Développement et sociétés

LA VOIE VENEZUELIENNE DE LA DEMOCRATIE SOCIALE

Ethiopiques numéro 13

Revue socialiste de culuture négro-africaine

….. 1978

 

Le 23 janvier 1958 à l’aube, un avion s’envolait de l’aéroport militaire de Caracas emportant en exil à Madrid, où il vit encore, le dernier dictateur du Vénézuéla, le Général Marcos Pérez Jimenez. La démocratie constitutionnelle et parlementaire finissait par s’implanter dans un pays dont l’Histoire est brève (4 siècles) mais tumultueuse. C’était il n’y a pas vingt ans.

Jusque-là, sur ces 916.000 km2 de terres septentrionales et tourmentées de l’Amérique du Sud, le totalitarisme avait impitoyablement écrasé toute aspiration populaire. Avec l’époque coloniale d’abord, dont le Vénézuéla se débarrassa grâce sans doute à Francisco de Miranda puis, en 1821, au « Libertador » Simon Bolivar, mais grâce aussi au sacrifice de 30% de la population. Avec, par la suite, une interminable série de « Caudillos » s’acharnant à réprimer la moindre velléité de liberté.

C’est assez dire qu’au Vénézuela, la démocratie demeure une plante fragile et que des droits qui, ailleurs, peuvent paraître naturels (droit d’association, liberté de la presse, suffrage universel) y semblent encore des conquêtes inestimables.

L’actuel Président de la République, l’avocat Carlos Andrès Pérez, n’oublie pas le temps où, opposant, il fut traîné en déportation, dans une cage de fer, jusqu’aux désertiques territoires amazoniens. Pour que leur patrie ne revoie plus ces pratiques d’un autre âge et poursuive sa marche vers le progrès, pour approfondir l’apprentissage tout neuf de la liberté, les dirigeants de l’« Action Démocratique » parti au pouvoir sans interruption ou presque depuis l’instauration du système représentatif, se sont fait les champions vigilants et entêtés de la Loi.

Nul n’est, en effet, plus étranger à l’aventure que l’« Action Démocratique ». Ses succès électoraux et sa nature de Parti de masse (1.275.000 adhérents pour 12 millions 900.000 habitants) sont là pour démontrer qu’un tel choix répond aux vœux majoritaires actuels du peuple vénézuelien et, par là-même, mettre en évidence la maturité politique de ce dernier. Parallèlement, selon un effet fréquent de l’expérience démocratique, le Vénézuela connaît une floraison d’organisations politiques : 15 Partis, allant du PCV (Communiste) au COPEI (Catholique), en passant par diverses nuances du gauchisme et du socialisme, s’y disputent légalement le pouvoir. Peu à peu, les guérilleros des années 60 ont dû remiser grenades et mitraillettes, quelques adeptes locaux et estudiantins d’Andréas Baader continuant de préférer toutefois le jeu de l’illégalité (il faut 30.000 signatures pour fonder un Parti).

 

Tableau n°1

ESTIMATIONS DE LA POPULATION (1961-1976)

 

Année  Population

1961      7.736.414

1962      8.006.543

1963      8.283.252

1964      8.567.038

1965      8.858.393

1966      9.157.812

1967      9.466.292

1968      9.783.324

1969      10.109.404

1970      10.443.372

1971      10.775.421

1972      11.109.424

1973      11.455.629

1974      11.812.356

1975      12.177.076

1976      12.549.888

SOURCE : Minstère du développement Direction générale de statistiques et de recensements nationaux

 

Encore beaucoup d’injustice

Luis Beltran Prieto Figueroa est le Président du MEP (Movimiento Electoral del Pueblo, 300.000 membres, 6 députés, 2 sénateurs). C’est un homme de haute taille, au regard rieur, qui sera le candidat de son Parti aux élections présidentielles de Décembre 1978.

