Badara Sine
Dossier

AUDIO-VISUEL ET EXTRAVERSION CULTURELLE

Ethiopiques numéro 10

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Avril 1977

 

Tout d’abord deux avertissements : nous n’intervenons pas ici en critique d’art au sens classique du terme, ensuite les problèmes que nous allons soulever entrent directement dans le cadre de nos préoccupations actuelles concernant la vie des media en Afrique noire.

Aussi est-ce plutôt une série d’approches socio-culturelles que nous proposons, appliquées et articulées aux réalités africaines.

Nous savons aujourd’hui que le cinéma, la télévision, la radio, la presse, les bandes dessinées, les affiches publicitaires, les posters, jusqu’aux jets tours, tout ce que l’on rassemble sous le concept de media, ce sont les moyens de communications modernes les moins connus [1]. Les moins connus, c’est-à-dire que les recherches actuelles, bien que relativement poussées, y rencontrent le plus grand nombre de points d’interrogation. Il y a, certes de Mac-Luhan à Abraham Moles, Morin etc., tout un complexe de courants qui constituent un capital théorique extrêmement riche. Mais ces réflexions sont surtout des réflexions centrales, c’est-à-dire propres aux diverses interventions des media des sociétés dites développées (américaine et européenne) : et leurs prolongements théoriques et leurs articulations aux sociétés africaines sont sous-développées, sinon cruellement occultées dans les problématiques soulevées.

En gros, les théoriciens ou penseurs occidentaux s’accordent sur un certain nombre de points de réflexion qui définissent autant de constats. Les media entrent pour l’essentiel dans le système des relations organiques qui composent les sociétés centrales où ils remplissent des fonctions vitales précises :

1 – Fonction publicitaire chargée de servir de rouage à la société de consommation en même temps qu’elle secrète et développe celle-ci (rapport des media avec la théorie des besoins, rapport des media avec l’écoulement des produits, rôle régulateur des media face à la crise de surproduction, leur rôle dans l’aliénation du producteur qui se porte vers des produits réduits aujourd’hui aux gadgets, objets insignifiants et non plus nécessaires etc.) [2] ;

2 – Fonction de « sublimation répressive ». L’expression est empruntée à Marcuse. Il faut entendre par là que cinéma et télévision, par exemple, « satisfont », idéalement et faussement, par une manipulation de l’imaginaire des masses, les besoins, ou plutôt les exigences, de la libido. La satisfaction concrète du désir est réprimée au nom du principe de réalité, travesti grossièrement en principe de rendement dans les sociétés centrales ; dans cette logique, tout le système de culture dominant est soumis à la rigueur répressive de cette loi, à moins que, dans les marges de ces sociétés, des groupes élitaires et minoritaires fassent preuve, encore, de leur pouvoir de refus ; 3 – Fonction superstructurelle d’intégration. Les media (télévision, cinéma et radio notamment) jouent un rôle, comme toute superstructure, pour renforcer la base et intégrer les masses dans le système des valeurs dominantes.

Voilà donc, brièvement, les axes principaux autour desquels gravite la pensée moderne sur les media.

Peut-être nous permettrons-nous une petite anticipation en abordant déjà dans ce contexte le problème de l’animation culturelle, surtout celui de son ambiguïté. Car l’animateur que peut être le cinéaste ou le responsable de télévision, dans les sociétés industrielles centrales, peut être simplement celui qui est chargé, consciemment ou non, d’intégrer les individus dans le système des valeurs dominantes.

Et ce que l’on peut, à la rigueur, souhaiter c’est une animation critique ; en d’autres termes, une animation qui se pose le problème de sa propre fonction et qui donc se remet en question.

Tout cela pour rappeler les conséquences fâcheuses et ambiguës de cette pratique manipulatoire du système principal des media dans les sociétés occidentales. Les effets de celle-ci sur les sociétés africaines sont plus graves.

