Critique d’art

BIENNALE DE L’ART AFRICAIN CONTEMPORAIN DE DAKAR 2014

BIENNALE DE L’ART AFRICAIN CONTEMPORAIN DE DAKAR 2014 : FORMES ET FORCES DE VIE, DÉMULTIPLICATION

 

Éthiopiques n°93.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2014

 

Hélène TISSIÈRES [1]

 

Cette 11e Biennale de l’art contemporain africain, appelée Dak’Art, qui a eu lieu du 9 mai au 8 juin 2014, a fait converger une quantité d’initiatives de qualité. Composée d’un In (avec un comité d’orientation et un Secrétaire général) et d’un Off (organisé par la population), de nombreux acteurs ont investi les lieux, présentant une effusion de projets, rappelant l’envergure et la réussite de l’édition de 2006. Le In a proposé 5 expositions auxquelles ont participé 121 artistes.

Il y a eu l’Exposition internationale qui a regroupé 61 artistes dans des locaux sur la route de Rufisque mise sur pied par trois commissaires, Élise Atangana, Abdelkader Damani et Ugochukwu-Smooth Nzewi ; deux expositions au musée Théodore Monod : Diversité culturelle, avec pour commissaire Massamba Mbaye et Sculpture africaine, avec pour commissaire Aïssatou Sène Diouf ; trois expositions en hommage aux artistes Mbaye Diop, Mamadou Diakhaté, dont la commissaire était Mame Bintou Diedhiou, et Moustapha Dimé, ayant pour commissaire Yacouba Konaté ; Dak’Art au Campus, dont la commissaire était Ndèye Rokhaya Guèye. Le projet était vaste et a attiré beaucoup de gens.

 

Le In : exposition internationale et embranchements

 

Les trois commissaires de l’Exposition internationale du In ont sélectionné un ensemble à la fois cohérent et varié d’œuvres du continent africain et de sa diaspora. Le Secrétaire général, Babacar Mbaye Diop, explique : « La sélection est le résultat combiné d’artistes invités par les commissaires, huit pour chacun, et d’artistes sélectionnés sur la base de dossiers fournis par les artistes ou leurs représentants » (Catalogue [2], p. 16). Élise Atanga, Franco-Camerounaise installée à Paris, a été responsable du choix d’artistes de la diaspora ; Abdelkader Damani, Algérien, architecte de formation, installé également en France, s’est occupé de la sélection de l’Afrique du Nord ; Ugochukwu-Smooth Nzewi, Nigérian, présentement commissaire de l’art africain au Musée Hood de Dartmouth College aux États-Unis, a sélectionné les artistes de l’Afrique subsaharienne. Les trois commissaires ont choisi le thème : Produire le commun, ce qui nous met d’emblée sur diverses pistes qu’ils décrivent dans le Catalogue : « Avec cela nous cherchons à relier le politique à l’esthétique dans une démarche active et engagée » (Catalogue, p. 20). Le sujet traite du quotidien (futilité, banalité de nos gestes habituels), des défis auxquels l’humanité entière est confrontée (injustices, pauvreté, pollution, destructions, corruption) et du besoin de mettre en commun nos énergies pour les surmonter (solidarité, communauté, partage). Les revendications ou problématiques traitées sont diverses et sollicitent un meilleur équilibre planétaire tant sur le plan écologique, politique ou religieux, contrant les abus de la globalisation, le manque d’humanisme, les fanatismes en tous genres, le racisme, les dictatures, les guerres, les violations faites envers les femmes, puisant dans des approches multiples, à la fois ancestrales (par exemple l’art de la halka au Maroc) et contemporaines, apportant des innovations, tissant des concepts d’horizons variés.

La thématique de cette exposition, sur laquelle nous reviendrons infra, a apporté une ligne directive entre les trois régions couvertes. Il y avait bien entendu des différences visibles entre les trois commissaires, Atanga étant retirée, contrairement à Damani qui occupait le devant de la scène, transmettant son enthousiasme (aussi son agacement face aux questions posées lors de la réunion avec les journalistes avant l’ouverture). Quant à Nzewi, qui ne maîtrisait pas suffisamment le français, il n’a pu intervenir autant, ce qui parfois était regretté, puisque son essai dans le Catalogue était pertinent.

Sur les 61 artistes sélectionnés (62 ou 63 si l’on compte les projets produits par deux artistes), il y a eu 20 femmes : 7 du Maghreb, 2 des États-Unis et 11 de l’Afrique subsaharienne ; 41 hommes : 13 du Maghreb, 6 de la diaspora et 22 de l’Afrique subsaharienne. Parmi les hommes 22 travaillent en partie ou complètement à l’étranger – dans un autre pays que celui de leur naissance (10 pour l’Afrique subsaharienne, 3 pour la diaspora et 9 pour le Maghreb) ; parmi les 20 femmes : 9 travaillent à l’étranger (2 pour le Maghreb et 7 pour l’Afrique subsaharienne). Il va de soi qu’il est difficile de vraiment définir qui travaille à l’étranger (souvent les artistes de la diaspora sont en mouvement et certains artistes travaillent entre deux pays/continents).

