Philosophie

LA QUESTION DU POSTULAT D’UNE EPISTEMOLOGIE PROPRE AU CONTINENT NOIR ET LE DEVOIR EPISTEMOLOGIQUE UNIVERSEL

Ethiopiques n°70.

Hommage à L. S. Senghor

1er semestre 2003

Les chercheurs en sciences humaines et sociales en Afrique noire doivent-ils tenir le même discours que leurs collègues européens ? Doivent-ils se soumettre aux mêmes arcanes universitaires ? La rhétorique qui fait comprendre les réalités socioculturelles ne doit-elle pas varier d’un continent à l’autre, à l’image de ces mêmes réalités ? Existe-il vraiment une méthode universelle intouchable ?

J’ai choisi, de traiter à la kalachnikov de cinq idées-force des « prêts-à-porter » chers à certains étudiants et chercheurs africains, des thèmes sur lesquels tout le monde croit être d’accord et qui sont justement à la base du tournant ridicule des productions de nos étudiants en philosophie, en théologie, en sociologie, etc.

Je procéderai en plusieurs temps pour soutenir, en fin de compte, que nous devrions avoir honte de notre ignorance de l’évolution des peuples qui eurent à léguer à l’Occident sa culture actuelle. Une telle honte, semblant aller dans le bon sens, pourra nous convaincre de la nécessité de ce que j’appelle « le devoir épistémologique universel ».

Je montrerai donc l’ineptie de ces idées (thèmes), de ces cinq « prêts-à-porter », les « vaches sacrées de nos étudiants, séminaristes » et aussi de certains collègues. Je leur montrerai que les « vaches sacrées » peuvent, elles aussi, devenir folles, surtout si on les chatouille trop. Mon étude pourrait s’intituler : « Mort aux vaches ! ».

Et il y aura en effet cinq vaches, j’annonce la composition du cheptel : l’inculturation (ou le flagrant délit de contradiction du christianisme de version catholique), la particularité des mi-dits africains, la sagesse des contes et proverbes africains, l’apologie de l’oralité comme une consolation bien maigre et le devoir épistémologique universel.

  1. L’INCULTURATION [2]

L’inculturation est une pratique très vieille, consistant à prendre à une autre culture, religion ou philosophie, un rite, un mode de représentation du monde et des choses et à les incorporer dans sa propre culture ou religion. Cette pratique, qu’on trouve chez beaucoup de grands penseurs, comme chez le très grand Cicéron, et qui est incontestablement à l’origine de la constitution du Judaïsme, duquel est sorti le Christianisme, peut dépasser le cadre d’une simple adaptation et faire l’objet de nombreux mythes en vue de masquer les origines culturelles, religieuses ou philosophiques des rites et représentations ainsi inculturés. En anthropologie et en ethnologie, le terme canonique est l’acculturation. Ce sont les théologiens catholiques qui usaient surtout de l’inculturation pour désigner cette pratique. Cependant, des groupes de prêtres africains et sud-américains se servent maintenant de l’inculturation pour des revendications d’ordre culturel et politique avec des mouvements religieux qui prennent souvent l’allure de sectes.

Pour certains inculturateurs, tout ce que faisaient d’humainement bon les rois d’Abomey serait en prévision du message du Christ en Afrique.

Au commencement était l’inculturation

 

Le sociologue de la religion Gustav Mensching, expliquant comment de l’aversion du monde, la fin du monde n’arrivant pas, le Christianisme est devenu lui-même un monde, avec une hiérarchisation aboutissant à la théocratie papale, écrit :

« Le christianisme, au début de son histoire, a déjà subi, à l’époque des premiers chrétiens, une première transformation par rapport à l’attitude de son fondateur » [3].

Tout ce qui ressemble à l’image du Christ et peut être considéré comme annonce de la paix à un prince était pensé et représenté comme le Messie. Virgile a été considéré comme un saint et prié comme tel [4] à cause de l’un de ses vers où il chante la naissance d’un enfant miraculeux qui doit ramener l’âge d’or sur la terre. Le style de Virgile avec ses images de troupeaux et de pasteurs fait croire aux chrétiens qu’ils se trouvent en présence des expressions symboliques de leur langue religieuse.

Virgile était considéré par les premiers chrétiens comme un prophète. Et lors de l’usage qui voulait que le jour de Noël on réunît dans la nef de l’église tous les prophètes qui avaient annoncé la venue du Christ, après Moïse, David et les autres personnages de l’ancienne loi, on appelait le grand poète Virgile :

« Allons, lui disait-on, prophète des gentils, viens rendre témoignages au Christ » [5].

