Inédit

ELEGIE DE CARTHAGE

Ethiopiques numéro 13, 1978

revue socialiste

de culture négro-africaine

 

A HABIB BOURGUIBA, le Combattant suprême

 

(pour orchestre maghrébin, avec kamenjahs, rebabs, naï, oud, quanoun, sans oublier tar ni darbouka).

 

I

C’est encore toi mon Amie, qui me viens visiter m’habiter

m’animer

C’est bien toi ce soulèvement soudain dans ma poitrine,

ces palmes harmonieuses

Qui du fondement de mon être, jusqu’au front d’ébène

bleue de mon père

S’agitent, sous la menace de l’orage.

Mais non, tout est clair dans la brume, oh ! tout est joie :

Le bateau blanc où chante le champagne, clair parmi les

fleurs des sourires

Et plus près de nous virant à babord, la grâce ailée d’un

voilier

Qui salue le palais de marbre maure, asymétrique, et le

souvenir de Carthage.

Embaument les lauriers de leur parfum berbère, lorsque

légère sur la brise rose

Les hirondelles striquent de cris leurs arabesques

d’ombre.

Et de nouveau le coup de foudre dans l’aorte, et flamboient

les palmiers jumeaux.

 

II

C’est donc ici qu’abordèrent jadis Je courage et l’audace

En cette Afrique ici, qu’affadis par la lymphe consanguine,

les Tyriens s’en vinrent chercher

Une seconde fois le fondement et floraison. Souvenir sou-

venir !

De nouveau tu me soulèves, souvenir, au battement du tam-

tam

De nouveau me monte à la nuque ton long corps d’ambre à

l’odeur de jasmin

L’odeur de ton élan rythmé, Didon ; mais non ! Devant les

belles-de-nuit qui m’encerclaient m’obsédaient

Je fermais et je ferme toutes mes fenêtres.

N’empêche. Que baveuses débouchent de ma bouche les paro-

les, comme l’écume semence de Cumes

Qu’importe ? Je dis je suis rythmé par la loi du tam-tam.

Je me rappelle. Didon, le chant de ta douleur qui charmait

mon enfance

Austère – je fus longtemps enfant. Et je te sentais si

perdue

Que pour toi j’aurais bien donné – que n’aurais-je donné ?

la ceinture de Diogoye-le-Lion.

Tu pleurais ton dieu blanc son casque d’or sur ses lèvres

vermeilles

Et merveilleuses, tu pleurais Enée dans ses senteurs de

sapin

Ses yeux d’aurore boréale, la neige d’avril dans sa barbe

diaprée.

Que n’avais-tu fidèlement consulté la Négresse, la Grand

-Prêtresse de Tanit couleur de nuit ?

Elle écoute au loin les sources des fleuves dans la ténèbre

des hautes forêts, tous les battements du cœur de

l’Afrique.

Elle t’aurait dit le chiffre d’Iarbas, fils de Garamantis.

Mais tu dédaignais sa sombre splendeur, l’indomptable.

Que n’avais-tu donc percé l’entente des dieux aryens, de

leurs fidèles

Si infidèles comme ton Enée. Pourtant ce soir

Sur toi je pleure, sur toi Didon, ma trop grande désolation.

 

III

Et sur toi Hannibal, qui héritas de son ressentiment

assumas ses imprécations comme le serment d’Hamilcar.

J’appelle la charge de foudre et les éclairs sur ton front

gauche, toi le sourire hellène sur la puissance des

Barcides.

La puissance du Nord, tu fus bien près de la crouler

Qui étendait toutes les serres de ses aigles d’or, avançant

sans césure de ses murs massifs de légions.

Tes éléphants blancs blindés oh, je les salue, qui dévalent

les montagnes des neiges.

Leurs barrissements naufragent les cœurs des vétérans,

au moment que les cavaliers numides

Sur les ailes, en javelines de feu font flamber leurs fureurs

berbères barbares,

Nous l’assumons, la substance avec la pulpe des mots.

Sur le cou de l’Afrique nôtre, jamais tu n’as posé ton pied.

Les Gétules et les Libyens, les Numides et Nasamons, les

Massyles et Massaesyles, les Maures

Les Garamantes à la peau de daim noir et de soleil, à l’extrême

Occident les Ethiopiens, compagnons fidèles

d’Atlas

Tu les as tous reconnus de ta race. Et les Ibères avec les

Berbères. Que ne t’eût imité Carthage ?