Cela, parce que les relations de dépendance à la base, d’ordre économique, social et politique, dans le contexte de sociétés dont le système de défense culturelle est peu cohérent, vont favoriser l’établissement d’un système d’oppression culturelle à travers les media, et la réalité de cette oppression culturelle est toute particulière. Elle se traduit par l’imposition et la dictature de modèles de vie et de comportement qui ne sont pas endogènes, c’est-à-dire produits par le milieu culturel. Ce sont des modèles dominants du centre (sociétés européennes à capitalisme avancé). Cette dictature culturelle exercée aujourd’hui par les media est de loin incomparable avec celle dont l’école coloniale fut l’instrument. Celle-ci fut élitaire, et non de masse, et qualitativement l’impact est différent, du fait de la nature même du nouveau dispositif des media, et surtout du fait de la disponibilité culturelle extraordinaire des masses africaines à l’égard des media. Cette hyper-sensibilité culturelle, ou cette disponibilité des peuples africains à l’égard des media s’explique à partir des raisons suivantes.

Tout d’abord, le phénomène de l’image, la communication par l’image n’évincent pas brutalement le mode de communication concrète, orale, gestuelle, propre aux civilisations africaines, même si l’image filmé ou télévisée n’est pas équivalente et pose un tout autre ordre de problèmes. Par contre, l’introduction de la presse implique une véritable rupture : le passage d’une civilisation africaine d’oralité au mode culturel de l’écriture.

Nous savons aujourd’hui le rôle immense de l’oralité à la télévision, au cinéma, sans parler de la radio.

La communication par l’image, vivante et active, peut facilement exploiter l’expression courante et la tradition du dialogue en Afrique, à condition que l’on substitue à l’information à sens unique une adaptation culturelle du feedback, en adaptant des technologies aux caractéristiques culturelles propres au milieu, (en exploitant le goût de la palabre, de la métaphore, de l’image rythmique etc.). Il existe en effet des ressources culturelles endogènes qui rendent l’usage du medium facilement perméable aux sociétés africaines et qui peuvent servir une exploitation dans l’ordre de la créativité esthétique. C’est dire qu’en Afrique noire les nouvelles technologies de communication trouvent un terrain presque entièrement défriché par une tradition audiovisuelle déjà en place et enracinée dans une civilisation dont l’oralité et l’expression par l’image (sonore et rythmique, visuelle et verbale) sont des traits dominants et servent de supports à la créativité artistique et à la communication quotidienne.

Un acte socio-culturel fondamental

La révolution technologique des media prolonge et amplifie ces modes de communication traditionnels en leur ajoutant cette donnée nouvelle et fondamentale : « la structure mécanique qui arrache les paroles aux bouches qui les profèrent, les images à la vie, les sons aux musiciens et par laquelle ces fantômes captés par le disque, le film, la radio, la télévision, sont lâchés sur le monde où il y a lieu, tout lieu de croire qu’ils continuent leur vie propre » (Jean Tardieu, La Chambre d’Echo).

Ce phénomène historique en cours- le passage du type de communication traditionnelle à la communication mécanique – doit s’interpréter comme un acte socio-culturel fondamental mais hélas, un acte, qui, dans le contexte africain contemporain, se déroule sous le mode de l’aliénation culturelle. Sous ce rapport, l’extrême perméabilité du milieu culturel aux media est aujourd’hui d’autant plus néfaste. Un tel processus, les technologies de communication vont l’approfondir, d’autant qu’elles disposent de moyens pour s’imposer.

