Alassane Ndaw
Développement et sociétés

LES DROITS DE L’HOMMME

Ethiopiques numéro 13 ,1978

Revue socialiste

de culture négro-africaine

« Les droits de l’homme » correspondent à un certain état de la société. Avant d’être inscrits dans une constitution ou dans un texte juridique, avant même d’avoir été pensés philosophiquement, ils se sont précédés sous forme de mouvements sociaux, de tensions historiques, de pente insensible des mentalités évoluant vers une autre manière de sentir et de penser.

En se plaçant dans une perspective historique, on cherchera du côté des révolutions anglaises du XVIIe siècle cette latence des « droits de l’homme ». Il serait alors facile de montrer comment les bouleversements politiques et sociaux de l’époque ont contribué à enclencher le mouvement de réflexion de penseurs politiques, tels Hobbes et Locke parmi les plus grands, dont le retentissement en France a été ensuite considérable. Dans cette précipitation du bouillon historique qui agite profondément l’Angleterre des Stuart, de Cromwell, de Guillaume d’Orange, la part des sentiments, du tempérament, de la culture, de la religion, de la participation aux affaires de chaque tête politique, serait à doser méticuleusement. Si les droits de l’homme possèdent un enracinement social précis et incontestable, ils ne sont pourtant pas le fruit d’un simple déterminisme social ; même mu par de puissants ressorts sociaux, l’homme compte comme tel dans son interprétation de l’histoire, dans sa façon de gouverner et de penser les forces individuelles et collectives qui l’agitent et le soulèvent.

Tel semble bien être le cas de la série des penseurs qui jalonnent le XVIIe et le XVIIIe siècles et dont l’un des plus hauts mérites à côté d’erreurs lourdes de conséquences, aura été de permettre la rédaction de nombreuses « Revendications » ou « Déclarations de droits » en Angleterre, aux Etats-Unis d’Amérique et en France. Sans renier les conditionnements historiques qui les ont amenés à l’existence, disons que « les droits de l’homme » sont l’œuvre de l’esprit ; comme nous allons devoir le préciser, c’est l’esprit qui atteste en faveur de l’esprit.

Car il faut le souligner, les « droits de l’homme » se situent dans un combat d’idées, ils sont le fleuron d’une vigilance de l’esprit face aux pressions des pouvoirs établis, des habitudes mentales, des modes de gouvernement héritiers d’ordres plus anciens. Comme l’esprit, l’idee est dynamique ; elle troue le tissu de l’histoire pour inventer du neuf ; elle dérange. Il ne s’agit pas d’un simple reflet d’un état de choses. La déclaration des droits de l’homme est un monument de l’esprit et comme tel est un démenti à l’empirisme ; si elle suppose des conditions préalables, elle n’a jamais existé sous forme de fait que ses auteurs n’auraient eu qu’à extraire de l’histoire.

Même si elle répond au besoin élémentaire de se protéger sur le plan physique et moral centre les abus du pouvoir, contre les inégalités des rapports de force institués par la nature et la société, elle n’en suppose pas moins par ailleurs, dans le principe même de son affirmation, une vigueur de l’âme et de l’esprit de la part de ses promoteurs. Les droits de l’homme se situent sur le plan des idées, de l’idéologie ; mais l’idéologie n’est pas ce que l’on pense habituellement lorsqu’on l’oppose systématiquement à la science. L’idéologie est une dimension essentielle de l’homme, et surtout de l’homme en société. Elle est l’affirmation d’un projet moral qui ne peut faire fi des lumières de la science et spécialement des sciences sociales, mais les intègre dans une volonté de puissance indépendante qui se fixe ses valeurs et se munit pour les défendre des armes de la raison politique, pratique et théorique. Comme idéologie apparue à un moment donné de l’histoire, les droits de l’homme ne sont pas autre chose. Ils sont le fruit d’une volonté combative, éclairée, d’hommes résolus à affirmer, promouvoir et à défendre dans la société ce qu’ils ont convenu d’appeler les « droits de l’homme »

Que recouvre exactement ce concept ? Nous chercherons dans notre réflexion à dépasser les pensées des auteurs et inspirateurs des premières déclarations des droits de l’homme pour nous situer sur un plan renouvelé par les démarches ultérieures de la pensée philosophique et l’éclairage de nouvelles situations politiques.