Au Tessin et Trébie, dans la pourpre de Trasimène, ils

saluaient leur dieu Monocle

Ils t’adorèrent à genoux avec leurs boucliers, bouches

bruissantes et qui n’en finissaient plus dans la lumière

si transparente de Cannes.

Mais il y a Carthage, l’ivre de sang fumant de fumeuses

subtilités, de fièvres intestines

Qui dérobe ses flottes dans les baies de prudence, lorsque

saisi par la fureur rythmée de ton Afrique

Oui ! tu voyais, sur la Mer du Milieu, des flottes d’honneur

engagées, lancées comme des vols de milans blancs

L’audace contre le courage, la résistance la patience et

la passion parfaite la sage raison.

Je ne lamente pas ta défaite Hannibal. La mort en Bithynie

te trouva droit debout

Héros sombre et sans ombre.

Ce soir, telle la stèle sur le promontoire, les pieds vineux

dans la boue du Désastre

Je ne chante pas ton courage : en lettres d’or et sur le

marbre

Noir Hannibal, je rythme ta passion aux yeux de

lynx.

 

IV

Jugurtha Jugurtha, mon héros mien enfin, et mon Numide

Dans la jeunesse du matin soleil, m’a frappé ta beauté,

celle de ton regard d’or blanc

– Que ta mère était belle, la Préférée, perle en sa peau

sombre de bronze !-

Et comme l’aigle de l’Atlas, la beauté du profil de ton

Visage, de ton âme volcan

Féroce comme une meute aboyant de Lycaons dans la nuit,

huile d’olive à tes amis.

Je suis Scipion sous les murs de Numance, et calligraphiant

tes vertus.

Que je lui prête ma navette, pour dire ta langue de miel

de fines herbes

Ton esprit plus subtil que l’aiguille de la brodeuse.

Scion de Massinissa, que je module tes visions dans les

conseils et ta prudence de couleuvre

Dans les assauts, ta fureur de serpent cracheur, ton élan

de venin de mamba noir.

Or te voici dans l’horreur vide et la prison, ton ventre

vide

Le prisonnier des murs de Mamertine, mais libre en ta vision

puissante

D’une Numidie bien numide : une nation nation, une terre

totale.

Et une seule cible : frapper au cœur la puissance de

l’être

Les aigles d’or sur leurs ailes superbes, courbés sous

les fourches numides.

Si stable dans ton droit, tu n’as rien pardonné, tu as

tout oublié

La trahison numide, et Bacchus et ses maureries

Dans l’ivresse lucide du délire, de l’Océan à l’Océan

tu vois

Une seule nation sur une seule terre, et sans couture.

Et comme un enfant apaisé, tu dors dans les bras de la Mort.

 

V

Dans ton palais maure à Carthage, je t’ai nommé, toi Com-

battant extrême.

Yeux d’acier et d’azur, menton de proue et fils du Peuple

de la Mer

Venu dernier pour l’accomplissement de la Parole.

De ton regard, et circulaire aux quatre horizons de

l’Afrique, tu en as pris le nombre d’or

Et tu l’as remontée du Cap Blanc au Cap des Tempêtes

Pour en mesurer la structure et l’asseoir sur ses fondations

capsiennes.

Je ne dis pas tes yeux d’acier et d’azur, ton menton de

proue

Ni ne loue ton combat de léopard contre le Mastodonte blanc

– Pourtant, quelles moissons furent couchées, et pas en

perte pure !!

Or je chante après la vaillance, panachée au cœur du

combat

L’honneur je chante, et la susceptibilité

Mais les paroles de paix transparentes et ton sourire

d’aube.

Je salue ton salut à l’Afrique : aux faces noires

d’ivoire comme aux visages vermeils.

Il n’y aurait pas de chant si tar et darbouka n’accomplissaient

l’orchestre, prêtant leur

Rythme syncopé aux kamenjahs et aux rebabs, au naï suave

oud lyrique, au kanoun.

Ce soir, où tu salues l’Afrique d’un seul salut de tes

deux mains unies

 

Je te salue de ton salut de paix, toi Combattant ultime !

 

Cette élégie a été composée au Colloque de Tunis, 1-7 juillet 1975