Cependant il est intéressant de relever que Nzewi, qui s’est occupé de l’Afrique subsaharienne, a choisi d’exposer 12 hommes qui travaillent en Afrique (le nombre de femmes est moindre puisqu’il se limite à 4), cherchant à équilibrer également ce facteur – celui du lieu d’où l’on produit son travail. Celui-ci peut ouvrir ou fermer de nombreuses portes, du moins en ce qui concerne l’accès à un financement (bourses, prix), à un matériel adéquat, à des opportunités (études, expositions). Il est donc essentiel de soutenir tout autant des artistes qui n’ont pas nécessairement accès à des opportunités optimales. D’autre part, le phénomène culturel dans lequel ils baignent leur fait adopter autrement les concepts qu’ils avancent et qui sont marqués par une forte spiritualité ainsi que par le traitement de sujets qui les concernent, d’où la forte présence du politique qui a des retombées importantes sur leur existence. Il est également à noter que les artistes sélectionnés proviennent d’un large éventail de pays de l’Afrique subsaharienne : 14 pays pour les hommes et 6 pays pour les femmes.

Quand à l’Afrique du Nord, il y a eu surtout un grand choix d’Algériens (7 hommes et 2 femmes). En ce qui concerne la diaspora, le choix était bien moins large et ceci dans tous les sens du terme (diversité de pays et nombre de candidats). En revanche, la force et la qualité des travaux étaient bien présentes.

 

Produire le commun : lecture étoilée

 

Comme indiqué, les trois commissaires expliquent dans le Catalogue (en passant c’est un énorme pavé qui aurait pu être rendu plus compact avec une traduction plus soignée – on sent un assemblage hâtif afin de respecter les délais impartis) ce qu’ils entendent par Produire le commun. L’objectif premier est de se baser sur ce que l’humanité a en commun (ce qu’elle partage au-delà de ses différences) et d’être dans une posture de dialogue. Il s’agit de mettre ses forces en commun, de ne pas se couper des approches ancestrales ni des avancées scientifiques faites, d’utiliser les archives : « Le travail sur l’archive devient un socle pour sonder les relations humaines et interpeller notre monde actuel » (Atangana, Catalogue, p. 23). Ainsi les commissaires en viennent-ils à proposer au sein de l’Exposition internationale une section intitulée Anonymous (cabinet de curiosités) où chacun des 61 artistes apporte une œuvre non signée qui elle va former un tout : « Anonymous est la création d’une œuvre commune et symbolise la notion de « produire le commun » » (Atangana, Catalogue, p. 24). C’est un clin d’œil à l’art traditionnel africain qui souvent n’était pas signé puisqu’il était produit pour la communauté. C’est aussi un espace qui fait dialoguer les idées, effaçant le nom des artistes afin que l’on se centre non sur l’individu qui a produit l’œuvre, mais sur un ensemble disparate de créations anonymes pour les approcher autrement. C’était dans le contexte une excellente idée, même si elle n’a pas abouti au résultat escompté, ce qui était en partie dû au fait que cette section était mal exposée – elle a été assemblée hâtivement dans un espace peu attrayant – le temps manquait avant l’ouverture de la Biennale.

Le capitalisme détermine le succès des biennales, aussi l’art qui est valorisé dans notre ère actuelle. Les goûts du moment ont un impact sur la production qui se fait et le réseau agencé par la globalisation est un facteur déterminant pour la circulation des œuvres d’art, leur valorisation et leur promotion. Nzewi tout en évoquant les déséquilibres que le capitalisme génère, indique dans le Catalogue que c’est dans ce contexte que pourra/devra naître un meilleur équilibre :

 

La définition classique du commun suggère la décentralisation du pouvoir, évite les hiérarchies sociales et loue les valeurs de partage des ressources humaines, matérielles, environnementales, etc., d’une façon viable et équitable. C’est un concept utopique qui peut être imaginé seulement dans notre monde contemporain et qui est contrôlé par les leviers du capitalisme (Nzewi, Catalogue, p. 28).

 

Au-delà de ce facteur, il parle du modèle de solidarité pratiquée par certains pays en particulier par le Sénégal qui lui est connu pour sa teranga (hospitalité) – dispositif qui consolide le rapport à autrui et à son environnement. Ce mode est basé sur celui du partage, d’un échange constamment renforcé/confirmé par les gestes du quotidien (repas, transports en commun, longues discussions). Et il vient à rappeler l’importance de la fraternité pour des penseurs comme Du Bois ou Senghor qui eux ont inspiré le président Diouf pour la création de la Biennale de Dakar avec son In et son Off, ce dernier étant une initiation de la population.

