Philosophie, sociologie, anthropologie

LE FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE (FLE) À L’ÈRE DU SOUPÇON À L’UNIVERSITÉ DE BUEA ? ESSAI SUR L’ETHNOCENTRISME DANS LES SUPPORTS D’APPRENTISSAGE DU FRANÇAIS FONCTIONNEL

Éthiopiques n°97.

Littérature, philosophie, sociologie anthropologie et art.

2nd semestre 2016

LE FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE (FLE) À L’ÈRE DU SOUPÇON À L’UNIVERSITÉ DE BUEA ? ESSAI SUR L’ETHNOCENTRISME DANS LES SUPPORTS D’APPRENTISSAGE DU FRANÇAIS FONCTIONNEL

« Le français langue étrangère à l’ère du soupçon à l’Université de Buea ? » C’est par cette interrogation que nous nous engageons dans une entreprise qui, à terme, ambitionne de restituer ce qui, à nos yeux et sur la base d’un certain nombre d’outils méthodologiques, s’impose comme relevant de la stratégie de prépondérance culturelle au cœur des manuels d’une discipline dont l’idéologie, en insidieuse lame de fond, travaille les objectifs de communication affichés en surface. Et comment ? Il n’y a qu’à parcourir un tant soit peu les supports d’apprentissage en vigueur dans le programme du français fonctionnel à l’Université de Buea pour s’en rendre aussitôt compte. Boulevard 1 et Boulevard 2, puisqu’il s’agit de ces deux méthodes, brillent en effet par ce qu’il convient de désigner par le terme d’ « ethnocentrisme », en référence à l’essayiste français Tzvetan Todorov (1989 : 21).

Menant sa « réflexion française sur la diversité humaine », Todorov a inventé cette formule par laquelle il se refuse d’envisager les groupes humains comme des entités isolées : « Non l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre » (C’est Todorov qui souligne). Ce faisant, il part de « la relation entre « nous » (mon groupe culturel et social) et « les autres » (ceux qui n’en font pas partie) » (p. 12) pour souligner à quel point les doctrines affectent ladite relation. Au nombre de ces doctrines, affirme-t-il, « l’ethnocentrisme mérite d’être mis en tête, car il est la plus commune d’entre elles » (p. 21). Que recouvre un tel concept ? L’essayiste le clarifie aussitôt :

Dans l’acception donnée à ce terme, il consiste à ériger, de manière indue, les valeurs propres à la société à laquelle j’appartiens en valeurs universelles. L’ethnocentriste est pour ainsi dire la caricature de l’universaliste : celui-ci, dans son aspiration à l’universel, part bien d’un particulier, qu’il s’emploie ensuite à généraliser ; et ce particulier doit forcément lui être familier, c’est-à-dire, en pratique, se trouver dans sa culture. (p. 21-22).

Si on pouvait ramener la pensée de l’auteur de La Conquête de l’Amérique (1981) à sa plus simple expression, on dirait que l’ethnocentrisme correspond à toute initiative qui, sous couvert d’universalisme, déploie au fond une hégémonie culturelle par la diffusion unidimensionnelle de ce qui a partie liée à son lieu d’appartenance, c’est-à-dire à son patrimoine ou à son héritage.

Dans une telle perspective, il y a lieu de s’interroger sur les contenus des différents unités ou centres d’intérêt constitués pour parvenir à des fins communicatives dans Boulevard 1 et Boulevard 2. En vigueur depuis 2008, les deux textes servent respectivement de supports d’apprentissage pour les cours de « Functional French 1 » et « Functional French 2 ». À l’observation, Boulevard 1 et 2 sont presque entièrement centrés sur la vie en France, la si respectable « propriétaire du français » dont ils déploient par ailleurs des faits de civilisation ; leur focalisation sur les réalités de l’Hexagone en fait des méthodes porteuses de l’idéologie ethnocentriste. Telle est du moins la thèse inscrite au cœur de la réflexion qui est la nôtre. Comment comprendre ces relents d’ethnocentrisme dont se ressentent les méthodes du français fonctionnel ici visées ? N’y a-t-il pas un risque à faire ainsi fonctionner le français sous les dehors d’une langue impériale, et qui plus est dans une anglophonie camerounaise en situation de minorité, en proie au sentiment d’insécurité identitaire face à la majorité francophone qu’elle suspecte, à tort ou à raison, du réflexe de « glottophagie » ? Quelles propositions pour un enseignement/apprentissage d’une langue de Molière moins marquée sur le plan idéologique, donc plus conviviale dans le cadre du programme de français fonctionnel ? Voilà quelques questions qui serviront d’ossature à ce travail portant sur le FLE à l’Université de Buea, discipline dont nous nous proposons d’abord de brosser l’environnement institutionnel pour mieux la baliser avant d’élaborer le canevas méthodologique qui va sous-tendre notre réflexion.

