Francois zuccarelli
Développement et sociétés

LA VIE POLITIQUE DANS LES QUATRE COMMUNES DU SENEGAL DE 1872 A 1914

Ethiopiques numéro 12

Revue socialiste

De culture négro-africaine

Octobre 1977

 

Le 3 septembre 1870, le double nouveau du désastre de Sedan et la capture de l’Empereur Napoléon III parvient à Paris. Le lendemain, la foule se rassemble devant l’Hôtel de ville et y proclame la République. Ainsi débute une nouvelle période de l’histoire de France. En ce qui concerne la colonie du Sénégal, elle sera marquée par une tentative d’application de la théorie de l’assimilation politique dans les quatre communes de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Les habitants de ces agglomérations seront appelés à élire leurs représentants à la Chambre des députés et dans les instances locales. Le droit de vote favorise des compétitions électorales souvent violentes, toujours acharnées.

A travers ces scrutins, il s’agit de rendre compte de l’histoire politique de la colonie du Sénégal. Une recherche exhaustive nécessiterait des développements qui ne trouveraient pas leur place ici. Il s’agit, donc d’une simple esquisse de la vie politique dans les quatre communes avec tous les inconvénients que suppose cette schématisation.

Mais auparavant, il convient de présenter les aspects généraux de la vie politique sénégalaise de l’époque.

Conditions de la vie politique

C’est au nom de la politique d’assimilation, laquelle se fonde, selon Georges Hardy, sur ridée de « l’identité permanente du type humain », que le Sénégal est doté d’institutions électives. Par Sénégal, cependant, il convient d’entendre les seules agglomérations de Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque. Soit une population d’environ 26.600 individus en 1870 [1].

Les organes de la France républicaine y sont introduits : un député, des conseils municipaux, le conseil général.

La colonie a déjà envoyé un député en France, en 1790. Lamiral décide alors ses concitoyens à rédiger des cahiers de doléances et se charge de les présenter devant les Etats Généraux. Mais, outre qu’il est désigné par quelques notables, européens et mulâtres, il siège à l’Assemblée versaillaise sans titre, sans statut défini. En 1848, une instruction du gouvernement provisoire, en date du 27 avril, accorde un représentant au Sénégal. C’est Barthélémy Durand-Valentin qui est choisi le 31 octobre 1848 et réélu 1e 10 août 1849 par un corps électoral très restreint. Ayant dû démissionner, il est remplacé par un autre mulâtre de Saint-Louis, John Sleight (17 août 1851). Mais avant que ce dernier ait pu régler la question de son éligibilité, la représentation parlementaire des colonies est supprimée par le décret – loi du 2 avril 1852 de Napoléon III [2]

Elle est rétablie par la IIIe République naissante (décret du 1er février 1871), puis à nouveau supprimée en 1876, l’administration locale craignant l’influence du député. A la suite de pétitions des habitants des communes, Jules Grévy consent à rendre aux électeurs sénégalais le droit de désigner un représentant au Parlement (décret du 8 avril 1879). Ils le conserveront jusqu’en octobre 1958, sauf durant la période du régime de Vichy.

Dès le temps des compagnies de monopole, l’habitude avait été prise de désigner un maire à Gorée et Saint-Louis. Il s’agissait, en fait, d’une personnalité nommée et la commune n’existait pas en tant que personne morale de droit public. Sur l’insistance du député Lafon de Fongauffier, et malgré la résistance du gouverneur, un décret du 10 août 1872 crée les communes de Saint-Louis et de Gorée. La première est constituée par l’île, les faubourgs de Guet Ndar, Ndar Toute et Sor auxquels on ajoute, en 1884, 1e village de Gokhoumbaye. Elle a un maire, deux adjoints et quinze conseillers municipaux. Gorée a onze conseillers, un maire, deux adjoints et un adjoint spécial pour Dakar qui lui est rattachée, [3].

Le décret du 12 juin 1880, en créant la commune de Rufisque, englobe au centre commercial proprement dit les petites agglomérations de Diokoul, Mérina et Tiawlène.

Avec le maire et un adjoint, le conseil municipal est constitué de dix conseillers, chiffre qui sera porté à seize par la suite. Enfin, le juin 1887, la commune de Dakar est séparée de celle de Gorée. Elle est dirigée par un maire, un adjoint, douze (puis dix huit) conseillers.

A partir de la loi du 28 mars 1882, les maires et les adjoints ne sont plus nommés mais élus par des conseils municipaux, eux-mêmes choisis au suffrage universel direct pour une durée de six ans et renouvelables par moitié tous 1es trois ans. Par la suite, le décret du 26 juillet 1884 rend applicable à la colonie la loi du 5 avril 1884, ce qui est la véritable charte des communes françaises.

Le Conseil général du Sénégal a été institué, pour la première fois, par l’Ordonnance du 7 septembre 1840 [4]. Son corps électoral, d’une centaine de notables désignés par le gouverneur, est réparti en trois collèges : ceux des négociants français, des négociants et propriétaires indigènes, des détaillants européens et indigènes. Il est supprimé dans l’ensemble des colonies par la IIe République. Mais dès 1862 des pétitions sont adressées au pouvoir central, en vue de son rétablissement. Elles émanent des négociants bordelais qui, par un organe électif, espèrent restreindre les droits de l’administration sur la marche des affaires commerciales. En 1878, les sociétés Maurel et Prom, Maurel frères Buhan et Teisseire, Devès et Chaumet s’adressent une nouvelle fois au ministre de la Marine et des Colonies en faisant soutenir leur action par les Chambres de Commerce de Bordeaux et de Marseille ainsi que par des parlementaires [5]. Elles obtiennent satisfaction. Le décret du 4 février 1879 prévoit une Assemblée de seize membres [6] élus au suffrage direct pour six ans et renouvelables par moitié. Elle délibère notamment sur le budget de la colonie et, ce qui intéresse particulièrement les négociants bordelais, sur l’assiette, les règles de perception, le montant des taxes et contributions : locales, à l’exception des droits de douanes et d’octroi de mer.

