.S.A. est évident dans l’autobiographie de Zora Neale Hurston, ethnologue et écrivain noir, Dust Tracks On The Road (1971) dans laquelle à plusieurs reprises elle désigne les Noirs, surtout les ruraux, comme des « Coffies ». Meucken constate que du début du 18e siècle jusqu’aux années 1880, « Cuffy » était un terme générique pour désigner les Noirs [6]. De même Puckett remarque que Sambo, autre nom africain courant du XVIIe siècle, était devenu une insulte raciste au 20e siècle et les Blancs appelaient communément les hommes noirs par ce nom [7].

Bien que quelques esclaves fussent désignés exclusivement par leurs noms africains, beaucoup d’entre eux étaient immédiatement rebaptisés par leurs propriétaires blancs pour des raisons de commodité et dans le but de les couper de leur identité propre, imposant ainsi une nouvelle identité, symbolisée par le nom nouveau.

Frank Yerby, dans son roman his­torique The Dahomean (1971) fournit un excellent exemple du processus de changement de nom et de la signification profonde de cette redéfinition de l’individu. Nyasanu Dosu Agausu Hwesu Gbokau Kesu avait été capturé en Afrique de l’Ouest et amené aux Etats-Unis comme esclave. Chaque élément de son nom était une partie importante de son identité personnelle dans son milieu d’origine, dans lequel il était d’usage que les noms se rallongent en fonction des circonstances vécues.

Nyasanu, son nom courant, voulait dire « homme parmi les hommes », indiquant son habileté à venir à bout des difficultés ; Dosu, son nom le plus secret, n’était connu que par les trois personnes les plus proches de lui et pouvait être utilisé pour l’ensorceler ; les quatre autres noms secrets se référaient aux circonstances de sa naissance – les pieds d’abord, à midi, presqu’étranglé par son cordon ombilical, et portant en plus une coiffe qui faillit l’étouffer. Quand celui qui l’acheta lui demanda son nom, il répondit par Hwesu, nom que son propriétaire trouva « trop païen » et décida de transformer en Wesley Parks.

Pour Nyasanu Dosu Agausu Hwesu Gbokau Kesu, fils du grand chef Gbnu et lui-même naguère gouverneur de la province d’Al­ladah au Dahomey, époux de six femmes, l’une d’entre elles la fille du roi, pour lui donc un notable, un « personnage avec nom » dans sa langue chantante Fon ou Fau, la vie était finie. Mais, pour Wesley Parks, bête de somme, un bien meuble, un esclave, elle venait de commencer [8].

Dans une version plus contemporaine du même phénomène, Maya Angelou, dans son livre autobiographique, I Know Why Caged Bird Sings (1969) parle de l’objection d’une femme blanche pour laquelle elle travaillait à appeler une personne noire par un nom aussi sophistiqué que Maya et qui décida de l’appeler Mary, ce qui selon elle était plus convenable pour la vulgarité de son état. Mademoiselle Angelou n’accepta pas d’être appelée autrement que par son nom (« to be called out of her name » est une expression typiquement noir-américaine) et d’avoir son identité déniée, aussi abandonna-t-elle le travail plutôt que de se soumettre à la tentative de dépersonnalisation dont elle avait été victime.

Sur le système d’appellation

Beaucoup d’esclaves n’avaient d’autre choix que d’être désignés par les noms que leurs propriétaires blancs avaient choisis mais ils continuaient à être appelés par leurs « noms de pays » ou leurs noms africains par d’autres Noirs et à donner à leurs enfants des noms africains même s’ils avaient aussi leurs « noms d’esclaves ». L’existence de ce système d’appellation double était reconnue par certains Blancs. Cohen cite des annonces à esclaves fugitifs ainsi libellés :

John – Il répondra plus facilement au nom de Footbea par lequel il était connu dans son propre pays.

Mask – Son « nom de pays » (est) Moussa.

Tyra – Le « nom de pays » de la fille (est) Camba [9].

Turner avait remarqué que ce système d’appellation double continuait d’exister parmi les Gullahs, les gens ayant un nom africain, largement utilisé par leurs amis et leur famille, et un nom plus américain pour les relations « formelles » et imperson­nelles [10].