  1. DU FLE DANS L’ENVIRONNEMENT INSTITUTIONNEL DE L’UNIVERSITÉ DE BUEA

Quand on parle du FLE (Français langue étrangère) à l’Université de Buea, on pense aussitôt aux cours dispensés dans le cadre de l’unité de « Functional French » (français fonctionnel) et à ceux du Master in Teaching of French as Foreign Language (TOFFL). Le français fonctionnel singulièrement fait partie des exigences de l’université et se veut obligatoire : tous les étudiants doivent s’y astreindre, en principe, au cours des deux premiers semestres de leur cycle de licence. Après quoi, on n’en parle plus. Le programme semi-professionnel de Master in TOFFL, sélectif et libre, ne s’adresse en définitive qu’aux étudiants qui auront choisi de s’y orienter pour les études post licence, question pour eux de s’initier aux métiers du FLE en même temps qu’ils approfondissent l’abstraction théorique avec la recherche fondamentale.

Parce qu’il offre la matière d’œuvre nécessaire pour la problématique que nous entendons aborder, le programme du FLE qui nous intéresse dans le cadre institutionnel de l’Université de Buea est celui du français fonctionnel. L’Université de Buea lui assigne essentiellement des objectifs communicationnels. Il s’ensuit, au regard des manuels utilisés, une multiplication des situations de communication peu ou prou ordinaires pour l’apprenant parce que choisies parmi les plus courantes de la vie quotidienne. Au cœur de ces situations supposées ou simulées, l’étudiant a donc à maîtriser les compétences linguistiques, les contenus grammaticaux et lexicaux ainsi que les compétences culturelles qu’elles requièrent : il lui faut, le moment venu dans la vie réelle, donner une performance langagière appropriée pour communiquer efficacement en français. D’où la dimension fonctionnelle et pragmatique du français qui, ici plus qu’ailleurs, sert à quelque chose de pratique : permettre à l’apprenant d’atteindre des buts de communication avec des interlocuteurs francophones dans la vie. D’emblée, on ne peut qu’applaudir un tel pragmatisme de surface. Il reste, ainsi que nous l’avons déjà souligné, que l’objectif communicatif du français fonctionnel est mu, en profondeur, par le secret désir de promouvoir une vision du monde étrangère parce qu’acquise à la culture et à la civilisation d’une France omniprésente dans les méthodes d’apprentissage inscrites au programme considéré. La jonction avec l’ethnocentrisme à l’œuvre dans ces manuels se trouve donc articulée. Et c’est cet aspect franco-centré portant du reste à conséquence de Boulevard 1 et Boulevard 2 que nous aimerions tester sur la base du canevas méthodologique qui suit.

Canevas méthodologique

L’impératif de répondre aux questions posées à l’introduction nous amène à faire une analyse des contenus de la méthode intitulée Boulevard dans ses volumes 1 et 2, l’intérêt de la démarche étant de cerner les réalités que le manuel aborde. Il s’agit, en rapport avec la grille sémiotique, d’étudier les principaux thèmes dudit manuel : ils sont des linéaments à partir desquels il est possible d’en souligner les sujets de prédilection et de tirer les principales conclusions du point de vue de l’orientation culturelle ou idéologique caractéristique des Boulevard. À cet effet, nous avons déjà commencé à exploiter particulièrement les analyses de Todorov (1989) à propos de « la réflexion française sur la diversité humaine » dans Nous et les autres. Nous continuerons d’y recourir pour la suite, tout comme aux réflexions de Maddalena de Carlo (1998) dans L’Interculturel ou d’Ambroise Kom (2000) dans La Malédiction francophone. On sait que la posture de rupture propre à l’indocile pensée postcoloniale qu’adopte l’intellectuel camerounais dans ce dernier ouvrage lui permet d’en démonter les leviers qu’actionne une France tourmentée par le démon de l’hégémonie culturelle, hier comme aujourd’hui et, qui sait, demain encore.