Le Off est conçu avec la volonté de prolonger le geste de soudure qui renforce les liens entre membres de la communauté et exprime par divers biais le commun. Nzewi termine son article en indiquant que la sélection de 2014 est motivée par le désir de montrer que les artistes choisis tentent de nous indiquer que nous devons nous mobiliser et miser avant tout sur notre « humanité partagée » (Catalogue, p. 30). Cette question d’une solidarité – ce mot est basé sur le terme solide (compact) qui renvoie au besoin de tisser des liens entre peuples, créer un réseau pour contrecarrer le politique et le marché libéral dominant qui fait bien des exclus – a été le socle sur lequel les rappeurs se sont appuyés pour se débarrasser du Président Wade. Il a fallu tisser un ensemble, rassembler les gens. Le Dak’Art procède d’une façon similaire, faisant appel à une vaste étendue de compétences, de sensibilités pour composer une trame – écran/miroir– ou nous pouvons lire/voir là où nous sommes. Chaque artiste propose un sujet qu’il estime important par le biais d’un medium artistique (peinture, vidéo, dessin, sculpture, installation, photographie, bande dessinée, collage), misant sur l’esthétique. Il fait souvent face au politique, au pouvoir en place par le biais du détour afin de nous mener plus profondément en nous par rapport au problème soulevé. Invitant le public à une introspection pour méditer sur les impasses qui nous affectent, il nous invite, dans un deuxième temps, à transcender le nœud du problème. Il ne confronte donc pas le problème soulevé (par exemple l’absence d’écologie) par les outils du politique (marché néolibéral qui permet de détruire l’environnement dans lequel nous vivons pour les gains économiques obtenus sans considérer les dommages de telles démarches), mais par détour. Une œuvre d’art, par le visuel, nous amène à contempler le sujet traité en nous rappelant, si nous prenons l’exemple du travail de Mohammed Edmon Khalil (Soudan/Suède), exposé dans le In, la profonde valeur de la nature et l’équilibre inégalable qu’elle nous apporte. Ses images en noir et blanc (ou brun et blanc), d’une beauté à couper le souffle, souligne la puissance de la nature mais aussi sa fragilité. L’œuvre a une force mnémotechnique, fonctionnant comme un dikhr dans la tradition soufie, transmettant une volonté de puiser en nous la force nécessaire pour rappeler le souvenir de ce qui fut et qui engendre le dépassement. Par bribes (assemblages d’images), il s’agit de ré-évoquer la beauté de la terre, son pouvoir afin de réveiller en nous son importance, la faire ressurgir et nous amener à lutter pour sa protection (même par d’infimes gestes). L’art use du détour – subterfuge – pour nous faire aller au cœur du problème et nous amener à tisser diverses approches : sociologiques, psychologiques, spirituelles, culturelles.

Examinons certains thèmes évoqués et approches prises pour pénétrer le cœur de cette Biennale, saisir ses fils conducteurs, percevoir l’envolée proposée – les commissaires ont surmonté diverses obsessions qui plombaient une grande partie des Dak’Arts précédents, sans effacer les problèmes qu’une telle Biennale rencontre. L’édition de 2006, sous la direction de Yacouba Konaté et de son équipe de commissaires, avait marqué un tournant qui par la suite avait été mis de côté. Cette Biennale a su réorienter l’événement vers cet objectif, proposant une vision complexe en reflet à ce qui se passe sur le terrain, investissant un professionnalisme exemplaire évitant la victimisation, tablant sur la puissance des œuvres, leur pertinence en tant que produit artistique, démontrant leur place dans la trajectoire de l’art contemporain mondial.

 

Quête identitaire : sens – non-sens, Dasein.

 

Peripeteia (2012) de John Akomfrah (Ghana/Royaume Uni) est une vidéo qui réfléchit sur « le parcours houleux de l’Homme noir dans une Europe farouche pour obtenir enfin une identité et une voix » (Catalogue, p. 46). À travers des dessins de Dürer où sont représentés un homme et une femme noirs, l’artiste se met à imaginer leur existence, ce qui explique l’aspect onirique des images qui évoque l’apparition (dans ce cas du passé) pour réfléchir à un parcours obstrué d’embûches. Les personnages se trouvent face à un vaste paysage tantôt voilé (brouillard), tantôt hostile (glacial, venteux), tantôt apaisant, le regard porté sur l’horizon, dans un état méditatif et introspectif, réfléchissant sur le contexte historique qui a mené l’être noir là où il se trouve, en quête d’un sens. La violence dans laquelle est inscrite son déplacement en Occident marque son être dans son essence – une partie de son Histoire a été effacée, s’est dissipée d’où la présence de la brume qui se fait voilement. Les deux personnages de la vidéo recherchent un sens, puisant dans la mémoire collective et individuelle pour surmonter l’absurde. Cette quête est symbolisée par le bâton et la cape qui renvoient au voyage du pèlerin et à la sacralité de son objectif. La question du souvenir teinte le présent. La vidéo fait un clin d’œil à l’histoire de l’art, se basant sur un peintre de la Renaissance, Dürer, qui avait été un des rares artistes à dessiner deux figures noires : Akomfrah construit son travail sur la Tête d’un homme noir de 1508 et sur le portrait de Katharina, femme maure de 1520 pour débuter sa narration. […] Considérés dans la culture occidentale figurative comme les deux premières représentations de personnes noires, ces deux figures et leurs histoires sont autrement « perdues dans le vent de l’Histoire » (Nicolin, site Internet).

 

Les éléments de la nature dont le vent, l’eau (rivière, pluie, neige), la terre, le ciel sont présents et non seulement pourraient refléter les sentiments des protagonistes, mais aussi les événements du monde dans lesquels nous évoluons et auxquels nous devons faire face. La nature, par sa puissance et sa beauté esthétique, comme dans le travail de Mohammed Khalil, mentionné ci-dessus, est un puissant vecteur qui permet d’engendrer la méditation, une quête spirituelle, une introspection.

Nomusa Makhubu (Afrique du sud) par le biais de la photographie se projette dans la période de l’apartheid :

 

La manière d’évoquer ses sujets […] implique son insertion dans des photographies coloniales. Cela lui permet d’étudier les histoires sociopolitiques, économiques, religieuses et culturelles de l’Afrique du Sud à travers son propre corps et celui de sujets noirs du passé (Catalogue, p. 116).

