Notes

CONTEMPORARY AFRICAN ART IN SOUTH AFRICA, E-J de Jager, Editions C Struick LTD Cape Town

Ethiopiques numéro 13

Revue socialiste

De culture négro-africaine, 1978

 

La transition de l’art plastique africain traditionnel vers la peinture moderne adoptée comme véhicule majeur, n’a pas besoin de justification autre que le fait. Provoquée par le contact, généralisée à l’étendue entière de l’ère coloniale, elle est un témoin du changement. Elle indique, parallèlement à ce qui vit encore des vieilles traditions sculpturales et décoratives, le besoin d’expression de l’urbanisé nouveau. C’était déjà le sens de l’art ancien, sanctionné par une longue pratique.

Que désormais certaines notions soient absentes de cette vocation, c’est dans l’ordre des choses, chaque génération découvrant de nouvelles valeurs. Le sens de la création demeure, et c’est déjà un sacrement suffisant. A celui d’être dans le fil d’une continuité s’est substitué le sentiment d’être devenu un initiateur. Et on ne comptera pas pour rien le fait pour l’artiste d’être devenu un objet de curiosité, et dans une mesure perceptible, de respect.

Confronter dans un album la peinture moderne des Noirs de l’Afrique du Sud produit un effet de choc, dans la mesure où on est mis inopinément devant un témoignage de persistance de la vie, singulièrement de la résilience du spirituel.

La vie continue donc là-bas aussi, « down under » comme en témoigne cet autre album, South Africa, de propagande touristique, montrant au milieu des splendeurs de la civilisation d’une Europe des tropiques, la haute couleur qu’ont gardée les traditions tribales, et les voies de l’acculturation chez les ouvriers d’usines, les sportifs et autres populations des faubourgs noirs.

C’est de la frange urbanisée que viennent les nouveaux artistes. Ils sont presque cinquante à figurer dans cet album, et nous avons, d’autre part, une liste d’une étonnante centaine.

Le mot « étonnante » est d’ailleurs hors de place, l’Afrique du Sud étant un grand pays noir. Etonnante tout de même, parce qu’on ne réalisait pas assez, malgré Soweto, les journalistes persécutés, les Steve Biko assassinés, qu’il existe là-bas une élite noire, aucune société industrielle ne pouvant, quelque racisme dont soient animés ses dirigeants, se passer d’une classe « de service » trempée dans les écoles. Vieille dialectique du fait, éprouvée dans les sociétés coloniales. Vieille contradiction qui doit se nourrir, s’approfondir, exploser, à moins que ne soient trouvées les voies de synthèse proposées par le seul humanisme socialiste.

Les peintres noirs modernes de l’Afrique du Sud existent donc, et, d’entrée, en ouvrant l’album, on attend, par un préjugé bien justifiable, une double voie de l’expression : le délire explosif et la détresse. Les voici, en effet, bien qu’une certaine violence ait dû être exercée par la censure sud-africaine sur les cris les plus aigus.

L’explosion est dans le « Guernica Africain », de M. Dumile, fresque au fusain de 3,3 m. par 2,7m. avec ses animaux en fuite, ses hommes écartelés, ce couple qui s’étreint dans la frayeur, cet autre disloqué, la femme ayant sauté sur un taureau où, l’homme étalé dans sa nudité, et ce bovidé monstre en panique, que n’a pu éviter un enfant égaré. En coin de tableau un bureaucrate assis est une sorte de metteur en scène du désastre.

Une explosion, d’une autre nature, se trouve dans « Résurrection » du même Dumile, un triptyque où, entre un groupe de ressuscités encore abasourdis, assis sur leurs cercueils, et un volet où, debout, ils se mettent en marche en hésitant, le volet central éclate en une lévitation bienheureuse au-dessus des rectangles noirs des cercueils abolis. Curieusement, ou symboliquement, le bienheureux Noir du groupe de sept a perdu, dans l’envol, sa couleur, marque d’infamie, resplendissant comme les autres dans la pureté d’une commune blancheur. Le Révérend du groupe, réveillé crucifix en main, a perdu, ou jeté, en montant, le symbole de la croix, devenu inutile pour entrer chez Dieu. Il y a là aussi un policier, un banquier, un sportif en blazer rayé, une femme du monde en chapeau, et une autre femme qui ne peut être qu’une prostituée, car ; réveillée en robe courte, elle monte nue, dans la pureté restituée de son corps, vers le royaume du Père.

Il s’agit, ici, non d’une démarche réactive, mais d’un projet, pensé avant d’être traduit.

Sensibilité et pensée, deux pôles qui qualifient l’homme, ou, si l’on préfère, deux bornes de l’éventail des moyens organiques de la communication. Elles sont les supports du « discours » de Dumile. Elles sont également les moyens privilégiés de tous ceux de ces artistes -et c’est la majorité- qui ont dépassé l’expression spontanée pour organiser autour du sujet, l’espace, et dans l’espace, les lignes, les formes et les couleurs.

