Littérature

KASSEY : FIGURE MYTHIQUE FEMININE DANS LES RECITS D’ISSA KOROMBE

Ethiopiques n°72.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2004

La grande richesse de l’épopée [2]d’Issa Korombé réside dans la variété des voies qu’elle offre à ses auditeurs : visions de l’homme et des dieux, déchirements des combats spirituels, tableaux des sociétés…

Un aspect nous a particulièrement intéressé, différent des nombreux champs déjà explorés par des chercheurs nigériens [3] : la dimension mythique.

Une part de l’imagination des conteurs échapperait-elle à leur responsabilité consciente ? Les conteurs apparaissent essentiellement comme des sorciers de l’imaginaire et leur inspiration, à partir des décors les plus réalistes, semble exiger une recréation où se confondent histoires et images anciennes. La richesse des réseaux métaphoriques et comparatifs à récurrence quasi obsessionnelle de certaines images nous invite à dépasser une trame narrative convenue afin d’identifier certaines ombres maîtresses. L’émergence de ces ombres est justifiée par la persistance de questions essentielles : texture du Bien, exigences de l’âme, participation du cosmos dans le cheminement d’une vie.

Ces ombres maîtresses, que les récitants modèlent et adaptent, nous les partageons, et là est certainement le secret des affinités qui nous lient à eux.

C’est la recherche de ces images primordiales, ou archétypes, qui ont principalement guidé notre cheminement dans cette étude :

« L’archétype est en réalité une tendance instinctive, aussi marquée que l’impulsion qui pousse l’oiseau à construire son nid et les fourmis à s’organiser en colonie » [4] .

En rapport étroit avec les mythes, qui en sont les véhicules imagés et parlés, ces archétypes, emblématisés par les ressources de la stylistique, font émerger d’un récit sa part fondatrice, moteur de la communication, agent de reconnaissance entre l’auditeur et le créateur. L’intitulé de cette étude – Kassey, figure mythique féminine dans les récits d’Issa Korombé – exige certainement des commentaires.

Kassey est une figure mythique à forte résonance, qui survit dans le Niger actuel par une fonction réelle de prêtresse aux pouvoirs magiques redoutables.

Des chroniques en arabe à la tradition orale des Songhay, nous avons trois versions de ce mythe. Selon les chroniques du Tarikh el Fettach attribué à Mahmout Kai et traduites en français par Houdas, assisté de M. Delafosse, administrateur colonial français [5], Kassey est la mère d’Askia Mohamed, le lieutenant de Sonni Ali Ber. Son père est un Soninké appelé Abu Bakr. Les chroniques sont silencieuses sur les origines de Kassey et les circonstances de la naissance d’Askia Mohamed, appelé Mamar ou Mamar Kassey dans les traditions orales. Il fut à la tête de l’empire Songhay jusqu’en 1528.

Le nom de Kassey est, par contre, très vivant dans les traditions orales et se trouve surtout lié au système magique des Songhay. Mais de quelle Kassey s’agit-il ? Les traditions orales donnent une version différente de celle des chroniques. Dans les traditions orales, Kassey est la sœur de Sonni Ali Ber, l’empereur qui sera renversé par son neveu, fils de sa sœur Kassey. L’enfant est issu de l’union de sa mère avec un djin, un génie, d’où son invulnérabilité face aux efforts de l’oncle pour tuer tous ses concurrents potentiels et réels. Cette union devient l’affaire d’un autre ordre. Cette relation avec le djin soustrait Kassey du rang des simples mortels pour l’élever à l’échelle de personnage mythique. Du côté paternel, Askia Mohamed est lié, selon les traditions orales, au monde « sous l’eau » de la même famille des génies que Harakoy, la déesse des eaux. Mais, vu d’une autre manière, Askia Mohamed a la vie sauve grâce au pacte que sa mère accepte de sceller avec le djin et à sa propre ruse : voyant que son frère tue systématiquement chaque enfant qu’elle met au monde, elle fait un échange d’enfant avec sa servante. Elle fit passer la fille de l’esclave pour la sienne et vice versa. Cette figure mythique féminine s’insère donc dans l’histoire d’un renversement de dynastie : le coup d’Etat d’Askia Mohamed contre Sonni Ali Ber. Ce motif qui consiste à faire disparaître les nouveau-nés afin de conserver la maîtrise du monde n’est pas isolé. On le retrouve dans la mythologie grecque. Cronos décida de dévorer tous les enfants que sa sœur et épouse Rhéa lui donnerait. Il avala aussi ses cinq premiers fils nouveau-nés, mais Rhéa accoucha en secret du sixième, cacha le petit Zeus, et présenta à Cronos une pierre emmaillotée d’un ange ; il la prit pour son fils et n’en fit qu’une bouchée. Ce fut alors au tour de Zeus de combattre son père.