N’oublions pas que cette oppression culturelle est d’autant plus insidieuse que le medium porte un coefficient spécifique d’influence ou d’impact. Même si nous ne partageons pas entièrement le point de vue de Mac Luhan, selon lequel le médium, c’est le message, c’est-à-dire le support technologique n’est pas neutre ni innocent et qu’il déteint sur le message jusqu’à même le fabriquer- ce qui est vrai dans une certaine mesure -, nous savons que l’impact du message est différent selon la qualité du medium utilisé. Sous ce rapport, cinéma et télévision, qui apportent dans le contexte socio-culturel africain contemporain, un système de culture complètement étranger, atteignent la personnalités de nos peuples dans des dimensions à peine soupçonnées. On a beaucoup parlé d’inconscient collectif, mais les fantasmes que provoque l’imposition de modèles extérieurs agissent chez nos peuples d’une façon qu’on est loin d’estimer encore sa juste mesure. Ce phénomène de psychologie sociale, lié à l’intrusion et à l’action de ces media dans les sociétés africaines, n’est pas encore assez étudié.

Il serait trop long de développer de quelle manière subtile les media, par leur pouvoir de fascination et d’identification, influencent, bouleversent et déséquilibrent totalement la psychologie des peuples d’Afrique. Et cela, d’autant plus qu’il s’agit de peuples que le système colonial a affaiblis culturellement, par le morcellement et l’établissement de barrières culturelles artificielles, les prédisposant ainsi à ne pas pouvoir assurer leur auto-défense unitaire, et, donc, à subir quasi passivement l’hégémonie de tous les modèles culturels extérieurs par mass media interposées. C’est cela que j’appelle la situation d’« extraversion » culturelle que créent cinéma, télévision et radio.

Par là, nous entendons le détournement complet de la logique culturelle des peuples africains au profit d’une autre logique culturelle externe, elle-même aliénée et aliénante en son centre. Elle vient en plus, telle qu’elle est, aliéner et sous-développé culturellement les sociétés « périphériques »africaines et provoquer ce phénomène de « déculturation » dont raffole la sociologie coloniale.

Il faut de même examiner un autre aspect de la fonction objective du cinéma et de la télévision : celle de se poser comme pouvoir idéologique et superstructure du système du sous-développement. Nous entendons par là que l’imposition de modèles culturels, si elle entraîne une aliénation culturelle, n’est pas non plus neutre ni innocente économiquement ; ses effets sur les rapports sociaux, leur reproduction et le renforcement des bases socio-économiques sont réels : ses modèles culturels se traduisent par des modes de vie et des comportements qui sont valorisés. Jusqu’aux produits inutiles, les gadgets si coûteux aux pays sous développés, qui passent par une valorisation culturelle dont les media se chargent principalement. Par exemple, les bourgeoisies locales sont plus sensibles aux produits économiques et culturels de l’Europe, vantés par la publicité, même les masses populaires subissant les effets d’imitation, et tout cela au grand détriment des productions locales. Dans ces sociétés coloniales – dépendances périphériques cinéma, radio et télévision, modèlent culturellement en vue d’intégrer économiquement, selon toute la logique qui commande l’ensemble des relations entre pays sous-développés et pays dits développés. Non seulement la base économique est là, qui lui offre une réalité de support social, mais le système des media renforce en retour le sous-développement. C’est là toute une liaison dialectique et organique à établir entre le système des média, tel qu’il existe dans les pays dominés, et la logique de la domination coloniale. Et c’est là-dessus que nous attirons l’attention, sur cette vérité qu’on laisse souvent de côté : le cinéma et la télévision, bref le système des média, se développe toujours au sein de rapports sociaux déterminés par les structures économiques du pays. En d’autres termes, dans un pays qui, politiquement et économiquement, n’obéit pas à une logique de développement auto-centré, les media s’inscrivent toujours dans le dualisme culturel colonial, qui n’est que le reflet du dualisme des blocs de classes sociales. Certes, les media atteignent les couches populaires, mais apparaissent surtout comme des valeurs pour les élites des pays dominés, élites qui sont complices des valeurs véhiculées et diffusées.

Rien ne sert d’accuser l’impérialisme culturel de façon très mécaniste si l’on ne voit pas qu’il trouve aussi dans les rapports sociaux non modifiés les supports objectifs qui permettent aux media de remplir leur fonction d’aliénation culturelle et d’intégration économique dans le système du sous-développement.