La détresse est l’élément dominant dans les six tableaux de Motau. Il y a une sorte d’éloquence du désespoir dans ces formes tordues, ces masques sans joie, ces êtres agrippés l’un à l’autre (La mère et l’enfant) comme en quête de chaleur, de sécurité, dans ces membres grêles (Avantages de l’éducation), dans cette « salle de classe » où les yeux s’ouvrent pathétiquement sur le vide, dans ce « Lit » qui, d’évidence, ne peut servir à rien de plus qu’à ranger côte à côte ces deux êtres si déchaînés qu’ils nient la vie, dans l’instant même où la femme semble porter en bourgeon une nouvelle naissance. La négation du corps, au moment même où le corps s’affirme comme sujet, se retrouve dans Noluthsungu, « Figures debout », trois êtres aux faces lunaires de fantômes, sans joie, sans autre fonction que d’être là comme les témoins de la nuit.

La détresse est aussi le lieu de rencontre de Shilakoe, Mbatha, comme si tous ces êtres, évoqués par leurs fusains et leurs encres, sortaient du faubourg désolé, amoncellement de pauvres cubes, peint par Dumile, dans Kwa Mashu à l’arrière-plan d’un terrain vague où se sont écroulés deux êtres en un groupe informe d’ivrognes ou de lutteurs.

Le chien de Sitholé est une créature de cauchemar, comme l’âme crevé de Shilakoe, sur le lequel pleure un pauvre hère dans un jardin de pierres. Et Sitholé a réussi un monument au chagrin, en modulant sur un mur blanc la longue tâche noire d’un homme en deuil voûté dans un sanglot, cependant que joue sur son épaule, sur ses cheveux, un rayon de soleil qui est un appel à la vie.

Mais la détresse, pour y être majeure, n’est pas l’unique message de cette collection. Il y a là, de Kafenge, une « Bataille d’autrefois », collage en linoleum, qui semble sorti du musée d’Abomey, une « Histoire Shemba » de Nxamalo, qui renvoie, pour le style, aux enluminures des missels médiévaux. La peinture intimiste n’est pas absente, avec les « Joueurs de cartes » et « Les musiciens du faubourg », de Motjuoadi, les tons du Van Gogh de Nuenen dans « Quatre hommes et une guitare », de Sekoto. La « Mère et l’enfant » de Ntuli est un chef-d’œuvre de piété familiale dans les tons mats et les éclairages subtils que permet la craie.

Julius est un faux primitif. Son chien est trop long et son porc trop gras, mais l’enclos du « Kraal » est soigneusement élaboré, et ses bœufs sont sans bavures ; les silhouettes humaines sont justes, bien proportionnées, le paysage aux collines roulantes, en fond de tableau, est composé de transparences qui suggèrent sur un vert lentement roussi la fin de la saison torride et l’attente des pluies.

Les tons pastel de Malgas (Le village de Korsten) n’empêchent pas de passer le message d’un village trop morne dominé par une église trop blanche. Les enfants qui jouent au loin ne distraient pas des lavandières moroses, des porteuses d’eau aux lourdes bassines, ni du cycliste au centre, qui, d’être là, prend une allure bizarre, roulant tranquillement vers une ruelle de boue. Puis on rencontre l’épinal d’un bonheur rustique étudié, fait de savants mélanges, de Bhengu, dans le « Retour à la maison », du jeune berger.

Les dosages savants de Bhengu suggèrent donc qu’il y a, mêlée aux « spontanés », aux coups de poing au plexus des primitifs de la détresse, une peinture sophistiquée, dont on suit les contours en saluant au passage des maîtres lointains. Cézanne est dans les brumes éclairées par transparence du « Township », de Maseko, comme le Van Gogh de Nuenen, est dans « Les amis », de Mbele, et Delacroix, peut-être à travers le Van Gogh de Paris, dans « Scène de rue », de Sekoto ; le pinceau des aquarelles de Saoli est guidé par des recherches savantes sur les nuances.

Mais la palme, indiscutablement, va aux portraits, qui inspirent l’hyperbole. Il ne peut rien y avoir de meilleur, (i.e. : de plus vivant, prenant et positif), que ces têtes qui établissent les modèles dans leur indiscutable identité. Portraits réalistes, « chiadés » jusqu’aux petites tresses, aux poils menus de la barbe ou à l’érectilité des fourrures chez Benghu, ou portraits interprétatifs de Pemba. Des visages, une fois vus dans leur malice, leur sérénité, leur tristesse, leur attente, leur interrogation, ne lâchent plus, et demain, en présence de telle grand-mère, de telle servante, de tel fumeur de pipe, on se dira : « Tiens, un Benghu, un Pemba ! ». A cette prise sur soi on reconnaît les maîtres ; Benghu et Pemba sont des maîtres du portrait, des créateurs de vie au-delà de la copie des lignes de la face.

Et voilà : c’est trop simple de refermer un album. Il va falloir que nous sachions comment ILS vivent, travaillent, quels sont leurs espérances et leur combat. Il va falloir que l’on aille chez eux et qu’ils viennent chez nous confirmer le message de leur fraternité. Il va falloir que l’on voie et que l’on touche cette jeune femme, Gladys Mgudlangu, seule parmi tous ces hommes, qui peint des oiseaux comme des anges et des femmes qui ressemblent étrangement à leurs époux. Et il va falloir d’abord acheter cet album et le répandre, afin que, là-bas, ils sachent qu’ils ne sont pas seuls, que leur œuvre a pris sa place dans la ronde autour du monde.