L’homme vise par les « droits de l’homme » n’est pas une essence logique, formelle, temporelle, encore qu’il ne soit pas indifférent à la nature et à l’énonce de ces droits que l’humanité plonge ses racines dans la rationalité. La théorie n’est pas neutre sur le plan de la pratique, et les manipulations de l’homme seraient dénoncées avec plus de vigueur et de courage si l’accord tacite qui fait de l’homme un simple producteur, un simple acheteur, un simple récepteur de propagande, un simple clignotant sur des programmes technocratiques, était rompu en faveur d’une reconnaissance sans équivoque de la spécifique grandeur humaine fondée sur la raison, source de liberté et de l’émotion, source d’amour.

Il ne s’agit pas de ressusciter un quelconque idéalisme abstrait, désuet ; la suite de notre réflexion voudrait, du moins, le prouver. Nous affirmons seulement que le volet de la théorie, de la spéculation désintéressée n’est pas sans effet sur le volet de la pratique, en tant que pratique pensée et pratique vécue. La double face d’une oeuvre comme celle de Noam Chomsky qui associe ses prises de position politique en faveur de la liberté, de la justice, des opprimés et des exploités, à ses démarches les plus abstraites sur le langage est pour nous un sérieux avertissement.

L’empirisme n’est pas seulement à ses yeux une erreur intellectuelle préjudiciable aux recherches linguistiques et anthropologiques ; il cause en outre un tort à l’ordre social, aux rapports humains, à l’échange entre les nations. Un ordre étayé par le rationalisme produirait, toujours selon le même auteur, de meilleurs fruits.

Pourtant comme nous venons de le dire un peu plus haut, l’homme qui compte pour « les droits de l’homme » n’est pas une essence mais un sujet doté par la nature de besoins, de désirs, de sentiments et de raison. L’homme dont il est question est donc l’homme qui possède une visée et cette visée est définie par la nature. La reconnaissance juridique des droits de l’homme qui relève du droit positif présuppose une élaboration philosophique du droit naturel. Même si l’homme appartient plus ontologiquement à la société que ne l’ont pensé communément les théoriciens du droit naturel du XVIIe et du XVIIIe siècles, il n’en reste pas moins vrai qu’il appartient aussi de tout son être à l’ordre de la nature.

L’homme est inscrit dans la nature et c’est la nature qui parle en lui sous la forme la plus élémentaire du droit à la vie, de l’instinct de conservation. C’est donc en se référant au droit naturel primaire, inaliénable que le droit à la vie pour chaque citoyen doit être solennellement reconnu par la loi. C’est certainement plus que cela mais c’est au moins cela qu’affirme l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

« Le but de toute institution politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. »

Par souci de réflexion philosophique, disons que toute charte des droits de l’homme est un monument de l’esprit, une idéologie, mais pour nous démarquer des penseurs intellectualistes, idéalistes, ajoutons que cette idéologie a les pieds sur terre, qu’elle est enracinée dans le terroir de la nature, qu’elle en est l’expression consciente.

La vie n’est pas simplement l’affirmation aveugle de sa propre conservation ; le vouloir-vivre originaire possède ses entours qui font eux aussi parler « des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ». Plus explicite sur ce point que la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis (14-7-1776) qui énumère sommairement « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » comme les droits les plus sacrés de l’homme, la Déclaration française de 1789, ajoute la sûreté, et reprenant une idée chère aux législateurs anglais de 1689, note la résistance à l’oppression. « Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »

Dans le domaine de la vie physique, humanisée bien sûr, quand il s’agit de l’homme, l’accord d’Helsinki de juillet 1975 stipule encore la libre circulation des hommes, « la libre circulation des idées et des hommes ». Ce que le droit naturel condamne donc sans ambages, c’est tout pouvoir absolu sur la vie, sur le corps considéré matériellement mais aussi phénoménologiquement comme source de jaillissement d’un espace humanisé dans lequel il se déploie pour vivre.

De ce principe découlent toutes sortes d’applications pratiques, telles que la condamnation de la torture, des sévices corporels, de l’isolement prolongé des détenus, de l’assignation arbitraire à résidence, etc., sans parler des multiples raffinements que ces pratiques peuvent comporter.

Etre social et animal politique

Mais l’ordre de la nature n’est jamais vécu séparément par l’homme ; la société retouche toujours la nature en l’intégrant. Il n’y a pas de nature pure à proprement parler quand il s’agit de l’homme : la nature est un concept limite jamais réalisé historiquement. C’est dans le social que la nature est saisie. C’est donc plus directement vers le social que nous devons nous tourner à présent pour y examiner le cas des droits de l’homme.

