Dossier

DYNAMISME DES SITUATIONS DE LANGAGE EN AFRIQUE NOIRE

Ethiopiques numéro 10
revue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1977

Dans un numéro récent des Etudes et documents d’information (Unesco, 77, 1976), intitulé « information audio-visuelle transculturelle », une équipe de chercheurs s’est proposé de « réunir et synthétiser les données d’expérience actuelles relatives à l’information audio-visuelle trans-culturelle dans le monde entier ». Sont successivement examinés et discutés les effets culturels, linguistiques, psychologiques et politiques de cette information.
Si ce document de cinquante et une pages est du plus haut intérêt, principalement par les discussions et l’examen poussé d’un certain nombre de problèmes, il n’en reste pas moins qu’il est en retrait au plan des informations, et, par voie de conséquence, au plan même des réponses qu’il importe de donner à la question fondamentale posée : « quels sont les effets de l’information audiovisuelle transculturelle ? »
Cette réserve – ou ce regret – ce n’est pas nous qui l’émettons, mais les auteurs mêmes du document quand ils écrivent : « Ce qui nous frappe le plus, c’est que si peu de recherches aient été effectuées. Nous avons commenté des études et des discussions qui toutes avaient un rapport plus ou moins étroit avec la question fondamentale… Ce que nous avons découvert procédait soit de la crainte, soit d’un optimisme excessif. Le manque d’études fermement étayées par des données sûres, tel est le fait dominant constaté à l’occasion de cette enquête (p.41).
Notre propos n’est pas d’ajouter des données d’expérience. Il n’est pas non plus d’aborder dans sa généralité le problème des effets de l’information audiovisuelle transculturelle. Il est plutôt de situer le débat par rapport à un préalable aux effets de l’information transculturelle. Il est évident qu’une telle information est dirigée sur un terrain qui a déjà ses caractéristiques propres : politiques, économiques, historiques, culturelles, psychologiques. Le terrain humain en tant que récepteur n’est pas neutre.
Nous nous demandons précisément si l’étude à laquelle nous faisons référence n’impliquerait pas au départ une insuffisance dans la méthodologie, en ce sens que le principe d’une analyse socio-linguistique, et même anthropologique, des situations de langage n’est pas posée comme principe préalable de méthode et comme fondement d’un classement ou d’une mise en relation des données.
En bref, est-ce qu’il n’aurait pas fallu situer et apprécier les effets de l’information transculturelle en rapport avec le terrain anthropologique comme fondement et conditionnement de la réception de l’information transculturelle ?
Nous n’irons pas jusqu’à dire que les auteurs du document n’ont pas la conscience de cette question. Il ne semble pas toutefois qu’ils l’aient posée comme un principe essentiel de leur recherche. Analyser préalablement le terrain où opèrent les effets de l’information, ce n’est pas simplement rassembler des données, c’est en fait s’appuyer sur une hypothèse de travail afin de mettre ces données en relation avec elles-mêmes et corrélativement avec divers conditionnements.
Notre propos, dans cette étude, est d’envisager le terrain de l’Afrique noire, plus particulièrement de l’Afrique francophone, et cela, limitativement, puisque le commentaire est posé, dans une perspective socio-linguistique, au niveau des dynamismes des situations de langage. C’est en lui-même un champ très vaste et dont l’approche est rendue d’autant plus difficile qu’il existe relativement peu de travaux dans ce domaine, pour ce qui concerne l’Afrique. Aussi notre propos n’aura-t-il que la valeur d’une tentative afin de cerner quelques grandes lignes directrices, en ayant toujours présent à l’esprit que les situations de langage actuelles sont elles-mêmes des moments dans des dynamismes évolutifs.
Nous entendons par situation de langage la configuration que prend une communauté linguistique, à une époque donnée, en fonction des dynamismes qui conditionnent l’exercice de la communication. Dès lors, deux présentations complémentaires seront proposées, d’une part en fonction des dynamismes historiques propres à l’Afrique noire, d’autre part en fonction des situations respectives des communautés à l’intérieur des Etats, ce qui nous amènera à tenter un classement de ceux-ci.