La quatrième églogue de Virgile annonce même que l’enfant est déjà né et « reget orbem » [6]. Ces propos ne peuvent être adressés, selon ces chrétiens, à un empereur, ni à un consul. Il s’agit bien de propos qui semblent convenir tout à fait au Sauveur. Saint Augustin, un croyant convaincu, ne pouvait que l’appliquer avec enthousiasme au Christ :

« A quel autre, dit saint Augustin, un homme pourrait-il adresser ces mots : sous tes haruspices les dernières traces de notre crime s’effaceront, et la terre sera délivrée de ses perpétuelles alarmes ? » [7].

En résumé, et pour revenir à notre propos, on ne peut pas parler d’une victoire de la nouvelle religion sur le Paganisme. La masse de la population paysanne, en adhérant au Christianisme pour marquer son mécontentement à l’égard de l’autorité impériale, n’a jamais renoncé à sa manière de se représenter Dieu et à ses pratiques cultuelles, qu’on pourrait qualifier de magiques, parce que cherchant toujours à obtenir des biens matériels [8] au lieu de remercier Dieu pour le don du Messie qui pourrait la conduire à la vie éternelle, si elle l’écoutait. Le Christianisme a été syncrétiste dès le commencement. C’est à tort qu’on qualifie aujourd’hui les Eglises africaines et sud-américaines de syncrétistes, elles ne font que brouter, comme le diraient les Fon d’Abomey, l’herbe qu’avaient fait brouter à la nouvelle religion ceux qui l’ont institutionnalisée. Comme les Césars avaient cédé devant l’invasion des nouvelles sectes philosophiques et religieuses, la nouvelle religion, elle, en convertissant les païens, a commencé à se convertir dès le commencement jusqu’à aujourd’hui.

-Virgile. Les Chaldéens et les prophètes qui enflammaient les imaginations malades lui frayèrent le chemin et l’aidèrent à s’emparer du monde

Quant à son avènement dans ce bassin méditerranéen en ce temps-là, l’histoire ne présente aucune marque de sa singularité. La nouvelle religion, le Christianisme, comme la Science et les techniques, est sortie tout droit des pratiques magiques et superstitieuses. Elle est une synthèse réalisée accidentellement, du moins le Christianisme institutionnalisé, au cours des événements par et dans des circonstances non pensées à l’avance. Il porte la marque de tous les courants religieux et philosophiques des mondes circumméditerranéens. Il n’est pas l’œuvre de ses chefs plus que celle des Juifs (devenus par la suite leurs ennemis) que celle des philosophes et autres adeptes d’autres sectes du monde gréco-romain. Un texte de G. Boissier explique clairement les circonstances de son émergence et tous ceux qui ont travaillé à son avènement à leur insu :

« C’était une opinion accréditée alors que le monde épuisé touchait à une grande crise, et qu’une révolution se préparait qui lui rendrait la jeunesse. On ne sait où cette idée avait pris naissance, mais elle s’était bientôt répandue partout. Les sages de l’antiquité avaient coutume de partager la vie de l’univers en un certain nombre d’époques, et pensaient qu’après ces époques écoulées le cycle entier recommençait ; or, à ce moment, les prêtres, les devins, les philosophes, séparés sur les autres questions, s’accordaient à croire qu’on était arrivé au terme d’une de ces longues périodes, et que le renouvellement était proche (…) Le principal intérêt des vers de Virgile est de nous garder quelque souvenir de cette disposition des âmes. Il est d’autant plus important de la connaître que le Christianisme en a profité : les philosophes, les haruspices, les Chaldéens travaillaient pour lui à leur insu ; toutes ces prophéties qui enflammaient les imaginations malades lui préparaient des disciples. Grâce à elles, on le souhaitait sans le connaître, et c’est ainsi que, dès qu’il parut, les pauvres, les méprisés, les malheureux, tous ceux qui ne vivaient que de ces espérances confuses et qui attendaient avec anxiété la réalisation de leurs rêves devinrent pour lui une si facile conquête. C’est seulement dans ce sens qu’on a raison de faire de Virgile une sorte de précurseur du Christianisme. Il était de ceux qui lui frayèrent le chemin et l’aidèrent, sans le savoir, à s’emparer du monde » [9].

En somme, le Christianisme est l’aboutissement des aspirations de l’humanité écrasée sous le poids des souffrances depuis son enfance. Il s’était constitué lentement et progressivement, en se détachant de ses origines qui remontent au Judaïsme. Il s’est même révélé moins autonome par la suite que la Science à l’occidentale issue elle aussi des pratiques superstitieuses.