Dans la mythologie romaine également, il y a Amulius qui eut pour seule préoccupation de tuer Remus et Romulus, jumeaux et petits-fils de Numitor son frère, qu’il a chassé pour installer sa propre dynastie. Sur son ordre, les enfants furent placés dans une corbeille et jetés dans le Tibre dont les eaux, pensait-il, les emporteraient vers la mer où ils mourraient noyés. Mais une louve qui se trouvait là les recueillit et les allaita jusqu’au jour où un berger les trouva et se chargea de leur éducation.

Remus et Romulus apprirent plus tard le secret de leur naissance, se rendirent à Albe pour punir Amulius et restituer la couronne à leur grand-père.

Les traditions orales de l’ethnie songhay-zarma évoquent plus longuement une autre figure mythique nommée Kassey, mais qui date du XIXe siècle, du temps d’Issa Korombé. Elle joue un rôle essentiel dans l’ascension de celui-ci, dans le contexte de l’éclatement de l’Empire Songhay en une mosaïque de chefferies villageoises, sans pouvoir fort ou centralisé. Jeune homme qui excelle déjà en bravoure, Issa Korombé est forcé de fuir son village « frappé par l’épreuve ». Son errance dans la brousse à la recherche d’une issue de l’« épreuve » ou l’« humiliation » par les touareg qui ont ravi au Zarma leur bien, selon les versions, se termine à Wanzarbé, où il s’acquitte d’un hommage sous forme d’un travail pour les gens de Wanzarbé et particulièrement pour la femme Kassey qui le convoque et décide de lui apporter la solution qu’il recherche.

Elle le fait téter à satiété à son sein unique, se proclame sa mère spirituelle et lui transfère une part de son pouvoir, tout en lui prodiguant conseils et recettes.

En effet, ce n’est pas seulement sur le personnage de sexe féminin de Kassey que repose ce travail. Il faut chercher la figure au-delà du personnage de chair et, parfois même, il s’agit d’un personnage en transgression de son identité sexuelle.

Ainsi, ce qui est entendu par « figure féminine » comporte tout aussi bien l’étude d’un élément porteur de symbolique maternelle que l’exploration de la part féminine d’un personnage de sexe masculin, tout autant que le monopole quasi magique exercé par la part masculine d’une femme sur son entourage.

Le terme « mythique » pose des problèmes de définitions embarrassants : la fréquence de son emploi dans le langage courant à l’avantage toutefois de révéler à quel point ce mot nous est devenu indispensable.

Dans le langage de tous les jours, dès qu’un personnage ou une situation, ou même un lieu dépasse le cadre anonyme de la banalité, du vécu tel qu’il nous est dévolu sur terre, nous recourons à ce terme.

Nous reconnaissons alors à cet individu, cette situation, ce lieu, une marque, celle d’une dimension référentielle. Une figure mythique serait alors la représentation (à partir d’un être supposé de chair, d’une situation communément vécue, d’un lieu déjà parcouru par nos yeux) d’une transgression de l’humain dans le sacré.

Cet être, cette situation, cet objet ou ce lieu cessent alors de s’appartenir pour devenir les vecteurs d’un réseau universel. Pierre Brunel, dans son ouvrage consacré aux mythes littéraires, note à ce propos :

« Le mythe nous parvient tout enrobé de littérature et (…) il est déjà, qu’on le veuille ou non, littéraire. Il en résulte aussi que l’analyse littéraire rencontre inévitablement à un moment ou à un autre le mythe. Les tentatives récentes de « mythanalyse » ou de « mythocritique » ont même révélé qu’il y avait là une voie féconde pour l’interprétation des textes ». [6]

Il nous a semblé préférable pour une telle exploration de partir d’une dynamique : la figure mythique féminine de Kassey la plus lumineuse sera d’abord évoquée, pour aboutir à la présentation de celles de ses métamorphoses qui nous paraissent plus sombres.

C’est toute la complexité de la relation qu’entretiennent des figures avec « l’ombre lumineuse » où leurs créateurs, les griots, les font évoluer, qui a guidé cette recherche.

  1. KASSEY ET ISSA KOROMBE

Kassey, dans le récit d’Issa Korombé qui nous intéresse pour cette analyse, est un personnage éminemment singulier. Elle serait née avec un sein unique et serait la manifestation de Kassey, la sœur du fondateur de l’Empire Songhay, Sonni Ali Ber, célèbre magicienne qui tenait ses pouvoirs de sa mère, qui l’avait élevée « dans un culte des idoles ». Les mythes disent que Kassey fut initiée par « Ndebi », le Dieu Suprême du panthéon animiste zarma, qui lui donna le « maître-mot », le premier korté (charme). Kassey se serait incarnée en la femme au sein unique qui devient alors « l’inventrice de tous les remèdes. Tous les charmes proviennent d’elle ». Par transposition, elle devient une sorte de personnage hors cadre, une magicienne par excellence. Son pouvoir est sans limite dans tous les domaines :

« On ne sait, si elle est réellement une personne

Mais auprès d’elle, on trouvait tous les charmes possibles

Toute personne allant la consulter trouverait satisfaction [7] ».