Dynamismes des situations de langage

Un premier trait caractéristique, celui sur lequel on insiste le plus, est la multiplicité des langues en Afrique noire.
Les inventaires dont nous disposons sont anciens. Des travaux sont en cours dans ce domaine, que ce soit les inventaires linguistiques du Cameroun et de la Haute Volta ou la cartographie des langues de l’Afrique par une équipe de l’International African Institute. Greenberg, dans son livre Langages in Africa, donne un index de 800 parlers, langues ou dialectes. Ceci donne un ordre de grandeur : le chiffre réel doit dépasser le millier.
Ce fait de la multip1icité a pris et continue de prendre un sens politique à travers l’insistance avec laquelle on le souligne. Il servit en effet de justification, en particulier dans la zone d’influence coloniale française, au principe de l’exclusivité du français comme langue d’enseignement. Face à la multiplicité des langues africaines, seul le français pouvait- assurer unité et homogénéité. L’argument est encore mis en avant aujourd’hui dans la mesure où le développement économique et celui de la scolarisation sont délibérément conçus comme associés à la primauté d’une grande langue de communication. L’argument est simpliste. La multiplicité est certes réelle, mais,prise comme seul trait caractéristique des situations africaines de langage, elle devient un cheval de bataille dans une polémique dépassée, ou bien, seulement, l’indice d’une vision extérieure d’une Afrique tribaliste [1].
Elle doit être appréciée en effet selon chaque Etat ainsi qu’à l’échelle régionale. En se polarisant sur cet argument, on cache un autre trait : l’existence de communautés linguistiques démographiquement importantes.
Il est certain qu’il existe des langues africaines dont le nombre de locuteurs est élevé. Les deux langues les plus utilisées numériquement sont le swahili et le hawsa. On estime que le nombre de leurs locuteurs atteint les 20 millions et que, pour l’une comme pour l’autre, dix millions environ de personnes les pratiquent comme langue unique africaine. Les chiffres en question ne peuvent qu’être globaux car swahili et hawsa sont aussi utilisés comme langues secondes, voire troisièmes ou quatrièmes dans des situations de multilinguisme. On ne peut être que face à des données démographiques globales.
Il existe certes des différenciations dialectales. L’homogénéité n’est pas totale sur l’ensemble de l’aire d’extension de ces langues ; il est également probable que l’intercompréhension puisse être mise en jeu sur certains points précis de leurs territoires. Ces langues bénéficient toutefois de facteurs favorables à des processus d’homogénéisation ; en tout premier lieu elles sont intégrées dans une politique linguistique : elles ont donc une part importante dans la scolarisation et l’information. Le swahili, en particulier en Tanzanie, bénéficie de la politique de l’ujamaa et du statut de langue officielle. Sauf événement critique, on peut affirmer que l’importance politique, économique et culturelle du swahili est irréversible. Son aire d’extension recouvre plusieurs Etats, tous d’ailleurs multilingues.
Il en est de même du hawsa pour la partie septentrionale du Nigéria et la partie orientale et centrale du Niger. La politique linguistique dont bénéficie le hawsa au Nigéria – avec le hawsa de Kano comme base de la normalisation – se propose nécessairement au Niger comme un modèle. Si le pouvoir politique décide d’intégrer la langue dans les cursus de scolarisation ; elle l’est déjà dans diverses opérations d’alphabétisation, et très largement dans les media sonores.
Il existe d’autres langues démographiquement importantes, que ce soit le yoruba, le wolof, le mooré, le fulfuldé (peul), le manding, etc. Le manding est répandu sur plusieurs Etats dans la partie occidentale de l’Afrique de l’ouest. La situation dialectale n est pas exactement connue, mais il est certain qu’un manding commun, marqué selon les régions par le bambara, le maninka (malinké) ou le jula (dioula) tend à s’affirmer sur des dialectes de terroirs, sans les annuler pour autant. Le chiffre de neuf à dix millions de locuteurs est vraisemblable pour le manding, compte tenu des locuteurs monolingues et de ceux pour lesquels le manding est une langue à fonction véhiculaire.
Un troisième trait qui caractérise les situations africaines de langage, corollaire du précédent, est l’existence de dynamismes évolutifs tels que la plupart des langues démographiquement importantes assument une fonction véhiculaire auprès de locuteurs qui les adoptent comme langues seconde, troisième ou quatrième.
Si l’on pouvait dresser une carte de la répartition des langues africaines en tenant compte des situations de multilinguisme, on verrait se dégager des centres de gravité dont le noyau est monolingue et les satellites bilingues. Il en est ainsi des communautés sérer du Sénégal autour du noyau wolof, des communautés soninké et bozo autour du noyau bambara au Mali. Ce phénomène se manifeste à des échelles très différentes : les communautés baga et landuman en Guinée, très différenciées du point de vue dialectal, sont dans l’orbite de la communauté de langue susu (environ 500.000 monolingues) ; de même, en Côte d’Ivoire, ce qui reste du peuple éotilé est dans un processus avancé d’assimi1ation au peuple des Anyi. Une enquête sociolinguistique permettrait de multiplier les exemples ; les résultats d’une telle enquête seront d’ailleurs nécessaires dans la mesure où certains Etats multilingues se proposeront de mener une politique linguistique intégrant les langues africaines dans les circuits de l’enseignement et de la communication écrite.
Il est essentiel de bien voir qu’aujourd’hui l’aire d’extension d’un certain nombre de langues, la généralisation de leur fonction de communication, le nombre de locuteurs qui en font usage suivent une courbe croissante. Qu’on pense à l’importance du swahili dans un Etat comme la Tanzanie où l’on compte pourtant quelque deux cents langues bantu. Le sango du Centrafrique, ou le lingala du Congo, bien que généralement langues secondes encore maintenant, sont en usage à des degrés divers de compétence, dans des lieux qui doivent se définir, plutôt que géographiquement, d’après des critères sociologiques : centres urbains à vocation économique ou administrative, axes commerciaux routiers ou fluviaux, lieux d’implantation industrielle.
La référence à l’histoire est ici éclairante. Que ce soit le sango ou le lingala, on est face à une situation de langage qui est le terme actuel d’une évolution des conditions de communication dans lesquelles ces langues ont été utilisées. On n’en connaît certes pas l’histoire en détail mais on peut néanmoins assurer qu’elle est associée, dès les débuts de la période coloniale, au développement des échanges commerciaux et à la mise en place des infrastructures d’échange : caravanières, fluviales, routières, ferroviaires. Pour ce qui concerne le swahili, l’histoire de la communauté linguistique nous est connue grâce au livre de Wilfred Whitelev, The Rise of a National Language (1969) [2] ; aux facteurs économiques et commerciaux qui rendent compte de l’extension géographique de cette langue et de son usage comme langue à fonction véhiculaire, s’ajoutent des facteurs relèvent des politiques linguistiques des colonisateurs allemands et anglais.
L’importance actuelle du manding dans une partie de l’ouest africain résulte d’une histoire qui commença avec le rayonnement de l’ancien empire malinké du Mali et qui se continua avec l’empire bambara de Ségou, puis par la tentative de création d’un Etat par Samori.