De même, Denise Jodelet (1999) et ses collaborateurs du collectif Les Représentations sociales seront d’une grande contribution pour tirer au clair la part de l’image dans le voyage vers une langue ou, a contrario, dans la résistance qui peut être opposée à cette même langue. On sait que ces représentations sont corrélées à la sociologie et à la sociolinguistique, et que, parce qu’elles « se construisent dans l’interaction sociale » (Uli Windisch 1999 : 195), elles peuvent expliquer des attitudes. Martine Fandio Ndawouo (2013 : 35) se situe dans le même paradigme avec sa lecture de « la perception de Soi et de l’Autre dans les manuels d’enseignements du français à l’Est du Mungo ».

Les enjeux culturels, stratégiques et politiques dans la formation intellectuelle de la jeunesse camerounaise étant en jeu avec la menace de l’ethnocentrisme quel qu’il soit, ces mêmes enjeux nous commandent, en définitive, de faire des propositions pour le rééquilibrage du contenu des méthodes utilisées en « Functional French » à l’Université de Buea. Nous nous y astreindrons, en raison non seulement du légitime « combat pédagogique [à mener] contre l’idéologie » ainsi que le suggère Frédéric Bourdereau (2005 : 118) mais aussi et surtout dans le souci de voir Boulevard 1 et Boulevard 2 s’arrimer à la « Loi d’orientation de l’éducation » en vigueur au Cameroun depuis 1998 ainsi qu’à d’autres textes organiques de la République touchant à un secteur aussi sensible que celui de l’éducation. Il n’y a qu’à relire la réflexion de Maddalena de Carlo servant d’exergue à cette contribution pour comprendre combien ce secteur éducatif n’a pas droit à l’erreur vu l’impératif de former le type de citoyen au profil équilibré face à un monde en pleine globalisation, donc sur fond de mutations.

  1. À PROPOS DES DONNÉES FACTUELLES DE L’ETHNOCENTRISME DANS BOULEVARD 1 ET 2

Manuels/ Entrées          Boulevard 1       Boulevard 2       Total cumulé par entrée : Boulevard 1 et 2            Pourcentage

Images de personnages/monuments blancs/français    69          9            78              93, 97%

Images de personnages/monuments noirs/camerounais           4            1              05          06, 03%

Total 1 : cumul des deux entrées Boulevard1 et 2           73          10          83              /

Textes en contexte français et /ou européen     18          14          32          88,88%

Textes en contexte camerounais et/ou africain 1            3            4            11,11%

Total 2 : cumul des deux entrées Boulevard1 et 2           19          17          36              /

Noms français et/ou européens dans les textes              45          23          68              95, 77%

Noms camerounais et/ou africains dans les textes         1            2            3              4, 22%

Total 3 : cumul des deux entrées Boulevard1 et 2           46          25          71              /

Le tableau ci-dessus donne une image fort éloquente du caractère extraverti des Boulevard 1 et 2 pour l’étudiant camerounais auquel ils s’adressent. Les deux méthodes sont marquées par la prégnance des repères culturels français avec de rares allusions à certains pays européens comme l’Italie, l’Espagne, la Belgique ou la Suisse. Quel que soit l’aspect considéré, la France et l’Europe y ravissent la vedette pendant que le Cameroun et l’Afrique semblent inexistants parce que cachés, voire censurés. Cette impression d’ensemble se fonde sur des statistiques qu’il convient d’apprécier à leur juste valeur à partir des trois entrées choisies pour analyser la dimension ethnocentriste dans les deux textes de référence. En effet, nous avons opté d’examiner Boulevard 1 et Boulevard 2 à la lumière des images d’illustration du contexte spatial des textes proposés et de l’onomastique. Chaque fois, il est question d’identifier le référent culturel dominant auquel conduit l’entrée empruntée.