 

Les photographies coloniales représentent des Africains littéralement figés par le poids de l’Histoire, confinés dans une mise en scène artificielle, et dont les visages expriment l’inquiétude. L’inquiétude ronge le devenir. L’insertion du corps de l’artiste dans ces photographies travaille la question de la mémoire – le passé marque le présent. En superposant son image sur celle d’autrui, une épaisseur obscurcit la lisibilité – les personnages en se combinant apparaissent fantomatiques – éruption. En mêlant périodes, genres (hommes et femmes), situations, le projet montre que l’Afrique du Sud porte en elle les spectres des souffrances passées qu’elle doit reconnaître. D’ailleurs les figures superposées sont difficiles à déchiffrer, donc difficiles à distinguer – se présentant dans la l’opacité. Cette projection dans le passé a une double signification, se révélant comme obscurité et passage obligatoire. Dans Self Portrait, le kitch de l’arrière plan de la photographie coloniale – mise en scène romantique d’une nature enveloppante – encadre le personnage de la mère avec son enfant sur lequel est placée l’image de l’artiste. Ce jeu entre personnages, cet entrelacs de corps de femmes articulent la notion de solidarité entre l’artiste et la mère, de transmission et de solitude (la mère n’est pas entourée d’un système communautaire, mais d’une image artificielle de la nature).

Mahi Binebine (Maroc), écrivain et peintre, a présenté un diptyque sans titre fait en cire et avec des pigments sur bois. La cire lui permet de donner une épaisseur, transmettant une qualité sculpturale qui elle est aussitôt anéantie par le fait que les corps ne respectent pas les lois de la perspective, induisant le plat ce qui accentue le sentiment de tension traité par l’artiste. Des corps sont représentés, rappelant par les teintes utilisées (orange rosé et jaune pâle) la forme des corps et le sujet traité des vases grecs. Dans le premier tableau, les deux personnages sont intimement enlacés. Une tension s’installe pour nous interpeller : asexués, s’unissent-ils vraiment, jouissent-ils ou sont-ils devenus des êtres machines dénués de sentiments, flottant dans l’espace ? Dans le deuxième tableau, trois êtres se croisent. L’un se dirige vers la droite, l’autre vers la gauche vers un tiers dont la main est posée sur son épaule. Les pieds dans les deux ouvrages apparaissent tentacules. Les corps courbés donnent l’illusion du déplacement, aussi du repli, de la non rectitude, celle qui induit la fourberie. Dans le deuxième ouvrage, la cire est travaillée et de nombreuses lignes sont gravées dans la matière. Les traces qui marquent le corps ne donnent pas de significations. Sont-elles même comprises par l’individu ou prises en compte par ce dernier ? Où se dirigent les personnages ? Quel est le sens de leurs déplacements ou de leurs interactions avec autrui ? Que recherchent-ils de l’existence puisqu’ils semblent fuir toute signification ? L’artiste relie les époques et les arts faisant référence à la fois à la peinture, à la sculpture, au ballet et à l’écriture.

Simone Leigh (États-Unis) dans My dreams, my works, must wait till after hell… (Mes rêves, mes travaux doivent attendre l’enfer passé…), installation vidéo produite en 2012 « est une collaboration entre Simone Leigh et Chitra Ganesh, toutes deux membres du collectif Girl » (Catalogue, p. 114). L’œuvre représente le dos d’une femme noire étendue sur une table, la tête couverte de cailloux. On y perçoit le subtil mouvement de sa cage thoracique qui se contracte et se dilate au rythme de son souffle, de façon presque imperceptible. La sobriété des couleurs (brun du dos, gris des pierres, blanc de la table) met en évidence les quelques éléments distincts représentés et allie matière organique et minérale, pour montrer, au-delà de la problématique de l’enfouissement (tête recouverte de gravier), la puissance de la sérénité du corps. Cette œuvre, en rassemblant divers artistes et femmes (solidarité), en contrant (tournant littéralement le dos à) l’image habituelle de la femme noire (couchée, elle ne s’offre pas objet de désir au spectateur), tout en évoquant une forme connue en art, celle de la courbe du dos, compose un ensemble puissamment esthétique et philosophique. Celui-ci inspire une attitude d’être au monde qui investit l’instant présent ce qui rappelle le Dasein de Heidegger – paradoxe de l’être conscient de sa finitude qui puise, dans les profondeurs de sa solitude intérieure, un sens.

 

Écologie

 

The End of Eating Everything (La fin du tout manger), vidéo produite par Wangechi Mutu (Kenya/États-Unis), met en scène une femme qui se déplace dans l’espace, se transformant peu à peu en un tas d’immondices. Ingurgitant tout sur son passage, elle avance obsédée par la consommation dans un environnement pollué, parsemé d’oiseaux étranges qui rappellent ceux des films d’Hitchcock.

 

Le style personnel de l’artiste est d’utiliser une multitude d’images tels que les diagrammes médicaux, les magazines sur papier glacé, des textes anthropologiques et botaniques, du matériel pornographique et les arts traditionnels africains, des cartes postales de voyage et des revues sur la mécanique ou la chasse (Catalogue, p. 130).

 

À force de tout consommer, la figure se métamorphose en tas d’ordures qui suinte et fume. L’œuvre conserve un aspect étrange et évoque les œuvres de Bosch où cohabitent des éléments étranges qui bougent dans toutes les directions. La vidéo animation raconte notre histoire, celle de nos désirs, de nos pulsions et arrogances qui nous induisent à détruire notre environnement. Cette désunion avec la nature est aliénation, menant vers l’implosion.