La situation actuelle des langues démographiquement importantes, ou manifestant une tendance progressive quant à la démographie des locuteurs, doit donc toujours s’analyser comme un moment dans une histoire coloniale, précoloniale ou encore largement antérieure à la colonisation.
De plus, il est intéressant de signaler un fait d’observation : les locuteurs des langues démographiquement importantes sont, indépendamment de l’usage d’une langue non africaine, monolingues dans leur très grande majorité. Les conditions historiques, actuelles et passées, sont telles que les locuteurs en question n’ont pas éprouvé le besoin d’élargir leur champ de communication en recourant à une langue seconde. Par contre, ce besoin a été éprouvé et continue de l’être par une partie plus ou moins grande des locuteurs des communautés satellites. La carte des monolinguismes africains recouvre celle des ethnies assimilatrices, et éventuellement celles des communautés linguistiques politiquement dominantes aujourd’hui.
Quant au quatrième trait des situations africaines de langage, il se définit comme l’apparition récente d’une langue européenne parmi les véhicules de la communication linguistique. Un bilinguisme africano-européen s’est superposé à une situation africaine marquée elle-même, selon l’histoire des communautés, par le monolinguisme ou le multilinguisme.
L’Afrique a été divisée en zones d’influences européennes à partir du traité de Berlin (1885). Les Puissances coloniales ont opté pour des politiques différentes quant à l’attitude vis-à-vis des langues africaines. Ces différences se sont concrétisées dans des choix de langues : celles chargées d’assumer l’accès à la communication écrite, de véhiculer l’enseignement et les matières inscrites dans les cursus d’enseignement. Les conséquences de ces choix initiaux sont encore aujourd’hui fondamentales depuis l’indépendance des Etats africains ; elles conditionnent les politiques actuelles d’enseignement aussi bien quand sont envisagées les adaptations que les fonctions des langues impliquées.
Une situation de fait s’impose ; il existe un bilinguisme dont les termes sont d’une part une langue africaine, d’autre part une langue européenne : français, anglais, portugais, espagnol. Toute personne scolarisée, plus généralement toute personne agissant dans un cadre structurel en tant qu’il est un effet hérité de la colonisation et réadapté délibérément au projet impliqué par les situations d’indépendance, est à des degrés divers participante au bilinguisme africano-européen.
Qu’il existe aujourd’hui une tendance active à la valorisation des langues africaines est une évidence. Il est des Etats où cette valorisation est concrétisée institutionnellement lorsqu’une ou plusieurs langues africaines ont fonctionné, dès l’époque coloniale, comme langues d’enseignement et, au-delà, d’une presse et d’une littérature : il s’agit globalement des Etats qui furent dans l’orbite des puissances allemande, anglaise et belge. Un certain nombre de langues africaines étaient utilisées dans les cursus des enseignements primaires ; les colonisateurs estimaient que c’était ainsi le meilleur moyen de forger des auxiliaires de la colonisation. La langue du colonisateur anglais n’apparaissait qu’à un stade ultérieur, simultanément à la langue africaine, le stade suivant étant marqué par l’exclusivité de l’anglais. Le statut des langues africaines était d’ailleurs variable selon l’influence politique et économique des communautés. Le poids des missions chrétiennes était également déterminant, en particulier pour le développement d’une presse et d’une littérature.
La politique de la France en cette matière suivit des principes tout différents. Le français était la langue exclusive de l’enseignement à tous les niveaux et pour toutes les fonctions pédagogiques. Les missions catholiques durent s’y plier dans la mesure où elles avaient des charges d’enseignement.
Depuis l’indépendance, des travaux sont en cours dans des organismes de linguistique appliquée, en vue de préparer l’insertion de quelques langues africaines dans l’enseignement. La tendance actuelle la plus marquée est de chercher à fonder un enseignement bilingue où langues africaine et française aient chacune leur place [3].
On doit reconnaître que de tels cursus ne sont pas encore, en 1977, entrés dans les faits, pour de multiples raisons : pour certains Etats, hésitation du pouvoir politique à prendre des décisions concrètes, pour d’autres, refus d’envisager un changement de politique linguistique ; il faut ajouter la résistance d’une partie de l’opinion (parents d’élèves, cadres publics et privés), affirmations irréalistes de divers intellectuels pour une radicalisation ou sous la forme de plaidoyers culturalistes – bien que ceux-ci fussent nécessaires un temps, pour sensibiliser l’opinion -, opérations positives mais qu’on laisse délibérément dans les secteurs d’enseignement privé où ils ont pris naissance, limitation des opérations à l’alphabétisation des adultes, élaboration empirique d’orthographes insuffisantes quant à leurs fonctions de lisibilité, absence de débouchés pour les linguistes africains, indifférence des services français de coopération qui s’estiment non concernés par ces problèmes [4]. En fin de compte, on peut aussi se demander s’il n’y a pas là une immense carence de l’information depuis les media jusqu’à l’université. Qu’est-ce que le langage et sa problématique en Afrique ? Les spécialistes ont des réponses, partielles mais précises, mais le public des spécialistes est restreint quand il ne se limite pas à celui des sociétés d’érudition. Combien d’universitaires se sentent déshonorés d’écrire des manuels ! Il est vrai qu’un manuel, s’il évite le piège d’être une recette de traductions, est plus difficile à élaborer qu’une thèse.
On se trouve donc face à une situation d’ensemble pour la zone qui dérive de l’ancienne puissance coloniale française, qui est la suivante :


1. – Il existe un bilinguisme africano-français de fait, mais non de droit, en ce sens qu’il n’a aucune existence officielle, ce qui amène très vite l’opinion étrangère à croire que l’Afrique francophone est une Afrique qui parle français, sans voir les spécificités de cette francophonie.
2. – La communication écrite se fait en français et ne récupère les langues africaines que dans le cadre restreint, bien que non sans intérêt pour l’avenir, de publications en rapport avec des objectifs tels que l’alphabétisation fonctionnelle (réservée d’abord aux cultures industrielles), en rapport avec des organismes dont l’objectif est de « sauver » les traditions orales et historiques, en rapport avec les missions chrétiennes – il s’y fait un important travail de rénovation liturgique et de traduction -, quelques collèges privés (Liberman à Douala, Charles Lwanga à Sahr), quelques initiatives d’étudiants, des louanges à divers chefs d’Etat.
3. – Une scolarisation dont on reconnaît, à travers les déperditions d’élèves, qu’elle fait problème. Les conditions de langage et de communication y sont pour beaucoup. La langue de l’école n’est pas la langue familiale, ni celle du milieu social. Les supports pédagogiques médiatisent la relation de l’élève à son milieu par l’image et l’écrit. L’univers culturel s’élargit et va même impliquer des réalités et des situations dont certains sont hors de portée de sa perception et de son expérience.
La scolarisation n’est certes pas une fin en soi. Non seulement elle doit être enracinée dans la communauté africaine, mais elle n’est qu’un passage dans l’existence des Jeunes hommes et un passage tel que néanmoins cette existence en est profondément marquée. Il ne saurait donc y avoir dans ce domaine vaste mais précis de la vie nationale des Etats, de situation unique, ni de modèle unique selon lequel le bilinguisme africano-européen serait officiellement reconnu et intégré efficacement comme facteur de développement.
C’est pourquoi il nous faut, après une approche historique, une approche complémentaire, typologique.