Les éléments, caractéristiques de la vie politique sénégalaise sont relativement stables durant la période qui va de 1871 à 1914.

Le premier d’entre eux est le « localisme », ou sentiment d’appartenir à une collectivité que la géographie détache des grands courants de pensée et des événements mondiaux. Rappelons qu’en 1870 il faut quinze jours de navigation maritime pour joindre Bordeaux à Dakar. Une nouvelle telle que la déchéance de Napoléon III met plus d’un mois pour parvenir au Sénégal. Plus tard, le câble sous-marin accélère la circulation de l’information, mais sous une forme télégraphique et avec cette concision qui ne laisse de place qu’au fait brut. Pour ces raisons, les électeurs sénégalais se préoccupent essentiellement de ce qui les concerne directement.

Aucune idéologie ne se manifeste dans la vie politique locale entièrement dominée par des soucis tels que la récolte d’arachides, le chemin de fer, les droits douaniers, les infrastructures économiques. Ce faisant, le corps électoral privilégie le groupe de pression constitué par les négociants bordelais qui monopolisent le commerce d’importation et d’exportation.

Le localisme est particulièrement net lorsqu’on consulte la presse de l’époque, spécialement les deux premiers journaux publiés en 1885 [7], puis le bimensuel qui parait de manière plus durable à partir de 1896, l’Afrique occidentale. Lorsque l’affaire Dreyfus passionne et divise l’opinion publique métropolitaine, il n’y est fait aucune allusion dans les publications et durant les campagnes électorales au Sénégal.

Ce particularisme nous semble être renforcé par l’existence d’un corps électoral restreint. Le droit de vote et l’éligibilité sont accordés aux seuls habitants des quatre communes et avec des restrictions qui éliminent une bonne part d’entre eux. Sur les listes électorales de 1871, on compte 4.277 inscrits au total. On passe à 8.710 électeurs en 1914. On voit les limites de la politique d’assimilation menée au Sénégal.

La qualité d’électeur est donnée aux citoyens français : c’est-à-dire aux originaires de la métropole et de la colonie qui, par la naissance, sont soumis au statut civil français. La question de la liaison de la citoyenneté et du statut civil va faire l’objet de nombreux débats jusqu’en 1914. Pour cette raison, le droit de vote donné aux indigènes est très fragile. On n’en trouve pas de justification juridique.Comme il n’est ni possible, ni souhaitable de le leur contester, l’administration coloniale fait revivre un texte de circonstance, il s’agit d’une instruction de 1848 dans laquelle il est prévu que « seront dispensés de toute preuve de naturalisation les habitants indigènes du Sénégal… qui justifient d’une résidence de plus de cinq ans dans les dites possessions ». Par possessions françaises, on va entendre les quatre communes. Quant à la résidence, elle sera prouvée par l’inscription sur les rôles des impôts locaux ; puis par la déclaration de deux témoins.

Il faut attendre des arrêts de la Cour de Cassation en date du 24 juillet 1907, puis des 22 juillet 1908 et 16 avril 1909, pour sortir de cette situation floue et anormale. La haute juridiction affirme le principe que l’on peut avoir la pleine capacité électorale tout en conservant un statut personnel, musulman par exemple. Pour autant, les indigènes non naturalisés ne sont pas citoyens. Ils sont français et jouissent d’un droit électoral spécial et localisé leur permettant de prendre part aux votes dans les quatre communes dont ils sont originaires. Lorsque le décret du 5 janvier 1910 donne aux citoyens la possibilité de participer au scrutin pour les élections générales, même s’ils ont leur résidence hors des communes, cette faculté n’est pas étendue aux indigènes.

Les strates de la société coloniale

Dans ce microcosme politique, les strates de la société coloniale sont visibles. Les indigènes sont évidemment majoritaires. En 1908, ils sont environ 5.000 à être inscrits sur les listes électorales contre 3.400 européens et mulâtres. Entre les trois groupes raciaux, il devrait y avoir des comportements électoraux différenciés et, théoriquement, antagonistes. En fait, l’apparition de centres de pression économique permet d’atténuer les rivalités raciales tout en faisant surgir d’autres cloisonnements politiques à base d’intérêts économiques divergents. Les facteurs d’intégration sont plus puissants que les antagonismes. Et des groupes charnières jouent un rôle non négligeable en ce sens.

Pour être plus précis, il faut tenir compte de trois faits. Tout d’abord, nous sommes dans une période pré-partisane au cours de laquelle la seule force politique agissante est le clan électoral. Autour d’un notable se forme un rassemblement d’intérêts qui donne au chef un certain nombre de suffrage. Il en dispose soit à son profit, soit à celui du candidat de choix. Dans ce type de société pré-étatique, la vertu sociale suprême n’est pas le patrimoine ou l’engagement idéologique mais la loyauté envers le chef, et l’élection n’exprime rien d’autre que l’homogénéité et force du groupe.

Le clanisme subsiste au Sénégal alors que les partis politiques se forment en Europe dans le même temps. L’explication de ce phénomène de continuité semble résider dans les faibles dimensions d’un corps électoral par ailleurs détaché des affrontements idéologiques et confiné dans son localisme. En France, des facteurs divers entraînent le rapprochement des élus au sein des assemblées. C’est la constitution des groupes parlementaires. Avec l’extension du suffrage universel, la nécessité se fait sentir d’un encadrement, à la base, des nouveaux électeurs. Ce qui donne naissance aux comités électoraux locaux. Il suffit ensuite qu’une coordination permanente s’instaure entre comités électoraux et que des liens réguliers les unissent au groupe parlementaire, par affinités, politiques, pour que se crée le parti. C’est ainsi que naît, en 1901, le parti républicain radical et radical-socialiste, le premier à être créé à l’échelon national. Quatre années plus tard (avril 1905), c’est au tour de la section française de la IIe Internationale Ouvrière de paraître sur la scène politique, après l’unification des tendances.

Rien de tel au Sénégal, étant donné l’exiguïté du corps électoral et le manque d’empressement de celui-ci à participer aux grands courants de la pensée contemporaine.