 

 

 

Figure 1. Wangechi MUTU, The End of eating Everything, Vidéo, 8 minutes, 2013.

 

Dak’Art au Campus, centré sur des artistes internationaux qui travaillent sur la question de l’écologie et de l’environnement, avait pour sous-titre « Esthétique – Environnement – Développement durable ». D’emblée est indiqué que s’il y a engagement (ici écologique) et responsabilisation, il y a avant tout production esthétique. Face à l’urgence du désastre et du manque d’engagement politique, il y a la volonté de présenter sur le campus de l’Université Cheikh Anta Diop, bastion des contestations, une réflexion pour motiver une prise de conscience collective et solliciter l’imaginaire pour modifier nos gestes et approches. La commissaire Rokhaya Guèye, dans le Catalogue de la Biennale, explique que le site a été choisi avec soin afin de remettre en fonction un jardin, le Jardin d’Expérimentation des Plantes Utiles (JEPU), à l’abandon où des plantes médicinales étaient cultivées. Le projet a donc été divers : 1) sensibiliser la population (étudiants et professeurs) sur l’importance de l’écologie et du site qui devrait être remis en état de fonctionnement ; 2) permettre au public de découvrir sept artistes de renommés qui travaillent sur l’écologie, utilisant des matériaux nobles et éphémères (la terre, les végétaux et branches), s’écartant de matières polluantes fabriquées par l’homme (solvants, produits chimiques). Alors que chaque artiste proposait un regard singulier, la commissaire avait soigneusement conçu des fils conducteurs pour relier l’ensemble. Nils-Udo (Allemagne) avait mis en valeur un arbre majestueux, excavant les racines en surface de la terre. Ceci avait produit une œuvre sculpturale d’une intense émotion. L’arbre nous apporte un équilibre, inspirant la grandeur par sa stature élancée. Lorsque l’artiste a déblayé la terre autour du tronc, une bouteille qui renfermait un sort est apparue, libérant ainsi l’individu à qui il était adressé, contribuant à la densification narrative du projet.

Cheikh Diouf (Sénégal) a produit des figures en bois de tailles diverses à travers une partie du site pour aborder la question de l’exil forcé provoqué par les guerres, la famine, le chômage. L’artiste évoque la douleur, l’exode, l’insécurité dans laquelle vit l’immigré, sa vulnérabilité. Cheikh Diouf a aussi exposé au Musée Boribana d’élégantes têtes en terre cuite.

Le projet de Serigne Mbaye Camara (Sénégal) aurait pu être réussi s’il avait mené à bout sa réflexion. Il a créé une bibliothèque médicinale afin d’évoquer l’importance des plantes utilisées dans le passé pour la guérison, cependant ce savoir a été en grande partie perdu, argument illustré par l’état du JEPU en friche. En délaissant le potentiel de remèdes à portée de main, un patrimoine ainsi qu’une approche en symbiose avec la nature sont délaissés. L’artiste avait utilisé un miroir pour représenter la question du reflet (conséquences de la perte). Il aurait pu produire de façon naturelle le même effet en utilisant de l’eau et ainsi épouser entièrement l’objectif du projet.

Bob Vershueren (Belgique) a utilisé les fondations d’une ancienne case pour y placer entre les ouvertures de longues tiges de bambou, débarrassant l’espace des déchets accumulés au long des années (l’espace avait servi de poubelle). Ce nettoyage a permis de valoriser la forme circulaire de la construction qui reproduit les forces telluriques.

Barthélémy Togo (Cameroun) a placé en cercle des tabourets autour d’un champ de haricots rouges semés de sorte à représenter le continent africain. Chacun des tabourets symbolise une nation africaine. Il y a la détermination de l’artiste à faire pousser des haricots dans un environnement paisible, mais aussi aride – le Sénégal devient de plus en plus une zone désertique. Ce projet tout en délicatesse nous interpelle : avons-nous la capacité ou la volonté de nous réunir (les sièges sont là, vides) pour résoudre des problèmes d’une telle urgence qui exigent des sacrifices ? La sagesse nous manque et les haricots peinent à pousser sans davantage de soins.

Cette exposition montre qu’avec peu beaucoup peut être fait. Elle évoque l’urgence de retrouver une harmonie avec l’environnement saccagé. Souleymane Bachir Diagne, dans un ouvrage, rapporte le récit du personnage Hayy ibn Yagzân qui a grandi sur une île sans humains. Au fur et à mesure de son développement, on découvre sa profonde réflexion philosophique sur l’équilibre à maintenir avec l’écosystème environnant « pour mieux habiter la terre, c’est-à-dire faire partie d’elle, faire corps avec elle, et non s’y comporter comme un empire dans un empire » (Comment philosopher en islam, p. 63). Il réalise, s’il veut survivre, qu’il faut s’unir à son environnement et non le dominer :

 

Il comprend qu’il a, vis-à-vis du monde et vis-à-vis de sa cause ultime, d’impérieux devoirs […]. D’abord, se dit-il, si le monde a une cause au-delà de ce qu’il peut imaginer, alors lui incombe un devoir d’humanité envers tout ce qui y existe et tout ce qui permet et entretient la vie. […] Replanter, reboiser, donner à ce que l’on enlève à la nature la possibilité de renaître, s’assurer, d’un mot, dans les termes d’aujourd’hui que l’on favorise par son action un développement durable des choses, c’est la manière dont Hayy apprend à penser et c’est l’une des plus importantes leçons, pour nous, aujourd’hui, que porte son parcours (ibid., p. 64-65).