Ce portrait de Kassey nous montre le pouvoir sacré de cette femme. Kassey est un personnage insaisissable situé aux confins de l’humanité et des êtres surnaturels. Ce qui rend Kassey plus singulière, c’est son « sein unique ». Toutes les femmes naissent avec une paire de seins alors que Kassey vient au monde avec un seul sein. Le narrateur la compare à un « ganji », un génie. Elle n’est pas l’égale de l’homme. Sa supériorité la fait passer pour un esprit. Dans la spiritualité songhay, elle représente une gardienne et un patriarche tant son pouvoir est immense. Elle est détentrice de tous les remèdes, possède remède à tous les maux. Dans les batailles que livre Issa Korombé contre les Peuls, elle ne combat pas, mais elle ne décide pas moins de la victoire. Le culte dont elle s’occupe fait que c’est elle qui prend en charge l’initiation des jeunes « Sonianké ». C’est dans ce cadre qu’il faut accorder une place de choix aux rites inscrits dans le mythe de Kassey.

Par le lait de Kassey, Issa puise une force magique à la mamelle unique d’une mère magicienne. C’est du lait qui ne « tarit jamais », il n’a pas la même propriété que le lait ordinaire ! Il symbolise, dans le sein de la femme qui ressemble à un « ganji » (esprit de la brousse qui peut être bienfaisant ou malfaisant), la somme universelle des virtualités, il est le réservoir de toutes les possibilités d’existence. Il précède toute forme et supporte toute création impliquant aussi bien la mort que la renaissance. C’est aussi le lait qui donne la force pour verser le sang de l’ennemi.

Chez les Songhay – Zarma, naturellement le lait exprime d’abord le symbolisme de la naissance. Dans cette optique, l’on peut établir une correspondance directe entre le lait et la naissance. Avant de concevoir l’enfant, la future mère voit ses seins se remplir de lait. On comprend aisément tout le rôle joué par les seins qui instaurent d’emblée une dépendance de l’enfant à sa mère. La succion du même lait au même sein engendre une intimité morale dans le rapport des « Nya-fo-izé », c’est-à-dire « enfants de même mère ». Cette attitude est illustrée dans l’épisode que Diouldé Laya appelle « Honneur à une sœur ». Il s’agit effectivement de l’intervention d’Issa à Hamdallahi pour venger l’honneur de sa sœur qui s’estimait blessée au cours d’une querelle de ménage par une plaisanterie de son mari. La victoire du frère sur l’époux est la victoire de la sœur honorée. Il y a, si l’on peut dire, transposition des forces. Dans ce combat, Issa « représente » la sœur. Pour se conformer aux lois sociales, Issa doit absolument défendre et protéger sa sœur, même aux dépens de sa vie. En la vengeant, il répare l’affront qu’elle a subi, que toute la famille a subi. Issa, en supportant l’affront fait à sa sœur, le fait au nom de leur relation maternelle d’abord. Il n’y a rien de plus pur, de mieux motivé que les accordailles d’un frère et d’une sœur de même lait et que la tendresse qu’ils se témoignent et se déclarent généralement. Cette chaste union n’est pas une union charnelle, mais une union due au lait.

Le lait engendre la parenté, l’établit entre des êtres. La Kassey d’origine, sœur de Sonni Ali Ber citée plus haut, a compris cette propriété du lait. Elle s’adresse à son fils en ces termes :

« Souviens-toi que c’est le lait d’une Bargou qui t’a nourri. Ne porte donc jamais la guerre dans le pays de celle qui est pour toi une mère ». [8]

Ces propos nous renvoient à l’histoire de la vie de Askia Mohammed. Sonni Ali Ber, oncle d’Askia Mohammed, informé de sa mort future des mains de son neveu, envisage de l’éliminer physiquement. Outrée par l’élimination de ses premiers enfants et de celle probable de celui qui venait juste de naître, Kassey ne sait à quel saint se vouer. Son esclave Bargou imagine l’idée ingénieuse d’échanger son enfant contre celui de Kassey, le sauvant ainsi d’une mort politique.