Pour ces raisons, le clan électoral est le seul élément organisé de la vie politique. Or, il rassemble des individus en fonction, essentiellement, d’intérêts matériels, économiques. Le premier clan est celui des négociants bordelais bientôt suivi par celui constitué par Gaspard Deves, mulâtre de Saint-Louis et dirigeant d’une maison de commerce locale. Plus tard, face aux établissements d’import-export qui dominent la vie économique de la colonie, se crée un clan de petits commerçants européens, mulâtres et indigènes dirigés par Jules Sergent. C’est en ce sens que l’on peut dire que les protagonismes raciaux sont gommés par les rivalités commerciales. C’est le deuxième fait que nous désirions mettre en évidence.

D’autant que, comme nous l’avons indiqué, il existe des sous-groupes charnières entre les originaires de la métropole et ceux que l’on appelle les « enfants du pays ». Certains Européens, comme les Caminade, pharmaciens de Saint-Louis, n’ont plus aucune racine dans l’hexagone, ils sont installés au Sénégal de père en fils, sans esprit de retour. D’autres épousent des jeunes filles de la bonne société locale et font souche au Sénégal. Il en est ainsi pour Jean Béziat, directeur de la société Maurel et Prom au chef-lieu, et marié à une demoiselle Dodds. Son fils, Alexis, est plus proche des vieilles familles saint-louisiennes que des négociants bordelais. Il faut ajouter que les sociétés commerciales utilisent les services des mulâtres et que ceux-ci, privilégiés par l’administration en fonction de leur niveau d’instruction, sont majoritaires dans les bureaux des services administratifs. Entre les originaires de la métropole et les mulâtres, on voit que les facteurs d’antagonisme ne sont pas aussi nets et tranchés qu’on pourrait l’imaginer, à priori.

Dans tout ceci, et c’est le troisième point sur lequel il est nécessaire d’être précis, les Sénégalais de souche ne jouent aucun rôle, sauf comme force de manœuvre. Nous sommes amenés ainsi à exposer brièvement le jeu politique des clans électoraux.

Il est vrai que ce qui se passe au Sénégal est souvent « une parodie, une caricature de suffrage universel » [8]. Les chefs d’entreprises, les maires, les personnages influents font inscrire sur les listes électorales le plus de monde possible et nombre de ceux qui n’ont aucunement le droit d’être électeurs. Cette pratique explique les abstentions massives qui sont constatées, la mobilité de la population aidant. La majorité du corps électoral constitué de cette façon est formée d’indigènes illettrés. On les fait voter par bandes conduites aux urnes par les grands électeurs : chefs de quartiers ou de villages. Pour qu’il ne se perde aucune voix, le candidat se charge parfois du transport des électeurs. Le vote se fait à bulletins ouverts. Ce sont donc les promesses de quelque menue monnaie ou même d’un verre d’eau sucrée qui tiennent tout d’abord lieu de propagande. La fraude est favorisée par l’acculturation politique du plus grand nombre.

Ces caractères généraux de la vie politique sénéga1aise étant posés, il convient d’entrer dans l’événementiel. Pour plus de clarté, l’exposé qui suit est construit en fonction des mandats parlementaires des députés du Sénégal. De 1871 à 1876, l’élu est Lafon de Fongauffier ; de 1879 à 1889, lui succède Jules Couchard (1893-1898). Viennent ensuite le Comte d’Agoult (1898) et François Carpot (1909 à 1914).

Lafon de Fongauffier (1871-1876)

Le 28 février 1871 est signé l’armistice conclu entre Jules Favre et Bismarck. Il doit permettre l’élection et la réunion d’une assemblée nationale dont la première tâche sera de décider de la paix ou de la poursuite de la guerre. Pour les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion et du Sénégal, un décret du 1er février 1871 prévoit que les gouverneurs convoqueront les électeurs dans les plus brefs délais. Le Sénégal élira un député. Le gouverneur Vallière fixe le dimanche 26 mars comme jour du scrutin.

Les candidats sont nombreux : dix au total. Le général Faidherbe, héros du tout récent conflit, est présenté malgré lui. Parmi les autres compétiteurs, on trouve le directeur de la Banque du Sénégal, Haurigot ; Bocandé qui semble être un retraité ;Frédéric Carrère qui, vraisemblablement, est le magistrat auteur, avec Paul Holle, de l’ouvrage sur la Sénégambie ; Alexandre Caminade, pharmacien à Saint-Louis ; Albert Teisseire, le fondateur des établissements commerciaux bien connus, associé avec son beau-père, Jean-Evariste Buhan. Un seul mulâtre tente sa chance : Jean-Jacques Crespin. Le premier à annoncer sa candidature est un officier de marine, Lafon de Fongauffier.

C’est lui qui l’emporte en recevant 59 % des suffrages, soit 1.186 voix sur 1.980 suffrages exprimés. Il y a 4.277 inscrits et une participation de 43,95 % des citoyens.

Jean-Baptiste Lafon de Fongauffier est né le 21 août 1822 à Sagelat, petite commune de la Dordogne [9]. A dix-neuf ans, il s’engage dans la marine royale, comme simple matelot. Sans nom (car il n’a fait qu’ajouter à son patronyme l’appellation d’une propriété rachetée durant la Révolution), sans fortune, sans relations et dans une période où la caste des officiers de marine est la plus fermée qui soit, il parvient néanmoins à gravir les échelons de la hiérarchie. Second maître puis premier maître de timonerie, il est nommé enseigne de vaisseau alors qu’il sert au Sénégal, en 1853. Affecté ensuite en Guyane, il connaît bien des déboires. Selon ses supérieurs hiérarchiques, il est « difficultueux, brouillon, criard, disputeur ».De nombreux conflits l’opposent à ses camarades. Tout ceci finit par ramener devant un conseil d’enquête qui lui retire son emploi. Mais, six mois plus tard, en août 1860, il est réintégré. En août 1861, il devient lieutenant de vaisseau, grade qu’il ne dépassera jamais. L’essentiel de sa carrière se déroule, désormais, au Sénégal. Il y commande divers avisos jusqu’au moment de son élection.