Une telle intégration est médiatisée à travers l’existence d’élites, comme nous autres peut-être, tout à fait sensibles à certaines valeurs diffusées et entretenues par cinéma, télévision, etc.

Il ne peut donc y avoir d’analyse des media en dehors de celle des rapports sociaux au sein desquels ils exercent une fonction déterminée.

Voilà une porte ouverte à une recherche pour une sociologie coloniale des media qui serait autre chose que les généralités habituelles, mais qui essaierait de voir exactement comment le système de culture coloniale dont les media font partie s’intègre dans une totalité qui est la formation sociale coloniale avec toutes ses instances économiques, sociales et culturelles.

Il est vrai que cette situation se traduit non seulement par le blocage des cultures populaires mais par leur refoulement et leur folklorisation. En effet, le système des media en Afrique noire obéit à une logique dualiste.

Une partie des émissions, qui sont dites « locales », est faite le plus souvent en langues locales, et l’on pourrait y voir une certaine promotion des langues africaines. Mais c’est plutôt une sorte de folklorisation, dans le sens où, par ces émissions, on entretient les masses populaires avec des gadgets insipides, pendant que les informations, les fenêtres ouvertes sur le monde, sont dites en français ou en anglais dans d’autres types d’émissions ; d’un côté les émissions dont seules les élites jouiraient, de l’autre les émissions locales et localisantes. Et quand nous disons « locales » et « localisantes », ce n’est pas un simple jeu de mots ; cela signifie que les masses sont littéralement localisées, au sens où elles sont cantonnées, enfermées dans des univers étroits, bornés, qui les privent de tout accès aux courants profonds qui traversent la civilisation mondiale, ce qui bloque complètement leur conscience critique.

Une sorte d’aliénation subtile, au second degré. Donc cette séparation manichéenne et rigide des types d’émissions, de programmes – le programme fait en français ou en anglais, au contenu occidental, et le programme fait en langues africaines, aux contenus dit africains, – une telle pratique participe d’une certaine logique de folklorisation, de cantonnement et d’aliénation beaucoup plus profonde des cultures africaines.

Une telle technique de localisation est souvent présentée comme l’expression d’une volonté d’enraciner l’usage de l’audiovisuel dans les réalités du « Terroir ».

Noble idéal, nécessaire et souhaitable, que cet enracinement socio-culturel. En effet, cinéma, télévision et radio doivent permettre à l’homme d’Afrique de se voir et de s’adresser à lui-même ; surtout de se sentir concerné dans et par la télévision, par exemple, qui doit, tout d’abord, lui renvoyer une image fidèle et critique de lui-même, tout en l’accordant et en l’attachant à son environnement socioculturel.

Il s’agit de ne pas dépayser, de ne pas « dé-coller » du milieu vivant lui constitue le champ d’expérience quotidien et historique du peuple.

Cette nécessité d’enracinement nous parait ainsi urgente, mais elle doit constamment être l’objet d’une méfiance critique, car cette notion d’enracinement est diversement interprétée en Afrique, sinon souvent grossièrement travestie en une machination idéologique. En effet, sous prétexte d’enraciner le peuple dans ses valeurs de civilisations authentiques et de lutter contre l’extra-version culturelle coloniale, l’on développe ici et là une sorte d’obscurantisme culturel baptisé « politique d’authenticité » comme dans certains pays. Le sens profond de toutes ces opérations est de secréter un « fascisme » culturel au service de certains pouvoirs politiques, qui se traduit par un abêtissement collectif du peuple et un dessèchement scandaleux de la culture populaire vivante.