Le lait de la femme Bargou est le lait du sacrifice et du don de soi pour préserver une vie en danger. La femme du Bargou a passé outre le péril auquel elle s’expose en imaginant cet échange d’enfant. En acceptant de donner son lait, elle a sacrifié sa propre vie. Ainsi, elle permet à Askia Mohammed de vivre :

« Elles échangèrent leurs enfants. L’esclave prit l’enfant de Kassey et celle-ci la fille de la servante. C’est ainsi que le petit Mamarou (Askia Mohammed) échappa à une mort certaine. Il put grandir tranquillement nourri au sein de l’esclave Bargou ». [9]

Mais, plus tard, les visées conquérantes au nom de l’Islam incitent Askia Mohammed, de retour de la Mecque, à vouloir dominer le Bargou, patrie de celle qui lui a donné le sein. Askia Mohammed, l’envahisseur, fut sévèrement battu dans le Bargou. Il eut fallu que Kassey usât de son pouvoir magique en s’envolant de Gao au Bargou pour sauver son fils en lui remettant trois objets magiques : des grains, des cailloux et un œuf, destinés à être jetés au fur et à mesure que l’ennemi assiégé s’approche des envahisseurs en déroute. Askia ne dut son salut qu’au troisième objet magique, l’œuf cassé, et dont le liquide répandu sert à mettre un barrage entre les assaillants en déroute et les habitants de Bargou. Les grains se sont transformés en une forêt dense, les cailloux en colline n’ont pu résister à la volonté et à l’ardeur de bouter l’envahisseur hors de la contrée.

La dernière partie de cette légende tend simplement à justifier la défaite cuisante des Sonraï dans le Bargou. Elle en attribue la cause à une faute d’Askia Mohammed frappé par « Assan’da heni », « l’alliance sacrée » que le lait de l’esclave a établi entre le Bargou et Askia. Le lien sacré sanctionne celui qui essaie d’y porter atteinte. Ce lien que Kassey appelle « la force du lait » trouve sa justification, car elle fut fatale à la force de l’armée de Askia Mohammed.

Le lait exprime aussi le symbolisme de la renaissance. Il est une des substances qui permet au Sohantye (soninké) de transmettre le pouvoir à son initié ou « talaka ». En couchant sur ses genoux Issa qui avait en ce temps là quarante ans et en lui faisant téter son sein qu’elle n’a pas coutume de donner deux fois à quelqu’un sans que la personne soit soulagée de tous ses maux, la femme au sein unique montre sa satisfaction d’avoir un « talaka » tel qu’Issa qui se déploie au-delà de ses potentialités, pour tenter de réussir en cherchant des forces qu’il ajoute aux siennes. L’absorption de ce lait par Issa à un âge adulte lui a donné l’occasion de se découvrir, de se retrouver, d’avoir du « hunde », de la vie. D’un être amorphe, l’on dit « danga hunde si a ra », « il n’est pas plein de vie » : il est amorphe. Dès que le « hunde » pénètre un corps, ce corps vit. Selon Jean Rouch, c’est le « hunde » qui fait parler une pierre tôru que hante un génie. [10] De même, dès que le « hunde » quitte le corps, ce corps meurt.

La vieille au sein unique, en faisant ingurgiter à son protégé le lait magique, le transforme en être énergique. Elle lui insuffle le « hunde », « la force vitale », lui donne « vie », le recrée bien meilleur qu’à sa première naissance. Les propos que Kassey profère à Issa après le rite l’illustrent parfaitement : « Tu es effectivement rassasié puisque ta mère t’a enfanté, mais ce lien est devenu aujourd’hui un mensonge. C’est moi qui t’ai enfanté ». Kassey, responsable du pouvoir spirituel « sonianké », reconnaît Issa Korombé comme son propre fils en opérant sa métamorphose. Elle lui permet les actions humaines les plus importantes : s’imposer dans le Zarmatarey. L’incarnation du « hunde » en milieu songhay-zarma est une opération majeure de la magie conférant à l’opérateur le pouvoir de se comparer au Dieu Suprême qui donne vie aux êtres. Ainsi Kassey fera d’Issa Korombé un guerrier redoutable. Kassey, dans Issa Korombé, est une « faiseuse de roi » à la manière de la Kassey, sœur de Sonni Ali Ber. En effet, elle est à la base de l’intronisation de son fils, Askia Mohamed.

Le contact avec le lait dans quelque ensemble religieux comporte toujours une régénération : il permet une « nouvelle naissance », multiplie le potentiel de vie. Le lait conserve invariablement sa fonction : il désintègre et purifie. En faisant téter Issa, la magicienne « lava son péché », lui fait oublier les contingences extérieures et les conditions de la vie terrestre, tendant ainsi à envahir tout le champ de sa conscience. Le sommeil prolongé qui emporte Issa n’est-il pas une sorte de voyage au cours duquel « l’âme » vagabonde et revient enrichie et féconde :

« Issa reprit le sein

Pour téter, téter…

Enfin la femme le fit coucher. Il se réveilla de nouveau

Comme un petit enfant

La femme lui remit le sein à la bouche

Il suça, téta, téta et s’endormit de plus belle.

