Notes

LA VERRUE, André Masson, NEA, 219 pages

Ethiopiques numéro 13

Revue socialiste

De culture négro-africaine, 1978

 

Depuis Kafka, La littérature de l’absurde s’est diversifiée. On connaît la branche quasi métaphysique, l’absurde à l’état pur en quelque sorte, avec Camus ou les dramaturges contemporains, Beckett, Ionesco. Mais il y a aussi l’absurde social, l’absurde abstrait de la bureaucratie, descendu en droite ligne des prémonitions du « procès » et, hélas, de la réalité du « zéro et l’Infini »

Avec « 1984 » George Orwell fait à peine œuvre imaginaire, et voici que maintenant, dans ce domaine qui semblait réservé aux écrivains des pays industrialisés, surgit un homme du Tiers Monde, un Mauricien, André Masson, frère du romancier et poète disparu Loys Masson.

La loi du genre implique le déroulement d’un inéluctable enchaînement qui rend l’absurde logique et le cauchemar tellement vraisemblablement qu’il devient criant de vérité. Ainsi en va-t-il avec « La Verrue », paru aux « Nouvelles Editions Africaines », jeune maison d’édition sénégalaise.

Une Ville, la Ville, l’Etat, peu importe lequel. L’un de ces dirigeants, celui-là même qui pousse à ses extrêmes l’interprétation et la conception de la Loi, le conseiller Karlus, se surprend un beau matin à chantonner. Or, on ne chante pas, dans la Ville. On ne rit pas, non plus. Au maximum, on sourit. Mieux : Karlus ne se met-il pas à comparer les immeubles qui l’entourent à des colosses, les garages à des tanières, les piétons à des fourmis ? On a compris que le conseiller modèle vient d’être contaminé par la peste de la Liberté. Son regard n’est plus un regard légal, d’ailleurs, la preuve en est que son œil brille.

Il fait montre d’imagination et, comme pour consacrer définitivement sa déviance, accepte de perdre -ou de se débarrasser ?- de sa verrue, symbole, dont nul jamais ne doit se défaire dans la Ville, de l’allégeance à la Loi.

Dès lors, le combat est engagé entre l’Institution, ses agents, ses formidables pesanteurs, et l’Individu de chair et de sang, entêté à défendre jusqu’au bout son droit à l’Identité. Dans cette lutte, l’amitié écartelée de son domestique Amiel et l’amour désespéré de sa maîtresse, Pilar, ne lui seront même d’aucun secours. On ne peut être que seul, implacablement seul dans une confrontation de cette taille.

D’ailleurs son issue n’est-elle pas connue d’avance ? Qu’importe. On ne se bat pas pour gagner mais parce qu’il faut se battre, répondre de toute manière à cet appel irrésistible qui justifie la vie et qui, sans doute, existera aussi longtemps que l’Homme, jettera toujours dans les engrenages bien huilés de l’Institution, le grain de sable de la Conscience et de l’Insoumission.

Claire est la parole, et significative l’écriture de ce texte nerveux et brûlant sous l’apparente objectivité du récit. Bien sûr, on pense à Camus, et à Orwell déjà cités. Mais André Masson a su aussi faire œuvre personnelle par l’agencement général, le découpage et la convaincante progression dramatique du roman, révocation de scènes somptueusement décrites (celle notamment dans laquelle le maire « exorcise » Pilar), à la lisière parfois de l’incantation poétique, des dialogues toujours justes.

« La verrue » n’est pas un livre reposant. C’est au contraire un impitoyable jeu de massacre. Qu’un homme des lointains confins d’une Afrique où fleurissent tant de dictatures ait éprouvé le besoin de choisir un tel thème est également révélateur. Révélateur et réconfortant.

Car il prouve que contre le système de l’Absurde, des hommes de talent et de courage continuent, malgré tout, comme Karlus lui-même, de se dresser.