Celle-ci ayant été validée le 5 mai 1871 [10], il s’inscrit à l’Union Républicaine, groupe parlementaire d’extrême gauche dont le chef de file est Gambetta. A diverses reprises, il intervient soit à la tribune de la Chambre, soit auprès des services centraux. C’est à son insistance que l’on doit la création des communes de Gorée et de Saint-Louis, obtenue contre l’avis des autorités locales. Il échoue, par contre, dans ses tentatives en vue de la formation d’un conseil général et du remplacement des militaires par des civils à la tête de la colonie.

Lors des élections de 1876, le siège de député Sénégal est supprimé. Sans doute est-ce là une conséquence des vives attaques que Lafon de Fongauffier a menées contre ses pairs, gouverneurs, commandants de cercles ou directeurs du ministère de la Marine et des Colonies. Nommé par la suite receveur des finances à Paris, il meurt le 14 décembre 1893. Il repose à Sagelat dont il était devenu le conseiller général.

Pendant la période 1872-1876, la compétition se transporte au plan communal. Elle est particulièrement active au chef-lieu de la colonie. Deux listes s’y opposent, à l’occasion des scrutins du 20 octobre 1872 (annulé par la suite) et du 8 décembre suivant par les élus, se trouvent deux Sénégalais d’origine : Abdoulaye Mar [11] et Waly Bacre [12] Le premier maire est Auguste Bréchet, un« conseil-commissionné » faisant fonction d’avocat.

A Gorée, ce n’est pas la compétition qui est à craindre, mais bien au contraire le peu d’empressement du corps électoral. Le maire de 1872 est ici Duréçu Potin [13]

 

Entre 1872 et 1875 de nombreuses élections complémentairees ont lieu, à la suite de démissions en cascades. Lors du renouvellement triennal des conseil municipaux, Gaspard Devès [14] devient maire de Saint-Louis, tandis que Potin demeure en fonctions à Gorée. Après le décès de ce dernier, son remplaçant est Charles Chaussende, un commerçant. Chaussende et Devès conservent leur poste de maire, après les élections de 1878.

Dès ce moment, deux clans électoraux se forment au chef-lieu. L’un, animé par Gaspard Devès, rassemble plus spécialement les petits commerçants européens et mulâtres. L’autre est celui qui défend les intérêts des négociants bordelais, avec Bourmeister et Descemet [15] à leur tête.

Alfred Gasconi (1879-1889)

Le poste de député du Sénégal rétabli, les électeurs des quatre communes sont convoqués le 8 juin 1879.Trois candidats se présentent ; aux suffrages de leurs concitoyens. Le premier à se faire connaître est Maréchal, trésorier-payeur. Dans la colonie depuis quinze ans, il y a pris sa retraite. Par ses attaches familiales, il est proche du groupe des négociants bordelais. Jean-Jacques Crespin est déjà bien connu. Battu en 1871, il tente à nouveau sa chance. Depuis décembre 1875, il est le deuxième adjoint au maire du chef-lieu, Gaspard Devès. Il est très attaché à cette famille et l’une de ses filles a épousé un fils Devès. Le dernier, Alfred Gasconi, est un nouveau venu.

Après une campagne électorale particulièrement calme, il y a ballottage au premier tour. Le 22 juin, 37,4 % des inscrits prennent part au scrutin. Il y a 2.404 suffrages exprimés. Gasconi obtient 1.159 voix contre 1.134 à Maréchal et 111 à Crespin. Il est clair qu’avec l’appui du clergé, Gasconi a bénéficié du choix des mulâtres et d’une bonne part de l’électorat d’origine métropolitaine non inféodé aux Bordelais.

Selon le Dictionnaire des Parlementaires français, Gasconi serait né à Saint-Louis le 21 novembre 1842. Pour G. Wesley Johnson,- il serait d’origine métropolitaine ; alors qu’un autre chercheur, H. O. Idowu, qui a consacré une remarquable thèse au Conseil général du Sénégal, pense qu’il s’agit d’un mulâtre [16].

Nous avons eu la bonne fortune de trouver l’acte de naissance d’Alfred Gasconi au registre de Saint-Louis. Il y est inscrit le 22 novembre 1841. Son père, Sauveur, capitaine au long cours marseillais faisait la traite annuelle de la gomme. Il rencontre à Saint-Louis Elisa Pleuriau et se fixe dans la colonie où il achète une maison, rue Neville. Quant à Elisa, son acte de naissance du 10 juillet 1819 montre qu’elle est la fille d’Aimé Benjamin Pleuriau, capitaine de frégate, qui a été l’intérimaire du colonel Schmaltz, lui-même gouverneur du Sénégal de 1817 à 1820. Benjamin Fleuriau épouse « à la mode du pays » une métisse. Ceci est confirmé par le registre de l’Etat-civil de 1841 qui, à fa date du 23 juillet, porte la mention du mariage de Sauveur Gasconi, « Européen » et d’Elisa Fleuriau, « Indigène ». A l’époque, la mention d’indigène est encore réservée aux « enfants du pays », les mulâtres. Ceci nous paraît régler la question de l’origine du nouveau député du Sénégal, né d’un père marseillais et d’une métisse de Saint-Louis.

Elisa meurt de façon tragique. Alors qu’enceinte de son septième enfant elle débarque sur la plage de Saint-Louis, elle est enlevée par une vague. Alfred est élevé à Marseille. En 1866, il se porte volontaire pour servir dans les troupes pontificales, alors attaquées par les nationalistes italiens. Il participe à la bataille de Mentana et au siège de Rome et y gagne ses galons de sous-lieutenant. Il passe ensuite dans l’armée française et se fait remarquer lors de la bataille du Mans, parmi les volontaires de l’Ouest. Démobilisé, il fait ses études de droit, puis s’installe comme avocat, tout d’abord à Marseille, ensuite à Saint-Louis (1877). C’est alors qu’il est élu contre le candidat des Bordelais.