Il me reçoit dans son bureau du Sénat, au cœur du vieux Caracas. « Le MEP, explique-t-il, est né le 10 décembre 1967 d’une scission de l’« Action Démocratique » dont la raison apparente était ma candidature aux élections présidentielles contre Gonzalo Barrios, candidat de la Direction du Parti, et la raison réelle une divergence d’orientation. L’« Action Démocratique » est social-démocrate. Nous sommes, nous, socialistes. Notre désaccord porte donc d’abord sur la politique économique et sociale. Aujourd’hui encore, 58 % de notre industrie et 45% de notre commerce demeurent entre les mains de capitalistes étrangers, 35 % des produits alimentaires que nous consommons sont importés. Pour écarter définitivement l’oligarchie et l’impérialisme, le MEP, qui est la deuxième force du pays dans le monde du travail, a un programme revendicatif précis : réduction de l’inégalité par une nouvelle répartition du Produit national entre le Capital et les travailleurs, réforme agraire et organisation de grandes coopératives : production, généralisation de la Sécurité Sociale qui ne touche actuellement que 30 % des salariés, création d’une flotte pétrolière, halte à l’ingérence nord-américaine dans nos affaires. Bien sûr, il y a les grandes déclarations vénézuéliennes dans les instances internationales : à l’OPEP, lors du Dialogue Nord-Sud, devant les « 77 » : ce sont des déclarations de façade. La réalité, c’est la persistante présence chez nous des intérêts étrangers, et le fait que le capital détournant à son profit 66 % des bénéfices quand moins de 34 % sont laissés aux salariés 3 % de la population perçoivent 50 % des revenus ».

« C’est vrai, il y a encore beaucoup d’injustice », confirme Gonzalo Barrios, président de l’Action Démocratique, vieux compagnon de lutte de Romulo Bétancourt, le premier Chef de l’Etat démocratique. « Quelques très riches et pas mal de trop pauvres. Mais une fois les institutions solidement ancrées et récupérées nos principales ressources naturelles, nous avons entrepris de pallier cette situation par une politique de crédits ou de subventions (notamment aux agriculteurs et aux artisans), et surtout d’investissements sociaux (logements populaires, bourses d’enseignement, programmes sanitaires) ».

Gonzalo Barrios a derrière lui quarante années de combat pour la démocratie. Les périodes de clandestinité (l’Action Démocratique, née en 1937, n’a été légalisée qu’en 1941, avant d’être à nouveau mise hors-la loi par la junte militaire en 1948) n’ont pas affecté sa jovialité ni marqué ses traits. Ce dynamique sexagénaire m’accueille à la « Casa Nacional Accion Démocratica », dans le Caracas moderne des quartiers est. Luis Pinerua Ordaz, candidat de l’A.D. en 1978 et, selon toute logique, prochain Président du Vénézuela, et Enrique Tejera Paris, secrétaire international, l’entourent. Ces hommes sont à la tête de la machine politique et électorale la plus moderne d’Amérique Latine : des centaines d’employés, des batteries d’ordinateurs, un va-et-vient incessant de militants donnent à la « Casa Nacional » des allures de ruche.

« Accion Démocratica » est-elle « socialiste » ? Le terme, ici, éveille quelque réserve. Il a, peut-être, trop servi, et à trop de monde. « Et puis, nous n’aimons pas nous autoqualifier » remarque Tejera Paris. Mais il dira, un peu plus tard, avec une pointe de vanité : « Nous sommes le premier Parti social-démocrate du monde ». Effectivement, ses connexions avec la principale Centrale syndicale du pays, la CVT, comme son appartenance, en tant que membre consultatif, à l’Internationale Socialiste, permettent de ranger l’A.D. dans le courant du socialisme réformiste.

Politisation et métissage

Dans les rues commerçantes de Caracas (1.000 m d’altitude, 3 millions d’habitants contre 500.000 en 1952), où les encombrements automobiles rappellent les plus engorgées des capitales européennes, s’étalent toutes les tentations de la société de consommation, supermarchés croûlant sous les victuailles, montres japonaises à quartz, vins français, appareils d’optique allemands ou américains. Une urbanisation sauvage, liée à l’explosion démographique ( taux annuel d’accroissement : 3,6 %), mêle indifféremment, au hasard d’un relief particulièrement accidenté, les gratte-ciels de verre et d’aluminium et les « ranchos », ces frères vénézueliens des « favellas ». Ici et là, sur d’étroits terres-pleins entourés de grillage, on joue au base-ball.