Etat des situations respectives des communautés linguistiques

Cette approche a pour résultat de proposer un classement des Etats, et par-là même de fonder les options qui peuvent être faites en vue d’intégrer des langues africaines dans des cursus d’enseignement et dans des processus modernes de communication [5]. Une fois de plus, nous tiendrons compte principalement, en raison des limites de nos informations, des Etats de la francophonie, non sans rappeler que la prudence nous oblige à redire que les enquêtes font actuellement défaut et que leur nécessité s’impose.
Comme nous allons le voir, la quasi totalité des Etats envisagés est marquée par une multiplicité de communautés linguistiques. L’objectif est de dégager les configurations que dessinent les langues dominantes à l’intérieur des Etats dans leurs relations dialectiques aux langues non dominantes.

1. – Etats monolingues.

Le Burundi, le Rwanda et la Somalie sont les seuls Etats qui soient monolingues. Le sont-ils absolument ?
Une enquête détaillée ferait apparaître quelques ethnies très minoritaires. Quoi qu’il en soit, la situation sociolinguistique y est très favorable à une politique linguistique fondée sur une langue unitaire.

2. – Etats multilingues ayant une ou plusieurs langues dominantes -en situation ancienne.

Il s’agit donc d’Etats à l’intérieur desquels sont parlées plusieurs langues. Certaines d’entre elles néanmoins peuvent être communes à deux, trois ou quatre Etats en raison des découpages frontaliers qui, datant de l’époque coloniale, ont été dressés sans égard aux frontières ethniques. Toutefois, les rapports des communautés à l’intérieur de l’Etat sont tels que certaines d’entre elles sont linguistiquement dominantes pour les communications économique, politique et culturelle, que cette dominance est en outre perçue comme l’aspect actuel d’une situation évolutive et ancienne, qu’enfin les langues en question sont dans la grande majorité des cas les langues uniques (situation de monolinguisme) des locuteurs concernés. Il faut ajouter que ces langues dominantes sont adoptées – c’est souvent le cas – comme langues secondes par des locuteurs appartenant à des communautés satellites. Elles assument donc une fonction véhiculaire pour des locuteurs qui sont contraints d’élargir leur champ de communication.
C’est le cas du Sénégal avec le wolof vis-à-vis des locuteurs sérer, avec le malinké occidental vis-à-vis de quelques communautés de Casamance. C’est le cas du Mali avec le bambara vis-à-vis des locuteurs soninké, avec le peul, à une moindre échelle, vis-à-vis des Dogon. La Haute Volta est divisée en deux foyers linguistiques, d’une part le jula (dioula) pour la partie occidentale, dont l’extension déborde largement les pays voisins et tend à rejoindre, par ses étroites relations de parenté le bambara et certains parlers malinké, d’autre part, pour la partie orientale, le mooré. Le caractère très centralisé de l’ancien empire fédéral des Mosi eut pour conséquence l’assimilation de minorités ethniques. On peut expliquer ainsi le fait que le mooré est actuellement adopté comme langue seconde à une échelle géographique moindre que celle qui s’applique aux locuteurs qui ont le jula comme langue seconde.
Une remarque analogue pourrait être proposée pour les communautés de langue fulfuldé (peul) dans la mesure où elles instituèrent dans le passé des Etats centralisés et fortement assimilateurs : Fouta-Djalon en Guinée, Macina au Mali, etc.
Il faut ajouter que la multiplicité des minorités ethniques et des langues est telle que les langues des doux foyers signalés ne recouvrent pas toutes les communautés linguistiques voltaïques.
Le Niger entre également dans cette catégorie d’Etats avec un foyer songay très diversifié du point de vue dialectal, et un foyer hawsa (haoussa) beaucoup moins différencié dialectiquement que le précédent. Une frontière politique partage le domaine hawsa entre le Niger et le Nigéria, mais la communauté hawsa forme une masse démographique dont nous avons déjà signalé l’importance.
Nous classons enfin le Zaïre dans cet ensemble ; sur la multiplicité des langues, quatre d’entre elles dominent ; elles sont reconnues comme langues nationales et elles ont bénéficié de la faveur de politiques d’enseignement dont les directives semblent avoir été néanmoins diverses.

3. – Etats multilingues à langue dominante en situation récente.