La femme le fit coucher jusqu’à six reprises

Alors

Il ne se releva plus ».

De la même manière, l’enfant qui a tété le lait d’une femme « tyarkaw » (la sorcière, mangeuse d’âme) est obligé de s’adonner aux activités de tyarkaw, même s’il ne le désire pas, même s’il en mesure l’atrocité.

Le rôle du lait dans la médecine ne fait que découler de l’importance qu’il a eue d’abord dans la religion et dans la magie. Pour avoir été l’emblème de la force génératrice, le lait devient un tonique général, quand on le malaxe avec les remèdes. Aux confins de la magie et de la médecine, le lait remplit le rôle ambigu de talisman. Il devient source constante de prospérité.

Par l’absorption de ce lait, Issa sera connu pour son courage, sa piété, sa loyauté, son intelligence ; il lui sera conféré le titre à jamais inégalé qui rappelle son lien à cette mère spirituelle : « Issa Korombeïzé Modi : mère de la science de la guerre ». Nous avons souligné à dessein le mot « mère » pour illustrer comment Kassey « faiseuse de roi » conçoit un homme concepteur à son tour de guerre. Le titre est bien traduit littéralement. Bien qu’il s’agisse d’un homme, les Zarma disent « Wangou-gna » « Mère de la guerre » au lieu de « Wangou-baba » « Père de la guerre ».

Le lait, c’est donc un élément fondamental qui unit l’enfant et sa mère. L’enfant qui désobéit ou qui renie sa mère court le risque d’être maudit. C’est à travers des imprécations qui vont jusqu’au « rejet par le lait » que la mère « casse » les attaches avec cet enfant.

Quand Issa a acquis puissance et prestige, il rompt le pacte en transgressant les recommandations de Kassey. Il ne marche plus dans la voie que la prêtresse du culte de la magie songhay lui a tracée, il viole ainsi ses lois et ses commandements. Dès lors, c’est la rupture, l’enfant a désobéi à la mère. Issa perd toute sa force, tout son pouvoir. La prophétie reçoit tout son sens par la fin. Kassey a aidé, elle a sauvé et éclairé son protégé. Tout cela peut être avouer, grandit à la fois l’opérateur et le bénéficiaire, et réussit, mais le conseil est étrange. Kassey engage Issa à ne pas préférer son village natal Koygolo à Karma. Mais au moment où Issa vieillissant, aveuglé surtout par son désir non pas de régner seulement en souverain absolu, mais de reconstruire son village natal, Koygolo, et d’en faire sa capitale bon gré, mal gré, il outrepasse, rompt le pacte en rentrant à Koygolo. Les choses changent, c’est le principe du boomerang, la prophétie reçoit toute sa portée, car les Peuls viennent le trouver et le vaincre à Boumba. Le héros recevant la protection de la femme symbolique devient victime de ses propres forces. Issa a beau être qualifié de géant, il ne l’est que par sa taille. Il sera pris dans les filets des forces qu’il a ébranlées. Son déclin, du point de vue magique, s’explique par cet entêtement, cette obstination qui le mène finalement à ne pas respecter les clauses de son assistant spirituel. Sans secours, abandonné, Issa ne peut que périr sous la main du nouveau protégé, Bayéro.

  1. KASSEY, LA FEMME AU SEIN UNIQUE ET BAYERO

Ce qu’on peut considérer comme la « faute » qui a conduit Issa à l’échec est pour son adversaire Bayéro « une récompense ». Nous venons de voir qu’Issa a détruit les avantages qu’il pouvait conserver en quittant la capitale Karma, recommandée par la magicienne, pour son village natal. Du coup, il atteint un résultat opposé à son but. Cette transgression porte préjudice à Issa, l’imprudent, qui a violé le pacte.

Cette même période coïncide curieusement avec l’arrivée de Bayéro à Wanzarbé chez « une femme au sein unique » au service de laquelle il se mit :

« … Il lui confia ce qui l’a conduit à elle

La femme le retint pendant deux ans

Lui fit du travail

Quand elle voulut lui donner congé

La femme lui fit téter son sein elle le congédia en lui souhaitant un sort

Favorable ». [11]

Ensuite Bayéro vint et vainquit Issa Korombé.