Les éléments rituels et liturgiques ainsi incorporés qui nous intéressent le plus sont ceux qui relèvent du domaine du visible et du sonore. Qu’on n’oublie pas que les fêtes païennes avaient cette vertu particulière de captiver profondément les esprits par le visible et le sonore des manifestations. Nous avons eu les échos de ces fêtes païennes.

Les images visibles et sonores sont les plus faciles à inculturer. L’image du Bon pasteur connut une forme d’inculturation si profondément chrétienne qu’elle en venait à ne désigner que l’image symbolique du Christ miséricordieux. Et pourtant :

« L’Antiquité païenne connaissait l’image du Bon pasteur, dont l’emploi dans l’art funéraire signifiait l’assurance du retour. Les Chrétiens reprirent l’image traditionnelle pour lui appliquer la parole du Christ : « Je suis le Bon Pasteur ». Ce n’est qu’au IVe siècle que l’image du Bon Pasteur, chrétienne dans les peintures des catacombes, mais aussi symbole païen de la croyance à l’immortalité depuis des siècles, devint exclusivement l’image symbolique du Christ miséricordieux. L’art chrétien des premiers siècles a multiplié sa figure »9.

La fortune particulière qu’a connue l’image du Bon Pasteur dans la nouvelle religion peut se comprendre aussi par le fait que l’adhésion au Christianisme, – en Afrique, en Orient et plus tard en Occident -, se faisait souvent sous une forme d’opposition populaire à la volonté impériale. De phénomène urbain, cette adhésion à la nouvelle religion devint très vite le fait de la masse de la population paysanne. Les mots paysan (l’habitant d’un pagus ou canton rural) et païen (paganus) avaient peut-être la même origine. Toujours est-il que l’image du Bon pasteur était du patrimoine des paysans. Elle était le symbole païen de l’assurance du retour au pays, avant que la piété chrétienne ne la reprît à son compte comme la figure du Christ.

De toutes les concessions faites aux païens, celles qui font le plus tiquer l’historien est le culte des saints et des martyrs qui sont des pratiques païennes qui devraient être perçues par les penseurs de la nouvelle religion comme des pratiques antichrétiennes. Elles fonctionnent comme des pratiques magiques cherchant à demander à Dieu de se conformer à la volonté de l’homme et non cherchant à préparer le fidèle du Christ à se mettre dans la disposition mentale de se laisser crucifier sur la croix par la soif de la sincérité, de l’honnêteté et de la vérité, pouvant le conduire dans une pietas dans laquelle il pourra crier sans le savoir : « Que ta volonté soit faite et non la mienne » [10].

L’Église eut à couler une foi et un esprit nouveaux dans des pratiques païennes fortement enracinées dans les mentalités. Le culte des saints, des martyrs et des reliques avait été accepté pour suppléer aux antiques dévotions, aux images et amulettes protectrices. En ce qui concerne les images de Jésus, de Paul, de Pierre, de Jean le Baptiste et de la Vierge qui ne sont venues ni du Judaïsme, ni issues de la conception des chefs de la nouvelle religion, on se reportera à l’étude déjà citée de Ramsay MacMullen (Christianisme et Paganisme du IVe au VIIIe siècle, Belles Lettres, Paris, 1998, 374 p).

Pour bien saisir l’enjeu et le danger d’un tel conservatisme et qui relève d’un anachronisme qu’on rencontre chez ceux pour lesquels ce que faisaient d’humainement bon les Rois d’Abomey serait en prévision du Message du Christ, écoutons Jean-Charles Sournia :

« Une autre erreur courante consiste à admirer dans une époque des règles ou des coutumes qui ont trouvé leur explication scientifique plusieurs siècles plus tard, et dénote une merveilleuse prescience, rendant presque inutile la découverte ultérieure. C’est le cas, par exemple, de l’interdit de la viande de porc chez certains peuples sémites. On dit souvent que ce tabou prouve que les ancêtres connaissaient l’existence de la trichine (ce parasite du porc qui peut contaminer l’homme) et interdisaient donc cette viande dangereuse. En réalité aucun texte ancien ne prouve cette connaissance qui exige l’emploi d’une bonne loupe… » [11].

Et le problème que pose si banalement Jean-Charles Sournia est d’un enjeu épistémologique d’importance capitale et politique pour les sociologues, les ethnologues, les anthropologues, les ethnophilosophes etc. et les inculturateurs.