Aristote définit l’homme comme étant essentiellement un animal politique ; nous allons y revenir mais auparavant nous pouvons commencer par dire que l’homme est d’emblée un être social. Sans doute beaucoup d’espèces animales le sont-elles également mais l’homme l’est éminemment par le langage. Si nous pensons avec Descartes que le langage est ce qui différencie spécifiquement l’hommee de l’animal nous ne pouvons examiner sérieusement le problème des droits de l’homme sans avoir réfléchi au préalable à la faculté langagière de l’homme.

Le langage a d’abord une fonction de communication ; c’est un instrument de communication sociale mais le message communiqué par le langage n’est pas n’importe quel message ; après tout, l’abeille qui revient de butiner communique des informations à la ruche.

Il y a donc une spécificité de la communication humaine à dégager ; à la différence des codes utilisés par l’animal pour la vie sociale de l’espece, le langage humain se sert de signes dont le minimum de matérialité, le plus habituellement le son de la voix, ne renvoie pas à la survie biologique de l’individu ou de l’espèce. La réalité biface du signe linguistique qui met en rapport de communication le locuteur et l’auditeur établit d’emblée entre eux une relation de spiritualité ; bien sûr, an niveau le plus profond de langage.

Le langage n’est donc pas simplement du type de n’importe quelle communication : il définit une communication spirituelle entre ses agents. Pourtant que faut-il entendre exactement par « spirituel ». D’abord une certaine majorité de l’homme ; par rapport à la nature ; l’animal n’est pas majeur vis à vis de la nature : il se laisse guider infailliblement par elle dans sa vie instinctuelle et sociale. Le langage humain est l’émergence de la liberté et de la création dans le monde et dans le social ; il est la naissance pour l’individu de l’intériorité. Ce que le langage met en communication, ce ne sont pas des segments électroniques, ce sont des intériorités qu’il met en rapport les unes avec les autres.

Par là nous arrivons à la deuxième grande fonction du langage, qui est une fonction expressive. Ce n’est pas simplement le corps qui est expressif, c’est encore plus profondément la pensée incarnée, qu’est le langage.

Du fond de son intériorise, chacun invente en tâtonnant sa propre personnalité face à autrui ; mais c’est là que nous atteignons le troisième aspect essentiel du langage, la pensée. Le langage est un instrument de pensée ; l’expression dans le langage n’est pas indépendant de la pensée. C’est dans sa pensée que l’on s’exprime le plus profondément, pensée sur le monde, sur les bommes, sur la société, sur Dieu…

Très rapidement nous venons de suggérer l’essence ontologique de l’homme telle qu’elle se manifeste dans le langage et par là nous avons déjà tendu poser, les bases, d’une saine déontologie sociale.

Socialement, l’homme est un être de besoins et de désirs mais aussi un être de langage. Toute constitution politique doit respecter sa grandeur ainsi conçue. Le pouvoir de l’Etat doit s’effacer devant cette enceinte sacrée où l’homme forme ses pensées et ses opinions. Des philosophes grecs comme Platon et Aristote qui ont placé, très haut l’exercice du gouvernement et de la vie politique accordent pourtant la prééminence à la vie spéculative, à la philosophie. N’est-ce pas implicitement requérir comme un droit fondamental de l’homme la liberté de croyance ? Et comme l’homme est un être social et un être de communication n’est-ce pas postuler en même temps la liberté d’expression artistique, même si les œuvres de l’artiste ne sont pas conformes aux canons officiels, et aussi la liberté d’écrire, la liberté de presse, la liberté de pratiquer publiquement la religion de son choix ? Il faut ajouter la liberté de critiquer l’autorité suprême elle-même, sans qu’il en coûte pour sa vie, pour sa sécurité, pour son emploi… ainsi que pour le bien de sa famille.

La « Déclaration des Droits » de 1689 en Angleterre mentionne déjà « que c’est un droit des sujets de présenter des pétitions au Roi, et que tous emprisonnements et toutes poursuites pour de telles pétitions sont illégaux » ; elle ajoute encore « que la liberté de parole et tous délits et actes du Parlement ne doivent donner lieu à aucune poursuite ou enquête dans aucune cour de justice ni dans aucun lieu, en dehors du Parlement ».

La raison politique

Le texte que nous venons de citer parle du Roi et du Parlement, c’est dire qu’il nous fait rentrer dans l’organisation politique de la société. L’homme n’est pas seulement un être privé et un être social ; comme l’écrit Aristote, l’homme est aussi un animal politique et c’est au niveau du politique que se situe concrètement le problème des droits de l’homme. Le politique est un carrefour où se jouent contradictoirement les exigences du privé et du collectif, du naturel et du civil ; il s’institue toujours dans un rapport de forces représenté par des groupes aux intérêts divergents et souvent opposés.