Ceux-ci ne tardent pas à mettre Gasconi dans leur jeu et ils prennent leur revanche lors des premières élections au Conseil général, le 28 septembre 1879. Les membres du négoce, mulâtres, européens et – quelques Sénégalais emprisonnés dans cette coalition peuvent compter sur quatorze sièges, sur un total de seize élus. Tous sont des adversaires déclarés de Gaspard Devès, le maire de Saint-Louis auquel les opposent des rivalités commerciales. Si bien que, la municipalité du chef-lieu ayant besoin de la caution de l’assemblée coloniale pour emprunter la somme nécessaire au financement de la conduite d’eau de Lampsar, cette indispensable satisfaction lui est refusée. Gaspard Devès démissionne (24 juin 1880), bientôt suivi par Jean-Jacques Crespin. C’est Charles Valantin qui devient maire, le 2 août. Il meurt quelques jours après. Une commission spéciale doit être créée pour gérer les affaires municipales.

Le mandat de la Chambre des Députés vient à expiration en juillet 1881. Au Sénégal, les législatives sont fixées au 18 septembre. Le député sortant, fort de l’appui des négociants bordelais,fait acte de candidature : il est réélu au second tour, le 8 octobre, avec 1.561 voix contre 490 à Jean-Jacques Crespin [17]. La participation électorale est d’un peu plus de 31 % des inscrits.

La même année, un autre fait important se produit dans la colonie. Les négociants bordelais, leurs amis et clients ayant déjà la majorité au Conseil général, emportent le conseil municipal de Saint-Louis. Auguste de Bourmeister devient maire [18].

Quelques mois auparavant, le 7 novembre 1880, les Rufisquois avaient été appelés à désigner leur premier conseil municipal. Les négociants sont ici chez eux et ne vont cesser de l’être jusqu’en 1914. Joseph Assémat, représentant d’une maison de commerce, est élu maire. Il démissionne en mars 1882 pour être remplacé par Sicamois.

Pendant ce temps, la commune de Gorée-Dakar, incapable de trouver les ressources nécessaires à son budget, traverse de graves difficultés. Sept élections y sont nécessaires en quatre ans. Le maire, François Piécentin, démissionne lui-même en octobre 1881. Il est remplacé par Kerry-Sarrazin.

Les clans électoraux ont pris de la consistance. Autour de Gaspard Devès (jusqu’en 1884) puis de ses fils, se groupent ceux qui combattent l’influence économico-politique des négociants bordelais. Les partisans de Gasconi se constituant en groupe autonome disputant sa clientèle au clan des Devès. Lors des élections municipales du 8 septembre 1884, les gasconistes l’emportent à Saint-Louis où le conseil est constitué par une majorité de ceux que l’on appelle « les enfants du pays ». Bourmeister reste maire ainsi que Sicamois à Rufisque.A Gorée-Dakar, c’est l’avocat de Montfort qui est élu.

Ainsi porté par ses partisans, Gasconi [19] est élu une troisième fois député du Sénégal, le 18 octobre 1885. Il bat à nouveau Jean-Jacques Crespin. Bien qu’il reçoive l’aide agissante des négociants, il se préoccupe de plus en plus des petits commerçants et des traitants, consolidant ainsi la majorité des mulâtres.

Lorsque le Conseil général est renouvelé pour moitié, en novembre 1885, les négociants se retirent de la lutte à Saint-Louis et les gasconistes font élire cinq des leurs. Ils ne peuvent cependant pas éviter l’élection de Justin Devès [20]. L’Assemblée coloniale jusque-là dominée par les Bordelais, est dès lors composée d’une majorité de mulâtres qui occupent dix sièges sur seize. On y trouve un seul indigène : Waly Bacre.

De nouvelles élections au Conseil général ont lieu en 1888. Les gasconistes sont vainqueurs à Saint-Louis tandis que les Bordelais se maintiennent à Gorée-Dakar et à Rufisque. Justin Devès est battu mais, son frère, Hyacinthe, se fait élire dans le Sud. Les gasconistes maintiennent leur majorité.

Entre temps, le 6 mai 1888, a lieu le renouvellement des conseils municipaux. A Saint-Louis, la liste gasconiste passe, avec à sa tête Bourmeister, le maire sortant. Sur dix-huit postes, onze reviennent à des mulâtres. Rufisque, au contraire, reste aux Bordelais qui font élire Lamartiny comme maire. Dakar, érigée en municipalité distincte le 17 juin 1887, a pour premier maire un commerçant, Alexandre Jean qui restera en fonctions jusqu’en mai 1892. A Gorée, Charles de Montfort conserve son poste [21].

L’Amiral Vallon (1889-1893)

Les élections législatives du 6 octobre 1889 marquent un net changement de majorité. Gasconi, en favorisant à outrance les mulâtres (par des bourses, des emplois…), a mécontenté une large part de l’électorat. Les frères Devès décident, de leur côté, d’apporter leur concours et celui de leurs partisans à l’Amiral Vallon, candidat des Bordelais. Après des tractations multiples, une candidature unique représente les clans bordelais et des Devès. Face à cette coalition, Alfred Gasconi n’a aucune chance de succès. Il est battu dans toutes les circonscriptions électorales et particulièrement à Saint-Louis. Il obtient 1.484 voix contre 1.773 à son adversaire [22] [23]

 

Ces élections sont marquées par de nombreuses fraudes organisées par les agents de la commune gasconiste de Saint-Louis. En conséquence le conseil municipal du chef-lieu est dissout le 6 avril 1890, la liste du clan Devès, conduite par Jean-Jacques Crespin, est élue. Par un échange de bons procédés, les négociants bordedelais ont fait voter pour leurs nouveaux amis.

Le nouveau député du Sénégal, Aristide Louis Vallon, est né le 26 juillet 1826 au Conquet, petite commune du Finistère. Il est le fils d’un receveur des douanes. Après des études au collège Joinville de Brest, il entre à l’Ecole Navale, en novembre 1840. Aspirant à seize ans, enseigne à vingt ans, il devient lieutenant de vaisseau en 1853 et capitaine de frégate en 1863. Il participe aux expéditions de Crimée et de Chine, puis sert au Sénégal, de 1856 à 1869, sur de petites unités tout d’abord, comme commandant de la flotille du fleuve et enfin à la tête de la station navale de la côte occidentale d’Afrique. Durant la guerre contre la Prusse il commande la place du Havre. Après avoir été nommé capitaine de vaisseau, en 1871, il est affecté aux ports de l’Atlantique ou à des commandements à la mer, à bord des cuirassés Suffixal et Gauloise.