Déjà, au niveau des images d’illustration, l’Hexagone occupe la quasi-totalité du champ avec 78 planches sur un total de 83 contre seulement 05 pour le Cameroun et l’Afrique. En valeur relative, un tel score révèle un taux d’occupation de 93,97% pour la France contre seulement 6,03% pour le reste. Le grand écart sur ce plan de l’image place la France loin devant pendant le Cameroun et l’Afrique se font à peine entrevoir dans l’antichambre où ils sont refoulés. Pareil vide au niveau du support visuel relatif à l’espace national s’apparente à la censure. Par contre, l’envahissement des planches illustratives où l’apprenant camerounais voit défiler des Français et des Européens blancs fait naître en lui le sentiment de s’introduire en terre étrangère, ce qui est loin de le rassurer d’emblée. Martine Fandio Ndawouo (2013 :36) a donc raison lorsqu’elle écrit : « Au-delà de leur fonction instrumentale, manifeste, les images sont susceptibles de se doubler d’une fonction culturelle latente, pouvant générer des idéologies capables de véhiculer des messages psychosociaux pas toujours en harmonie avec les objectifs de la formation de l’individu ». Et dans le cas des Boulevard 1 et 2, on dira encore avec Fandio Ndawouo que ces images sont « le lieu de représentations idéologiquement marquées, conforme [à l’ethnocentrisme] » (p. 47). La raison à cette extraversion culturelle se trouve dans l’imposture « entre civilisation française et civilisation universelle » sur la base de « la conviction que la civilisation française est en mesure de représenter un optimum à atteindre de la part de tous les hommes », ainsi que le souligne Maddalena de Carlo (1998 : 18).

Si on s’intéresse à l’onomastique, il est évident que les patronymes français et européens fourmillent dans Boulevard 1 et 2 dont ils structurent l’univers. Ainsi, 68 noms sur 71 désignent les enfants d’une bienheureuse Marianne qui s’épanouissent aux côtés de leurs amis d’autres pays d’Europe, ce qui explique la présence de noms issus des répertoires espagnol, suisse, belge ou italien. Pendant ce temps, le Cameroun et l’Afrique n’ont de place que pour 3 noms. En valeur relative, ces données sur l’onomastique font 95,77% de noms français contre 4, 23% de patronymes camerounais et africains. Une fois encore, la culture française est archi dominante.

Au-delà des images d’illustration et de l’onomastique, les textes proposés comme supports de base aux différents cours prennent plus en charge le contexte socioculturel français avec çà et là de rares allusions à certains pays occidentaux comme l’Italie, l’Espagne, la Belgique ou la Suisse. Aussitôt, on remarquera que 32 textes sur les 36 qui figurent dans les deux manuels se réfèrent à ces pays contre seulement 4 qui font référence au Cameroun et à l’Afrique. En valeur relative, pareil chiffre représente 88,88% contre 11,12%. Le grand écart reste donc de règle pour que triomphe la culture française, l’apprenant camerounais étant désormais coupé de ses réalités. Au Maroc où le français a un statut de « langue étrangère privilégiée » au sein de l’institution scolaire, rappelle Frédéric Bourdereau (2005 : 117), les auteurs de l’Hexagone cumulent à eux seuls 34 œuvres (94,44%) sur les 36 qui figurent au programme scolaire. Heureux et euphoriques, les apôtres de l’ethnocentrisme peuvent bien se frotter les mains et entonner ce refrain d’une chanson d’école de la période coloniale dont se souvient l’écrivain camerounais Bernard Nanga (1984 :16) : « La France belle, ses destins bénis, vivons pour elle ».

Il reste que cette ruée vers les auteurs français se révèle contre-productive en définitive. Á en croire Bourdereau (p. 117) qui dresse le bilan du programme scolaire marocain franco-centré sus-évoqué, « les œuvres françaises confortent [chez les Marocains] la vision d’un français « étranger », comme est étranger aux élèves un grand nombre de référents historiques et culturels qu’elles véhiculent. Or, ce sont justement ces difficultés – pour ne rien dire, évidemment, des obstacles purement linguistiques – qui sont bien souvent déplorées par les professeurs. Une présence plus marquée d’œuvres marocaines aurait sans doute permis de réduire cet écart, en proposant aux élèves des univers de référence plus proches de leur culture et de leurs préoccupations ». Voilà une stratégie d’appropriation et d’enracinement que Bourderau identifie à « un combat pédagogique contre l’idéologie » (p.118). Appliquée aux manuels de français fonctionnel à l’Université de Buea, cette stratégie aurait permis de les contextualiser pour en atténuer la problématique teneur en prétendues valeurs universelles. Certes, écrit Ambroise Kom (2000 : 6), la science a l’universel comme vocation. Mais nous savons aujourd’hui combien l’universel est étroitement lié à l’ethnocentrisme et combien ceux qui nous ont vendu cher les valeurs de l’universel ont le plus souvent érigé leurs propres valeurs, pour ne pas dire leurs fantasmes, en système universel.