Les Etats concernés sont l’empire Centrafricain avec la langue sango, laquelle déborde sur le Tchad, et le Congo avec la langue lingala qu’il partage avec le Zaïre.
Il a été traité plus haut des cas du sango et du lingala. Nous rappelons un point essentiel : bien que des enquêtes n’aient pas encore été faites, on peut néanmoins affirmer que les critères d’extension de ces deux langues sont moins d’ordre géographique que sociologique dans la mesure où les motivations de leurs usages sont associées à des situations spécifiques d’échanges linguistiques. Le développement de centres urbains tant au Congo qu’au Centrafrique rend compte du fait qu’il tend à apparaître, dans les jeunes générations des locuteurs dont l’accès au langage se fait par le sango ou le lingala, langues secondes de la génération des parents. En l’absence d’enquêtes, il n’est pas possible d’évaluer l’ampleur de cette tendance ; elle n’en est pas moins certaine et vraisemblablement irréversible.
Il serait inexact de dire que ces deux langues ne sont pas des langues fixées. On observe toutefois, chez les locuteurs dont elles sont les langues secondes, des interférences avec d’autres langues africaines, ainsi qu’avec le français. Il ne s’agit pas de faits de langue, mais de faits de parole ou de discours, donc en fin de compte de niveaux de langage ; il n’en reste pas moins que sango et lingala, malgré toutes leurs variantes, peuvent être clairement caractérisés aux plans historique et typologique.
Le lingala n’est pas encore intégré comme langue d’enseignement dans la République Populaire du Congo. Le sango est actuellement l’objet d’opérations expérimentales dans un peu plus d’une centaine d’écoles primaires. Tant que ces langues seront dans cette situation, les locuteurs se maintiendront dans un état de mobilité lexicale et d’interférences. Il n’existe en effet aucune contrainte motivant des usages normalisés et le refus des emprunts les plus économiques pour la communication.
Il nous faut dire quelques mots du jula véhicu1aire. Sa situation sociologique, et aussi son identité linguistique sont difficiles à cerner, non seulement en raison de l’usage second de la langue, mais aussi en raison de son appartenance au groupe des langues manding. Dans la mesure où une jeune génération urbaine opère son accès au langage par le jula, langue seconde des parents, les affinités étroites que le jula entretient avec le manding font que ces jeunes locuteurs en arriveront très vite à utiliser l’un des parlers manding existant ; il se produira en quelque sorte un « retour à la masse ». A vrai dire, la formation du jula véhiculaire, apparemment hétérogène à l’intérieur du manding, est moins récente que celle du lingala et du sango ; de plus, dans la mesure où ce jula a subi l’influence des situations économiques et marchandesqui ont motivé son usage,ce fut en dehors du « conflit des cultures », et antérieurement à lui, où s’opposèrent l’Afrique et l’Europe. C’est toute l’histoire de l’ouest africain, complexe, qui intervient dans la formation du jula véhiculaire. La colonisation a pu intervenir en renforçant les motivations de son usage et de son extension, ne serait-ce que par le développement des routes et des marchés. La Côte d’Ivoire moderne connaît une expansion dont les effets vont dans le même sens, et aucune des langues de ce pays en dehors du jula, voire du manding commun, ne peut répondre aux besoins d’élargissement du champ de la communication géographiquement et sociologiquement, mise à part le français, mais avec celui-ci, la communication va de pair avec l’accession à un statut social d’élites dans la situation actuelle des conflits de langues.
A ces facteurs favorables à l’extension du jula véhiculaire, il faut reconnaître l’existence d’un facteur dont l’effet va en sens contraire : cette langue est en effet perçue par beaucoup d’Ivoiriens comme réservée aux échanges mercantiles. On la perçoit comme utile, mais sans prestige. L’une des raisons de cette réserve est le fait que la Côte d’Ivoire comprend à l’intérieur de ses frontières un grand nombre de communautés linguistiques et les locuteurs trouvent dans leurs propres langues une disponibilité pour la communication que le jula véhiculaire entame seulement en vue d’échanges utilitaires, donc sémantiquement orientés.


4.-Etats multilingues sans langues dominantes sauf régionalement.

Les Etats qui entrent dans cet ensemble offrent des situations complexes dont on ne peut parler que très globalement en l’absence d’enquête. Nous proposons d’y ranger les pays suivants : Côte d’Ivoire, Guinée, Bénin, Togo, Tchad, Cameroun, Gabon.
Nous avons déjà commenté le cas ivoirien à propos du jula véhiculaire. La situation multilingue de ce pays est évidente, mais le développement économique et industriel entraîne la formation de concentrations démographiques, donc la rencontre de locuteurs de langues très variées ; ces gens doivent communiquer, que ce soit dans la capitale Abidjan, dans le nouveau port de San Pedro, autour du barrage du lac Kossou. Il se crée donc des situations d’intercommunication dans lesquelles le jula et le français sont les langues automatiquement disponibles.
La Guinée comprend, sur une quinzaine de langues, trois centres de gravité : celui du malinké, celui du fulfuldé, celui du susu (de moindre importance démographique). Avec le malinké la Guinée est linguistiquement ouverte sur le manding, donc sur le Mali et sur la Côte d’Ivoire. Les trois langues guinéennes citées sont en situation historique ancienne, mais aucune ne saurait être dominante dans le contexte multilingue actuel. Le malinké assume toutefois une fonction véhiculaire, à des degrés divers, auprès de communautés forestières ; de même le susu auprès de communautés côtières (baga, landuman, nalu).
Le Bénin est un pays multilingue, mais, en dehors de la zone septentrionale occupée par des langues du groupe voltaïque, on trouve au centre et au sud un ensemble de langues dites du groupe tado où le fon et le gun sont démographiquement dominants ; l’intercompréhension entre ces locuteurs est très aisée. Il faut ajouter pour le Bénin une communauté minoritaire de locuteurs yoruba qui bénéficie, aux plans historique et politique, du prestige de la grande communauté yoruba de Nigeria, langue pour laquelle il existe une tradition écrite déjà vieille d’un siècle.
Le Togo présente une situation relativement semblable : d’une part, un ensemble de langues du groupe voltaïque entre lesquelles l’intercompréhension n’existe pas ou est restreinte, d’autre part, l’éwé et le gen ou mina. Une décision du gouvernement privilégie comme langues dont l’insertion est prévue dans l’enseignement le kabyé – alors que le tem semble aussi important – et l’éwé dont la communauté est coupée par la frontière Togo-Ghana. Il existe une tradition écrite éprouvée de l’éwé ; l’initiative en revient au départ aux missions protestantes et à l’influence du grand linguistique allemand Diedrich Westerman.
La République unie du Cameroun n’a pas de langues dominantes sauf, régionalement, le fulfuldé ; celui-ci est utilisé comme langue véhiculaire par de nombreuses minorités ethniques voisines. Quant au domaine bantu qui occupe toute la zone sud et continue sur le Gabon, on est face à un certain nombre de communautés linguistiques entre lesquelles n’existe pas, ou peu, d’intercompréhension, bien que les langues soient historiquement et typologiquement très proches. Cette multiplicité de langues bantu sans Langue dominante explique l’extension actuelle du pidgin à base d’anglais, lequel permet d’élargir le champ de la communication.
Quant au Tchad, il est caractérisé d’une part par l’existence d’un dialecte arabe, langue propre des habitants sahéliens et langue à fonction véhiculaire répandue jusqu’au parallèle de Bousso au sud de Ndjaména, d’autre part, par tout un ensemble de langues dialectiquement diversifiées, mais dans lequel semble dominer régionalement (autour de Sahr) le ngambay, l’un des dialectes du groupe sara.

