Culture et Civilisations

LA FEMME DE COULEUR DANS LES CONTES POPULAIRES FRANCAIS

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste

de culture négro-africaine

juillet 1979

« Le premier centre d’intérêt pour l’auditeur du conte est constitué par la pléiade des personnages dont parlent les récits » [1].

Or, dans le conte auvergnat de la chèvre et les chevreaux, le renard et le loup, la chèvre, avant de quitter la maison, répète tous les jours à ses petits : « n’ouvrez pas, mes enfants, n’ouvrez jamais à des étrangers ! » [2]. Cette attitude se retrouve-t-elle dans d’autres récits ? Méthodes d’enseignement et délassement essentiellement destinés à l’enfant qui grandit, transmettant normes et valeurs, principes moraux, tabous et stéréotypés, contes, chants et comptines véhiculeraient-ils des préjugés xénophobes ou raciaux ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre.

C’est l’Auvergne qui nous fournit, avec la fiancée et les quarante bandits [3], un premier exemple : celui d’ « une demoiselle bien comme il faut et un garçon qui la fréquentait, comme on dit, pour se marier avec elle, et qui était étranger au pays. »

Après avoir longtemps fait la sourde oreille, la jeune fille se rend aux conseils de son entourage : on ne connaît ni la demeure, ni la fortune, ni la famille du jeune homme ; alors elle part vérifier. Ce qu’elle voit n’est guère encourageant : « une grande bâtisse, grise et triste », « une pièce pleine de pendus » et son amoureux tranchant le bras d’un malheureux. Rentrée chez elle, et le garçon toujours aussi pressant, elle l’invite à amener tous ses amis au dîner de fiançailles, lui tend une embuscade et le confond. Les quarante bandits sont arrêtés.

Le conte bas-breton du Prince Turc Frimelgus, recueilli en 1870 auprès d’un meunier de Plouaret [4], met en scène une jeune fille coquette et le fils de l’empereur de Turquie – autre figure de Barbe-Bleue dont on a pu dire qu’il « est le plus monstrueux, le plus bestial des époux de contes de fées » [5].

Conquises par son nom, son rang et sa richesse, la jeune fille et sa famille dès le premier jour, arrangent les fiançailles. Après huit jours, la belle est mariée et suit son époux à l’étranger. Six mois de bonheur et d’insouciance et voilà l’héroïne enceinte : elle s’en ouvre à son mari, qui la quitte peu après pour un long voyage. En son absence, elle ouvre le cabinet défendu :

« Sept femmes étaient là, pendues chacune à une corde fixée à un clou dans une poutre, et se mirant dans une mare de sang ! C’étaient les sept femmes que le prince Frimelgus avait épousées, avant Marguerite, et qu’il avait toutes pendues dans ce cabinet quand elles étaient devenues enceintes » [6].

Son mari revient à l’improviste et seule l’arrivée opportune de ses frères permet à la jeune femme d’échapper à une mort certaine.

Le diable à la Saint-Jean enfin, rapporté par Claude Seignolle qui l’avait entendu à Bourdeille (Dordogne) en 1937 [7], nous relate les mésaventures de deux jeunes filles imprudentes qui, se rendant au feu de la Saint Jean « avec le secret désir d’y trouver un mari », acceptent d’y suivre un cavalier inconnu rencontré en chemin, et cela malgré l’attitude jalouse des garçons du village ; l’étranger, dans ce dernier cas, « c’était le diable lui-même. » Et le diable, comme on sait, les contes l’ont mis en scène et décrit, « fort laid et puant » [8], « noir, méchant, un monstre d’homme » [9] que la meunière rencontrée chasse en criant :

« – Qu’est-ce que vous venez faire ici ?.. nous n’aimons pas les noirs chez nous » [10].