Le 18 juin 1882, voici Vallon de retour au Sénégal, mais comme gouverneur cette fois. Il en a gardé le souvenir d’un pays qui se dirige comme un navire de la marine nationale. Mais les années ont passé et la vie politique avec ses clans a totalement modifié les conditions du gouvernement. Faute de s’adapter, Vallon échoue totalement. Il démissionne dès le mois d’octobre suivant son arrivée. Ce rapide abandon de la mission qui lui a été confiée et cette perte de sang-froid sont mal appréciés par le ministère. Une commission d’enquête, présidée par l’Amiral Courbet, est créée afin de juger le comportement de l’ancien gouverneur. Elle estime qu’il est « vivement à regretter qu’un officier de marine donne ainsi l’exemple d’une défaillance, heureusement fort rare dans le corps ». Ceci dit, tout est pardonné. Affecté à Brest, Vallon obtient le grade de contre-amiral en janvier 1886 et quitte le service actif en octobre 1888.

Assez curieusement, cet officier qui jugeait, quelques années plus tôt, que le régime politique étendu au Sénégal était « prématuré » et appelait les passions, se lance lui-même dans la compétition, à l’appel des négociants bordelais. Il est vrai que les électeurs sénégalais avaient porté à la députation un homme qui allait se préoccuper beaucoup plus de ses anciens subordonnés et de la marine en général que des intérêts de la colonie [24] Il se désintéresse des compétitions électorales qui suivent.

A l’occasion d’élections municipales organisées à Saint-Louis, le 12 avril 1891 (celles de 1889 avaient été annulées par le Conseil d’Etat), l’ancienne majorité gasconiste se reforme pour soutenir un avocat d’origine métropolitaine, Jules Couchard. Dès lors l’électorat de ce dernier est constitué par les Européens, le petit commerce et une fraction de mulâtres catholiques et traditionalistes. Jules Couchard devient maire.

Puis les électeurs doivent renouveler l’ensemble des conseils municipaux, les 1er et 8 mai 1892. Couchard est réélu sans difficulté au chef-lieu. A Dakar, c’est l’ancien premier magistrat de Gorée, Marguerie de Montfort, qui succède à Alexandre Jean. A Rufisque, la machine électorale des négociants se manifeste à nouveau : le maire est le représentant des établissements Buhan et Teisseire (Joseph Gabard) tandis que l’adjoint est le délégué de la C.F.A.O. Il en est de même à Gorée où le nouveau maire est Le Bègue de Germiny [25].

Jules Couchard (1893-1898)

Les législatives suivantes ont lieu le 20 août 1893. Jean-Jacques Crespin semble devoir être patronné, comme à l’habitude, par le clan Devès. Il se met donc sur les rangs. Mais des pourparlers ont lieu entre l’ancien député Gasconi et Justin Devès, jusque là ennemis irréductibles. Il est clair que les Devès, désirent voter de façon utile et réserver leurs suffrages à un candidat susceptible d’être élu et de représenter leurs intérêts au sein de l’assemblée nationale. Ils l’ont déjà fait en 1889, mais Vallon n’a pas répondu à leurs espoirs. Ils tentent à nouveau leur chance en misant sur Gasconi qui s’est tenu dans une prudente réserve durant cinq ans. Le troisième à faire acte de candidature est le maire de Saint-Louis, Jules Couchard.

Au premier tour, sur 9.380 inscrits, il y a 3.104 votants. Couchard vient largement en tête avec 1.904 voix. Crespin, qui n’a obtenu que 373 voix, se maintient néanmoins au second tour, alors que Gasconi abandonne. Le 3 septembre, Jules Couchard est élu avec 1.904 voix contre 470 à Crespin. Manifestement, les partisans de Gasconi se sont massivement abstenus [26].

Jules Couchard est né le 19 juillet 1848 à Sainte-Foy-la-Grande, dans la Gironde. Il est le fils d’un pasteur protestant. On ignore tout de lui jusqu’à son arrivée au Sénégal, sans doute vers 1885. Il s’installe alors à Saint-Louis, comme avocat. C’est un orateur de grand talent. Il s’exprime en phrases harmonieuses, en termes choisis qui manifestent une pensée toujours logique. A la Chambre, il montre son hostilité envers les expéditions militaires. Avec d’autres, il soutient que le négociant doit avoir le pas sur le soldat. Contrairement à ses devanciers, il vient souvent dans la colonie et continue de diriger son clan électoral.

Lors d’élections partielles organisées à Saint-Louis en 1894, Jean-Jacques Crespin rejoint le camp Couchard et devient ainsi le maire de cette commune. Pour peu de temps d’ailleurs, car il meurt le 3 janvier 1895. Il est alors remplacé par Louis Descemet fils, mulâtre lui aussi [27].

Les élections pour le renouvellement du Conseil général, en novembre 1894, sont pour chacun des clans saint-louisiens l’occasion de présenter des candidats dans toutes les circonscriptions électorales, ce qui est un phénomène nouveau. L’alliance entre les Devès et Gasconi se maintient.Leurs listes sont néanmoins battues par celles patronnées par Couchard qui atteint ainsi le sommet de la puissance. Mais à partir d’élections complémentaires de novembre 1895, le déclin commence pour les couchardistes.

Il y a scission, en effet, dans ce clan, lorsqu’il s’agit de renouveler les conseils municipaux, en 1896. Louis Descemet s’est constitué sa propre organisation. Il s’allie aux Devès et aux gasconistes. C’est ainsi qu’il se maintient dans ses fonctions de maire.

Une nouvelle défaite vient frapper le clan Couchard, le 7 novembre 1897. Il s’agit du renouvellement partiel du Conseil général. Une coalition composée de Louis Descemet et des Devès se reforme avec l’aide de nouveaux venus dans la politique, les Carpot. Le député du Sénégal, après avoir perdu la municipalité de Saint-Louis, perd sa majorité à l’assemblée coloniale. Ses chances étant ainsi diminuées, il ne se représente pas à la députation.