Que dirons-nous ? Nous pouvons avancer l’hypothèse que Bayéro devient la main de la vielle femme qui punit, qui sanctionne la faute et que cette action punitive engage la dégradation d’Issa, d’un Issa qui a transgressé un interdit. La magicienne sohantye s’était incarnée en Issa, l’avait consacré jusqu’au moment où il a transgressé son ordre. Alors les forces qui faisaient sa puissance se sont dispersées, se sont transposées, à ses dépens, sur Bayéro. C’est sa déchéance. Au nombre des dénominations du mythe s’inscrit son aspect consistant à justifier sa dimension sociale. La rupture d’un ordre, la naissance d’un nouvel ordre sont des situations inséparables du mythe. On peut voir en Kassey la mère du héros et de l’antihéros. En même temps qu’elle construit la carrière militaire d’Issa, elle stimule l’émergence de Bayéro. C’est le propre du mythe, la plupart des rites d’initiation débouchent sur la certitude que le monde, dans le sens cosmique, est comparable à une vaste toile d’araignée : on ne peut toucher à un fil sans secouer tous les autres. C’est la raison pour laquelle l’interdit s’inscrit dans la droite ligne des sacrifices qui sont recommandés à Issa.

Placé sous la surveillance d’un dieu, de l’esprit des ancêtres, d’une personne qui possède d’énormes pouvoirs, l’initié doit, pour acquérir des pouvoirs, respecter les conditions qui lui sont posées. Une transgression volontaire ou involontaire des règles fixées par l’initiateur exposerait l’initié à un danger. L’initié peut chercher en vain à modifier le destin que l’officiant lui prédit, rien n’aboutira. Toutes les manœuvres d’Issa Korombé, visant à empêcher que la mort ne l’emporte, n’ont fait que provoquer sa mort.

L’univers de nos conteurs offre au premier abord un monde spirituel. Il en émerge certains êtres bouleversants, terrassés sans être salis. Nous avons tenté de comprendre comment, à partir de données implacables, ces figures pouvaient parvenir à se hisser à un devenir mythique. Ces figures souvent féminines sont des éclaireurs mythiques et l’on ne s’étonnera pas que certaines d’entre elles invitent à l’exploration d’images contenues non seulement dans la mythologie songhay-zarma, mais, parfois, dans l’imagerie animiste.

Ainsi, lié aux mystères de la création et de la dissolution, de la naissance et de la renaissance, le lait explicite les relations unissant la Mère et les enfants. Motifs de résurgences et des ensevelissements, le lait, en relation avec les motifs de la Mère et de l’enfant, est un révélateur des chutes et des élans. Il donne aussi une dimension animiste à la trame narrative.

Dans la partie consacrée à la transgression où Issa regagne son village natal pour en faire sa capitale malgré les injonctions de Kassey, il sera question des détachements qui s’opèrent entre lui et la magicienne. Issa tente de se libérer, en vain, de ses sarcasmes. Réduite à une petite chambre, la capitale Karma est une complice sans visage, sans architecture… une chimère. A l’opposé, Koygolo, déjà, constitue un rêve pour lui. Enfin, quand il apprend que Koygolo est menacé par les Peuls, il prend part à la bataille dans laquelle son peuple est près de succomber. Du discours de la femme magicienne au sein unique, Issa n’a retenu qu’une seule chose : obéir à cette femme certes un certain temps, rester à Karma, la ville élue jusqu’à un certain moment, mais comment lui interdirait-elle de rentrer à Koygolo, de reconstruire son village natal ? Il doit refuser ce qu’il considère à juste titre comme une « honte ». Il propose instamment à ses compagnons de partir, de retourner à Koygolo :

« Je ne vivrai pas une éternité dans ce monde

Ce que j’ai fait est considérable ;

A présent, je voudrais remettre aux Tobilis leur village et aller recréer

Koygolo ».

« … Ne serait-ce qu’une seule nuit, je dormirai à Koygolo

Je jure par Dieu que je réinstallerai Koygolo

Que je ferai revivre Koygolo

Il me faudra indiquer à chacun, avant ma mort, sa demeure ». [12]

Quand Issa et ses hommes sont revenus à Koygolo, il leur tint ce langage :

« Citoyens de Koygolo ! Nous ne retournerons pas à Karma

Karma n’est pas notre patrie ; Karma n’est pas notre territoire, mais celui des

Tobilis ;

Notre patrie est Koygolo ; la guerre nous en avait chassés, mais maintenant,

Je suis là ! Débrouillons-nous pour transformer la fortification en

Forteresse ». [13]

Texte remarquable, dont il faudrait commenter chaque ligne : la suffocation d’Issa, sa volonté de continuer à régner et de retourner dans son fief pour libérer son âme souffrante est une prise de conscience aiguë de sa dualité ; les comparaisons entre Koygolo et Karma, où l’image d’Issa évoque des années de pouvoir mais aussi de silence et de résignation. Et enfin, cette constatation fulgurante : « Karma n’est pas notre territoire… Notre patrie est Koygolo ».