Prétendants étrangers, femmes étrangères… Dans les contes dauphinois de la montage de savon [11], des trois citrons [12], des cinq oranges [13] et trois chattes [14], c’est sur des femmes que les conteurs attirent nos regards : jeunes filles, jeunes femmes auxquelles le héros est confronté au moment d’un choix en vue du mariage, ou antagonistes voulant se substituer à elles. Parmi ces femmes, quelques-unes du pays, ou du moins reconnues comme telles, mais aussi des étrangères, d’ordinaire signalées par leur couleur – noire le plus souvent, jaune dans un cas – à laquelle s’ajoute, dans l’un des contes [15], la mention du pays ou du continent d’origine : Sénégal, Afrique équatoriale…

Dans le premier conte, le diable en promenade rencontre près d’un ruisseau un vagabond et lui propose de l’argent s’il accepte de venir travailler chez lui à la montagne de savon au bout d’un an et un jour. L’autre accepte. Le moment venu, il se met en route et arrive enfin à destination. Il rencontre une des filles du diable qui lui dit son nom, Marie Pétassole, et lui promet son aide. Il voit ensuite, sur le seuil, « une autre demoiselle, noire », qui ne répond pas à son salut. Il entre et « ils se mettent tous à souper. Il y avait une fille blanche, une fille noire et une fille jaune » [16].

On lui en promet une en mariage s’il s’acquitte parfaitement de son travail. Le lendemain et les jours suivants, plusieurs tâches impossibles lui sont imposées. Marie Pétassole, à chaque fois, s’arrange pour apporter elle-même le panier-repas à Pierre et fait le travail à sa place. Mais le diable, au moment d’accomplir sa promesse, refuse Marie à Pierre et lui propose de désigner l’une des trois filles les yeux bandés. Il réussit à obtenir la blanche – la plus facile à caser, nous expliquent d’autres versions du conte ; et c’est pourquoi sa mort est alors décidée. Les deux jeunes gens réussissent à s’enfuir, et leur union sera durable.

Le conte des trois citrons et celui des cinq oranges suivent à peu près le même canevas : un prince part en quête d’« une femme aussi jolie que le sang et le lait » [17] ou d’« un pays d’orangers » [18]. Il finit par obtenir, dans le premier cas trois citrons, dans le second cinq oranges, et les ouvre successivement. Des deux premiers citrons s’échappent deux femmes qu’il ne peut désaltérer et qui s’en vont. Il donne à boire à la troisième et ils se fiancent. Des cinq oranges sortent une colombe, « un genre de négresse », « une autre femme un peu plus jolie », « une belle femme », et enfin « une princesse d’une grande beauté » qui lui promet de l’attendre. Le héros part prévenir son père. En son absence, la jeune femme est transformée en colombe par une « négresse » jalouse. Mais la supercherie est finalement découverte, la victime rendue à sa forme humaine, et tandis que le mariage se prépare, la femme noire est chassée.

Dans le dernier conte, nous voyons un roi et ses trois fils « dont le premier était en l’air, le deuxième un peu moins et le troi­sième tout à fait calme » [19].

Comme il se fait vieux, il a décidé de céder sa couronne à l’un d’eux et, pour les départager, les envoie chercher successivement « la plus belle étoffe du monde », « le plus beau chien du monde » et « la plus belle femme du monde ».

Lors des deux premières quêtes, la victoire revient au benjamin qui s’est arrêté à « quelques jours de marche » de chez lui tandis que les aînés se dirigeaient vers la Chine et la Co­chinchine, puis vers Saint-Bernard et Terre-Neuve. La troisième fois, les aînés, dont c’est la dernière chance, partent l’un « vers le Sénégal et l’autre dans l’Afrique équatoriale ». Le plus jeune retourne chez les trois chattes, patronne et servantes de l’auberge où il a été logé lors de ses précédents voyages. Celles-ci, « trois demoiselles enchantées en chattes » [20], retrouvent leur forme première ; il les présente au roi son père, les deux aillés se débarrassent des noires ramenées et le conte se termine par trois heureux mariages.