La nuit, la ville est une ample houle de lumières dévalant, le long de rivières d’asphalte, les pentes en pointillé. Les publicités géantes bordent en clignotant des autoroutes qui se chevauchent. Curieux contrastes d’un pays riche (la ceinture pétrolière de l’Orénoque possède une réserve minimale disponible estimée à 7.30 milliards de barils) et sous-développé : une « belle américaine » vaut 80.000 bolivars (environ 5 millions de francs CFA) mais le gain d’un ouvrier non qualifié dépasse rarement 30 bolivars par jour et un quart de la population, notamment dans les régions rurales, vit dans des conditions précaires.

En fait, le Vénézuela est en train de connaître une double émergence qu’il commence à peine à contrôler : de la pauvreté, grâce au « boom » pétrolier, et de la dictature, avec le système constitutionnel, deux événements dont les bénéficiaires n’ont pas encore fini de s’étonner.

Démocratie et pétrole, voilà donc les deux mots-clés d’une nation très politisée où co-existent, inégalité de fortune et fluidité sociale (on rappelle volontiers qu’ici n’existent ni castes ni grandes familles féodales, comme en d’autres pays d’Amérique Latine). Cette Société multiraciale (90 % de métis) où les Blancs (3 %) trustent les responsabilités, non par racisme (le concept même est assurément proscrit) mais par héritage objectif de la colonisation et de la dictature (le pouvoir économique engendrant le pouvoir culturel et politique) est proche, malgré tout, de celle des USA tant par les institutions (structure fédérale, parlement bi-caméral, régime électoral sophistiqué, élection directe du Président, liberté quasi totale d’expression) que par les mœurs (goût de l’efficacité, prestige du self-made man, sacralisation du savoir-faire).

Pour ces diverses raisons, le nouveau Vénézuela -et comment pourrait-il en être autrement ?- apparaît comme une démocratie quelque peu formelle. Mais aussi en pleine évolution.

Histoire d’une nationalisation

Dans son « Histoire naturelle et générale des Indes, des îles et de la terre ferme au-delà de l’Océan », en 1535, le premier chroniqueur du Nouveau Monde, le capitaine Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdès, mentionne le pétrole du Vénézuela.

Il s’agit là, par conséquent, d’une affaire fort ancienne. Mais c’est seulement en 1865 qu’est accordée la première concession pour l’exploitation du pétrole. Shell (alias Carribean Petroleum) s’implante en 1912, et découvre en 1914 les immenses champs de la région du lac de Maracaïbo, au nord-ouest du pays. En 1928, le Vénézuela est le premier exportateur et le second producteur mondial. Mais à partir de 1935, après la disparition du dictateur Juan Vicente Gomez, son successeur, le général Eleazar Lopez Contreras ouvre la voie nationaliste en réorganisant et en unifiant le système des concessions. En 1943, le Général Isaïas Medina Angarita impose les grandes Sociétés (Standard Oil, Shell, Gulf, Mobil) sur le revenu et fixe à 40 ans (jusqu’en 1983) le délai au-delà duquel les concessions pétrolières doivent revenir à l’Etat. Le premier et éphémère gouvernement démocratique, celui de Romulo Gallegos, va beaucoup plus loin. En 1948, il amende la loi de l’Impôt sur le revenu des Compagnies en instituant la formule devenue célèbre du « 50/50 » qui prévoit le partage égal des bénéfices entre les sociétés exploitantes et l’Etat. La mesure, considérée à l’époque comme révolutionnaire, n’a sans doute pas été étrangère à la chute du gouvernement Gallegos, contre lequel s’étaient déchaînées les firmes nord américaines, et au rétablissement d’une dictature plus « compréhensive ». Trois ans plus tard, le Docteur Mossadegh, en Iran, devait connaître des déboires analogues…

Le retour du régime démocratique en 1958 permet cependant au Vénézuela de poursuivre la politique de récupération de ses propres richesses : toute nouvelle concession est refusée et la participation de l’Etat aux bénéfices est portée à 65 %. L’année suivante est constituée une Compagnie nationale, la C.V.P., qui se voit codifier le monopole de la recherche et de l’exploitation des nouveaux gisements. En réaction, les grandes sociétés s’efforcent aussitôt de « casser » les prix. La parade du Vénézuela est double : un contrôle plus strict est effectué pour éviter un excès de production et préserver ainsi le revenu du pays et, surtout, le premier syndicat d’exportateurs de matières premières, l’OPEP, est constitué à Bagdad en 1960, à l’instigation du ministre des Mines et des Hydrocarbures, le Docteur Juan Pablo Pérez Alfonso, qualifié aujourd’hui de « père de l’OPEP » pour avoir pris, dès 1947, des contacts dans ce but avec les pays producteurs du Moyen-Orient. Puis le Congrès (Chambre des Députés et Sénat) autorise en 1970 le Gouvernement à arrêter unilatéralement les prix d’exploitation et ratifie, l’année d’après la loi qui réserve à l’Etat l’industrie du gaz naturel.