Divertissement et diversion

La télévision et la radio ont joué et jouent encore un rôle colossal dans tous ces cas. Ce concours des techniques audiovisuelles pour « enraciner »ce nationalisme culturel grossier dans la conscience populaire nous paraît d’autant plus dangereux qu’une limite n’est fixée à leur poussée : les pouvoirs d’Etats africains généralement y ont recours pour se consolider, et cela sans rencontrer aucune résistance dans un contexte très souvent caractérisé par une absence totale de démocratie politique, et où la conscience politique des forces sociales qui portent le pouvoir de refus (paysans, ouvriers et milieux populaires) s’ébauche à peine. Pire : non seulement une claire conscience politique s’ébauche à peine, mais la conscience critique à l’égard des outils audiovisuels est inexistante : les masses populaires reviennent à peine du choc fascinant de l’audiovisuel, surtout de la télévision, et, fait plus grave, elles commencent à s’accoutumer en toute innocence à celle-ci.

Cette mise en service systématique de techniques audiovisuelles au profit de cet « enracinement » culturel ou nationalisme culturel abusivement entendu comporte des dangers plus néfastes que l’extraversion culturelle contre laquelle on prétend partir en guerre.

Ce n’est guère un antidote à celle-ci, au contraire ; dans un pareil cas, hélas phénomène courant aujourd’hui en Afrique, la manipulation de la radio et de la télévision offre un support à une action de colonisation obscurantiste plus profonde. Et cela pour les raisons suivantes :

1 – Le rôle des outils audiovisuels dans le développement de l’extraversion culturelle provoque un impact sociologiquement plus limité : en général, et surtout en ce qui concerne la télévision, les valeurs culturelles imposées sous le mode de l’aliénation sont consommées dans les villes et principalement par la petite bourgeoisie urbaine dont les élites. Ces couches sociales sont déjà préparées par l’école occidentale à être réceptives aux messages diffusés. Les couches populaires pour l’essentiel, bien que sollicitées et aliénées elles aussi, portent de façon vivante la culture nationale, s’en nourrissent et l’expriment. Mais menacées à un moindre degré sous ce rapport-là, elles le sont réellement pour la technique de « localisation » culturelle. 2 – Une telle technique d’endoctrinement culturel piège les masses populaires en exploitant de façon grotesque les valeurs culturelles du terrain auxquelles elles demeurent encore profondément attachées par toutes les fibres de leur être.

Radio et télévision ont tendance à servir de moyens de folklorisation de valeurs vivantes. (Le folklore est un élément de la culture populaire mais ici il se dessèche en images mortes !).

L’on fait chanter et danser le peuple, mais le divertissement tourne plutôt en diversion – et les « images de la culture », selon l’expression de Chombard de Lauwe, sont figées alors que les diverses idéologies dominantes préoccupées avant tout de s’approprier les puissants instruments mis à leur disposition pour endormir non pas pour émettre et transmettre au peuple une image critique de lui-même qui lui permettrait de se situer, de s’approprier de son être historique réel dont il est frustré et par l’action coloniale et par les nouveaux princes qui le prennent en charge.

Faute d’une politique concertée ou d’une stratégie définie dans ce domaine si délicat de l’intervention des media dans la vie culturelle des peuples africains, ceux-ci, par suite de cette logique implacable de la « localisation », se trouvent cloisonnés, leurs univers culturels respectifs ne s’interpellant pas, faute de fenêtres ouvertes entre eux.

Point de politique d’échanges systématiques de programmes culturels entre les diverses télévisions nationales africaines, point de communication. La « balkanisation » culturelle d’origine coloniale tant décriée, non seulement subsiste et persiste, mais il s’y superpose une autre balkanisation audiovisuelle en cours, qui risque, dans le contexte actuel d’égoïsmes nationaux et de clôtures nationales en Afrique, à force de localiser et « d’enraciner », de produire des enfermements néfastes : les diverses cultures nationales pourtant si solidaires entre elles, sous l’effet du développement des télévisions et autres techniques audiovisuelle « nationalisées », vont s’effriter dans l’émiettement ou bien s’atrophier dans le monopole solitaire.