Dix-sept femmes en tout nous sont ainsi présentées ; mais chacune est différente de l’autre. Parmi elles, nous pouvons distinguer des groupes : face à celui que forment le père, la mère et les deux filles de couleur de la montagne de savon, la solitude de Marie Pétassole va rejoindre, dès le premier échange de regards, celle du héros, et de là va naître un nouveau groupe, opposé au premier et que rien – ni les difficultés : « la noire qui chope le panier ,) [21], les tâches impossibles à accomplir et les outils en papier, la malveillance du patron, ni les menaces, ni l’épreuve, ni la mort, ni l’absence – ne parviendra à désagréger. Le conte des trois chattes lui aussi naît avec un groupe, dont parle le titre, groupe sympathique celui-là, qui absorbe la solitude du jeune quêteur ; elles « se mettent au travail, détellent son cheval, le mènent à l’écurie et s’occupent des soins du cheval ainsi que du patron ; elles lui servent à manger des plats, quelque chose de merveilleux, et du bon vin » [22].

Ce groupe initial s’agrandira pour finir, quand « chacun des frères ont pris une des demoiselles que c’étaient des beautés ravissantes » [23].

Les deux autres contes, eux, ne présentent au début que des individualités isolées : celle du héros à la recherche de l’épouse idéale, celles des différentes femmes nées des fruits merveilleux. Ce n’est qu’à la troisième, à la quatrième rencontre que se produira le déclic, que naîtra ce groupe uni par l’amour et qui, apparemment dissous un moment par l’antagoniste, se reconstituera d’autant plus fort après la révélation de la supercherie que, dans le cœur des deux amants, il n’y a jamais eu séparation.

Le refus de la différence

Ces groupes ne se sont pas constitués au hasard. Une étude plus attentive révèle que les semblables ont tendance à s’attirer. Le héros du conte des cinq oranges propose d’abord le mariage à une noire ; mais « elle refuse et s’en va » [24], ce qui l’amène ensuite à choisir une femme de sa race ; même si les deux frères aînés, dans l’histoire des trois chattes, ont pris deux Africaines pour les ramener à leur père, ils s’en séparent rapidement pour épouser deux des jeunes filles revenues des environs avec le benjamin. Et dans les contes des trois citrons et des cinq oranges, l’union temporaire du prince et de la noire n’est en fait que le fruit d’une mystification qui, une fois dévoilée, provoquera la désagrégation du couple. Ainsi, l’opposition discernée plus haut entre groupes et entre individus, est aussi une opposition de races, un refus – masqué parfois par les atti­tudes ou les circonstances – de ce qui est différent, étrange, représenté dans ces derniers contes par les autres ethnies, comme en témoigne d’ailleurs le vocabulaire. Cette opposition, ce refus sont renforcés par l’établissement d’une correspondance entre couleur et caractère, à relier à tout un symbolisme des couleurs dans la mentalité française. Les femmes noires sont ainsi chargées de tous les défauts : indifférence de la « demoiselle noire » qui ne daigne pas répondre au bonjour de Pierre [25] ; indifférence du « genre de négresse avec un enfant » : le héros « lui demande de l’épouser mais elle refuse et s’en va » [26].

Indifférence encore et passivité voisines de l’idiotie des deux « négresses » ramenées d’Afrique par les princes du conte des trois chattes et dont l’une, quand le roi s’approche de la voiture où elle est enchaînée, n’a pas un regard pour lui tandis que l’autre, « la négresse à plateau, les voyant venir, prend peur ; on aurait dit un ours qui cherchait à s’évader » [27].

Les deux noires, dans ce dernier conte, sont, il faut bien le dire, traitées comme des bêtes : l’une « ,avait une chaîne qui était reliée par un anneau au nez » [28], l’autre « elle est attachée que par un bras » [29] ; tout cela n’échappe pas à l’œil vif du benjamin qui, lui, vient d’installer sa fiancée dans une chambre avec trois canapés et des couvertures, et qui s’exclame :

« – mais dis donc, mais quand on prend une femme, c’est pour l’attacher, bougre d’âne ? » [30].