Il faut par ailleurs ajouter que la focalisation sur la vie en France s’amplifie davantage avec les faits de civilisation qui jonchent les deux « Boulevard du français fonctionnel », qu’il s’agisse de la célébration des fêtes comme le « mardi gras » dans le volume 2 ou des gestes appropriés en ce qui concerne les salutations dans le premier. Ces faits de civilisation viennent en renfort aux indices relatifs aux illustrations iconiques, à l’ancrage spatial des textes et à l’onomastique pour une immersion linguistico-culturelle à distance, le temps d’un parcours de français fonctionnel. On est dans une véritable initiation avec des apprenants portés sur les fonts baptismaux de la culture française, culture en laquelle ils sont invités à renaître malgré eux. Comment comprendre le caractère si extraverti des deux supports d’apprentissage analysés ?

  1. AUX SOURCES DE L’ETHNOCENTRISME PAR PROCURATION

Maddalena de Carlo (1998 : 25) écrit :

Dans la tradition de l’enseignement du français langue étrangère, la civilisation était subordonnée à la littérature, considérée comme l’essence même de la langue et de la culture françaises. De la sorte, elle servait en premier lieu un modèle de francophonie fondé sur l’idée de la suprématie de la culture française, représentée par des monuments inébranlables qui se sont transformés en stéréotypes encore persistants de nos jours.

L’ethnocentrisme à l’oeuvre dans les méthodes de français fonctionnel à l’Université de Buea procède avant tout de l’idéologie en arrière-plan de cette tradition d’enseignement au service de la culture française érigée en Culture tout court. Au-delà, cet ethnocentrisme ressortit à plusieurs autres facteurs qui, au final, se recoupent en l’inadaptation des manuels considérés. Tout d’abord, on relèvera que Boulevard 1 et Boulevard 2 sont, dans l’ensemble, une compilation d’extraits des méthodes françaises existant sur le marché des manuels de FLE. Á l’ « Introduction » du Support d’apprentissage pour le « programme de français fonctionnel » sous le code « FRE 101 », année académique 2008/2009, il est écrit :

Ce support est un montage dont la plupart des matériaux proviennent des manuels suivants : Taxi I, Campus I, Tout va bien I, Connexion I, Français.com, Grammaire progressive du français (intermédiaire), Vocabulaire progressif du français, Communication progressive du français.

Ce support d’apprentissage qui deviendra Boulevard par la suite continuera de s’abreuver aux mêmes sources. Ce faisant, des pans entiers de ces méthodes françaises sont repris, avec leurs forces, mais surtout leurs faiblesses dont l’ethnocentrisme ici incriminé. Tout ou presque y est à la gloire de la France et des pays d’Europe. D’ailleurs, si « certains documents [n’avaient pas] été adaptés ou fabriqués par l’équipe de travail » (Boulevard 2, 2014, p. II), la part du Cameroun et de l’Afrique aurait été tout simplement nulle dans les données factuelles présentées supra. Pour un manuel d’apprentissage de la langue qui s’adresse à des étudiants camerounais et de surcroît au Cameroun, il y a là, il faut le confesser, quelque chose d’abusif, donc de choquant et de révoltant dans le gommage par trop avilissant de la présence culturelle d’un pays dont les artistes produisent pourtant en français des textes des plus riches de l’espace francophone : Boulevard 1 et Boulevard 2 puisent dans des manuels élaborés ailleurs pour une vision du monde, nous semble-t-il, propre à ce contexte-là.

Ne perdons jamais de vue que Taxi I, Campus I, Tout va bien I, Connexion I, Français.com, Grammaire progressive du français (intermédiaire), Vocabulaire progressif du français, Communication progressive du français et bien d’autres méthodes françaises sur lesquelles reposent les Boulevard sont des textes produits sur mesure : sous l’inspiration technique du CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues) ; ils cultivent une personnalité culturelle française. S’ils peuvent, de ce point de vue permettre d’atteindre les objectifs communicatifs en français, il s’opère une césure dès qu’on les croise avec les valeurs du terroir camerounais. On comprend dès lors que des éléments tirés de ces manuels n’illustrent pas la culture du pays de Mongo Béti. Ces éléments transplantés dans des contextes autres, avec les valeurs étrangères qu’ils charrient dans cette position excentrique, deviennent exclusivement des vecteurs de la culture d’origine. Apparemment anodins et inoffensifs quant aux objectifs de communication en aval, ils sont idéologiquement marqués par la vision du monde de ceux qui les ont générés en amont.