Les noms que les Blancs donnaient à leurs esclaves tombaient dans certaines catégories. En plus de ceux communs comme Mary, John et Joe, plusieurs recevaient des noms classiques de la mythologie ou de l’histoire gréco-latine tels que Bacchus, Cupid, Ajax, Vénus, Brutus, Cesar, Cato et Néron [11].

DeCamp suggère que les noms « classiques » les plus courants étaient parfois choisis de manière aussi capricieuse que n’importe quelle autre propriété, ou par ironie comme de nommer Platon ou Socrate un individu peu brillant ou Diane la chaste une femme assez active sexuellement. Un esclave pouvait aussi porter le nom d’un politicien ou autre personnage détesté par son maître qui exprimait ainsi son dédain de l’autre Blanc [12].

Bien que la plupart des noms que les Noirs se sont choisis depuis qu’ils ont acquis ce droit avec la fin de l’es­clavage, quand ils eurent cessé d’être « un bien », soient des noms bien américains, d’origine anglo-saxonne, il est aussi vrai qu’il reste une certaine originalité culturelle qui se reflète dans leur système d’appellation. Arthur Palmer Hudson (1938) a fait une collection à partir d’une variété de sources écrites et orales, de plus de cent noms insolites.

Beaucoup d’entre eux reflètent un usage imaginatif et peu orthodoxe de l’anglais par des gens qui ne se sentent pas contraints par des règles et qui se donnent la liberté de transmettre les symboles linguistiques d’une catégorie à une autre, transformant leurs sens pour répondre à leurs propres intentions. Des enfants peuvent porter les noms de « marques déposées », d’éléments chimiques, etc., parce que les parents aiment l’euphonie des mots, tel que Vitalis (le nom d’une huile pour les cheveux), et des jumelles peuvent s’appeler Chlore et Flore.

La licence poétique peut aussi se manifester dans l’emprunt des noms communs, comme Rosy Belle, un gar­çon nommé en hommage au président Roosevelt. La tendance à nommer les enfants, en particulier les filles, d’après les bijoux et les fleurs est courante, bien que la raison de tels choix puisse être surprenante. Par exemple, Hudson parle d’une enfant qui s’appelait Onyx, because « she come onexpected » [13].

Cet exemple et d’autres encore suggèrent que des parties de la société afro-américaine ont conservé certaines attitudes africaines dans le système d’appellation.

Dans plusieurs des cas cités par Hudson, le nom d’une personne peut donner des indications sur les circonstances de sa naissance ou sur sa personnalité. Dans d’autres cas, le nom fait partie d’un proverbe, d’habitude d’origine biblique, puisque la Bible était la source prédominante d’inspiration et de force du peuple noir.

Un enfant fut appelé Fourgon (Caboose) par ses parents qui souhaitaient qu’il fût leur dernier né, et un autre fut nommé James T. L. Smith, selon le même vœu, T.L. signifiant « the last » (le dernier). Gladys Over reçut ce nom parce que sa mère était « heureuse que l’accouchement soit terminé » (« glad it’s over »).

Opium reçut le sien parce que sa mère avait lu que la drogue qui porte ce nom était faite à partir du jus du pavot sauvage (wild poppy) et the baby sure had a wild poppy) [14] (le bébé avait un papa vraiment indomptable). Comme les rois d’Abomey, les noms noirs-américains étaient parfois des proverbes entiers ou des phrases inspiratrices tirées de la Bible, telles que « 0 grave, Where is thy victory ? » (O tombeau où est ta victoire ?), d’où Vick, et « I will rise again » (je me lèverai de nouveau), d’où Iwilla [15].

Les sobriquets jouent un rôle important dans le système d’appellation de certains segments de la communauté noire-américaine, l’attribution des sobriquets permettant d’acquérir des noms reflétant des caractéristiques ou rappelant des événements de leurs vies, tout comme les Fon acquéraient des noms nouveaux à la suite d’événements vécus ou à l’occasion de leurs faits ou méfaits.