Ouvrir les différents espaces culturels les uns sur les autres, désenclaver les micro-mondes culturels qui se forment dans le cadre des « Etats nationaux », ce sont là des tâches urgentes auxquelles une politique de communication audiovisuelle doit s’atteler. Le problème de l’enracinement se poserait alors dans d’autres termes : le vécu culturel immédiat de l’Africain serait non seulement investi dans l’outil audiovisuel, mais celui-ci fonctionnerait comme un moyen puissant pour favoriser un dialogue des cultures africaines. Une nouvelle pratique audiovisuelle qui se situerait dans cette perspective aurait pour effet d’élargir les horizons culturels au-delà d’un « enracinement » étroitement introverti, et surtout d’amener les différentes communautés africaines à accéder à une conscience unifiée de leur propre identité.

Par delà les frontières politiques et économiques à l’intérieur desquelles la pratique audio-visuelle actuel1e tend à fabriquer de petits destins, autant de clôtures aliénantes, il s’agit d’aider à élargir la perception par l’homme d’Afrique de son histoire totale en train de se faire. C’est là une façon de rappeler que l’Unité africaine véritable passe par la conscience vécue par les peuples d’Afrique de leur propre solidarité culturelle.

Nous n’aurons pas la naïveté de penser que cette philosophie culturelle assignée aux technologies audiovisuelles se réduit à une simple politique de communication. Fondamentalement, il s’agit aussi de politique tout court, plutôt de volonté politique. Celle-ci n’existe pas pour le moment, l’usage « politicien » de l’outil audiovisuel et son aliénation à des objectifs étroitement nationalistes prédominent.

Une telle pratique aboutit aux mêmes résultats que l’extraversion culturelle : celle-ci arrache l’Africain à son milieu vivant et le plonge dans un monde culturel extérieur, qu’il n’est pas préparé à comprendre ou à mettre en question et vers lequel on mobilise et sa tension et son attention. Aussi sa perception des messages se réduit-elle à une formation artificielle de fantasmes. En effet, la logique de l’extraversion est de secréter artificiellement un imaginaire dont le code et les symboles sont sans rapport vrai avec le vécu culturel de l’homme d’Afrique. La télévision sert de machine idéale, du moins telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en Afrique.

Le remède apporté à un tel phénomène ne saurait être la poursuite et le développement de la pratique de la localisation, qui enracine mal.

Ces deux formes qui caractérisent la manipulation audiovisuelle sont en apparence opposées, mais dans le fond elles provoquent la même scandaleuse frustration : le peuple est dépossédé de tout pouvoir, surtout de sa créativité. L’expérience critique et vécue de ses valeurs fait défaut pendant que les techniques audiovisuelles assurent mal une communication qui accorde sa vraie place à la connaissance culturelle réciproque ; d’aucuns parlent de dialogue des cultures.

L’action et le développement de la pratique audiovisuelle se poursuivent aussi dans bien des cas sans le moindre respect des formes traditionnelles d’éducation populaire et des activités culturelles coutumières. L’intervention anarchique et même concurrentielle de la radio et de la télévision contribuent même à accélérer le processus de dépérissement progressif de telles activités. Par exemple, le déclin du « Lèpe » est édifiant sur ce point. Le Lèpe est une sorte d’école du soir, au Sénégal, réservée, après le dîner en général, aux enfants. Mères et grand-mères rivalisent de talent pour émerveiller et instruire à travers des fables, des contes, des histoires peuplées d’animaux et de personnages imaginaires. Beaucoup de personnes de notre génération ont fréquenté ces écoles du soir où, enfants, elles y trouvaient un excellent moyen pour former et développer leur esprit d’imagination, tout en apprenant un enseignement élémentaire et imagé de l’histoire du pays, les données du monde environnant, l’histoire de la création etc.