Une telle vision ne doit pas occulter la vérité, selon sa protégée Kassey. Le village de Karma, victime des silences et des souffrancesd’Issa, est aussi le lieu qui aura raison de la lutte du jeune homme.

Dès lors, le lien est établi entre la déréliction du guerrier, sa crainte de ne plus pouvoir retourner dans son village natal. Ainsi, le motif de l’enfant, lié aux réseaux métaphoriques de la mère-receptacle archétypique et du lait, apparaît à travers le cheminement dans le labyrinthe, et l’arrachement au temps par la mort. Issa meurt par désobéissance à Kassey sous les coups de l’armée ennemie de Bayéro. Il s’effondre « face contre terre » et son propre corps se vide. Les efforts qu’il fera pour tenter de faire émerger cette part lumineuse de lui-même se solderont par un échec.

Notons un rapprochement entre ce qui se passe dans la version évoquant la Kassey du dix neuvième siècle et celle du quinzième siècle au sujet de l’échec. Comme Askia Mohamed qui a passé outre l’interdiction formulée par Kassey de ne point porter la guerre dans le Bargou sous peine d’enregistrer une défaite, Issa Korombé est tué après la mise en garde de la femme au sein unique contre tout retour au bercail. L’ambivalence de la créature apparaît alors : la femme au sein unique est donation et interruption. Elle repose sur le principe : mixité de l’apparence et des intentions, réconfortantes et meurtrières. C’est la main qui noue sans s’empêcher de dénouer. Par sa force et sa puissance, elle manie à la perfection la corde de la gloire et de la déchéance.

Ainsi, trois types de personnages mythiques ont été créés par les conteurs. Les figures analysées ne sont pas égales :

-la figure mythique féminine à engendré les deux autres, la femme devient un homme pour son entourage : « … Auprès d’elle, on trouvait tous les charmes possibles. Toute personne allant la consulter trouvait satisfaction…. ». Nombre de ses actions font d’elle le personnage de récit mythique dont on retient que même au plus profond des menaces, elle ne se perd pas en plaintes inutiles. Après la sentence de son frère Sonni Ali Ber, consistant à éliminer ses enfants jusqu’au tout dernier, Askia Mohamed qui échappe de justesse à la mort, elle garde son sang-froid et demeure impassible : « Kassey ne dit pas un mot. Elle regagna sa maison et fit part de la décision de Si à son fils ».L’image de Kassey vint contredire cette idée préconçue qui fait de la femme un être faible ployé sous la domination masculine dans la société songhay. Kassey, c’est l’adepte de l’animisme, partisane d’une politique qui fait recours aux forces surnaturelles. Elle fait des fétiches royaux la force et la puissance du Songhay ;

– un homme accouche d’une âme dans une région hostile : Issa devient Wangougna. Il s’est agi pour lui de regrouper tous les Zarma pour la libération du territoire national du joug des « nouveaux venus », de l’assaut des Peuls et des Touaregs qui, par infiltrations insidieuses, s’étaient installés dans le Dallol jusqu’à ce que les circonstances et leur nombre leur permettent d’entrer en belligérance contre les populations autochtones. Cette révolte d’Issa contre ce pouvoir politique est un refus de soumission. Issa Korombé, en se rebellant, ne se reconnaît pas dans cette autorité, dans ces influences qui lui sont extérieures. Il conteste la suzeraineté des ethnies adverses dans la région ;

– un être apparemment inexplicable offre une variété troublante de pistes interprétatives : Bayéro, selon les traditions, est celui qui a refusé le trône de son père et qui a préparé pendant sa longue errance la perte d’Issa. Quand son père vaincu se fut éteint à la bataille de Kollo, il ne se précipita pas pour assurer la succession. Ses frères Taffa, Abul Waffa, Dadi s’étaient succédé et ne purent rien contre Wangougna. Quand il fut convaincu de l’efficacité de ses talismans et de leur effet sur Issa, il lui a confectionné un linceul blanc qu’il portait toujours sur lui lors de ses déplacements. Ce personnage se distingue de ses « prédécesseurs » par un trait peu conventionnel : il refuse de donner le sort par orgueil. Il est le seul à ne point se hasarder à attaquer Issa Korombé par excès de confiance. Il est le seul à mesurer, à savoir que l’ennemi est redoutable et qu’il mérite par conséquent une préparation militaire longue, occulte et animiste ; longue préparation qui lui vaut l’hostilité de ses congénères, « hommes saints » très versés dans les sciences islamiques, qui considèrent cet acte comme une désertion. Une autre caractéristique non moindre est que Bayéro est le seul chef peul à accorder une valeur à la magie songhay-zarma. Alors, il dépasse, transcende pour un moment cette notion de « l’honneur » qui fait de lui un « vil personnage », un « roturier », autant d’épithètes qui l’accablent pour voler à coup sûr vers une victoire. Son omniprésence et sa subtilité font qu’il arrache à Issa la victoire qu’aucun Peul n’a obtenue sur celui-ci pendant quarante ans de règne sous la bénédiction de la magicienne. Ce héros, sous son manteau de « vagabond », n’est autre qu’un maître dans l’art de la magie. Il est le symbole, la somme des forces mystiques détenues par les Sohantye et par ses aïeux musulmans.