Pour emprunter un exemple parfait à l’industrie cinématographique, dans le film noir « Five on the Black Hand Side », le proxénète s’appelait « Fun Lovin » (celui avec qui on aime faire l’amour), et l’agent de la loterie illégale par le biais de laquelle beaucoup de noirs espèrent faire fortune, s’appelait« Rolls Royce » !

  1. « Rap » Brown reçut son nom à cause de la haute qualité de son « baratin » (his rap). Guitar Red est un musicien, comme son nom l’indique, Bobby « Blue » Bland chante le blues, et il est dit que les deux « B » dans le nom de B.B. King veulent dire « Blues Boy ».

Un article sur les sobriquets des Noirs dans une prison contient une liste de noms imaginatifs et révélateurs, tels que : « Heart Trouble » (Problèmes du Cœur), évidemment un grand amoureux ; « Po’ Chance » (Poor Chance – peu de chances) constatant l’impossibilité de devenir quelque chose ou quelqu’un, et « Been Home » (rentré chez lui) un échappé de la prison qui ayant eu des démêlés avec la police avait été renvoyé en prison. « Every Saturday » avait reçu ce sobriquet parce que son patron blanc lui ayant demandé pourquoi il sollicitait toujours de l’argent au cours de la semaine après avoir été payé le samedi, il avait répondu que si le Blanc pouvait devenir noir juste le temps d’un samedi soir, il voudrait rester noir le reste de sa vie [16].

Orientation culturelle double

Ainsi, beaucoup de noms ont été plus que de simples étiquettes : une partie importante de l’identité culturelle noire-américaine. Affrontant les efforts des Blancs pour les priver de leur identité d’origine pour y substituer celle de l’esclave, ils développèrent une orientation culturelle double : envers leur propre communauté noire, dans laquelle leur identité comme personnes se reflétait souvent dans des noms significatifs, et envers le monde blanc avec lequel ils avaient des rapports formels et où ils étaient considérés comme des « non-personnes », portant des désignations arbitraires.

Les parents donnaient des noms significatifs à leurs enfants en suivant des normes qui rappellent l’Afrique, et les sobriquets ont fourni des titres mettant en évidence des actes ou des caractères au fur et à mesure que l’individu avançait dans la vie. Mais de même que le « nom de pays » puis le nom d’esclave, le sobriquet n’était utilisé qu’à l’intérieur de la communauté noire, tandis que le nom « officiel », utilisé dans le contexte des relations avec la société américaine hors de la communauté noire pouvait n’avoir aucune signification et rester inconnu des intimes. Ainsi, le système d’appellation double créé par les esclaves et qui reflète la dualité de l’orientation, continue à exister comme un élément de la culture afro­américaine.

L’attribution du nom était dans un sens, devenue un acte politique pour les noirs-américains. Le fait de prendre de nouveaux noms reflétait l’affirmation d’un nouveau statut social. Cet acte était, en quelque sorte, symbolique de la fin d’un rite de passage d’un statut à un autre. Les noms imposés aux esclaves symbolisaient un changement de statut auquel beaucoup essayèrent de résister en gardant les noms associés avec l’identité « indépendante » qui leur était chère.

Une des caractéristiques principales des noms d’esclaves était l’absence d’un nom de famille, comme en avait toute personne libre, y compris les Noirs affranchis. Les esclaves en fait étaient empêchés de former des cellules familiales solidaires. Un des premiers actes à l’affranchissement pour affirmer leur statut d’hommes libres était de se donner un nom de famille, que beaucoup d’entre eux appelaient « titles « (titres) ou « titlements » [17]. Avoir un nom de famille leur donnait le « titre » de person­ne libre, auquel ils avaient droit (were « entitled »).

Une manifestation du refus des Blancs d’accepter le changement de statut, et donc de considérer les Noirs comme des êtres humains libres et égaux était leur répugnance, plus d’un siècle après l’affranchissement (en 1861), de désigner les Noirs par leurs noms de famille ou de leur adresser les termes normaux de salutation polie, tels que monsieur, madame, mademoiselle (Mr, Mrs et Miss). Le sentiment de supériorité sanctionné par la société blanche surtout dans le sud (où le racisme était le plus ouvert et virulent), s’exprimait en essayant de priver les Noirs de leur dignité en les désignant par leurs pré­noms, quels que fussent leur âge ou leur statut socio-économique.