Le traitement qui leur est infligé, le conteur le justifie par une description de ces femmes, soulignant leur animalité en l’éloignant à la fois des canons de beauté et des règles acceptées par sa société : « négresse à plateau » qui se comporte comme un ours, femme avec « un enfant attaché sur le dos » et qui

« lui lançait une paire de nichons de soixante centimètres de long en ar­rière pour le faire téter »

« comme qui envoie un paquet de cordes » [31].

On trouve souvent dans les contes le terme « ça » employé pour dési­gner ces femmes, ce qui confirme leur rabaissement à l’état de choses.

Dans le conte des trois chattes réapparaissent, pour décrire l’antagoniste, les mêmes défauts, à commencer par la laideur ; il s’agit d’

« une affreuse négresse qui vient chercher de l’eau à la source, une femme très laide, une horreur » [32].

Et le thème de la beauté opposée à la laideur court tout au long du passage où la noire se mirant dans l’eau de la source

« a vu le reflet de la beauté qui était sur l’arbre. Elle a dit :

« Mon Dieu ! on me dit si laide et je suis si belle !

Elle en a cassé sa cruche. Et elle regarde en l’air et elle a vu la beauté. Elle a dit :

– Comment ! tu viens m’usurper ma beauté ! » [33].

Nous voyons dans cette dernière exclamation apparaître un autre défaut : la jalousie, qui va pousser l’antagoniste à éliminer la jeune fille en la changeant en oiseau, et à prendre sa place dans l’arbre. Jalousie présente également dans le conte des cinq oranges et, de manière plus diffuse, dans la montagne de savon où la fille noire du diable tente chaque jour d’arracher à sa sœur le panier ­repas de Pierre pour le lui apporter [34]. Cette jalousie, dans deux des contes, pousse la noire au crime. Elle est associée à des relents d’occultisme et à la pratique de la sorcellerie.

Indifférence, absence de civilité, bestialité, laideur, jalousie meurtrière des noires sont opposées par les conteurs à la « grande beauté, la « beauté ravissante » des femmes comme « le sang et le lait », à leur politesse raffinée et à leur piété religieuse dont le conte des trois chattes nous donne l’exemple le plus frappant :

« la première dit à son fiancé :

– c’est le papa, ça ?

Il s’est entendu dire « bonjour, papa ! » par toutes les trois. Toutes les trois l’ont embrassé chacune à son tour. Donc les deux filles chantaient ce cantique :

Bonne Marie,

Je te confie

Mon cœur est si bas. [35].

Celle que choisit le héros nous est aussi présentée comme une femme au grand cœur qui transforme en bannissement la condamnation à mort de sa meurtrière [36] et qui se montre serviable, prête à aider celui qu’elle aime dans les fiches impossibles qui lui sont confiées, fidèles enfin et qui éloigne les prétendants pour mieux retrouver son mari [37].

De ces notations, il faudrait rapprocher des expressions telles que : noir comme un pot, œil au beurre noir, il est noir (ivre), liste noire, travail noir, marché noir, bête noire, Ame noire, magie noire, qui confirment, par un glissement de sens de la couleur à la saleté et au mal, les réactions du « français moyen traditionnel en face de ce qui est diffèrent de lui.

Remarquons à ce propos que dans le conte de la montagne de savon, les jeunes gens en fuite ont le choix entre les trois chevaux de l’écurie du diable :

« deux rouges et un noir ; des deux rouges, un marchait comme l’éclair et l’autre comme le vent, et le noir marchait comme les brouillards » [38].

Traits de xénophobie

Y a-t-il des exceptions ? Il faut reconnaître, à la décharge des conteurs, que, s’ils ont vu les femmes noires sous un jour peu favorable, ils ont aussi établi des distinctions entre celles de leur propre terroir. Ainsi sont relevés au passage les défauts de quelques-unes dans les contes des trois citrons et surtout des cinq oranges : passivité, paresse, égocentrisme de celles qui réclament à boire aussitôt apparues et, le héros s’oubliant à les admirer, s’en vont [39] ou de celle qui ne pense qu’à se faire belle et exige du jeune homme « de l’eau, une serviette et un peigne » sans considération aucune pour le lieu où ils se trouvent, amour exagéré du luxe enfin de cette « belle femme qui refuse de le suivre parce qu’elle ne veut pas marcher à pied » [40].