La tâche fondamentale du politique est peut-être précisément la régulation de ce rapport de forces. Il s’agit d’une œuvre de raison et l’on comprend aisément qu’un penseur comme Aristote ait placé l’excellence de l’homme dans le lieu de la politique. Le politique comme le philosophique est par excellence l’œuvre de la raison, il est le sommet où l’homme se hisse, juste en dessous toutefois de la contemplation du Bien.

La raison politique n’est pas toutefois la raison physicienne ou technocratique qui confond plus ou moins le gouvernement des hommes et l’administration des choses ; pas davantage la raison dogmatique, faussement scientifique, faussement marxiste, fondée sur un binarisme primaire, qui fonctionne comme un mythe en voie d’épuisement. La raison authentiquement politique est une raison située, en conditionnement conflictuel, qui choisit héroïquement l’universel des valeurs dans le singulier mouvant des situations. Elle est l’union incommode du possible et du moral, entre les dieux et l’animalité, elle conduit le sort de l’humanité. C’est un lieu ouvert et non fermé comme le pensent dans la pratique le technocrate et le doctrinaire ; aussi le politique est-il par excellence un forum où se tient en permanence débat d’idées et d’opinions ; on comprend par là que la forme la plus élevée du gouvernement politique soit la démocratie comme promotion de l’homme raisonnable et responsable dans la cité.

On ne peut terminer un exposé théorique trop succinct sur les droits de l’homme sans souligner avec alarme les dangers qui menacent aujourd’hui la démocratie.

Dangers d’abord de la tyrannie, de la dictature aveugle de gouvernements manquant de culture politique et de culture tout court, se comportant en véritables despotes.

Dangers ensuite du totalitarisme qui dispense les hommes de penser en les prenant en charge de la naissance à leur mort dans leurs lieux de famille et de quartier, dans leurs lieux de travail comme dans leurs lieux de loisir, en vue de leur inculquer la « saine doctrine » ; tout jugement autonome étant considéré comme une atteinte à la sûreté de l’Etat.

Dangers encore de l’économisme mondial, tentaculaire dont la forme la plus connue est le capitalisme international qui bafoue les droits des plus pauvres aussi bien au niveau des individus que des classes ou des nations. Péril d’autant plus grave qu’il s’insinue sournoisement au niveau des moeurs, même souvent chez ceux qui en souffrent, sous la forme d’une recherche des seuls biens matériels. L’ordre aristotélicien de la prééminence du politique sur l’économique est renversé. Au lieu d’être l’apanage de la raison, le politique devient un jeu médiocre, abstrait, quand elle n’est pas au service d’intérêts sordides.

Concrètement parlant, les droits de l’homme ne peuvent survivre à la crise actuelle sans l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial ; mais ce serait une erreur et même une folie de penser que seul le crépitement des armes pourrait rétablir l’ordre de la justice. Il n’y aura pas d’ordre économique nouveau sans une révolution culturelle, sans une résistance des âmes à l’oppression politique et au modèle standard de la vie matérielle, aux « belles images » comme l’écrit S. de Beauvoir. Le politique et le culturel doivent reprendre leur préséance sur l’économique si l’on veut donner une chance sérieuse aujourd’hui aux droits de l’homme.

Mais en définitive l’humanité ne pourra s’en tirer qu’en ressuscitant de historicisme et aussi du structuralisme le caractère inconditionnel de la morale. La morale doit être ; aujourd’hui le Phoenix qui renaît de ses cendres. Le torrent tumultueux de l’hégélianisme l’avait trop aisément emportée en la discréditant sous rhétorique des figures de l’histoire et spécialement de la « belle âme »

Comme un espoir nourri d’épreuves qui atteignent l’excès des forces, les choses sont en train de changer. Sous tous les régimes d’oppression quel que soit leur nom, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, un refus fondé sur les valeurs de la raison, sur le sens de l’homme, bref sur la morale, et sur ses racines mêmes commence à se faire jour, sorte d’internationale informelle des droits de l’homme, non pas encore inscrite dans les textes mais vécue dans la chair et dans l’esprit ; nous savons maintenant par tous ces héros obscurs ou connus qu’une âme peut défier un Empire et que la véritable révolution culturelle est à ce prix.