Un des mécanismes utilisés par les Noirs pour tenir tête à cette attitude et la déjouer fut de donner des noms­titres aux enfants. Par exemple, Dick Gregory (comédien noir dont l’humour s’adresse aux problèmes socio-politiques) nomma une de ses filles « Miss » de sorte qu’aucun Blanc ne pût l’appeler par son prénom sans utiliser un titre de respect. Des titres militaires ou royaux furent ainsi donnés comme prénoms aux enfants pour que les Blancs ne puissent éviter de les appeler par des termes de respect. Ainsi les gens nommèrent leurs enfants Général, Major, Sergent, ou Roi, Reine et Prince.

Le fondateur du premier contingent de franc-maçons noirs s’appela Prince Hall et ce n’est pas par hasard que les sobriquets de deux « grands » du jazz américain sont des titres de noblesse : « Duke » (Elling­ton) et « Count » (Basie). Il y avait aussi « Lady Day » (Billie Holliday) et (Nat) « King » Cole.

Et Leroy, un nom maintenant considéré presque comme un nom noir type, vient du « le roi » français, bien que ce sens semble s’être perdu, tout comme la signification d’origine de Cuffy et Sambo. Ainsi donc le choix d’un nom pour un fils ou une fille pouvait être considéré comme un acte « politique », dans la mesure où l’affirmation du droit à une identité digne et définie par soi-même est une revendication politique.

Quand les Noirs prirent leurs « titlements », certains choisirent les noms des Blancs auxquels ils avaient appartenu, mais beaucoup refusèrent les noms de leurs anciens maîtres, les considérant comme des symboles de l’esclavage dont ils avaient été libérés. La plupart, cependant, se décidèrent pour les noms anglo-saxons courants portés par la majorité blanche qui leur proposait la norme sociale de l’environnement, s’agissant de noms de famille.

Selon un article sur les noms de famille noirs, Washington est de loin le plus courant. Quatre cinquièmes des Washington aux Etats-Unis sont des Noirs, leurs ancêtres affranchis ayant probablement choisi le nom de l’un ou l’autre (ou des deux) héros (George Washington, premier président des Etats-Unis ou Booker T., grand leader noir, lui même un affranchi) [18]. Freeman (homme libre) était choisi par certains Noirs comme « titre » particulièrement approprié.

Nommer les enfants d’après des héros était une pratique courante. Le choix de ces héros changea avec le temps, indiquant pour chaque époque les définitions politiques de ce que l’on considérerait comme héroïque. A l’époque où la Bible était la principale source d’inspiration des Noirs, les noms bibliques foisonnaient.

L’emploi du nom Moïse est très intéressant, beaucoup de gens d’un certain âge l’employant comme terme générique de la même manière que leurs ancêtres utilisaient Coffy. Cependant, le rôle de Moïse dans la libération des juifs opprimés avec lesquels beaucoup de Noirs chrétiens s’identifient depuis longtemps, suggère la signification héroïque de « libérateur » qui s’est perdue peu à peu dans l’utilisation quotidienne.

Les présidents ont été des sources courantes d’inspiration pour nommer les enfants. Peut-être que comme les « noms forts » caractéristiques de certaines sociétés africaines, on s’attendait à ce qu’ils garantissent au porteur des avantages exceptionnels ou lui inspirent d’accomplir de grands exploits. Comme les « noms de louange » peut-être entendaient-ils suggérer à l’individu qu’il était capable de hauts faits par son assimilation symbolique à l’arbre généalogique des prédécesseurs. Nous l’avons dit : Booker T. Washington et George Washington sont des noms courants, celui-là pour des raisons très évidentes et l’autre comme père de la patrie, sans vouloir laisser entendre que George Washington fût un ami spécial des esclaves. Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt sont aussi des noms courants à cause du rôle de ces deux présidents dans l’amélioration du sort du peuple noir.

Avec les changements d’orientation et les nouveaux héros qui entrent en scène, de nouvelles sources de noms héroïques se créent.