L’Église catholique serait, en tout cas, en flagrant délit de contradiction en condamnant les pratiques syncrétistes. De plus, elle ferait preuve d’une totale ignorance de son histoire en encourageant l’inculturation comme quelque chose de nouveau pour elle.

  1. DE LA PARTICULARITE DES « MI-DITS » AFRICAINS

La question des mi-dits fait partie des arguments essentiels qui permettent à Honorat Aguessy de récuser les lectures des missionnaires sur Lègba [12]. Il s’en sert également pour montrer les limites des travaux des chercheurs non africains et qui ne maîtrisent pas les langues et les dialectes africains. Quand Honorat Aguessy écrit qu’il faut être habitué aux mi-dits des sages bokonon avant de pouvoir comprendre leurs messages, il n’a pas mal vu les choses. Mais je veux signaler que le problème des mi-dits fait partie de la règle la plus élémentaire de l’Herméneutique. Pour pouvoir interpréter un texte, il faut savoir l’avant-texte, ce pourquoi un auteur a écrit son texte, le texte, ce qu’il a écrit, et le hors-texte [13]. Le hors-texte peut être par exemple les conséquences de la complexion psychologique d’un auteur sur ce qu’il écrit et sans que celui-ci s’en rende compte. Tout cela constitue, à mon sens, des mi-dits auxquels tout chercheur digne de ce nom devrait être déjà habitué.

Et il ne faut jamais oublier que les mi-dits existent à tous les niveaux de la communication dans toutes les sociétés humaines. Ainsi, des Américains ou des Israéliens, incapables de communiquer couramment en français, arrivent à tenir un discours très scientifique dans cette même langue. Tandis qu’un Français sachant bien communiquer dans sa langue maternelle peut se trouver incapable d’en faire un usage scientifique et littéraire. C’est le problème du langage scientifique, ou professionnel ou encore confessionnel.

Etant donné que tout le monde est habitué aux mi-dits, puisqu’ils sont non seulement phénomènes de société mais surtout de corporation, aucun chercheur ne peut donc les ignorer au point de ne pouvoir les repérer et les interroger convenablement dans sa recherche en Afrique.

Quand Honorat Aguessy écrit « qu’il faut être cultivé à la manière des Danxomènou pour comprendre l’idée émise par un mi-dit » [14], il dit vrai. Mais ce qui compte, c’est de repérer ces mi-dits pour les travailler ensuite. Tout sociologue, anthropologue ou ethnologue est capable de ces repérages. C’est la moindre des choses pour un enquêteur sur un vécu culturel. L’exemple que Honorat Aguessy prend pour justifier même son propos prouve que la plupart des mi-dits sont des expressions ou concepts, si l’on préfère ce mot. Il suffit d’un peu de bonne volonté pour savoir les façons de parler d’un peuple, je veux dire la structure sémantique et grammaticale de sa langue. Il y a beaucoup d’expressions latines ou grecques qui n’ont pas de correspondance directe en français, et pourtant avec les traductions françaises plus ou moins acceptables, nous pouvons faire la sociologie alimentaire de la Grèce antique ou le mode de représentation des réalités divines des Romains au temps de César ou du grand Cicéron. Faisons d’abord confiance à ces chercheurs !

Et puis n’ayons pas peur de dire la vérité, je veux dire les choses telles qu’elles sont : les pays africains sont des sociétés multiethniques et chaque ethnie possède ses propres mi-dits. Un intellectuel fon du Bénin ne connaît pas, a priori, les mi-dits des langues dindi et bariba du Nord. Le Bénin a plus de 60 groupes ethniques, le Zaïre, l’actuel Congo belge, plus de 400. C’est dire que si le problème des mi-dits africains constitue des handicaps majeurs pour la recherche des représentations culturelles, on devrait en convenir que les chercheurs africains sont aussi concernés par les problèmes des mi-dits, car nous avons affaire à des sociétés multiethniques ayant chacune ses propres dialectes locaux avec des mi-dits particuliers.

  1. DE L’APOLOGIE DE L’ORALITE : UNE CONSOLATION BIEN MAIGRE

Quand H. Aguessy écrit :

« S’il est vrai que dans l’écrit, l’essentiel s’écrit rarement (soit par volonté de cacher quelque chose, soit pour d’autres raisons), l’oralité est davantage propice en un sens au secret » [15]. Il fait là un constat connu de tous les professionnels de l’écrit. Mais je ne sais si en dehors de ceux qui se portent maîtres et juges des textes des auteurs anciens et qui, au lieu de prendre ce qu’ils découvrent chez ces auteurs, projettent leurs opinions sur ces textes, les vrais chercheurs, ceux pour qui la connaissance procure la contemplation, la guérison de l’âme et du corps [16], procèdent vraiment ainsi. Mais c’est autre chose qui m’intéresse à travers cette interligne sur l’oralité.