Les récits d’Issa Korombé évoquent le problème qui se tient au cœur des recherches qui ont été les nôtres. Le monde d’Issa est un royaume de puissances agissant les unes sur les autres, et les héros s’efforcent de vivre en bonne intelligence avec elles. Près d’elles, elles aident, sauvent, libèrent ; loin d’elles, l’homme creuse son fossé et court à la perte. La femme, tour à tour énigmatique, marquée par le péché, perpétuant les « fautes mères » par la transmission des générations, « détournée de sa nature » dans certaines littératures, reste toutefois cet être à la fois lumineux et inquiétant qui n’aura cessé de préoccuper la pensée de nos conteurs nigériens jadis animistes.

L’analyse des figures mythiques dans leurs œuvres révèle l’omniprésence d’un facteur qui en modifie ou compromet l’évolution. En effet, la magie est une donnée féminine au Niger. Plusieurs cultes sont adressés à des femmes prêtresses, dont Kassey, Harakoy, Tchirey et bien d’autres. Le surnaturel est inséparable de la trajectoire (chute ou ascension) des figures que nous avons approchées. Dans l’obstination à se fixer, ou bien dans la volonté douloureuse de s’en détacher, tous les personnages témoignent de la prévalence de l’emprise du « temporel » sur l’axe existentiel et spirituel d’un être. Les figures analysées ne sont pas égales face au temps et à la magie. Là peut-être réside la clef de « l’énigme » qu’évoquent les conteurs. La magie et le temps sont des données abstraites, des paramètres de la fatalité. C’est par la femme nourricière que les héros y accèdent et c’est par une autre image de la femme (celle, terrible, de la mort) qu’ils la quittent.

BIBLIOGRAPHIE

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DELAFOSSE, M., Haut Sénégal – Niger, 3 tomes, Paris, Larose, 1912.

DIOULDE, Laya, Traditions orales et historiques des Golés (Issa Koïgolo), Niamey, Collections Langues, n°2, IRSH, 1976.

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TANDINA, O., Une épopée zarma : Wangougna Issa Korombéîzé Modi ou Issa Koygolo, « mère de la science de la guerre », thèse de 3e cycle, Université de Dakar, 1984.

JUNG, C. G. et LAFFONT, Robert, L’homme et ses symboles, Paris, 1964, voir « l’archétype et le rêve ».

[1] H. D. R. Lettres Modernes, Université de Niamey.

[2] Les producteurs de ce récit sont nombreux. Il existe plusieurs versions. Les plus connues sont celles de Samba Gafisso et de Siddo Seyooma recueillies par nous : Une épopée zarma : wangougna Issa Korombéïzé Modi ou Issa Koygolo « mère de la science de la guerre », thèse de 3e cycle, Université de Dakar, 1984 ; celles de Marou Alou et de Al Hadji Hassane Soumaïla, traduites par Diouldé Laya ; Traditions orales et historiques des Golés (Issa Koïgolo), Niamey, Collections Langues, n°2, IRSH, 1976.

[3] DIOULDE, Laya ; TANDINA, Ousmane, op. cit.

[4] « L’archétype et le rêve », In L’homme et ses symboles, conçu et réalisé par C.G. JUNG, Robert LAFFONT, Paris, 1964, p. 151.

[5] DELAFOSSE, M., Haut Sénégal – Niger, 3 tomes, Paris, Larose, 1912.

[6] BRUNEL, P., Dictionnaire des mythes littéraires, Eds du Rocher, 1988, Introduction, p.11.

[7] TANDINA, O., Une épopée zarma… op. cit., R.IV, v.110-117.

[8] BOUBOU, Hama, Histoire traditionnelle d’un peuple : les Zarma- Songhay, Paris, Présence Africaine, 1967, p. 47.

[9] Idem., p. 47.

[10] ROUCH, J., La religion et la magie songhay, Paris, PUF, 1960, p. 24.

[11] TANDINA, O., op. cit., R4, V. 1844-1850.

[12] TANDINA, O., Une épopée zarma…, op. cit., p. 88.

[13] Idem., p. 89.