Hector d’Agoult (1898-1902)

La date du scrutin est fixée au 8 mai 1898. François Carpot, conseiller général et avocat à Saint-Louis, sollicite les scrutins de ses concitoyens face à lui, le Comte d’Agoult présente sa candidature dans des conditions qui n’ont pu être déterminées : sans doute sur les sollicitations des négociants bordelais. Après une campagne électorale calme, d’Agoult est élu dès le premier tour. Il y a 9.244 inscrits et 5.413 votants, ce qui est considérable pour la colonie. Sauf à Gorée, le candidat européen l’emporte partout de manière plus ou moins large. La victoire, en fait, lui vient de Dakar où il obtient 608 voix contre 263 à Carpot. Celui-ci totalise 2.511 votes alors que 2.895 voix se sont portées sur son adversaire [28].

Le nouveau député est né le 9 mai 1860 à Paris. Son père, Foulques, appartient à la branche des d’Agoult qui a émigré en Dauphiné tandis que sa mère est d’une vieille famille irlandaise, les O’Connor. Hector, Hugues, Alphonse entrent à l’Ecole Navale en 1877. En 1881, il prend part à la campagne de Tunisie comme enseigne de vaisseau et entre parmi les premiers dans la citadelle de Sfax. Il combat ensuite au Tonkin où il obtient le grade de lieutenant de vaisseau. Après des séjours au Sénégal (en 1895) et au Niger, il démissionne de la marine en 1897. Il s’agit d’un homme formé à une dure discipline et conscient de son titre de comte. Il apparaît hautain, peu accessible, très éloigné du comportement général de ses électeurs. A ceux d’entre eux qui s’en plaindront plus tard, il répondra simplement que l’on ne se refait pas et qu’il n’y a rien de volontaire dans son apparente arrogance.

A la Chambre, il s’inscrit au groupe des républicains modérés, dits cependant « progressistes ». Ses interventions sont rares et toujours concises. Après Couchard, il reprend le thème de la protection des colonies africaines contre le régime des grandes concessions. Il semble s’être passablement désintéressé des habitants des quatre communes. Lorsqu’en août 1901 un groupe de notables de Saint-Louis désire attirer l’attention des autorités parisiennes sur certaines de leurs doléances, ils s’adressent au député de la Guyane, Ursleur, parce que, disent-ils, ils sont « abandonnés par leur mandataire naturel » [29].

Si la représentation de la colonie à la Chambre des Députés lui échappe, l’alliance Descemet-Carpot maintient ses positions locales et elle va dominer la vie politique de la colonie durant de nombreuses années [30] A Dakar, le pharmacien Marsat a organisé sa propre machine électorale : élu premier adjoint en 1896, conseiller général en 1897, il devient maire en juillet 1898 et le reste en 1900. Son énergie débordante, ses promesses aléatoires, son autoritarisme vont en faire l’une des figures les plus curieuses de l’histoire politique de la colonie.

A travers les événements qui viennent d’être esquissés, on a pu constater la permanence du clan électoral. La colonie reste dans un état pré-partisan. Vers la fin de l’époque évoquée, les responsables politiques se rejoignent pourtant sur un point : ils prennent conscience de la force grandissante que représente l’électorat d’origine sénégalaise. Alors que celui-ci était jusque-là représenté dans les conseils municipaux et à l’Assemblée coloniale à titre purement symbolique, dans la municipalité élue à Dakar en 1898, il se trouve cinq lébous. Sur la liste présentée à Saint-Louis pour les élections municipales partielles d’août 1899, sont portés cinq sénégalais et un seul européen.

Il apparaît que cette influence croissante tient notamment à la formation d’un nouveau groupe social, celui des jeunes cadres subalternes et moyens issus de l’école française. Encore peu nombreux ils trouvent cependant des alliés parmi les rares libéraux que compte la colonie, tels Sabourauh et Louis Huchard. Ce dernier, mulâtre originaire de Gorée, se fait reconnaître en donnant des articles au journal Le Réveil du Sénégal (1886-1887). Puis en juillet 1896, il fait paraître le premier numéro de l’hebdomadaire l’Afrique occidentale. Dans l’éditorial du 14 juillet, il s’élève déjà contre le monopole des compagnies commerciales. Il prend résolument la défense des droits des indigènes, qu’ils soient ou non originaires des communes de plein exercice. Ce polémiste semble annoncer déjà la nouvelle génération dite des Jeunes Sénégalais. Il leur montre la voie : « Nous ne disons pas le Sénégal aux Sénégalais. Nous pensons que le Sénégal doit être à tous les Français et notamment pour ceux nés au Sénégal » (19 septembre 1897). En se battant pour l’égalité, Blaise Diagne, dix huit ans plus tard, ne dira pas autre chose.

 

[1] Selon Béranger-Ferraud dans ses études sur la Sénégambie (Moniteur du Sénégal, 1873, p. 23) et l’Annuaire du Sénégal de 1870, Saint-Louis compte 15.480 habitants en 1869, soit mille métropolitains, deux mille mulâtres, onze à douze mille Sénégalais et six cents hommes de troupe. A Gorée la population est de 3.243 habitants lors du recensement de 1866. On estime celle de Dakar et de Rufisque à, respectivement, 3.350 et 4.550 habitants en 1870.

[2] Sur les députés et les maires du Sénégal avant 1872, voir : F. Zuccarelli : Les Maires de Saint-Louis et de Gorée de 1816 à 1872, Bulletin IFAN, série B, n° 3, 1973, p. 551-573.

[3] Bull. adm. du Sénégal, 1872, p. 285.

[4] RA.S. 1818-1842, p. 597.

[5] Archives nationales, section FOM, dossier Sénégal VU ; 30 b.

[6] 10 conseillers pour Saint-Louis, 4 pour Gorée-Dakar et pour Rufisque. Par la suite, le nombre des conseillers de Gorée-Dakar et de Rufisque est porté à 5 pour chacune de ces circonscriptions.