Ce qui m’intéresse ici est l’aveugle apologie de l’oralité.

Reprenons l’exemple : « Il fait 45° C » et « il fait très chaud ». L’un n’a que « il fait très chaud » et l’autre, les deux. On se ridiculiserait ainsi en faisant l’éloge d’un élément d’un même diptyque à l’adresse ou en face de celui qui possède les deux éléments du diptyque. Ce que je veux dire par-là, c’est que vouloir magnifier l’oralité aujourd’hui prouve qu’on ignore deux choses :

– le rôle de l’oralité depuis l’Antiquité,

– le service que rend aujourd’hui l’oralité à l’écriture.

 

A propos de l’Antiquité, chacun sait tout ce que les sophistes ont pu faire avec la parole. Aujourd’hui quelques chercheurs « accusent » joliment Socrate d’être le véritable magicien de la parole. On sait qu’il n’a pourtant rien écrit et ne se livrait qu’à un enseignement oral. L’écriture et beaucoup de genres littéraires étaient déjà très avancés chez les Grecs à cette époque-là.

D’après Sénèque [17], Aristote s’est exilé à Athènes pour échapper à une condamnation. Mais quand, après la mort d’Alexandre en 323, il eut à affronter le procès d’impiété envers les dieux – tout comme Anaxagore et Socrate accusés du même crime – procès suscité contre lui par Eurymédon et soutenu par Démophile, il (Aristote) s’enfuit d’Athènes et se retira à Chalcis, en disant : « Qu’il ne voulait pas laisser commettre aux Athéniens un second attentat contre la philosophie » [18].

Cet exemple montre combien ceux qui savent user très bien de l’écriture savent user habilement aussi de l’oral pour se débarrasser d’affaires sans porter atteinte à la vérité ; car en disant cela, Aristote n’a pas menti et ne dit pas non plus le mobile réel de sa seconde fuite.

Je passe sous silence les discours du très grand Cicéron, qu’il préférait lire lui-même plutôt que de les publier, pour rappeler une anecdote sur Sénèque. Les adversaires de celui-ci n’ont pas pu dénicher de soupçons, politiquement compromettants, dans ses écrits. Et pourtant ce fut à cause de la Parole qu’il fut condamné la première fois, non pas qu’il eût été imprudent devant l’Empereur Caligula et les Pères au Sénat. Pierre Grimal rapporte :

« Il s’en fallut de peu, raconte l’historien, que Sénèque ne fût mis à mort par Caligula.., sans avoir commis aucun crime, et sans même avoir provoqué aucun soupçon, mais parce qu’il avait brillamment plaidé une cause au sénat en présence de l’Empereur. Après avoir donné l’ordre de le tuer, Caligula le gracia sur le conseil de l’une de ses maîtresses, qui lui représenta que Sénèque malade et maigre ne vivrait pas longtemps, et qu’il était inutile d’avoir recours à un meurtre pour se débarrasser de ce rival, promis à une mort prochaine » [19].

Tous ces exemples nous montrent que depuis l’Antiquité l’oral et l’écrit cohabitaient et l’importance du premier n’a jamais été éclipsée par le second.

Pour se rendre compte du rôle de l’oral dans les civilisations d’écriture, il suffit de considérer le rôle et les pouvoirs des médias dans ces pays. L’oral est même au service de l’écrit. On voit même comment on peut interpréter de différentes manières les textes écrits. L’art des promesses électorales dans les démocraties occidentales doit nous montrer comment ceux qui ont l’écriture savent aussi user de l’oral. On peut prendre les Journées Mondiales de la Jeunesse à Paris. Ces journées ont mobilisé beaucoup de gens. Le gouvernement français y a mis une volonté qui n’a souffert d’aucun doute. C’est une journée qui a coûté cher aux contribuables français. Le Pape lui-même a été très soutenu par ses proches. Cependant, on n’a pas attendu la fin des manifestations avant d’attribuer sa réussite totale à la capacité extraordinaire de rassemblement d’un seul individu. On n’a pas laissé le temps à la presse écrite de porter son jugement. De même, beaucoup d’organismes et associations non gouvernementaux militant pour la libération des prisonniers ont remis au Pape une liste bien calculée de prisonniers cubains avec laquelle Sa Sainteté a demandé une grâce pour ces derniers. Quand le gouvernement cubain libéra les premiers prisonniers, c’est le Vatican qui a été le premier à l’annoncer en omettant bien sûr le rôle des associations.