Ainsi, à la veille de la crise mondiale de l’énergie (1973), et dix ans avant le terme fixé, la nationalisation apparaît-elle comme un fruit mûr qu’il ne reste qu’à cueillir. Dès son accession au pouvoir en 1974, le Président Carlos Andrès Pérez annonce donc son intention de nationaliser la totalité de l’industrie pétrolière et, le 1er janvier 1976, hisse lui-même les couleurs vénézuéliennes sur le Zumaque I , premier puits commercial du pays. Avec ce symbole, une page d’Histoire est tournée qui va largement dépasser les frontières de la patrie de Simon Bolivar…

En dépit des Cassandres, cette nationalisation « à froid », est une réussite économique et financière. Le bilan 1976 de « Petroleos de Venezuela » dégage, pour la société-mère et ses filiales, un excédent de recettes de 825,6 millions de dollars (206 milliards de F. c.f.a. environ), bien que le gouvernement ait décidé de ramener la production de brut conventionnel à 2,3 millions de barils par jour (soit une diminution de 1,94 % par rapport à 1975), afin de planifier l’exploitation des gisements en service représentant 20 ans de production au rythme actuel.

 

Tableau n°2

RESERVES TROUVEES DE PETROLE BRUT 1963-1976

 

RESERVES DE PETROLE                                  Durée théorique des reserves (Années)

Année  (Millions de m3)               (Millions de barils)

1963      2.705     17.013,9               14,3

1964      2.734     17.196,3               13,8

1965      2.742     17.246,6               13,6

1966      2.682     16.869,2               13,7

1967      2.537     15.957,2               12,3

1968      2.491     15.667,9               11,9

1969      2.367     14.889,5               11,4

1970      2.232     14.039,0               10,4

1971      2.188     13.671,0               10,6

1972      2.213     13.921,2               11,6

1973      2.217     13.821,0               11,3

1974      2.952     18.568,0               17,1

1975      2.943     18.511,0               21,6

1976      2.904     18.265,0               21,7

SOURCE : Ministère des Mines et des Hydrocarbures.

CORDIPLAN -Directeur de planification économique.

Le remboursement des entreprises touchées par la nationalisation (le « droit de compensation », préfère-ton dire), plus d’un milliard de dollars s’échelonne sur trois à quatre années. Il porte sur l’actif net escompté, autrement dit sur le seul investissement avec décompte de l’amortissement, et équivaudra au total à moins de six mois d’exploitation. Conjointement, des contrats de 3 ans ont été passés avec les Compagnies : « C’est qu’en effet, m’explique le Docteur José-Antonio Mayorbé, ancien Ministre des Finances, puis des Mines et Hydrocarbures, considéré comme l’un des meilleurs économistes du Vénézuela,nous ne pouvons pas jouer avec le pétrole. Or, il s’agit là d’une industrie compliquée dont les progrès technologiques considérables sont parfaitement maîtrisés par les grandes Compagnies. Nous avons donc préféré conclure avec elles des accords de coopération qui nous permettent à la fois d’assimiler les nouvelles techniques et de former des experts nationaux de haut niveau. De ce fait, le personnel étranger (entre 5 et 6 % des cadres) continue de travailler dans l’industrie nationalisée. Le gouvernement ayant franchi positivement la période de transition, oriente ses efforts vers le développement du secteur recherche, l’augmentation de la capacité de raffinage, l’extension et l’amélioration du secteur pétrochimique, mais surtout l’exploration de nouvelles réserves de brut léger, car il y a plus d’intérêt à avoir du pétrole qu’à l’exploiter ».