Dans l’ensemble, la pratique du lèpe n’est plus de rigueur ; plusieurs facteurs l’expliquent, dont certainement l’éclatement des structures familiales, surtout dans les villes, mais une enquête récente que nous avons effectuée dans une communauté de base (Guédiawaye – Sénégal) nous a assez instruit sur ce point : l’intrusion de la radio, et maintenant plus encore de la télévision dans le quotidien des familles porte une responsabilité dans le désintéressement de la population vis-à-vis de certaines de ses activités culturelles traditionnelles. La puissance d’attraction des outils audiovisuels n’a rien de comparable. En tout cas, les familles interrogées nous ont avoué avoir perdu l’usage du lèpe au profit d’émissions radiophoniques qui polarisent plus leur intérêt le soir, En effet, des émissions comme :

« No flaye » (émission comique et éducative)

« Diangue dou wess » (Il n’est jamais trop tard d’apprendre)

« Khel ak Khalat » (pensée et réflexion) sont largement suivies dans les familles.

Audiovisuel et créativité populaire

Qu’est ce à dire, sinon qu’il se développe une école culturelle de l’audiovisuel, qui frustre la population du temps consacré jadis à des activités culturelles traditionnelles nombreuses qui se déroulaient le soir dans une civilisation paysanne où la jouissance culturelle était fortement structurée. C’était après les travaux des champs, le soir, au clair de lune, que le peuple s’adonnait à toute une série d’activités : « Lèpe », « Kassak » (chants et danses organisés pendant l’époque des circoncisions, etc) « M’Bapat » (séances de luttes, etc.). C’est tout ce temps culturel, et avec lui tout un art de vivre, tout un humanisme du quotidien, qui entrent aujourd’hui dans une épreuve douloureuse avec l’intervention de plus en plus massive et massifiante de l’audiovisuel. L’issue ne fait plus l’ombre d’un doute. C’est une société qui meurt, une civilisation plutôt, avec l’irruption des techniques audiovisuelles dans la vie et l’intimité culturelles des peuples africains. La culture confiée aux machines, distillée et reçue des machines, prend le pas.

Le problème, dès lors est-il d’opposer en termes conflictuels une civilisation de l’audiovisuel, dans laquelle l’Afrique entre malheureusement sous des modalités néfastes, et une certaine vision passéiste de la culture négro-africaine ? L’Afrique de la palabre, du tam-tam tambouriné résistera difficilement et ne pourra survivre au choc reçu.

Mais l’essentiel n’est-il pas plutôt de tout faire pour que l’avènement de la civilisation de l’audiovisuel ne se traduise pas par l’évincement systématique et aveugle de cette culture africaine de base, qui se développe de façon vivante dans les communautés de base (les villages, les quartiers populaires) et dans la vie associative et riche du peuple. Et cela au profit et par le fait d’une manipulation et d’une approche technocratiques des outils audiovisuels, qui seraient le fait de spécialistes détachés du peuple, qui concevraient programmes et émissions à partir de centres de décision lointains.

En d’autres termes, comment l’audiovisuel peut-il servir aujourd’hui la créativité populaire, en offrant à celle-ci le support et le relais mécanique nécessaires, en la stimulant et en la développant.

Tout d’abord, il convient de dissiper une ambiguïté qui risque de glisser dans notre attitude à l’égard de ces techniques et machines audiovisuelles. Nous savons certes qu’enelles mêmes, elles font problème, surtout que ce sont des techniques qui portent nécessairement la marque de sociétés industrielles avancées et de masse. Leur confrontation avec des civilisations paysannes, même bien disposées, parce que sociétés de tradition orale, reste toujours dramatique.