Un autre fait d’actualité est la « réussite », à propos de l’Irak, de Koffi Annan. Chacun sait tous les commentaires verbaux que les « bouches » se sont empressées de nous livrer. On n’attend pas ! En France, cette réussite est devenue un enjeu politique. Le roi Hassan II du Maroc revendique la paternité de cette réussite. Le Président Bill Clinton des USA fait savoir que c’est grâce à sa politique de fermeté qu’un compromis pointe à l’horizon. Koffi Annan lui-même en profite pour « asseoir » son autorité. Il y a aussi ceux qui ont vu dans cette réussite l’origine africaine du Secrétaire Général des Nations Unies. Ce qu’on retiendra surtout est que personne n’attend le lendemain, que les presses écrites apparaissent, pour faire son commentaire. L’Africain n’a donc pas lieu de faire l’apologie de l’oral comme si son utilité n’était plus connue dans ces civilisations d’écriture. Ici, on a écriture et oral. Là-bas, on n’a que l’oral. Le mieux pour moi est d’avoir les deux. Tout en me contentant de ce que j’ai, je ne peux jamais manquer de regretter ce que je n’ai pas et dont je vois la complémentarité, surtout si ce n’est qu’une affaire de volonté. La parole doit donc être représentée comme étant aussi bien scripturale qu’orale, dicible verbalement.

  1. DE LA SAGESSE DES CONTES ET PROVERBES AFRICAINS

Laisser parler fables, contes et proverbes africains comme Feuerbach laisse le christianisme parler : la meilleure façon de ridiculiser la sagesse africaine.

Si j’ai réservé cette interligne au dernier paragraphe, c’est parce que le problème qu’elle pose touche directement celui du développement des sciences humaines en Afrique au Sud du Sahara. Il y a également le risque de nous faire ridiculiser en alléguant, non pas sans raison parfois, mais sans cesse, la sagesse des fables, proverbes et contes africains comme si ceux-ci n’existaient pas chez les autres peuples. Comme si ceux-ci ne possédaient pas leurs propres contes ou fables et proverbes avec une philosophie sans « guillemets » ; ou encore comme si nous pensions que ces contes, fables et proverbes du continent noir étaient davantage porteurs de conceptions philosophiques ou de leçons de sagesse que ceux des autres peuples. Ce que Honorat Aguessy dit à propos de l’interprétation des fables et contes africains trouve sa réponse dans l’analyse que j’ai faite des mi-dits que je considère comme expressions ou jargons corporatistes. Je ne reviendrai pas là-dessus.

Je voudrais d’abord signaler que la fable et le conte, par exemple, sont considérés comme des genres mineurs,même bien avant Sénèque. P. Veyne écrit :

« Les Romains mettaient un point d’honneur à aborder à leur tour chacun des genres littéraires dont les Grecs avaient été les premiers prospecteurs, en se proposant d’y égaler les Grecs, voire les surpasser… Mais, à l’époque de Sénèque, il ne restait plus beaucoup de genres non encore abordés ; la fable et le conte sont des genres mineurs… ».

Il serait donc bon de ne pas parler des fables et contes africains sous forme de consolation. On n’oubliera pas non plus que la fable, par exemple, a été très bien utilisée par La Fontaine bien des siècles après Polybe. Chacun de nous sait également que les Chinois et les Indiens ont des fables, contes et proverbes très riches d’enseignements moraux et porteurs de sagesse évidente. Et pourtant, les Chinois ont le Confucianisme, une sorte de religion avec une philosophie qui s’écrirait sans « guillemets », et les Indiens ont le Bouddhisme, une philosophie de renommée mondiale. De ce point de vue, je préfèrerais parler des fables, contes et proverbes africains avec modestie.

Mais je reviens toujours à ma crainte exprimée un peu plus haut : les conséquences négatives que ne manquerait pas d’avoir, sur le développement des Sciences humaines en Afrique au Sud du Sahara, une aveugle apologie de ces réalités. Vouloir prouver coûte que coûte la sagesse des contes, proverbes et fables africains par ce genre d’apologie ne peut consister qu’à ramasser des informations en vue d’une justification. La méthodologie, qui est la chose la plus importante de ce domaine de recherche, ne peut qu’en pâtir dangereusement. Et ce faisant, d’ailleurs, on ne recherche qu’à répondre à ceux qui pensent que les « sauvages » sont sans sagesse. Alors qu’en respectant les règles les plus élémentaires de l’herméneutique, de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie, on fera connaître nécessairement la sagesse africaine.