Tableau n°3

INDIACTEUR DE L’INDUSTRIE PETROLIERE 1963-1976

 

Production de pétrole                   Exploitations (Millions de barils                                Consommation intérieure

Années Brut       Raffiné Brut       Raffiné Raffiné

1963      1.185,5 380,3     818,3     303,5     57,2

1964      1.241,8 399,7     860,4     315,4     60,6

1965      1.267,6 429,0     851,1     336,1     64,2

1966      1.230,4 428,4     826,1     335,2     65,6

1967      1.292,9 425,5     886,6     340,3     66,9

1968      1.319,3 434,0     898,5     334,4     70,9

1969      1.311,8 421,8     903,7     341,2     70,2

1970      1.353,4 471,1     888,6     377,8     73,1

1971      1.295,4 411,8     844,6     353,5     77,0

1972      1.178,5 454,5     780,5     341,2     83,5

1973      1.228,6 475,4     775,1     374,7     92,5

1974      1.086,3 436,4     645,4     376,9     90,8

1975      856,4     316,0     542,4     230,2     89,7

1976      839,7     316,0     542,4     230,2     89,7

SOURCE : Ministère des Mines et des hydrocarbures. Bureau d’économie pétrolière.

CORDIPLAN -Direction de planification économique.

Ce produit n’est pas pour rien la principale source de revenus du Vénézuela : avec 14 compagnies (filiales de « Petroleos de Venezuela ») en opération, une douzaine de raffineries, 12.000 puits en activité sur 29.000 perforés, un gigantesque réseau de pine-lines, des entrepôts de stockage et de desserte, 23.000 agents, le pays se classe au 5e rang des producteurs et au 4e des exportateurs mondiaux. Ses ventes ont atteint, en 1976, 8.840 millions de dollars et rapporté au fisc 6 milliards 770 millions de dollars (1.692 milliards cfa).

Militant du Tiers-Monde

« Les augmentations du prix du pétrole décidées par l’OPEP doivent être considérées comme un effort visant à rétablir les termes de l’échange dans le commerce international et à fixer la véritable valeur des matières premières et des autres produits du Tiers-Monde », a souligné le Président Carlos Andrès Pérez, le 16 novembre 1976 devant les Nations-Unies. Cette déclaration marque la volonté vénézuelienne d’imposer des prix équitables en faveur des produits de base appartenant aux pays en voie de développement.

On sait la part prise par le Vénézuela dans la création de l’OPEP, devenue l’un des blocs déterminants de l’économie mondiale. C’est qu’il y a là un moyen efficace de négocier avec les nations industrielles, dans la perspective de l’instauration d’un nouvel ordre économique international. Aujourd’hui, au sein de l’OPEP, le Vénézuela se situe lui-même « au centre ». 3e producteur de l’Organisation, après l’Arabie Saoudite et l’Iran, et seul grand exportateur de l’hémisphère occidental, il a choisi son camp : le Tiers-Monde. Son premier souci est donc d’unifier, et de combattre les tentations centrifuges ou égoïstes qui guettent les uns et les autres.

Cette action vigilante, le régime du Président Pérez l’a prolongée devant la « Conférence de Paris pour la Coopération Economique Internationale » plus connue sous le nom de Dialogue Nord-Sud, dont le Vénézuela assume la vice-présidence avec le Canada. Il y a délégué l’un de ses dirigeants parmi les plus représentatifs : le ministre d’Etat, chargé du Développement et des Affaires économiques internationales, Pérez Guerrero, qui est en même temps président du Groupe des « 77 ».

De même, la participation active aux entreprises d’intégration régionale et sub-continentale comme le « Pacte Andin » (groupant Pérou, Equateur, Bolivie, Colombie, Vénézuela) ou le SELA (Système Economique Latino-Américain) prouve à l’envoi les choix fondamentaux du pays.

Ce militantisme tiers-mondiste se concrétise encore dans l’effort exceptionnel de solidarité à l’égard des nations les plus démunies. Avec ses prêts directs à long terme et ses contributions au Fonds spécial de l’OPEP, à la Banque Mondiale, à la Banque des Caraïbes, à la Banque Inter-Américaine, Caracas consacre près de 8 % de son P.N.B. à l’assistance aux pays en développement.