Autrement dit, par une appropriation des documents glanés dans des manuels élaborés avec la sphère culturelle française en toile de fond, Boulevard 1 et Boulevard 2, consciemment ou inconsciemment, érigent la France en référent primordial représenté comme un fétiche ou un totem, au sens anthropologique du terme ; ce qui fait naître une certaine religiosité sur un fond d’obséquiosité affectée et gênante. N’est-ce pas trop d’honneur de la part d’un étranger de se retrouver à occuper tout l’espace chez son hôte au point d’occulter complètement la personnalité de cet hôte désormais sans image, donc invisible sans trace de ce qui réfère à lui, donc oublié sans nom, donc anonyme ? Voilà un scénario typique de l’ethnocentrisme. Car « l’ethnocentriste, nous rappelle justement Todorov (1989 : 22), suit la pente du moindre effort, et procède de manière non critique : il croit que ses valeurs sont les valeurs, et cela lui suffit ; il ne cherche jamais véritablement à le prouver » (Souligné par l’auteur). Pourtant, cette posture impérialiste peut bien porter à conséquence.

  1. UNE POSTURE IMPÉRIALISTE QUI PORTE BIEN À CONSÉQUENCE

La posture que Boulevard 1 et Boulevard 2 font adopter au français dans une université anglophone comme de Buea est bien risquée, voire périlleuse. Elle donne à la France, pays d’origine de la langue française, une place démesurée dans le processus d’enseignement/apprentissage ; provoquant une dialectique maître/subalterne. Or, la théorie postcoloniale et le discours des cultural studies rappellent et démontrent combien une telle attitude n’a jamais suscité que suspicion et résistance de la part des destinataires en qui se développe finalement la révoltante conscience d’infériorisation. Par delà le scandaleux bilan matériel, humain et psychologique qui l’invalide à tout jamais, l’aventure coloniale correspond, mutatis mutandis, à la porte ouverte à « un génocide culturel » aux yeux du philosophe camerounais Marcien Towa (Cité par René Philombe, 1984 : 261).

Il faut donc craindre que la position centrale de la France dans les deux méthodes du « français fonctionnel » à l’Université de Buea ne plombe l’épanouissement du français dans un environnement social où cette langue se trouve souvent comparée à l’afrikaans par les Camerounais anglophones. Ceux-ci constituent une minorité linguistique et démographique qui, se voyant en situation d’apartheid, est aujourd’hui en proie aux sentiments de marginalisation et de frustration sur fond de résistance. Uli Windisch (1999 : 197-198) pense fort justement que

[…] les contacts entre cultures et langues différentes sont largement fonction des représentations réciproques, des stéréotypes, des préjugés, soit de tout un côté subjectif et vécu […] Ces représentations sont aussi réelles que des réalités matérielles et, par conséquent, aussi déterminantes.

C’est dire combien une image peu reluisante du français peut faire son lit dans les esprits, y inoculer son venin par un travail de sape des plus préjudiciables. Et point n’est besoin de rappeler qu’avec les apprenants du français fonctionnel à l’Université de Buea, nous avons affaire à des jeunes dont l’âge, situé autour de vingt ans, rend la structure mentale propice à la contestation.

Admettons que le français triomphe finalement dans cette posture royale et impériale que lui confèrent les méthodes de français fonctionnel à l’Université de Buea, si on s’inspire du discours de Luhaka Anyikoy Kasendebien (1997 : 545) qui parle avec scepticisme de « l’africanité engendrée par l’idéologie de la différence », on comprendra que dérivé d’une vision du monde propre à un Occident se croyant investi de valeurs réputées universelles à semer à tout vent, « [l’ethnocentrisme] se vit [lui]-même comme idéologie ; et à l’instar de toutes les idéologies, [il] ne s’avoue guère et se présente comme une réalité naturelle, inhérente à la culture » impériale, en généreuse mission civilisatrice. Se faisant naïvement prendre au piège de sa bienveillance pourtant bien calculée, on formera donc, avec des manuels à la gloire de la France et de l’Europe, des sortes de « peau noire masques blancs » pour reprendre le célèbre titre par lequel le Martiniquais Fanon (1952) vouait aux gémonies la dépersonnalisation du Noir aliéné à la culture blanche en contexte colonial. En l’état actuel des choses, l’apprenant qui sort du parcours de français fonctionnel ne peut avoir d’yeux que pour la France dont il aura aussi hâte d’épouser les référents culturels vers lesquels une grande envie le porte.

Du coup, la mise en rapport des Boulevard 1 et 2 avec les réalités nationales et continentales permet de mesurer à quel point les deux manuels sont en déphasage avec la loi n° 98/004 du 4 avril 1998, loi dite « d’orientation de l’éducation au Cameroun ». En effet, ce texte stipule en son article 4 : « L’éducation a pour mission générale la formation de l’enfant en vue de son épanouissement intellectuel, physique, civique et moral et de son insertion harmonieuse dans la société, en prenant en compte les facteurs économiques, socio-culturels, politiques et moraux ». Dans son article 5, il est précisé à l’alinéa premier : « L’éducation a pour objectifs : la formation de citoyens enracinés dans leur culture, mais ouverts au monde et respectueux de l’intérêt général et du bien commun ». L’alinéa 5 du même article 5 insiste sur « l’initiation à la culture », culture nationale s’entend. Déjà, le Rapport général des États généraux de l’éducation tenus à Yaoundé en 1995 avait la même position sur l’objectif d’enracinement-ouverture dans la formation des Camerounais.

Mesurés à l’aune des dispositions de ces deux textes organiques sur l’éducation, Boulevard 1 et Boulevard 2, en réservant bien moins que la portion congrue au patrimoine culturel camerounais, alors qu’ils font la part belle à celui de la France, se mettent donc en porte-à-faux avec des textes majeurs de la République en matière de formation. Certes, ces manuels permettent d’atteindre l’objectif communicatif fixé au français fonctionnel auquel ils servent de support, mais l’enjeu est aussi et surtout au niveau stratégique : l’assimilation de leur contenu rivé sur l’ailleurs est susceptible de produire un résultat inverse avec des citoyens aliénés à la France et à l’Europe plutôt qu’« enracinés dans leur culture » en premier lieu, ainsi que le prescrivent la loi d’orientation de l’éducation au Cameroun et, avant elle, le Rapport général des États généraux de l’éducation. Sous cet angle, l’équation à résoudre se présente comme suit : comment asseoir/enraciner les méthodes du français fonctionnel dans la culture camerounaise tout en les ouvrant à la diversité francophone et du monde ?

  1. POUR UN ENRACINEMENT-OUVERTURE DES MANUELS DE FRANÇAIS FONCTIONNEL

Qu’on nous comprenne bien : nous ne demandons point de brûler le CECRL. Nous voulons plutôt que les institutions offrant des programmes de FLE croisent ce puissant outil technique, du point de vue des objectifs communicatifs, avec la personnalité culturelle du pays où s’enseigne le français, pour éviter d’utiliser sans distance critique des méthodes françaises dont la surcharge idéologique se ressent à leurs objectifs d’hégémonie culturelle. Dans le cas spécifique du Cameroun, la tâche est d’autant plus balisée que la vision du citoyen idéal à former est clairement projetée dans la loi d’orientation de l’éducation et le Rapport général des États généraux de l’éducation dont des extraits viennent d’être cités. Compte tenu de tous ces paramètres, nos propositions pour former « des citoyens enracinés dans leur culture, mais ouverts au monde » dans le cadre d’un programme comme celui du français fonctionnel peuvent se décliner en quatre points.

Primo : Nous pensons qu’il est capital de situer la majorité des scènes dans ces manuels en contexte camerounais. Ce faisant, les référents culturels du terroir se déploieront inévitablement dans les textes pour nourrir et construire la personnalité des étudiants.

Secundo : Compte tenu de l’importance du visuel qui renseigne plus rapidement et plus efficacement que l’écrit, il y a lieu d’illustrer la plupart des scènes par des personnages camerounais ou des images relatives aux réalités camerounaises et africaines. Cela amènerait l’apprenant à s’identifier spontanément à ces personnages et à ces réalités, ce qui éviterait à son regard et à sa conscience de s’éveiller au français comme étant la langue de l’Autre, c’est-à-dire « la chose d’autrui », selon une formule de détachement et de distanciation bien camerounaise.