[7] LE REVEIL DU SENEGAL et LE PETIT SENEGALAIS appartiennent à la famille Devès de Saint-Louis.

[8] Intervention du député d’Estournelles, J. O., débats parlementaires, Chambre des députés, 1898, p. 2009.

[9] Ministère de la Marine, Archives, dossier individuel de Laton de Fongauffier.

[10] Chambre des députés, Annales, 1871, T. 2, p. 887.

[11] Abdoulaye Mar est, selon nos recherches, né en 1837 à Saint-Louis. Propriétaire, il est l’un des principaux traitants de la ville. Il est élu conseiller municipal en décembre 1872, nommé 2e adjoint au maire et réélu en 1878. Par la suite, il semble être devenu interprète du gouvernement

[12] Waly Bacre est traitant à Podor et membre de la chambre de commerce de Saint-Louis, conseiller municipal de 1872 à 1882, il est également conseiller général de 1882 à 1897.

[13] La famille Potin est l’une des plus connues de Gorée. Elle doit descendre d’un négociant bordelais, Claude Potin, qui, au début du XIXe siècle, faisait du commerce entre Saint-Louis et le Cap-Vert, avec son neveu Duréçu. C’est lui qui. en 1817, se porte au secours de la Méduse, échouée à Arguin. En 1840, il est chargé d’explorer le lac de Guiers avec Paul Holle et le pharmacien Huart. Quant à Duréçu Potin il a été membre du conseil d’administration de Gorée en 1856. Il est propriétaire en l’île et à Dakar. Il a épousé une autre mulâtresse, Antoinette Newton. Il devait mourir en 1877.

[14] Gaspard, Pierre, Bruno Devès, né en 1826, est le fils de Bruno Devès et d’une Sénégalaise d’origine. Tout d’abord correspondant d’une société bordelaise, il fonde bientôt la maison G. Devès et Compagnie avec les biens laissés par son père. Cette entreprise commerciale étend vite ses activités et, en 1900, elle disposait de 300 employés africains. Gaspard, administrateur de la Banque du Sénégal, reste maire de Saint-Louis de 1875 à 1880. Il meurt à Saint-Louis le 20 septembre 1901.

[15] Auguste de Bourmeister est né en 1845 en Ile et Vilane. Il est marié à Anna Pécarrère qui appartient à une vieille famille mulâtresse de Saint-Louis. Conseil-commissionné, il est l’une, des personnalités politiques les plus en vue de la colonie. Il sera maire de 1882 à 1889. Louis Descemet est un mulâtre de Saint-Louis. Selon le gouverneur de Lanneau, « Noirs et Blancs le considèrent comme le chef des Sénégalais de naissance ». Il a été le secrétaire du général Faidherbe qui l’a chargé de missions au Cayor. En association avec Omer Teisseire, il possède trois magasins au chef-lieu. Il est longtemps président de la Chambre de commerce. Il sera président du Conseil général, de 1879 à 1891. Son fils, Louis Descemet sera maire de Saint-Louis de 1895 à 1909.

[16] G. W. Johson, The emergence of black polities in Sénégal, Stanford, University Press, 1962, p. 51 en note.

[17] Moniteur du Sénégal, 27 septembre et 11 Octobre 1881.

[18] Gouverneur à Ministre, n° 878 du 23 décembre 1881, AM.S. 2856.

[19] Alfred Gasconi vote les lois sur la liberté de la presse et la liberté de réunion. Il est membre du groupe parlementaire de l’Union Républicaine dirigée par Gambetta, il intervient pour la construction du chemin de fer du Soudan et montre son hostilité aux expéditions militaires en Afrique ; en quoi il rejoint le sentiment des négociants bordelais. Battu aux élections législatives de 1889 et de 1895, il échoue également au Conseil général. Il meurt en son domicile marseillais de la rue de Terrusse, le 8 février 1929.

[20] Justin Devès est l’un des trois fils de Gaspard. Après des études secondaires et de droit à Bordeaux, il rentre au Sénégal pour y aider son père. Il se lance dans la politique en 1885 et, très vite, reprend en main l’un des clans électoraux les plus puissants. Il sera maire de Saint-Louis de juillet 1909 à septembre 1910, puis de nouveau à partir de 1912.

[21] Charles Marguerie de Montfort est né le 28 août 1842 à Paris. A l’âge de six ans, il vient avec son père, magistrat nommé au Sénégal. En 1876, il épouse une demoiselle Pécarrère de Saint-Louis. Il est conseil-commissionné et agent consulaire de Belgique.

[22] Il y a 9.471 inscrits et 3.266 votants.

[23] J. O. Sénégal, 17 octobre 1889.

[24] Lors des élections législatives de 1893, l’Amiral Vallon préfère se présenter dans la première circonscription du Finistère. Il y est élu. Il meurt à Paris en 1897.

[25] Joseph Le Bègue de Germiny est né au Sénégal, en 1851, de parents métropolitains. Il est négociant à Gorée. Il reste maire de l’île jusqu’en 1914.

[26] J. O. Sénégal, 1893, p. 306.

[27] Louis Descemet est le fils de Louis, conseiller général et président de l’assemblée coloniale de 1879 à 1891.Il est le peiltit fils d’un conseiller général de 1831 à 1841 .Il est marié à Anna Duchesne.Il est mulâtre, il est né à Saint-Louis et est représentant d’une maison de commerce. Il reste maire de Saint- Louis de février 1895 à 1909.

[28] A.M.S. 20 G 10 et J. O. Sénégal, 1898. p. 189 et 1%.

[29] AM-FOM, Sénégal VII-71.

[30] Parmi les conseillers municipaux de Saint-Louis élus en juillet 1898 on trouve Ravane Boye qui est né en 1848 à Leybar. C’est le descendant des anciens chefs de cette localité et de Sor. Il a été élevé à l’école des otages de Saint-Louis (1857-1868). Nommé instituteur à Dakar, passe ensuite dans le corps des interprètes. Il est bien connu pour avoir retracé l’histoire du Walo.