Les effets sociaux des nationalisations et cette action de points sur la scène internationale constituent la réponse du Parti gouvernemental à une opposition (démocrates-chrétiens du COPEI, communistes, révolutionnaires du Mouvement de la Gauche révolutionnaire ou du Mouvement vers le Socialisme) qui, on l’a vu, critique la redistribution des richesses et la persistance de la présence impérialiste :

– Les nationalisations ne se limitent d’ailleurs pas au pétrole. L’autre grande industrie de base, celle du fer avec les gisements de la Guyana (2.500 millions de tonnes) et le complexe sidérurgique SIOOR, dans l’Orénoque, a été nationalisée le 1er janvier 1975. Les revenus de ces nationalisations ont permis d’achever la scolarisation et, avec l’affectation de 20 % du Budget national à l’Education, de faire passer en 30 ans le nombre des élèves du secondaire de 30.000 à un million et celui des étudiants : de 3.000 à 250.000. Le développement de la politique de plein emploi et de contrats collectifs, l’équipement sanitaire du pays, les programmes d’aide à la mécanisation de l’agriculture, la réorientation des investissements du secteur privé, participent aussi de ce souci de redistribution.

– Les USA sont le premier client et le premier fournisseur du Vénézuela (32 % des exportations, 44 % des importations). « Cette situation de nos échanges commerciaux, qu’on ne peut renverser du jour au lendemain, continue de nous lier à la zone dollar, commente M. Mayorbé. L’essentiel est qu’elle ne pèse pas sur notre indépendance politique. Nos positions sur l’affaire du Canal de Panama, la réforme du système monétaire, le problème du droit de la mer, où, chaque fois, nous avons heurté les intérêts nord-américains, notre rô1e au sein de l’OPEP et du Pacte Andin (qui limite l’activité des Multinationales dans la région), le strict contrôle que nous exerçons sur les investissements à travers la SIEX (Super-Intendance des investissements étrangers), montre ce qu’il en est ».

Un capitalisme d’Etat dans une société pluraliste

Ainsi, la « Petite Venise » des Conquistadors est-elle devenue la plus riche des nations prolétaires ? La monnaie vénézuelienne, le bolivar, jouit d’une stabilité incomparable en Amérique latine (7,7 d’inflation en 1976), les réserves monétaires internationales mettent le pays en tête du sous-continent, avant le Brésil et l’Argentine, les chiffres de la balance commerciale laissent rêveur. Sans doute, cette prospérité, l’Etat la doit-il d’abord aux caprices de la Nature ? Mais aussi au réalisme et à la sagesse de ses dirigeants. En se voulant, comme on l’a dit, « un îlot de démocratie dans un continent de dictatures », en prenant directement en mains l’administration et le développement de ses industries-clés, le Vénézuela a opté pour une société pluraliste de type moderne et une forme de capitalisme d’Etat où les investissements publics jouent un rôle crucial dans l’orientation économique. En planifiant de façon permanente -par révisions périodiques- pour obtenir un perpétuel ajustement aux réalités, en recourant à la société d’économie mixte là où l’intérêt national n’est pas en jeu mais où le capital et le savoir-faire étrangers sont provisoirement utiles, le pays met insensiblement en place les conditions d’un développement ultérieur autocentré.

Tableau n° 4

RESERVE INTERNATIONALES DE LA BANQUE CENTRALE DU VENEZUALA

(Millions de dollars américains)

1972      1.667

1973      2.401

1974      6.423

1975      8.856

1976      8.570

SOURCE : Banque Centrale du Venezuela

Certes, des obstacles et des dangers subsistent : le déséquilibre démographique entre une région littorale surpeuplée et des zones intérieures quasi désertiques, la contradiction entre ; une agriculture pré-capitaliste et une industrie de pointe (« il faut semer le pétrole », diton souvent), la tendance centralisatrice liée au « boom » financier, une économie encore essentiellement extravertie et insuffisamment diversifiée (l’or noir représente 90 % des exportations), une forte intégration aux marchés et aux circuits commerciaux capitalistes (80% du pétrole sont vendus aux U.S.A.) face à un mouvement ouvrier peu organisé (40 % des syndiqués dans l’industrie).

Il n’en demeure pas moins que lorsqu’on mesure le chemin parcouru en vingt ans, depuis la fin de la fin de la dictature, on est en droit de conclure, comme l’a fait le Président Senghor lors de la visite qu’il a rendue à ce pays en novembre 1977, que le Vénézuela a su définir sa propre voie de la démocratie sociale, puis s’y engager de façon qui semble désormais irréversible.