Mais tout le mal ne vient pas du système technologique audiovisuel en soi. Nous n’aurons pas la même attitude que les canuts de Lyon en 1830 à l’égard des machines. Il y a le problème de l’outil audiovisuel en tant que tel et celui qui se cache derrière ; l’examen des rapports sociaux, la manipulation par l’idéologie, la stratégie de l’utilisation des appareils, la politique culturelle qui inspire la pratique audiovisuelle, etc…

Du reste, les peuples d’Afrique ont eu un comportement différent ; ce ne fut pas et ce n’est pas le refus brutal et violent, mais l’accueil enthousiaste et sympathique, dans l’émerveillement de la découverte de nouveaux dieux. C’est certainement un mode plus dangereux et d’autant plus dangereux que les technologies audiovisuelles fonctionnent de façon insidieuse, en piégeant constamment chez nous cette relation de sympathie qui passe entre le sujet et l’objet-machine.

Accueillies ainsi, les technologies peuvent faire donc d’autant plus de mal, mais elles peuvent provoquer un choc heureux sur nos propres dispositions créatrices, à condition bien sûr qu’elles soient infléchies dans le sens d’une promotion culturelle ouverte et critique. Celle-ci peut s’offrir comme une réponse crédible aux distorsions de l’extraversion culturelle. Par promotion culturelle, nous entendons essentiellement une politique d’exploitation créatrice des outils audiovisuels selon les axes suivants :

1 – Permettre une défense et illustration du patrimoine culturel. En effet, Radio et Télévision constituent des moyens inespérés pour aider à l’inventaire des richesses culturelles que la tradition orale, malgré sa puissance, ne peut conserver plus longtemps. D’où une indispensable politique de conservation des traditions orales (histoire, légende, littérature, arts, musique, etc.) en développant systématiquement des discothèques, des films, etc.

2 – Régénérer la culture africaine en donnant la parole aux créateurs initiés aux langages nouveaux des outils audiovisuels. Une nouvelle culture audiovisuelle ne sera possible que si elle permet l’expression nouvelle et créatrice. Il s’agira d’investir les ressources vivantes de la culture populaire dans l’utilisation de l’audiovisuel (ce qui suppose la création de nouveaux langages, et un nouvel enrichissement à partir du patrimoine accumulé) ;

3 – Favoriser un véritable dialogue entre les peuples à travers leurs cultures et l’expression audiovisuelle.

Les modalités d’un tel dialogue se développeront dans le respect de l’identité culturelle de chaque peuple, tout le contraire de l’extraversion régnante. C’est là une des conditions du renouvellement des cultures africaines, qui, dans l’enfermement où elles s’enlisent, risquent de s’étioler. Plus que jamais, les destins culturels sont solidaires, surtout sous l’effet et l’influence des technologies audiovisuelles.

De toute façon l’irruption de telles technologies dans la vie culturelle des pays d’Afrique a provoqué une réelle mutation de société : en créant un autre mode de communication, l’audiovisuel apporte en Afrique une autre façon d’être présent dans le monde, une autre sensibilité, une autre échelle de valeurs, et d’autres langages pour parler, entendre les autres et se faire entendre.

Hélas, tel qu’il est présentement articulé à la réalité africaine, l’outil audiovisuel se pose plutôt comme une puissance oppressive et aliénante, frustrante et manipulée à sens unique. Le problème est de provoquer une réelle prise de conscience devant un tel phénomène, et tout d’abord chez les peuples d’Afrique eux-mêmes. Comment pourront-ils s’approprier l’audiovisuel, y exprimer la nouvelle culture qu’ils portent en attente ? A quelles conditions les outils audiovisuels pourront-ils être détournés de leur usage actuel pour servir un projet libérateur de société ? Tous les éléments de réponse à de telles questions n’entrent pas dans notre problématique.

 

[1] Notre réflexion ici ne portera que sur les premiers media (cinéma, télévision, radio) compris comme un système audiovisuel relativement homogène.

[2] Il s’agit d’une confirmation et d’un développement à un niveau qualitativement supérieur des vues bien connues de Marx aussi bien dans les Manuscrits de 44 que dans Das Kapital.