Le meilleur exemple contemporain d’un nom héroïque est évidemment celui de Malcom X… dont les chan­gements de nom reflètent aussi bien la conscience de changements importants dans son identité que l’élaborations progressive de son idéologie. Né Malcolm Little, pendant ses années « sauvages » comme gangster il était connu comme Detroit Red, Big Red ou Satan. Quand il entra dans la secte des musulmans noirs, signe d’une réorientation idéologique extrême, il devint Malcolm X. Quand il évolua de la source d’identification représentée par l’Islam noir aux Etats-Unis vers une vue internationaliste du monde, symbolisée et in­fluencée par son pèlerinage à la Mecque et l’adoption de l’Islam orthodoxe, il prit un nom nouveau marquantson identité finale : El Hadj Malick El-Shabazz.

Pendant l’époque où les Noirs cherchaient l’intégration sociale et culturelle avec les Blancs, deux tendances se manifestèrent dans leurs appellations, les deux suggèrent qu’ils évitaient les noms à connotation noire marquée. Les noms donnés aux enfants étaient ou ceux anglo-saxons ­ de grand usage : Carol, Joan, Barbara, Robert, John, etc…, ou exotiques transplantés du russe (tel que Tanya), du français (tel que Yvonne) ou de l’espagnol (tel que Juanita) ou des noms d’invention comme La Morne et La Gayle. Les noms d’homme espagnols tels qu’Enrico, Alfonso, et Lorenzo devinrent courants. Les noms exotiques reflètent évidemment un élargissement de la vision du monde, ajouté, peut-être, au refus d’un certain sens de l’identité noire-américaine, les noms hispaniques étant peut­être puisés chez les hispanophones de couleur, comme les Porto-Ricains, qui étaient une nouveauté quand ils commencèrent à immigrer aux Etats­Unis, et qui semblaient avoir un meilleur sort que les noirs-américains.

Puis vinrent les années 60 et 70 et la fin des efforts de la part des Noirs pour contribuer de plein gré à la destruction de la culture afro­américaine comme résultat du vœu d’assimilation. Le nationalisme culturel et le séparatisme remplacèrent l’intégration et certains afro-américains changèrent de nom pour signaler leur prise de conscience. Le terme par lequel le peuple se désignait changea de « Negro » ou « gens de couleur » à « Noir » ou « Afro-Américain » pour refléter une fierté agressive de l’héritage africain du peuple noir, et une affirmation de la valeur d’une identité définie par soi-même. L’Afrique est devenue une source de noms. A des noms anglo-saxons ou exotiques et européens furent substitués des noms africains (le plus souvent swahilis) avec un sens pertinent de la lutte pour la libération des Noirs.

Les leaders africains du passé et du présent tels que Chaka, Kwamé N’Krumah et Sékou Touré commencèrent à fournir les noms héroïques, forts et inspirateurs qui devaient mener leurs homonymes à de grands exploits pour la libération du peuple noir. Le choix éclectique des noms africains met en évidence l’orientation panafricaniste de la nouvelle identité noire-américaine.

Tout comme les Musulmans Noirs, d’autres Noirs commencèrent à refu­ser ce qu’ils estimèrent être leurs « noms d’esclave » avec leur renaissance à une nouvelle conscience. Ce nom d’esclave, à la différence des vrais noms des esclaves de l’époque, indiquait que l’esprit de la personne avait été asservi par la société américaine blanche. Maints « noms d’esclaves » furent abandonnés au cours de cérémonies d’attribution de noms d’origine africaine. Certains individus prirent des noms islamiques même sans suivre les normes des musulmans noirs qui remplacent leur nom d’esclave (du moins le nom de famille) par « X » : « X » pour ex-esclave, « X » pour le caractère inconnu de cette période de transition jusqu’à ce qu’ils aient acquis leur vrai nom et leur identité quand la liberté sera un fait accompli.