Parmi les femmes de chez lui, le héros comme le conteur distingue et fait son choix ; les contes nous prouvent que son critère de jugement n’est pas unique : à la conscience d’identité de couleur vient s’ajouter celle des qualités et des défauts de l’intéressée. Ce même discernement des qualités et des défauts joue dans le rejet des noires. Mais nous sommes en droit de nous demander si le regard du héros n’est pas alors brouillé, si son jugement n’est pas alors infléchi par l’incompréhension que nous manifestons généralement vis-à-vis de ce qui nous est peu connu ; nous avons déjà mentionné la beauté, dont les canons sont loin d’être universels, d’où il suit que le héros trouve évidement laides les « négresses ». Cette liberté d’initiative, cette imagination pour se tirer d’embarras, cette audace, cette personnalité pour tout dire, qu’il apprécie chez Marie Pétassole ou la patronne des chattes, comment pourrait-il l’attendre de femmes enchaînées, dévouées uniquement à leur enfant comme au seul bien qui leur reste, et dont lui-même est l’un des tyrans ? Aucun de ces doutes n’effleure l’esprit simple des héros dauphinois. Leur attitude vis-à-vis des étrangères rencontrées semble, à première vue et dans la plupart des cas, plutôt objective et sincère : ainsi le jeune prince du conte des cinq oranges offre-t­il le mariage à une noire – qui a d’ailleurs déjà un enfant. Le vagabond de la montagne de savon adresse son salut à la demoiselle noire dès le seuil. Les héros des trois citrons et des cinq oranges, croyant la couleur de leur « colombe transformée par une méchante fée, acceptent de bon cœur l’antagoniste et n’en continuent pas moins à tout préparer pour la fête des épousailles. Et les deux frères aînés du conte des trois chattes, dès l’objectif de la quête – « la plus belle femme, du monde » – fixé par le roi leur père, dirigent leur carrosse vers l’Afrique. Mais à mesure que se déroule le récit, cette attitude de bienveillance se révèle être le fruit de l’ignorance, de l’erreur ou du malentendu : si celui à qui l’on a donné les cinq oranges Propose à, la noire de l’épouser, c’est qu’il ignore le contenu, des autres fruits. Les frères qui viennent de ramener deux femmes du Sénégal, face à la question narquoise du benjamin :

« – Mais vous voulez rire, vous allez vous marier avec ces femmes ? », protestent à l’unisson :

« – Oh ! mais non, on veut pas se marier avec ça, nous » [41], ce que laissait d’ailleurs deviner le sort réservé aux deux femmes pendant le voyage et la remarque de l’un d’eux qu’il avait amené « ce qu’il avait trouvé », et que viendra confirmer ensuite la condamnation deux malheureuses après un simulacre de jugement. L’union enfin entre les héros des trois citrons et des cinq oranges et la « négresse » ne sera que de courte durée, même si la rupture semble due davantage à la nature criminelle de la fiancée qu’à sa couleur.

Au fond, le conte justifie le héros, doté par ailleurs de nombreuses qualités. Pour lui, tout se terminera donc au mieux. Et nous retrouvons là encore l’opposition notée plus. Pour la fiancée et le héros,

« ils se sont mariés. Ils ont été très heureux, ils ont eu beaucoup d’enfants » [42],

« ils ont passé de beaux jours dans leur chaumière » [43]

Qu’en est-il des autres personnages ? La noire et la jaune de la montagne de savon, elles, sont dupées comme leurs père et mère et restent impuissantes et solitaires devant le bonheur des fuyards. Le sort de celles qui n’ont pas été choisies est, au mieux, la disparition. Quant aux pauvres « négresses » arrachées à l’Afrique, après le long voyage d’« au mois quinze jours » [44] passé dans l’inconfort, il ne leur reste plus qu’à entendre leur innocence imputée à crime :

« -Allez vite m’empoisonner ça et vous me le ficherez dans un trou…

« – Enfin, pour celle-là, c’est fait, nous allons la faire abattre » [45].