 

Rokhaya Guèye a pris grand soin de s’occuper des moindres détails pour offrir une exposition cohérente et harmonieuse. Abdel Kader Diakhaté, un de ses assistants, était également fréquemment sur le site pour expliquer la démarche aux visiteurs. Le seul bémol à soulever : il était difficile de trouver le site niché dans un lieu reculé, malgré les panneaux en forme de feuille. Ceux-ci n’avaient pas été placés aux abords du site, faisant de sorte que le visiteur, qui était presque arrivé à destination, abandonnait sa quête, perdu. « Ras le bol », indignation

 

Suite au mouvement populaire de contestation qui a eu lieu à Sidi Bouzid en Tunisie en fin 2010, après qu’un jeune marchand ambulant de fruits et légumes s’est vu interdire son activité par les autorités et s’est immolé par le feu, le pays s’est soulevé pour dénoncer les abus du gouvernement et son indifférence. Comme nous le savons, ce mouvement s’est répandu comme une traînée de poudre dans divers pays voisins. Faten Rouissi (Tunisie) a le mérite dans son ouvrage Le fantôme de la liberté de poursuivre ces questions, cependant l’approche prise manque de subtilité et provoque l’irritation. Suite aux élections d’octobre 2011, elle constate la désillusion du projet de révolte qui n’a pas réussi à mettre au pouvoir un gouvernement adéquat : « Elle a donc pensé à une sorte de thérapeutique contre l’hypocrisie, le double langage et la fausseté. Il lui fallait se débarrasser du STRESS CITOYEN par la dérision artistique. Ainsi est née l’idée de réunir des gens en conférence (NOTRE CONSTITUANTE)… pour des besoins pressants » (Catalogue, p. 152). Est-ce vraiment vers cela que les soulèvements du peuple ont tendu ? Sur une estrade sont exposés 17 WC autour d’une table ovale sur laquelle sont placés des micros et rouleaux de papier hygiénique. Le tout est peint en jaune. Le journaliste Eustache Agboton, dans le quotidien de la Biennale des arts de Dakar, rapporte les propos de Faten Rouissi sur son œuvre : « Le monde est constipé. Nous avons besoin de faire des vidanges » (Dak’Art actu nº 5, p. 3). Nous avons bien compris le sens de l’ouvrage avec le besoin de nettoyer le monde et toute la corruption qui s’y trouve en réunissant des gens compétents pour le faire. Cependant, la symbolique grotesque représentée n’honore en rien le combat mené par le peuple et les sacrifices qu’il ne cesse de faire. L’ouvrage reste piégé dans son sens premier et n’ouvre pas sur tant de questions posées par tout un chacun. En conséquence, on reste déçu par le fait qu’elle ait gagné le prix de la Ville de Dakar.

Halida Boughriet (Algérie/France), dans Transit, vidéo de 2011, propose une réflexion sur l’immigration par le biais d’une nuée d’oiseaux qui parcourent le ciel, ce qui nous rappelle que le déplacement a toujours fait partie de la survie des espèces et de l’homme. Les oiseaux doivent immigrer d’un pays ou continent à l’autre pour survivre. Ainsi, les lois misent en place en Occident pour limiter, voire interdire l’immigration posent toutes sortes de problèmes éthiques et poursuit les déséquilibres de la période coloniale. L’œuvre se centre sur les raisons qui poussent certains à immigrer et sur l’obscur avenir du sans-papier : « Qu’est-ce-que le devenir d’un sans-papier en transit si ce n’est d’être devenu extérieur au monde pour le regarder comme un paysage lointain ? » (Catalogue, p. 64). Celui-ci se sent profondément rejeté du monde. Sa vidéo dans les tons bruns traite une des problématiques les plus brûlantes de notre siècle avec sensibilité, nous invitant à littéralement contempler ce que l’exclusion engendre, pour mieux en comprendre les enjeux.

Pascal Hachem (Liban), dont le travail faisait partie de l’exposition sur la Diversité culturelle au musée Théodore Monod, interroge également directement le contexte politique dans lequel se trouve le monde. Dans son ouvrage & Co (voir photographie ci-jointe), fait de 36 compartiments où sont insérés des boîtes d’allumettes dans lesquelles on trouve des images de politiciens ayant tous au premier plan le doigt levé, en signe de leçon, démontre où nous en sommes. Nous y trouvons autant Bachar el-Assad que Sarkozy, Obama ou Poutine. L’artiste ne nie aucunement les grandes différences entre ces figures politiques. Il nous indique cependant qu’elles sont toutes issues d’un système qui détermine leur fonctionnement, leurs actions et qui mène le monde vers les impasses rencontrées. Les interactions entre pays sont déterminées par les intérêts qu’ils obtiennent. Les allumettes symbolisent la fragilité du contexte et le fait que tout peut s’embraser à n’importe quel instant ce qui est une réalité vécue quotidiennement au Proche-Orient. Les fils retords du système politique ont un pouvoir cynique. Des artistes danois qui étaient venus exposer à la Fondation Senghor ont laissé une boite d’allumettes miniature dans un coin du travail d’Hachem, en signe de partage. Celle-ci est aussi un clin d’œil à l’objet que le visiteur dépose sur l’autel, dialoguant avec la symbolique de telle figure, alimentant ses penchants ou ce qu’il représente. La boite d’allumettes miniature rouge et ornée de trois points de suspensions jaunes placée dans l’œuvre de Hachem rappelle à quel point tout peu prendre feu si rapidement aussi le désespoir (suspension) de ceux qui s’immolent, car ils ne peuvent plus vivre dignement.

