Dossier

LE « CONSEIL NATIONAL DE L’AUDIO-VISUEL » DU SENEGAL

Ethiopiques numéro 10

revue socialiste

de culture négro-africaine

avril 1977

 

On ne révèlera assurément rien en affirmant que tout transfert de technologie en général pose un problème culturel. L’audiovisuel en particulier n’échappe pas à la règle.

Samir Amin a suffisamment montré qu’aucune technique n’est neutre. Chacune a été conçue dans un environnement économique et socio-culturel donné, en fonction d’objectifs déterminés. Elle est donc à priori censée véhiculer des schèmes et des modèles dont la transposition mécanique peut provoquer de graves perturbations. Cette réalité est bien illustrée d’ailleurs par les passionnants travaux de l’équipe de psychiâtres de l’Hôpital de Fann à Dakar groupés autour du Professeur Collomb, ou par les observations de l’ethnopsychiâtre Laplantine en pays baoulé.

Et pourtant, refuser un progrès scientifique ou technique à d’autres civilisations que celles qui l’ont engendré sous prétexte de risque de perpétrer un viol culturel est devenu impensable, car ce serait alors introduire dans les rapports mondiaux une division internationale supplémentaire : celle du savoir-faire.

C’est qu’en effet, aujourd’hui, les jeunes nations entendent marquer aussi leur souveraineté et leur légitimité par la libre disposition des techniques les plus avancées. Démarche symbolique peut-être, qui incite tel ou tel à s’assurer, quoi qu’il lui en coûte, une compagnie aérienne ou un réseau de télévision. Mais qui, au nom de quoi, pourrait discuter le bien-fondé de ces aspirations ? Imagine-t-on un instant qu’un pays pauvre puisse affirmer sa volonté de développement en écartant ce qu’il considère comme un moyen pratique de ce développement, ou, comme ces édiles du début du 19e siècle qui refusaient au chemin de fer la traversée de leur cité, rejeter l’irréversible en retardant du même coup son équipement, donc l’élévation du niveau de vie de sa population ?

Au Sénégal, la mise en service, en mai 1972, de la station terrienne de Gandoul, susceptible de capter les signaux transmis par satellite, coïncidant, ou presque, avec le démarrage de la Télévision nationale en août 1972, la création d’un Bureau National de la Cinématographie, celle d’une Société Nationale de Cinéma pour la production (S.N.C.), et celle enfin d’une Société Industrielle de Distribution et d’Exploitation cinématographiques (SIDEC), issue de la nationalisation des deux anciens circuits de distribution étrangers COMACICO et SECMA, ont conduit les responsables à estimer que, désormais, l’Image et le Son devaient être pensés dans leur globalité et dans la perspective de l’épanouissement et du rayonnement de la culture nationale. En un mot, une véritable prise de conscience de la nécessité d’une stratégie valable pour l’ensemble des moyens audio-visuels s’est dégagée.

 

Planifier et coordonner

Le risque était grand en effet de voir une explosion de l’audio-visuel dominée par le sentiment que celui-ci, quelle qu’en fût la forme, relevait de la modernité, donc du progrès, et qu’il suffisait de produire des sons et des images pour que le pays en tirât, par on ne sait quelle alchimie, un bénéfice. A la limite même, on était en droit de se demander si l’on n’allait pas tout bonnement sacrifier au goût du jour, la possession d’un réseau de télévision étant indissociable du « standing » de l’Etat, alors que c’était une pratique adaptée au cas sénégalais qu’il s’agissait d’abord de déterminer.

Ce préambule pour expliciter la démarche qui a présidé à la création par décret du 17 octobre 1973, du « Conseil national de l’Audio-visuel ».

L’article premier du décret en question est d’ailleurs parfaitement clair. Il déclare :

« Il est créé un Conseil National de l’Audio-Visuel chargé de concevoir, promouvoir, coordonner et organiser toutes formes d’actions scolaires, éducatives, culturelles et informatives à l’aide des moyens audio-visuels.

Le Conseil National de l’Audio-Visuel, pour ce faire, devra notamment :

– recenser l’ensemble des moyens audio-visuels déjà existants, promouvoir et évaluer le développement des moyens audio-visuels, susciter et orienter la recherche dans la perspective de l’élaboration d’une stratégie globale à des fins scolaires, éducatives, culturelles et informatives.

– veiller à ce que le développement des actions basées sur l’utilisation des techniques audio-visuelles s’étende, dans le meilleur délai possible, à l’ensemble des différentes régions du territoire national.

Quant aux articles 2 et 3, ils spécifient que le Conseil national de l’audio-visuel est présidé par le Premier ministre et qu’y siègent notamment les ministres de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Culture, de l’Information et des Télécommunications, de la Jeunesse et des Sports, de la Santé publique et des Affaires sociales, du Développement rural et de l’Hydraulique, ainsi que le Secrétaire d’Etat à la Promotion humaine, les Délégués généraux au tourisme et à la Recherche scientifique et les gouverneurs de région.

Enfin, l’article 6 précise qu’il est créé, sous la présidence des Gouverneurs, des comités régionaux de l’audio-visuel dont les membres sont désignés par arrêté du Gouverneur.

C’est sur ces bases, soulignant l’importance attachée par les pouvoirs publics à son fonctionnement, que, depuis le décret portant sa création, le Conseil national de l’audio-visuel s’est réuni à six reprises, soit environ chaque semestre.

Dans un but de plus grande efficacité, la conduite des travaux entre les sessions plénières fut confiée à deux groupes :

– un groupe dit de « Programmation » animé par le Ministre de l’Information et réunissant essentiellement des praticiens de l’audio-visuel.

– un groupe dit de « Réflexion », présidé par le Ministre de la Culture, et plus spécialement composé de sociologues et de chercheurs.

Ces groupes, dont les activités sont coordonnées par le Secrétaire Permanent du Conseil National, se réunissent de deux à trois fois entre les sessions.

Leurs tâches sont ainsi définies :

– Pour le groupe de « Programmation », assurer la coordination permanente entre les différents producteurs de programmes audio-visuels, dans la perspective en particulier d’une collaboration plus étroite de l’ORTS et du cinéma, rationaliser la formation du personnel et l’adaptation de l’équipement aux besoins nationaux.

– Pour le groupe de « Réflexion », rechercher les voies et moyens d’une politique de l’audio-visuel orientée vers des fins de développement, s’informer des évolutions technologiques et de leurs incidences socio-culturelles dans leur éventuelle utilisation au Sénégal.

Dans « Impérialisme et théories sociologiques du développement ») Babacar Sine déplore qu’en Afrique les informations radiodiffusées en langue dite nationale (sérère, diola, mandingue au Sénégal, par exemple) ne se réfèrent qu’à des informations purement locales, c’est-à-dire refusent de fait à des cultures traditionnelles le droit à l’ouverture sur le monde.

C’est là, me semble-t-il, parfaitement poser le problème tel qu’il a occupé les esprits lors de la constitution du Conseil National de l’Audio-Visuel, à savoir : définir la meilleure adaptation possible de techniques inéluctables à la spécificité culturelle, dans la perspective d’un développement global, « dès-insulariser » les cultures africaines dans un double mouvement de prise de conscience de leur identité et dans une ouverture au monde sous un autre mode que l’extraversion.

Ici, l’adaptation demeure donc condition de l’adoption, car il s’agit de situer à la fois les niveaux de contacts indispensables et les limites assignables à des valeurs qu’on doit accepter comme facteurs positifs et stimulants de sa propre créativité. Qu’un Européen vivant en Afrique depuis des années et praticien de l’audio-visuel depuis plus de 20 ans dise cela, peut ne pas être indifférent. Placé en effet à califourchon sur deux mondes, il me semble discerner le plus grand péril : voir l’Afrique nous renvoyer l’image d’une société pour laquelle nous ne laissons pas d’éprouver épisodiquement la nausée : celle de foule solitaire et du temps morcelé, de la compétition et de l’angoisse ; et déjà les sociétés africaines ne connaissent-elles pas la schizophrénie, dont le taux est appelé à croître à travers un développement technique anarchique ?

 

Combattre l’acculturation

L’un des premier soucis du Conseil National de l ’Audio-Visuel du Sénégal a donc été l’emploi progressif des langues nationales dans l’élaboration des programmes de vulgarisation et d’animation à la radio, et dans une moindre mesure, pour des raisons techniques, à la télévision. A cet effort, pour la première fois, ont été directement associés des organismes culturels spécialisés : Institut Fondamental d’Afrique Noire, Centre d’Etudes des Civilisations, Archives Culturelles du Sénégal chargées de la collecte et de la conservation des expressions culturelles traditionnelles, tandis que la création d’un « Service des Sondages » au sein de l’Office de Radio Télévision avait pour but une meilleure approche du public par une série d’évaluations et d’enquêtes de motivations et, par voie de conséquence, l’adaptation optimale du message à trois niveaux : sensibilisation, vulgarisation, apprentissage. Ajoutons à ce propos que le projet de Télévision scolaire associant le Gouvernement et l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, qui verra le jour en octobre prochain avec le démarrage de l’enseignement télévisé en wolof pour 15 classes expérimentales, vient s’inscrire dans le droit fil de l’effort ainsi entrepris.

Cependant les choses ne sont pas si simples. Pour assumer d’une manière générale leur rôle, les programmes dits nationaux utilisant la langue administrative, en l’occurrence le français, doivent répondre à un certain nombre de dénominateurs communs intéressant la plus large audience. Dès lors, ils ne peuvent échapper au besoin de satisfaire des goûts statistiques moyens. Cette tendance risque d’ailleurs de s’accentuer du fait du nombre croissant de co-productions (franco-sénégalaises par exemple) et d’échanges de programmes (dans le cadre de l’URTNA ou de l’Eurovision par exemple encore), voire de l’irruption un jour de satellites de diffusion directe, entraînant des phénomènes d’alignement.

C’est donc au niveau régional, par des décrochages spécifiques, que peut et doit se constituer une véritable plate-forme de communication à hauteur d’homme et s’organiser une résistance apte à sauvegarder l’essence des cultures nationales. L’objectif poursuivi est donc celui d’un fonctionnement des médias s’opposant aux tendances naturellement centralisatrices de tout Etat en vue de préserver, autant que faire se peut, la personnalité de chaque groupe ethno-culturel. Pour des Confédérations comme la Yougoslavie ou la Suisse, le problème linguistique est finalement de portée limitée : pour un pays en voie de développement comme le Sénégal, il peut sembler lié au devenir même de l’existence nationale. Il s’agit donc, de trouver un équilibre, lui-même sans cesse fluctuant, entre des programmes nationaux en langue véhiculaire et des programmes régionaux en langue nationale pour épargner à l’homme sénégalais cette rapide acculturation qu’on observe chez nombre de télémaniaques des pays développés.

L’acculturation culturelle et linguistique est la plus palpable, mais n’est pas la seule forme d’acculturation existante : il faudrait encore citer l’acculturation économique avec l’exode rural et la lumpenprolétarisation en milieu urbain, l’acculturation politique par l’exacerbation du chauvinisme nationaliste, et administrative par de nouvelles stratifications sociales de type occidental qui viennent s’ajouter à d’anciennes comme le système de castes. Or, toutes ces acculturations se révèlent peu ou prou liées à l’action de moyens de communication de masse dès que ceux-ci sont employés pour la recherche du profit maximum comme c’était le cas pour les circuits commerciaux étrangers de cinéma qui, par la diffusion incontrôlée de nouveaux modèles, contribuaient à individualiser progressivement la société, et à ébranler l’homogénéité sociale et psychologique du groupe, essentielle en Afrique.

C’est pour éviter notamment cet écueil qu’au Sénégal le cinéma a été nationalisé en 1973 tant au niveau de l’exploitation que de la production et de la distribution. De ce fait, le Conseil national de l’Audio-Visuel se trouve à même d’impulser la politique cinématographique dans la voie d’une promotion de la culture africaine, et d’une formation de masse. La récente création d’une cinémathèque à Pikine, banlieue déshéritée de Dakar, en est une illustration encore modeste certes, mais prometteuse.

Par ailleurs, en posant le principe de la complémentarité des moyens de communication de masse que sont cinéma et télévision conçus tous deux comme instruments du développement, le Conseil National de l’Audio-Visuel a pu orienter sa stratégie en direction d’actions concertées quant aux programmes (incitation à une politique de co-productions) et de la mise en commun de moyens en personnel et en matériel.

A ce propos, la formation des hommes a une place particulière dans les préoccupations du Conseil. Formation de techniciens sans doute, mais aussi d’authentiques chercheurs de la voie sénégalaise de l’audio-visuel : concepteurs de programmes, animateurs culturels, éducateurs spécialisés, sociologues de la communication, seuls susceptibles de développer l’offensive sur le front de l’éducation par l’audio-visuel. A ce sujet, la participation régulière de représentants d’un certain nombre d’instituts d’Université comme l’IFAN, le CESTI, le CLAD, ou encore de l’Institut des Arts et de la Délégation à la Recherche Scientifique, témoigne de la volonté d’agir en liaison directe et constante avec les chercheurs nationaux dans tous les domaines. En l’occurrence le Conseil National de l’Audio-Visuel du Sénégal a scrupuleusement appliqué les recommandations du Colloque organisé par l’Unesco en juillet 1972 à Dakar sur« les moyens audio-visuels et la tradition orale en Afrique » conseillant aux gouvernements africains « de constituer des équipes polyvalentes de chercheurs, de réalisateurs et de techniciens de l’audio-visuel ayant pour mission d’approfondir et de présenter sous forme d’émissions de radio et de télévision certains thèmes déterminés dans le cadre des priorités culturelles des Etats concernés, tels que les rites de passage et les différents types d’expression artistique existant dans les différentes sociétés africaines », et « de constituer dans chaque Etat un comité interdisciplinaire au sein duquel siègeraient des traditionalistes, des artistes, des chercheurs et des responsables de programme de radio et de télévision, afin d’assurer la collaboration fonctionnelle entre les instituts de recherche, les artistes créateurs et les organismes de radio et de télévision africains ».

D’ores et déjà, l’infrastructure technique permet à la télévision sénégalaise de couvrir une grandie partie du territoire national. Cette télévision touche la partie méridionale de la Mauritanie, y compris la capitale Nouakchott, et arrose la totalité de la Gambie anglophone et ouolophone. D’ores et déjà, un nombre important d’organismes (ministères, directions, sociétés d’économie mixte, facultés, écoles supérieures) possèdent des équipements qui permettent d’intéresser, au moyen des techniques audiovisuelles, des publics spécifiques, et le mouvement ne cesse de s’amplifier. C’est assez dire qu’il s’agit désormais d’un problème national exigeant de l’Etat une vision prospective d’ensemble que seul un instrument tel que le Conseil de l’Audio-Visuel semble en mesure de maîtriser, et qu’à ce titre, les solutions proposées visent à la cohérence et à l’efficacité en rapport avec les possibilités financières du pays. Des expériences comme celle de la Radio Educative Rurale, ou de la radio scolaire qui, par l’intermédiaire du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar, a pour mission l’apprentissage du français et de l’anglais dans l’enseignement primaire, ouvrent la voie. D’autres viendront.

L’entreprise suppose donc aujourd’hui la systématisation d’une recherche à tous les niveaux. C’est à cette condition qu’on peut espérer voir surgir une nouvelle génération de créateurs qui produiront d’autres œuvres, inspirées du génie de leur civilisation et utilisant, pourquoi pas, la technique du son et de l’image.

On peut ainsi dire qu’en 3 ans, le Conseil National a effectué une tâche considérable d’élucidation.

L’effort d’imagination et d’activité créatrice dont l’audio-visuel commence par là à bénéficier au Sénégal semble autoriser l’optimisme pour l’avenir de l’entreprise.

Car l’audio-visuel, dieu à deux faces, peut évidemment être porteur du pire comme du meilleur, ou, pour être plus précis, devenir, selon l’usage, outil privilégié du développement ou au contraire instrument d’aliénation.

En se dotant d’un instrument technique comme le Conseil National de l’Audio-Visuel, le Sénégal a d’abord voulu affirmer la prise de conscience, rendue plus nécessaire encore depuis l’extension en juillet dernier de la Télévision au monde rural, de cette ambiguité, et sa volonté de ne pas entrer « dans l’avenir à reculons ».