Le plus grand danger, pour le développement des Sciences en Afrique, se trouve être que tout le monde, comme je l’ai déjà dit, veut laisser parler les fables, contes et proverbes africains. Du coup, les écoles et universités africaines manquent de spécialistes dans les domaines des grandes questions philosophiques, ethnologiques, anthropologiques, sociologiques, psychologiques, théologiques, philologiques, historiques, géographiques etc. du monde. La question est donc suffisamment préoccupante pour que nous nous y arrêtions, un instant, dans cette investigation.

  1. DU DEVOIR EPISTEMOLOGIQUE UNIVERSEL

Il est donc étonnant que certains intellectuels européens parlent et écrivent comme s’ils n’étaient pas les descendants des gens dont ils parlent, des gens qui se comportaient, il n’y a même pas si longtemps, comme des Africains et des Amérindiens d’aujourd’hui. Alors que nier cela ne serait que nier l’existence des seules données historiques qui prouvent que la modernité n’est pas un vain mot bien que celle-ci doive être repensée aujourd’hui à de nouveaux frais.

Il faut reconnaître de nos jours que la prolifération de nouvelles formes de psychothérapies constitue des résurgences des antiques formes de thérapies et n’exploite que le même phénomène, le même fond humain, que les antiques connaissances et savoirs thérapeutiques et qui sont ceux des peuples sans écriture alphabétique : permettre à l’homme de satisfaire son besoin naturel d’irrationnel.

C’est en cela que je trouve très difficile de parler de modernité et de progrès s’agissant des différentes formes de solution que les différentes époques et peuples élaborent pour comprendre à leur manière les grandes énigmes de l’existence humaine et pouvoir vivre avec celles-ci sans trop de craintes.

Il va sans dire d’ailleurs que la santé, la maladie et la mort constituent encore, et sans doute pour longtemps encore, l’essentiel des soucis des hommes de toutes les époques et de toute aire géographique ; c’est dire que leur grande angoisse et leur représentation conduisent toujours à l’élaboration des systèmes philosophiques et religieux dont la logique n’a souvent rien à faire avec de simples affabulations et qui peuvent avoir des vertus thérapeutiques défiant parfois toute concurrence avec les progrès techniques et scientifiques d’une médecine qui serait fondée exclusivement sur le principe du déterminisme.

Alors, dans ces conditions, peut-on vraiment considérer que certains systèmes philosophiques et religieux sont dépassés ? Il me paraît alors comme du devoir épistémologique de tout chercheur en sciences humaines d’être suffisamment informé sur les conditions d’évolution des différents courants de la pensée gréco-romaine avant de nous parler de la modernité, des progrès dans le domaine de la représentation des choses humaines en Occident d’une part, et d’autre part, de la singularité des solutions que les peuples sans écriture alphabétique proposent aux grandes énigmes de l’existence humaine.

Et quand on parle de la Modernité et des Progrès techniques et scientifiques des peuples américano-nipon-européens, l’on doit nous préciser de quelle façon cette modernité et ces progrès influent véritablement sur les solutions que ces peuples proposent aux questions morales, métaphysiques et religieuses et surtout le nombre de personnes effectivement gagnées par la représentation sincèrement scientifique et moderne des choses humaines, cosmologiques et divines.

Enfin, s’il est vrai que la vocation de l’Europe [20] doit rester la Voie romaine et que celle-ci se caractérise essentiellement par son esprit universaliste, il est donc temps que les penseurs du vieux monde et ses chercheurs en sciences humaines commencent, ainsi que les Africains qui soutiennent l’existence de valeurs propres et de façon absolue au continent noir, à voir si c’est vraiment une plaisanterie de mauvais aloi que de regarder de près les choses humaines dans une approche comparative et d’ensemble en compulsant et en questionnant particulièrement les origines et les évolutions des civilisations des mondes circumméditerranéens qui eurent à léguer à l’Europe sa Culture actuelle.

BIBLIOGRAPHIE

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Tradition et modernisme en Afrique noire. Rencontre de Bouaké, Paris, Seuil, 1965.

[1] Université d’Abomey-Calavin, Bénin.