Et le père de famille, gardien des traditions et à qui tous ces événements n’ont pas coupé l’appétit, ajoute d’un ton léger : « allons déjeuner. »

Par contre, la fin assignée aux an­tagonistes apparaît comme la juste conséquence de leur méfait : elles ont tué, elles le seront ; et

« on condamne la négresse à être brûlée vivante ; seulement, la jolie femme n’a pas voulu ça ; on s’est contenté de l’expulser, on l’a renvoyée très loin, quoi ! » [46],

l’exil équivalant, il est vrai, à la mort. L’autre n’a pas eu la même chance : elle a été chassée, jetée aux bêtes.

Chargées de tous les défauts, de tous les crimes, rejetées par une société où elles restent des étrangères, les noires sont opposées par les conteurs aux blanches comme dans d’autres contes français le diable « noir, laid et cornu » est opposé aux êtres surnaturels célestes, Saint Pierre « à barbe blanche » [47] ou Vierge resplendissante. Leur pays, leur continent d’origine sont rarement mentionnés, de façon précise et nous devinons sans peine que ceux qui évaluaient à quinze jours la durée du voyage de retour du Sénégal à cette époque, et confondaient l’Afrique équatoriale, Tahiti et le Maghreb [48] n’avaient que de vagues notions de géographie.

Ces traits de xénophobie confinant au racisme, d’autres formes de la littérature orale française viennent les confirmer : à la fin du chant des trois jeunes tambours, le plus jeune, à qui un roi étranger vient d’accorder la main de sa fille, répond d’un ton narquois :

« – Sire le roi, je vous en remercie… dans mon pays, y en a de plus jolies… » [49].

Et le militaire sur le départ à qui sa jeune femme fait part de ses craintes au sujet, des Piémontaises « qui sont cent fois plus belles que moi », lui jure fidélité [50].

Les comptines, si elles nous présentent peu de personnages étrangers, ne sont pas tendres à leur égard, et là encore il s’agit de noires et d’asiatiques. N’en citons que deux exemples, le premier noté en Guyenne et le second en Ile-de-France :

« Petit Chinois de l’Indochine

Si tu me chines

Je t’assassine

A coups de couteau

Dans la poitrine (Zim !)

(Avant de mourir, dis-moi) :

Aimes-tu mieux l’or ?

L’argent ou le platine ?

Si t’aimes mieux l’or,

Sors !

Si t’aimes mieux l’argent,

Va-t’en !

Si t’aimes mieux le platine,

Débine ! » [51].

Une négresse qui buvait du lait :

Ah ! se dit-elle, si je le pouvais

Tremper ma figure dans ce bol de lait,

Je serais plus blanche que tous les Français » [52].

Il n’est pas jusqu’aux jeux de mots sur les noms étrangers qui n’aillent dans le même sens.

La proposition d’interpréter ces traditions,

« non pas par leur « endroit », choquant en effet, mais par leur face intérieure, leur « envers »…, par ce qu’(elles) traduisent de rectitudes d’adhésion aux valeurs positives incarnées par le héros, et, à travers lui, par la société propre » [53], ne leur ôte en rien ce que Madame Tenèze elle-même a qualifié à juste titre de « cruauté raciste », raciste et xénophobie qui semblaient liés à la société française traditionnelle dans sa volonté de se préserver, et que l’éducation et l’ouverture des frontières tendent de nos jours à faire disparaître.

 

 

[1] Fr. Alvarez-Pereyre, Contes et traditions orales en Roumanie, Selaf, Paris 1976, p. 68-69.

[2] M.A. Meraville, Contes populaires de l’Auvergne, Edit. G P. Maisonneuve & Larose, Paris 1970, p. 137.

[3] Meraville, op. cit. p. 75. Voir également A. Aarme & S. Thompson, the types of the folktale, FF Communications N° 184, Helsinki 1973, p. 338, contetype N° 955.