L’exposition intitulée la Diversité culturelle a rassemblé un ensemble hétéroclite d’ouvrages sans fournir de fil conducteur. À part le travail d’Hachem discuté ci-dessus, la vidéo Black bullets de Jeannette Ehlers et Patricia Kaersenhout, les toiles intitulées Waiting du Palestinien Hani Zurob ou encore Freedom graffiti du Syrien Tamtam Azzam, l’exposition s’est révélé un véritable fourre-tout dans lequel les rares ouvrages intéressants étaient noyés. —–

 

 

 

Figure 2. Pascal HACHEM, & Co, Boîte en bois avec 36 compartiments et boîtes d’allumettes, 34 x 70 x 6 cm4, 2012.

 

Moustapha Dimé : esquisse de la délicatesse

 

L’exposition conçue par Yacouba Konaté sur Moustapha Dimé à la Galerie nationale était superbe, tout en finesse. Suite au décès de Dimé, le Sénégal avait envoyé les œuvres de Dimé en France pour une exposition d’envergure, cependant, le montant de leur retour n’avait pas été pris en compte, et donc suite à l’événement, celles-ci ont dû rester en France. Grâce à la Fondation Blachère qui les a stockées et a donné les fonds pour qu’elles soient rapatriées à Dakar, lors de cette édition de la Dak’Art, ce qui a permis à Yacouba Konaté de les exposer. C’était émouvant de voir l’assistant de Dimé, Gabriel Kemzo Malou, mettre en place, tard dans la nuit, les œuvres avec Yacouba Konaté. Y surgissait l’investissement d’un souffle poétique afin de valoriser toute la force, la tendresse et l’aspect singulier, voir rebelle de ce travail. C’était un magnifique hommage à une approche spirituelle, aussi un cri d’alarme pour nous solliciter à adopter une posture qui minimalise notre impact sur terre, nous détournant d’une consommation effrénée qui nous engloutit.

 

 

 

Figure 3. Moustapha DIMÉ, Sans titre, Bois, cordes et terre cuite, 180 x 143 cm, 1997.

 

Clin d’œil au Off.

 

Le Off a proposé durant cette édition 270 expositions. Cette appropriation de l’événement par les citoyens efface les lignes entre populaire et élitiste. Il y a eu, à l’Eiffage Sénégal, une superbe exposition des sculptures d’Ousmane Sow ; à la Place du Souvenir, les pavillons marocains et algériens, tous deux de hautes qualités ; au musée Boribana des œuvres d’Abdoulaye Ndoye et de Cheikh Diouf ; à la Fondation Total, les photographies de Fabrice Monteiro et les montages de Mami Momi ; à la galerie le Manège, les derniers travaux d’Abdoulaye Konaté. La liste se déroule sans fin. Je terminerai donc cette étude en me limitant à une exposition, celle d’Abdoulaye Ndoye et clore sur un regard tout en finesse qui dialogue avec celui de Moustapha Dimé.

 

Abdoulaye Ndoye : savoir, politique et fêlure à la lisière du Sahel

 

Au musée Boribana, Abdoulaye Ndoye a proposé un ensemble intitulé Identité. Suite à un voyage à Tombouctou et à Ségou en 2013 lorsque le Mali était en pleine crise, Ndoye a donné pendant deux mois des stages à de jeunes artistes (étudiants et enseignants) centrés sur la notion de manuscrit. Tombouctou est connu pour avoir été un centre de savoir qui attira pendant des siècles des érudits et des sages qui transcrivirent leurs concepts sur de nombreux sujets :

 

Les manuscrits traitent de toutes sortes de savoirs et de disciplines, y compris le Coran et ses sciences, l’exégèse du Coran, les traditions prophétiques, la substance de la loi islamique, la méthodologie des sources en jurisprudence, la théologie, le soufisme (gnose), la philosophie, la psychologie, la biologie, la géométrie, la logique, la rhétorique, la grammaire (syntaxe), la langue arabe, les récits de voyages, la géographie, l’histoire, la politique, l’arithmétique, l’astronomie, l’astrologie, la médecine [etc.] » (Haidara, « L’état des manuscrits au Mali et les efforts en vue de leur préservation, p. 294 ).

 

 

 

Figure 4. Abdoulaye NDOYE, Manuscrit, 2014.

 

Ces manuscrits ont suscité de nombreuses questions concernant leur conservation (nécessité de fonds pour aménager un espace qui permette de lutter contre leur détérioration : moisissure, stockage inadéquat, insectes). D’autre part, le pays a traversé une période d’instabilité politique intense, mettant en péril leur préservation (destruction de la part des intégristes). De plus, afin de résister à la prise des manuscrits par les colons, de nombreux ouvrages ont été cachés (enterrés, placés dans des grottes, dissimulés dans des maisons) lors de la colonisation. Afin de retrouver ce patrimoine disséminé, un travail titanesque a dû être entrepris qui est loin d’être arrivé à son terme. En conséquence, travailler en tant qu’artiste sur le manuscrit c’est faire référence à toutes ces questions.