Le Gabon ne connaît pas régionalement de langues dominantes. Il serait intéressant d’enquêter sur les tendances qui se dessinent dans ce pays marqué par une forte émigration rurale et une concentration démographique canalisée par les zones de développement industriel.

Pour une approche dynamique des situations de langage

Nous venons de tenter une approche des situations de langage en Afrique noire, plus particulièrement pour la partie francophone. Ces situations nous apparaissent comme fondamentalement dynamiques. C’est une erreur de méthode et une fausse optique sur les situations en question que de se placer dans une perspective de recherche statique.
Nous voudrions maintenant esquisser dans une large conclusion une réflexion autour de deux ordres de problèmes, et par-là même autour de deux notions fréquemment employées : la dialectalisation en rapport avec les conditions externes qui l’orientent et cette notion de « véhiculaire » généralement si mal ou si peu définie et que, selon nous, il importe de rattacher à la notion de fonction de communication en situation de multilinguisme.
La notion de dialecte ! C’est devenu un réflexe de parler de dialectes africains et non de langues africaines. L’idée sous-jacente est qu’il ne saurait exister en Afrique des parlers mineurs, soit conceptuellement insuffisants, soit dotés de vocabulaires pauvres et avant tout concrets, soit très mobiles du fait qu’ils ne sont pas écrits, soit géographiquement très éparpillés, etc. Cette façon de voir n’est autre qu’un reflet de l’idéologie colonialiste. C’est aussi un point d’histoire des sciences humaines qu’il serait trop long de discuter ici. De nombreux plaidoyers en faveur des langues africaines sont consacrés à une réfutation de ces préjugés, et finissent dans un piège, celui de dire que les langues africaines ne sont pas ce qu’on pense, sans jamais nous dire ce qu’elles sont en tant que structures et systèmes aptes à permettre de signifier et de communiquer.
Certes, la dialectologie est une approche fondamentale de la science du langage, mais elle fonde ses systématisations sur une méthodologie dont les orientations peuvent être différentes selon les écoles mais dont l’assise est toujours scientifique.
L’affirmation selon laquelle les parlers africains sont des dialectes et non des langues est un phénomène d’opinion. L’information est ici directement concernée.
Une approche externe de la réalité impliquée dans la notion de dialecte pourrait être la suivante. Toute langue évolue lentement dans le temps. On peut concevoir que cette évolution se fait entre deux pôles : soit vers un pôle d’homogénéité où l’intercompréhension entre les locuteurs est parfaitement assurée, soit vers un pôle d’hétérogénéité où l’intercompréhension est annulée en raison des divergences selon lesquelles la langue a évolué dans le temps.
L’évolution vers l’un ou l’autre pôle pose à la linguistique interne des interrogations qui lui sont spécifiques. Nous nous plaçons ici dans la perspective socio-linguistique ; le problème revient alors à déceler les facteurs externes qui, souvent corrélativement entre eux, agissent sur l’évolution de la langue. Il ne faudrait pas en conclure que seuls de tels facteurs sont contraignants ; il en existe aussi qui sont propres à la langue, plus exactement à des déséquilibres propres systèmes de la langue. L’étude de ceux-ci relève de la linguistique Interne.
L’histoire d’une communauté linguistique revient en fin de compte à déceler, analyser et commenter les facteurs externes qui contraignent l’évolution d’une langue en direction d’un pôle ou d’un autre. A titre de lignes directrices de recherche, nous proposons, selon une disposition dialectique, les facteurs suivants. La liste n’est certes pas exhaustive et notre réflexion, devons-nous le rappeler, est marquée par ce que nous savons des situations de langage de l’Afrique noire, surtout francophone.

facteurs d’hétérogénéité

– Le pouvoir politique traditionnel est dispersé au niveau des cellules familiales ou claniques.
– Economie de subsistance comme type dominant. Religion : animisme, ce qui implique un fractionnement de la communauté en sociétés initiatiques et chronologiquement hiérarchisées en générations.
– Langue dont la communauté des locuteurs, ou un secteur de cette communauté, est bilingue par nécessité historique.
– Langue non intégrée dans l’enseignement.
– Langue n’ayant pas de tradition d’écriture.
– Absence de centres urbains comme centres politique, administratif ou économique.
– Aire d’extension : zone géographique accidentée, rendant les échanges difficiles.


Facteurs d’homogénéité

– Le pouvoir politique traditionnel est centralisé.
– Economie de marché comme type dominant.
– Islam, ce qui implique des comportements religieux publics, une vie communautaire ouverte et le prestige de l’écrit (Coran).
– Langue dont la communauté des locuteurs est monolingue.
– Langue intégrée dans l’enseignement.
– Langue ayant une tradition d’écriture, donc des documents Imprimés.
– Présence d’un ou de plusieurs centres urbains.
– Aire d’extension : zone géographique étendue facilitant les déplacements et les échanges.
Il y a lieu d’observer que l’opposition établie entre animisme et Islam ne vaut que dans certaines aires régionales, que l’opposition entre zones géographiques étendues et accidentées est également relative en ce sens qu’un territoire linguistique très étendu peut au contraire agir comme un facteur d’hétérogénéité. A vrai dire, l’essentiel dans une enquête socio-linguistique est de ne pas considérer les facteurs comme agissant isolément, mais au contraire selon des corrélations. De plus, aux facteurs précédents, il faudrait ajouter aussi des facteurs de résistance à la différenciation dialectale, par exemple : l’isolement géographique, l’intégration des structures sociales entraînant le maintien de la spécificité culturelle, le nomadisme, lequel est une certaine forme d’isolement par rapport à ces creusets que sont les villes.
Quant à la fonction véhiculaire, il importe de bien cerner ce que cette dénomination implique. On parle souvent de « langue véhiculaire » et l’on donne comme exemples africains le swahili, le lingala, le manding, le hawsa, etc. Or une langue n’est véhiculaire qu’en tant que langue seconde, qu’en tant que langue dont l’usage s’inscrit dans une relation de bilinguisme. Une connotation péjorative est souvent associée au qualificatif de véhiculaire : une langue véhiculaire serait par principe simple dans la grammaire et limitée dans son lexique. Il y a là une confusion entre plusieurs plans. Le hawsa est une langue plénière, ayant son identité propre, langue unique de millions de locuteurs pour lesquels langue hawsa et ethnie hawsa coïncident. Par contre le hawsa assume une fonction véhiculaire auprès de nombreuses communautés dont les locuteurs ont éprouvé le besoin d’élargir le champ de leur communication. Que, dans cet usage second de la langue, l’identité linguistique de celle-ci soit atteinte (déformation, interférence), est un phénomène possible, mais la langue hawsa ne présente pas de propriétés internes à mettre sur le compte de la véhicularité.
Nous retrouvons ici ce dont il a été question précédemment, à savoir des communautés satellites en voie d’assimilation à des centres de gravité dans le cadre évolutif d’une histoire déterminée. C’est dans cette perspective qu’il faut situer la notion de fonction véhiculaire d’une langue. Celle-ci est une fonction d’élargissement du champ de la communication dans une situation de bilinguisme. Qu’une langue assumant une telle fonction en arrive, au cours de son évolution historique, à en être marquée dans son identité même, est une éventualité et le linguiste doit en tenir compte dans ses hypothèses de travail. Par contre ceci n’a rien avoir avec une certaine « pauvreté » lexicale ou autre, de langues prétendues véhiculaires. Sans nier la complexité des problèmes impliqués, ce que nous voulons signaler, et dénoncer – puisqu’enfin nous parlons aussi d’information -, c’est une opinion d’autant plus facilement répétée qu’elle reflète une idéologie colonialiste.
On ne peut éviter toutefois de poser la question : y a-t-il des langues qui structurellement sont définissables comme langues véhiculaires ? Nous répondons positivement : ce sont les pidgins. Les pidgins sont des langues initialement apparues en situation coloniale pour répondre à des besoins immédiats de communication ; leur fond lexical est massivement celui de la langue des dominateurs ; un pidgin est par définition une langue seconde.
L’avenir d’un pidgin est, soit de disparaître lorsque les conditions qui motivent son usage ont radicalement changé, soit de subsister en devenant progressivement la langue unique d’une communauté de locuteurs, évoluant en bénéficiant d’un élargissement du vocabulaire par relexification, et d’une réorganisation grammaticale : c’est alors un créole.
Il nous faut signaler ici le livre fondamental publié sous la direction de Dell Hymes, Pidginization and Creolization of Languages (London, Cambridge Université Press, 1971). « Pidgin » et « créole » sont des étiquettes mises par habitude sur des langues, mais le vrai problème est de déterminer les processus de pidginisation et de créolisation. Nous rejoignons ainsi le principe de chercher les dynamismes des situations linguistiques. On peut envisager que les langues issues du latin se sont formées à partir de processus de pidginisation et de créolisation. Il en est de même pour le lingala et le sango. Un consensus officiel veut que certaines langues dans le monde soient étiquetées comme créoles, mais il s’agit dans tous les cas de langues dont les communautés de locuteurs sont dans une situation socio-linguistique en continuité avec l’histoire négrière. Il est des langues qui, sans être désignées comme créoles, peuvent très bien avoir connu à un moment de leur évolution un processus de créolisation. Cette hypothèse de recherche implique une orientation de la réflexion linguistique dans un sens qu’elle a peu développé jusqu’ici, celui de la typologie, afin de déterminer, à travers des processus de réduction ou de réadaptation, si certaines structures linguistiques, grammaticales, lexicales ou phonologiques, ne traduiraient pas une économie des moyens d’expression.


Conclusion ouverte

Nous n’entreprendrons pas de jeter un pont entre l’analyse et le commentaire qui précèdent et les effets de l’information audiovisuelle dans le cadre d’une rencontre conflictuelle des cultures. Il nous faudrait alors nous engager dans une immense problématique et disposer de données nombreuses. Seule une équipe de réflexion peut entamer cette tâche.
Nous avons toujours supposé, dans tout ce qui précède, qu’une interrogation sur de tels effets manque son but tant qu’on ne clarifie pas préalablement l’attitude de l’Emetteur à l’égard du Récepteur. L’état des connaissances que l’Emetteur possède sur le Récepteur, sur son passé, son présent et ses projets, est un aspect de cette attitude. En poussant la réflexion, on arriverait à une question d’épistémologie : quelle est la validité de ce que l’Emetteur dit et sait sur le Récepteur ? Quelle est l’ampleur de ce qu’il ne sait pas ? Puisque nous sommes dans l’information, donc la communication, savoir et discours sont impliqués l’un dans l’autre, plus précisément les optiques du savoir et les intentions du discours. Il y a plus, car les unes et les autres sont « informatrices » de l’opinion en tant que telle, au sens platonicien de niveau de connaissance.
L’attitude de l’Emetteur dont les effets sont les plus dilués dans l’opinion de la communauté réceptrice est celle de la cécité à l’égard de l’autre. Elle prend plusieurs visages, par exemple l’indifférence à l’égard de l’altérité, l’impuissance à l’égard de l’altérité, la projection de soi dans l’altérité.
Tout ceci est une vieille affaire. On est face à une dimension dans laquelle on pourrait regarder l’histoire ; de l’expansion européenne vers ces mondes de l’autre et de l’ailleurs. De nombreux récits de voyage sont comme englués dans cette cécité. Il y a un regard que le monde occidental a jeté sur les autres mondes, un regard dont l’Occident est devenu prisonnier et qui a fait des autres, objets de ce regard, des sujets conscients d’être regardés. Là réside l’ambiguïté actuelle de l’ethnologie.
Aller vers l’autre en associant le voyage à une quête de l’altérité pour elle-même, aurait supposé un dépouillement, une interrogation sur soi, une conscience de l’apport de l’autre. L’Occident n’y était pas préparé au plan philosophique, et son efficience technologique ne l’y engageait pas. Le réflexe, dans ces contacts, qui mirent en présence des hommes de langues et de cultures différentes, qui de plus firent des uns les tributaires économiques et technologiques des autres, le réflexe le plus courant chez les dominants fut d’opérer une projection sur les dominés, d’élaborer un savoir tel que l’autre est filtré, déformé par l’optique du regard, analysé, jugé, expliqué selon une sémiologie étrangère. Au terme du processus, l’autre est annulé dans son identité ethnique tout en étant conservé en tant que source de profit. Le résultat est ce que l’histoire des manuels met sur le compte de l’extension de la civilisation ; il faut lire : l’extension d’une civilisation, et sous-entendre : par l’intermédiaire de l’Europe. L’une des problématiques actuelles des sciences humaines est de faire une relecture de l’autre et de l’ailleurs, car cet autre est devenu un sujet de plus en plus conscient d’avoir été mal regardé.
Les media aujourd’hui nous conduisent dans tous les lieux du monde. On pourrait s’attendre à ce que l’état de cécité dont nous parlions soit mis à rude épreuve. Nous sommes invités à de multiples voyages par procuration. C’est une ouverture pour les uns ; pour d’autres, c’est une fermeture confirmée car le risque est grand de recevoir le message audiovisuel à travers une opinion filtrante – ce savoir qui n’est à personne -, alimentée à de vieux mythes conservateurs et ethno-centristes.
La cécité peut être aussi du voyage : les affaires, la coopération, le tourisme. Il surgit alors un autre risque : ne rencontrer l’autre qu’en l’enfermant dans ce qui fait son altérité, son étrangeté, son exotisme. Son attrait, passager, vient du fait qu’il est incompréhensible ; on se prend au jeu de l’opacité. L’autre est celui qui meuble un rêve et un temps de loisir. Ayons la curiosité de se reporter à des textes publicitaires qui invitent aux voyages aériens et à leurs termes hôteliers. Les exemples sont nombreux dans tous les journaux et les revues :
« Les guerriers zoulous salueront votre venue en exécutant leurs danses tribales au rythme d’une musique envoûtante. »
« A égale distance de l’ancien et du nouveau monde, dans un cadre ultra moderne entouré par l’Afrique ancestrale… ».

Telles cartes postales publicitaires « évoquent des pays aux noms étranges dont vous avez longtemps rêvé, dont vous rêvez encore. Secrètement ».
« Symboles de grandes vacances » il vous sera révélé « en quelques visages, un aperçu des possibilités d’évasion que vous offrent l’Afrique, l’Extrême-Orient et le Pacifique ».
Nous ne sommes pas hors du sujet quand nous lisons dans le document UNESCO d’où nous sommes partis :
« Alors que l’on pourrait se représenter l’information audiovisuelle transculturelle sous la forme d’un échange « culturel », la réalité est celle de la place du marché. Les valeurs commerciales sont la règle ; les émissions de la radio-télévision non commerciale ne peuvent concurrencer dangereusement les programmes commerciaux. Rares sont les productions destinées à favoriser le progrès social sous une forme quelconque. Quand il en existe, on les trouve beaucoup plus à la radio qu’à la télévision ou au cinéma. Sans nier la valeur sociale des programmes qui ont un caractère général récréatif, la plupart des observateurs souhaiteraient voir ceux-ci plus explicitement axés sur les besoins sociaux des divers publics auxquels ils s’adressent. D’autre part, les programmes récréatifs importés produits par des publics étrangers présentent pour la culture où ils pénètrent de l’aspect qui ne sont pas compris. Le défaut de compréhension engendre (? malaise et la crainte » (p. 41).
Nous suggérons comme dernier mot qu’un organisme de sondage d’opinion procède à une enquête sur la notion de sauvage :
– Croyez-vous à l’existence des sauvages ?
– En avez-vous rencontrés ? Souhaitez-vous en rencontrer ?
– Quels peuples actuels donneriez-vous comme exemple de sauvages ?
Les réponses seraient utiles pour une appréciation des effets de l’information transculturelle, car les effets sont du domaine du Récepteur, mais ils ont aussi des liens étroits avec l’attitude de l’Emetteur. Si l’Emetteur vise un profit – et le texte cité plus haut nous dit que c’est bien une réalité -, le Récepteur est perçu comme une source de profit. Si l’Emetteur transmet un message – nous revenons au texte cité – récréatif, mais qui n’est pas compris du Récepteur, il y a bien une rupture dans la visée vers l’autre.
En fin de compte, quelles que soient les visées, imbéciles ou lucides, sordides ou généreuses, quel que soit le sens donné au parcours en direction de l’autre, il s’engage un immense dialogue à la mesure du temps de l’histoire. Aucune rencontre de cultures, ni même de personnes, ne laisse les partenaires indifférents.

 

[1] Le dernier exemple parvenu à notre connaissance se trouve dans le Monde du 26 janvier 1977 (article de Jacques Cellard sur le créole) : « … le nombre et la diversité des langues de l’Afrique noire sont telles, aujourd’hui encore, que la communication est difficile ou impossible d’une zone tribale à une autre. »

[2] Le public français trouvera un résumé de ce livre dans notre Antropologie linguistique de l’Afrique Noire Paris, PUF 1971.

[3] Il ne s’agit pas de considérer la langue africaine comme devant permettre une amélioration de renseignement du français, mais de fonder un enseignement bilingue où les fonctions des deux langues sont équilibrées ; nous avons traité de ce problème dans un article de Perspectives (UNESCO, VI, 3, 1976) intitulé « Le problème du choix des langues en Afrique ».

[4] Il faut reconnaître qu’il se dessine prudemment une tendance à prendre en considération les problèmes linguistiques de l’Afrique. Elle résulte de deux courants. Pour certains, l’indifférence est en fin de compte une mauvaise politique. Pour d’autres, la coopération suppose une éthique : le respect du partenaire et une action allant dans le sens de son indépendance.

[5] Nous reprenons ici en le résumant une partie de l’article paru dans la revue Perspectives.