[2] Quant à ma position personnelle au sujet de l’ethnophilosophie, je renvoie le lecteur à l’introduction de ma thèse en sciences de l’éducation qui porte sur « Contrôle et transmission des valeurs subjectives et des modes de représentation dans le monde latin et chez les Fon du Bénin », (Eléments pour la recherche du transculturel). L’introduction, en posant dès le départ tous les enjeux culturels, politiques et surtout épistémologiques d’une telle investigation, a présenté les différents courants de pensée qui prédominent actuellement en Afrique. A la question de l’ethnophilosophie, abordée en terme de « De la défense de l’ethnophilosophie africaine ou de l’Orphée noir », est consacrée quelques pages.

[3] MENSCHING, G., Soziologie der Religion, traduction française de Pierre Jundts sous le titre Sociologie religieuse. Le rôle de la religion dans les relations communautaires des humains, Paris, Payot, 1951, 326 p., p. 96.

 

[4] On racontait qu’au plus fort de la persécution de Dèce, trois païens du midi de l’Italie furent convertis en lisant Virgile et en vinrent à subir le martyr. De même, dans son discours aux Pères du concile de Nicée, Constantin s’appuya sur le quatrième églogue pour établir la divinité du Christ (Tillemont, Histoire eccl., III, 331 ,G. BOISSIER, op. cit. p. 259).

[5] MARO, Vates, note 5 : cf. p. 186, gentilium, de Cristo testimonium ! (Du Cange, III, 255) « non vidi », cité par G. BOISSIER.

[6] Pour en savoir davantage au sujet de cet enfant qui a fait couler beaucoup d’encre, on se reportera à G. BOISSIER, La religion romaine. D’Auguste aux Antonins, 6e édition, Paris, Hachette, 1906, t.1, XIV-404 p., t2, 415 p., cit. chap. IV et V, Virgile, pp. 221-314.

[7] Epist., 258.

[8] Alors que Sénèque s’écrie : « Je proteste, gronde, perds patience. A ton âge tu souhaites ce qu’ont souhaité pour toi ta nourrice, ton pédagogue, ta mère ? … Que les dieux entendent donc enfin, issue de notre bouche, une prière désintéressée. Jusqu’à quand demanderons-nous aux dieux un secours, tout comme si, dans notre condition présente, nous demeurions incapables de nous sustenter nous-mêmes ». (Ad Luc. LXX, 1-2). J’ai analysé ce texte, dans son contexte, dans ma thèse en philosophie.

[9] BOISSIER, G., op. cit., t.1, pp. 260-262.

[10] Le « que ta volonté soit faite et non la mienne » a été découvert bien avant les chrétiens : « La seule chose dont je pourrais me plaindre, dieux immortels, c’est que vous ne m’ayez pas fait connaître davantage votre volonté ! En effet, je serais venu le premier où je me présente maintenant à votre appel … » (SENEQUE, De la Providence, V, 5, mais la formule n’est pas en réalité de Sénèque, mais de son ami et contemporain le cynique Démétrius et il l’a fait sienne.

[11] SOURNIA, J. C., Histoire et médecine, Paris, Fayard, 1982, 338 p., p. 58.

[12] Essai sur le mythe de Légba, thèse de doctorat d’Etat, Université de Paris-Sorbonne, 1973, tome 3, 368 p.

[13] Voir GWENDOLINE, Jarczyk, « Texte et hors-texte », in Philosophie, n°12, Faculté de Philosophie ; Le Texte comme objet philosophique, Paris, Beauchesne, 1987, 280 p. pp. 173-182.

[14] Thèse déjà citée, p. 218.

[15] Op. cit., p. 235.

[16] C’est l’avant-texte de ma thèse en philosophie sur Sénèque.

[17] Aε ortio, III, 2.

[18] Peut-être qu’il est simplement question d’une légende. Cependant, on peut dire que le propos vient d’un ami du philosophe qui sait user de l’écriture.

[19] GRIMAL, P., citant Dion Cassius, LIX, 19, 7, in Sénèque ou la conscience de l’Empire, p. 82 ; GRIMAL, P., Sénèque, sa vie, son œuvre. Avec un exposé de sa philosophie, p. 15 ; Sénèque pratiquait l’abstinence à tel point qu’il est devenu émacié, disent les historiens.

[20] A propos de l’histoire de l’idée européenne, on peut lire entre autres écrits et traités Emmanuel TODD, L’invention de l’Europe, Paris, Seuil, 1990, 542 p., Rémi BRAGUE, L’Europe, la voie romaine, Paris, Gallimard, 1999, Edgar MORIN, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1990, 266 p. et surtout Bernard VOYENNE, Histoire de l’idée européenne, Paris, Payot, 1964, 250 p.

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