Un tour complet

Ainsi, le cycle d’appellation fait un tour complet. Les noms africains sont revenus avec la réaffirmation consciente de la culture afro-américaine. Les noms éliminés par la force avec l’asservissement des Africains sont retournés avec une nouvelle conscience. Il n’y a rien de curieux à ces récents changements de noms. Ils constituent la manifestation d’une dynamique culturelle constante qui, à chaque niveau de l’évolution, rejetait une identité antérieure pour en assumer une nouvelle. Les américains-noirs ont porté un sens de l’identification culturelle dont le nom est une des manifestations vivantes.

Un négro spiritual dit, « J’ai dit à Jésus qu’il serait bon qu’il change mon nom ». Même si ma mère, mon père, mes frères, sœurs et amis devaient ne pas me reconnaître, il faut que mon nom soit changé pour manifester symboliquement le changement d’identité et de statut qui a fait de moi une personne nouvelle. Pour citer les paroles allégoriques d’Isabelle Baumfree, ex-esclave devenue un combattant pour les droits civiques des Noirs, dont le nom fut changé en Sojourner Truth (littéralement « voyageur de la Vérité ») :

Quand je quittai la maison de l’asservissement je laissai tout derrière moi. Je n’allais pas garder sur moi quoi que ce fût qui rappelât l’Egypte ; alors j’allai devant le Seigneur et je lui demandai de me donner un nom nouveau. Et le Seigneur me donna celui de « Voyageur » parce que je devais voyager de long en large dans le pays pour faire prendre conscience aux gens de leurs péchés et pour leur montrer le droit chemin. Après je dis au Seigneur que je voulais un deuxième nom parce que tout le monde avait deux noms ; et le Seigneur me donna celui de « Vérité » parce que je devais proclamer la vérité au peuple [19].

 

[1] T.C. d’Oliveira : La Visite du Musée Historique d’Abomey. Dahomey 1970.

 

[2] Henning Cohen : « Slave Names in Colonial South Carolina ». American Speech Val 38 No 2, mai, 1952, p. 105.

 

[3] Newbell Niles Puckett : Black Names in America : Origins and Usage Murray Heller (éditeur). G.K. Hall Company, Boston, 1975, p. 16.

 

[4] Henning Cohen : ouvrage cité, p. 104.

 

[5] David de Camp : « African Day-Names in Jamaica Language » vol 43 N° 1, 1967.

 

[6] HL. Mencken : « Designations for Colored Folks ». American Speech Vol 19, 1944, p. 173.

 

[7] N.N. Puckett : Ouvrage cité, p. v.

 

[8] Frank Yerby : The Dahomean. Dell Publishing Company. Inc. New-York 1971, pp 10-11, 18.

 

[9] Henning Cohen : ouvrage cité, p. 103-104.

 

[10] Lorenzo Turner : Africanisms in the Guillah Dialect. University of Chicago Press, 1949.

 

[11] Henning Cohen : ouvrage cité. p. 107.

 

[12] David DeCamp : ouvrage cité, p. 142.

 

[13] Littéralement, parce qu’elle est arrivée née de façon inattendue, mais avec une originalité de prononciation qui en fait un jeu de mots. Arthur Palmer Hudson : « Some Curious Negro Names ». Southern Folklore Quarterly vol. 2, N° 4 décembre 1938, P. 18.7.7.

 

[14] Un jeu de mots entre le nom de la fleur et le caractère du père du bébé – Wild poppy, la fleur, et wild poppy un papa un papa indiscipliné

 

[15] Arthur Palmer Hudson : ouvrage cité.

 

[16] Ruby Terrill Lomax : « Negro Nicknames » in Back woods to Border. Mody C. Boatright et Donald Day (éditeurs) Texas Folklore Society Publications, N° 18, Austin, Texas 1943

 

[17] Terme original créé par les Noirs pour désigner le nouveau phénomène, qui fait un jeu de mots très astucieux.

 

[18] Howard F. Barker « The Family Names of American Negroes » American Speech vol 14, N° 3, octobre 1939, p. 168.

 

[19] Gerda Lerner : « Fighting Jim Croro : Sojourner Truth » ; Black Women in White America, Gerda Lerner à éditeur). Le passage est cité dans Olive Gilbert, Narrative of Sojourner Truth, Review and Herald Office, 1884, p. 184 – 187.