[4] F.M. Luzel, Contes populaires de Basse-Bretagne, G.P. Maisonneuve & Larose, Paris 1967, tome I, p. 25.

[5] B. Bettelheim, Psychanalyse des con­tes de fées, Edit. R. Laffont, collection « réponses », Paris 1976, p. 366.

[6] Luzel, op. cit. p. 29.

[7] Cl. Seignolle, Contes populaires de Guyenne, G.P. Maisonneuve & Larose, Paris 1971, p. 233.

[8] F. Arnaudin, Contes populaires de la grande lande, édités par le Groupement des Amis de F. Arnaudin, Sabres 1977, P. 314.

[9] Meraville, op. cit. p. 155.

[10] Meraville, op. cit. p. 158.

[11] Ch. Jolsten, Contes populaires du Dauphiné, Documents d’Ethnologie Régionale. Vol. 1. publication du Musée Dauphinois, Grenoble 1971, tome 1. p. 29-40.

[12] Jolsten, OP. cit. P. 137-139.

[13] Jolsten, op. ci. p. 141.

[14] Jolsten, op. cit. p. 108-118.

[15] Jolsten, op. cit. p. 113, 114, 116 (conte des trois chattes).

[16] Jolsten, op. cit. p. 31.

[17] Jolsten, op. cit. p. 137.

[18] Jolsten, op. cit. p. 141.

[19] Jolsten, op. cit. p. 108.

[20] Jolsten, op. cit. p. 118.

[21] Jolsten, op. cit. p. 32.

[22] Jolsten, op. ch. p. 108.

[23] Jolsten, op. cit. p. 118.

[24] Jolsten, op. cit. p. 141.

[25] Jolsten, op. cit. p. 31, conte de la montagne de savon.

[26] Jolsten,op.cit.p.117

 

[27] Jolsten, op. cit. p, 117.

[28] Jolsteh, op, cit. p. 116.

[29] Jolsten, op. cit. p. 116.

[30] Jolsten, op. cit. p. 116.

[31] Tolsten, op. cit. p. 117-118.

[32] Tolsten, op. cit. p. 138.

[33] Jolsten, op. cit. p. 138.

[34] Jolsten, op. ch. p. 32.

[35] Jolsten, op. cit. p. 117. Note de l’au­teur : « pour : mon cœur ici-bas »

[36] Jolsten, op. cit. p. 139.

[37] Jolsten, op. cit. p. 39-40.

[38] Jolsten, op. cit. p. 36.

[39] Jolsten, op. cit. p. 138.

[40] Jolsten, op. cit. p. 141.

[41] Jolsten, op., cit. ;p. 116-117

[42] Jolsten, op., cit., p. 139

[43] Jolsten, op., cit., p.40

[44] Jolsten, op., cit., p.114

[45] Jolsten, op., cit., p. 117

[46] Jolsten, op. cit. p. 139.

[47] Seignolle, op. cit. p. 79.

[48] Jolsten, op. ; cit p. 113-114 : « l’un part vers le Sénégal et l’autre vers l’Afrique équatoriale ; p. 116 : « Moi, j’ai été à Tahiti, là où l’on y voit de belles moukères »

[49] E. Berthier, 1000 chansons, Presses de l’Ile-de-France 1977, tome J, p. 228.

[50] E. Berthier, op.cit. p. 14.

[51] Dans Comptines de langue française, Edit. Seghers, 1970, p. 148. Versions analogues recensées en Bourgogne Dauphiné, Ile-de-France, Languedoc, Périgord et Provence.

[52] Dans Comptines de langue française, op. cit., p. 148. Versions analogues recensées Anjou, Auvergne, Béarn, Berry, Bourgogne, Comté de Foix, Franche-comté, Gascogne, Guyenne, Landes, Languedoc, Limousin, Lorraine, Lyonnais, Maine, Périgord, Picardie, Poitou, Provence, Saintonge et Vendée.

[53] Mme M. L Tenèze, préface à Jolsten, op., cit., p. 9.