Tertio : Afin que la part du patrimoine culturel national soit plus prégnante et plus valorisée, plusieurs monuments français représentés dans les Boulevard 1 et 2 peuvent être remplacés par ceux du Cameroun. Pensons un tant soit peu, aux images des palais royaux du Grand Ouest ou du Grand Nord, aux monuments qu’on trouve dans des villes comme Abong-Mbang Bafia, Bafoussam, Bamenda, Batouri, Bertoua, Buea, Douala, Dschang, Ebolawa, Édéa, Foumban, Garoua, Limbe, Kribi, Kumba, Kumbo, Maroua, N’Gaoundéré, Nkongsamba, Sangmélima, Yaoundé, etc. Songeons aussi aux sites touristiques d’une poésie ineffable dans ce qu’on désigne comme les régions naturelles du Cameroun, ce pays étant lui-même présenté par la formule originale d’« Afrique en miniature » à la faveur de sa diversité sur tous les plans.

Quarto : Ouvrir aussi les apprenants à la culture française, à la diversité culturelle francophone et pourquoi pas à une « culture monde » dans une proportion de 20 à 40 %, le voyage étant l’une des clés d’un monde contemporain acquis à la globalisation qui passe surtout par la migration. Or, comment devenir citoyen équilibré du monde capable de migrer avec seulement les codes culturels de son pays ? Ce n’est tout simplement pas possible, car on manque les repères de l’autre, ses clés, faute de maîtriser son habitus. L’ouverture est donc l’occasion de ménager des passerelles indispensables à la rencontre conviviale entre les individus dans « un modèle de construction du savoir qui, dit Maddalena de Carlo (1998 : 8), prendrait la forme d’un mouvement en spirale – qui, partant de soi, se projette vers l’autre pour revenir à un soi modifié ».

CONCLUSION

Alors, apprendre le français fonctionnel à l’Université de Buea reviendrait-il donc à s’engager sur une sorte de chemin de Damas où on s’enivre aux effluves des seuls vins de France pour ne plus voir la vie et le monde qu’avec les œillères de l’Hexagone ? Nous avons répondu à cette interrogation par l’affirmative tout au long de cette réflexion, nous appuyant constamment sur des faits relevant du paradigme ethnocentriste à l’œuvre dans les manuels inscrits au programme de référence. Dans le souci de comprendre un tel état de choses, il nous a été donné de constater que les valeurs françaises et européennes dans Boulevard 1 et Boulevard 2 sont inséparables d’une volonté de reproduire telles quelles des méthodes françaises qu’il a juste suffies de compiler. Ce faisant, ces extraits non contextualisés, pour leur écrasante majorité, sont restés enrobés de toute leur épaisseur idéologique au service d’un espace culturel aux contours de l’Union Européenne, espace pour lequel ils ont été exclusivement pensés. Aussi observe-t-on le risque de dépersonnalisation et le rejet qu’ils peuvent susciter de la part des apprenants anglophones du Cameroun. Par-dessus tout, des méthodes franco-euro-centrées pour l’apprentissage du français en anglophonie camerounaise sont simplement en rupture avec le profil du citoyen idéal, à la fois enraciné dans sa culture et ouvert au monde, type équilibré à produire par le système éducatif camerounais. Dans cet esprit, il nous a semblé opportun de présenter quatre propositions susceptibles de contribuer à la formation de ce citoyen camerounais pour qui les frontières d’autres régions du monde ne seraient plus que symboliques. Cela passe par la contextualisation de manuels désormais camerounisés au moyen des référents culturels du terroir, d’une part, et, d’autre part, par l’illustration des scènes dont parlent les textes au moyen de personnages camerounais ou africains. Cela passe également par une revalorisation du patrimoine national par des photos de monuments, de sites naturels, de personnalités ou d’événements culturels nationaux, quitte à jeter finalement des passerelles entre la sphère culturelle nationale et l’ailleurs que l’apprenant camerounais est appelé à fouler, la globalisation l’y invitant. Le défi qu’impliquent de telles propositions est bien grand. Á l’Université de Buea donc de le relever en mobilisant les ressources humaines et matérielles nécessaires pour produire des manuels de français fonctionnel expurgés d’ethnocentrisme. Après tout, l’enjeu et l’idéal ne sont-ils pas d’assurer une formation arrimée au standard de la loi d’orientation de l’éducation au Cameroun, loi dont l’équilibre entre l’enracinement et l’ouverture assure sa modernité.

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[1] Université de Buea, Cameroun