Souleymane Bachir Diagne rappelle que non seulement il est question d’un vaste savoir centré sur une grande sagesse, mais aussi de nombreuses langues et approches s’entrecroisent : « Il n’y a pas que des manuscrits en langue arabe. Il y a aussi des manuscrits en langues locales transcrites avec le caractère arabe » (« Vers une histoire intellectuelle de l’Afrique de l’ouest : la signification de Tombouctou », p. 28).

Les manuscrits de Tombouctou sont le résultat et l’expression d’un travail d’érudition profond et d’une mystique inséparable du savoir : articulation laborieuse – discipline de vie, intériorité ouverte sur le monde, à l’écoute des tremblements, pour approcher l’Absent. Ascèse – contrôle des désirs, les élans pour porter une attention envers ce qui se déroule dans le silence de la contemplation, dépouillement.

Revenons à Abdoulaye Ndoye. Celui-ci travaille la nuit, dans la solitude de son espace, transcrivant des traits qui inscrivent la danse, un mouvement élégant, épuré, maîtrisé, un rythme tantôt ondulatoire (serpentement, cercles), tantôt triangulaires, rectilignes. Ces motifs abstraits, qui ne se réfèrent à aucune langue ou plutôt qui font dialoguer toutes les langues du monde, renvoient à l’écriture, à l’art du calligraphe aussi à l’art du signe qui se trouve sur un tissu, un corps, un objet pour protéger, déjouer le mal possible, illuminer par la force de son mystère, ouvrant sur l’Indicible. Superpositions de formes, palimpseste qui mettent en relation les traits, les époques (passé, présent), produisant une texture complexe où l’ancien nourrit le présent, même si c’est de façon disparate, fragmentée. Faire resurgir ce qui est enfouie – vestiges – pour avancer plus efficacement. Les mémoires forment des couches qui se superposent, cohabitent sereinement sur des pages ou des tissus teintés de couleurs qui rappellent l’étendue de tons retrouvés à l’orée du désert qui vont d’un rose vif à un ocre-jaune ou à un violet-bleu. Ces couleurs expriment la luminosité recherchée et le fait qu’il est difficile de définir là où la terre prend fin puisque celle-ci se poursuit dans l’étendue du ciel. Ce miroitement du ciel sur la surface de la terre intensifie l’expérience de l’infini – cette terre si importante pour Ndoye, car elle est le support de tous nos espoirs et rêves.

 

CONCLUSION

Si nous terminons avec le travail de Ndoye c’est que celui-ci, en se référant aux manuscrits de Tombouctou, est ancré dans les événements politiques du Mali et les divers composants qui déstabilisent la région. Son travail est méditation sur notre actualité, tout comme le Dak’Art. Il est aussi poésie et alliage entre formes artistiques (calligramme, en référence aux titres de plusieurs de ses œuvres). Il élève notre vision et nous oblige à prendre d’autres paramètres en compte, à aller au-delà des violences quotidiennes, aussi à agir spirituellement et éthiquement.

Le dynamisme de la Biennale de 2014 a reflété à sa juste mesure la remarquable envergure artistique produite à travers le continent et au-delà. Il a su montrer des travaux accomplis, de grande valeur, ainsi que de jeunes productions prometteuses. Elle a fait converger les regards, les énergies, les préoccupations, les sensibilités, à la confluence du populaire et du conceptuel, maintenant un équilibre judicieux entre vidéo, photographie, peinture, sculpture, collage, surmontant les vieux et aliénants clivages qui pourrissaient l’événement tel l’éternel débat sur qui est un artiste africain. Elle a aussi su refaire dialoguer l’Afrique du Nord avec l’Afrique subsaharienne plutôt que de renforcer les divisions artificielles qui continuent dans le milieu académique à gangrener les travaux produits. Les nombreuses personnes qui ont travaillé dans l’ombre à la réalisation d’un tel événement sont exemplaires et se comptent par milliers, illustrant le potentiel du communautaire, ce qui nous ramène à la pertinence du thème de la biennale : Produire le commun.

 

BIBLIOGRAPHIE

AGBOTON, Eustache, « Le monde est constipé. Nous avons besoin de faire des vidanges », in Dak’Art actu nº 5, mardi 13 mai 2014, p. 3.

Dak’Art 2014, 11e biennale de l’art africain contemporain, catalogue du Secrétariat Général de la Biennale des Arts de Dakar, La Rochette, Dakar, 2014.

DIAGNE, Souleymane Bachir, « Vers une histoire intellectuelle de l’Afrique de l’Ouest : la signification de Tombouctou », dans Tombouctou : pour une histoire de l’érudition en Afrique de l’Ouest, sous la direction de Jeppie et Diagne, Dakar, CODESRIA, 2011, p. 21-29.

– Comment philosopher en islam, Éditions du Panama, 2008.

HAIDARA, Abdel Kader, « L’état des manuscrits au Mali et les efforts en vue de leur préservation », dans Tombouctou : pour une histoire de l’érudition en Afrique de l’Ouest, sous la direction de Jeppie et Diagne, Dakar, CODESRIA, 2011, p. 293-297.

NICOLIN, Paola, « John Akomfrah, Peripeteia, Introduced by Paola Nicolin », http://www.vdrome.org/akomfrah.html, site consulté le 10 octobre 2014.

 

[1] Université du Texas à Austin, États-Unis.

 

[2] Lorsque je fais référence au Catalogue, je renvoie à celui publié par le Secrétariat Général de la Biennale des Arts de Dakar intitulé pour cette édition : 11e biennale de l’art africain contemporain, Dak’Art 2014.

 

-QUELS CRITÈRES POUR L’ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE ?